Nique ta langue! - 3e-ANNEE-2012-2013

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Nique ta langue! - 3e-ANNEE-2012-2013
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Sciences humaines
Article de la rubrique « Le Langage »
Hors-série N° 27 - Décembre 1999/Janvier 2000
Le Langage
Nique ta langue!
Martine Fournier
Le langage des cités se répand aujourd'hui dans la jeunesse et les milieux branchés.
Une nouvelle langue est-elle en train de naître?
«On ne sait plus parler français dans les banlieues ! Et ce langage des jeunes se répand dans
les médias, dans la publicité... Pire, on entend des pères, très respectables, parler rebeu à leur
fille pour faire plus "branché"... Le français est menacé par une langue appauvrie, qui ne
comporterait que "80 locutions et 100 mots utiles"... (1) »
Ces formules, que l'on rencontre régulièrement à propos du langage des jeunes, dit aussi «
langue des cités » ou « des banlieues », « parler des jeunes » ou encore « néo-français », sont
presque devenues des stéréotypes. Il est vrai que ce langage connaît une diffusion
spectaculaire ; il est d'ailleurs utilisé chez les jeunes de toute origine sociale, et le succès de la
musique rap n'est pas sans participer de sa popularité. Un tel phénomène ne pouvait pas
manquer d'interpeler les linguistes : le « parler jeune » n'est-il qu'un argot de notre fin de
siècle, comparable à celui des classes populaires d'antan, ou bien une nouvelle langue est-elle
en train de naître, en rupture avec le français standard ? En y regardant de plus près, on
s'aperçoit que la réponse n'est pas si simple.
Les langues ont toujours eu leurs pratiques argotiques, formes de contournement de la langue
académique. Les goulags soviétiques, à l'instar de tout univers carcéral, avaient leurs argots,
de même que les dissidents tchèques du Printemps de Prague, qui voulaient échapper aux
oreilles ennemies de la police politique. En France, au XVe siècle, François Villon a rédigé ses
célèbres Ballades dans l'argot de la Coquille, confrérie de malfrats qui détroussaient le pèlerin
(ils livrèrent une partie de leur vocabulaire sous la torture). A Paris, à la fin du XIXe siècle et
jusqu'à ce que les quartiers populaires soient rejetés aux périphéries, les parlers populaires de
la Mouffe (rue Mouffetard), de la Butte (Montmartre) ou des Fortifs (aujourd'hui devenues les
boulevards périphériques) ont eu aussi leurs parlers argotiques.
Dans bien des domaines, la langue des cités se situe dans un continuum qui caractérise les
formes argotiques : une production lexicale foisonnante utilisant des procédures classiques au
niveau sémantique et formel, avec des métaphores (un fax pour une fille maigre), des
métonymies (un pascal pour un billet de 500 F), la transformation des mots par inversion des
syllabes (verlan), ou par troncation, ou par ajout de suffixes, le tout se combinant de diverses
façons (voir l'encadré en page suivante).
Comme dans tous les argots, les emprunts de vocabulaire sont eux aussi très nombreux. La
cité étant un lieu multiculturel, ils sont représentés par des mots d'origine arabe (ahchouma :
honte, doura : virée dans la cité), tsigane (pillav : boire, chourav : voler), africaine (go du
bambara qui a déformé girl pour fille) ou de l'argot anglo-américain (destroy, dope, job,
flipper, sniffer...).
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Or, ces métissages sont considérés comme une menace par ceux qui défendent la pureté de la
langue. En incorporant des mots d'origine arabe, créole ou manouche, on est en train de «
défranciser » le français. Et Jean-Pierre Goudaillier (2) admet que « de nos jours, les épices
importées dans la langue française sont de plus en plus fréquemment empruntées à des
langues étrangères. Même si l'argot traditionnel a su s'alimenter de termes étrangers, il le
faisait dans des proportions moins importantes. »
Une fracture linguistique ?
Autre caractéristique - paradoxale - des argots : leur grande richesse lexicale ne porte que sur
un nombre restreint de domaines bien spécifiques. Les grandes thématiques classiques sont
l'argent, les affaires illicites, le sexe et les femmes, la police et la délinquance. Dans le « parler
jeune » sont venus s'ajouter d'autres thèmes relatifs au mode de vie dans les cités : la famille,
la bande de copains, la dénomination des diverses communautés, le chômage, le sida...
Ces changements de thématiques posent également problème : ils marquent une rupture par
rapport aux fonctions traditionnelles des argots. Selon Louis-Jean Calvet (3), il faut définir
l'argot par les fonctions qu'il remplit. Or, la principale est une fonction cryptique (du grec
kryptos, caché) : les voleurs qui préparent un « coup » ne tiennent pas à être compris des
passants qui les entendent. C'est ce que Françoise Mandelbaum-Reiner appelle le « jeu du tiers
exclu »(4) : si deux bouchers veulent se dire devant les clients d'écouler la viande moins
fraîche, ils se parleront dans l'argot de leur métier, le louchébèm.
Cette fonction cryptique des argots s'accompagne d'une fonction ludique et d'une fonction
identitaire. Certes, la fonction crypto-ludique est présente dans le langage des cités : « Quand
tu parles verlan dans le métro, tu peux te foutre de la gueule de n'importe qui sans qu'il s'en
rende compte », explique Raja, 21 ans. D'autant que ce langage est pratiqué par des jeunes
qui s'amusent à apposer des suffixes parasitaires (musicos pour musiciens), ou à utiliser sans
le savoir l'apocope (kro pour Kronenbourg, bière), l'aphérèse (blème pour problème), à
combiner le tout avec le verlan : c'est ainsi que le métro est devenu le trom (métro, tromé,
trom)...
Mais, explique J.-P. Goudaillier, alors que le cryptage était la fonction première dans les argots
de métier, c'est la fonction identitaire qui devient primordiale dans ce qu'il nomme « les argots
sociologiques » : « Autant l'argotier traditionnel se sentait-il lié à son quartier, autant les
locuteurs des cités, banlieues et quartiers d'aujourd'hui ne peuvent-ils trouver de refuge
linguistique identitaire que dans leurs propres productions linguistiques... » Ce langage dénote
donc une « fracture linguistique » né de la fracture sociale : pour les jeunes des cités, l'univers
du français académique évoque l'autorité, le pouvoir, le monde du travail qui leur est barré par
le chômage et les renvoie à l'échec scolaire que connaissent beaucoup d'entre eux. Pour J.-P.
Goudaillier, l'intégration passe par la langue... et la langue utilisée dans les banlieues est une
façon de « dire ses maux ». De la mosaïque linguistique des diverses communautés des cités,
dont l'exclusion est le point commun, est née cette « interlangue », véritable véhicule «
interethnique » d'une culture que L.-J. Calvet nomme « intersticielle ».
Parler jeune, c'est branché !
Quoi qu'il en soit, le langage des jeunes est pratiqué aujourd'hui par de larges couches de la
population qui, selon Henriette Walter (5), manifestent ainsi leur adhésion à certains modes de
pensée.
Par l'intermédiaire des médias, mais aussi de la publicité (« elle assure en Rodier », « on roule
cool »...), le parler des cités devient ce langage « branché » qu'adoptent aussi les générations
plus âgées. On peut même constater à son égard une certaine bienveillance officielle : « Pour
rester une langue vivante, le français doit forcément s'enrichir, mais je préfère qu'il
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s'enrichisse de l'argot de Saint-Denis plutôt que de l'argot de Brooklyn », déclarait Jacques
Toubon en 1994. Aujourd'hui, nombre de vocables « jeunes » finissent par entrer dans le
français standard, aussi bien par les chansons (Laisse béton chantait Renaud il y a déjà vingt
ans) ou les bandes dessinées, que par le cinéma mais aussi les dictionnaires. On relève dans
l'édition 1996 du Petit Robert : allumé, baston, beur/beurette, craignos, flipper, galèrer, keuf,
meuf, etc. (6).
Ce qui pourrait laisser penser que le parler jeune contribue à enrichir et à dynamiser le
français contemporain...
Un argot des cités
« Tu fais la rime en long, en large,
et t'as pas besoin du dico,
le Larousse il a pas la place
aux quartiers chauds »
(« Minots des minorités », Zebda, CD L'Arène des rumeurs).
Largement véhiculé par les paroles des rappeurs, le langage des cités, tord, malaxe, transforme les mots
avec force inventivité... à tel point que, pour les non-initiés, il est aussi difficile à maîtriser que l'imparfait
du subjonctif ! On y retrouve pourtant les procédés classiques de manipulation de la langue .
- Des métaphores : une belette, une rate, une souris, une taupe (pour une fille) ; avec de beaux
airbags (seins) et de belles quilles (jambes), c'est un canon, une bombe, ou une Mururoa...
- Des métonymies : un bleu pour un flic, un feu pour une arme, un crêteux pour un punk...
- L'emploi du verlan : dans les técis (cités), une femme est devenue une meuf, un flic un keuf, et
pendant la Coupe du monde de football, ce fut une méga-teuf où l'on criait « ziva Zizou » (vas-y Zidane),
en tirant parfois à donf (à fond) sur le oinj (joint)...
- La troncation des mots : sique (musique), biz (pour business, affaires illicites)...
- La re-suffixation de termes d'origine argotique comme dans « j'me suis fait couillav (couillonner) ».
La musique rap, quant à elle, utilise des procédés bien connus de la poésie comme la paranomase
(succession de sons semblables) : « Arrêtons plutôt que cela traîne ou ne draine, même, encore plus de
haine... » chante le groupe NTM (Nique ta mère), qui, en prenant ce nom, a banalisé l'une des injures
emblématiques des cités.
NOTES
1 D. Mazure, cité par H . Boyer, « Le jeune tel qu'on le parle », Langage et Société, n° 70, déc.
1994.
2 J.-P. Goudaillier, Comment tu tchatches ! Dictionnaire du français contemporain des cités,
Maisonneuve et Larose, 1998.
3 L.-J. Calvet, L'Argot, Puf, « Que-sais-je ? », 1994.
4 F. Mandelbaum-Reiner, « L'argot ou les mots de la pudeur », Langage et Société, n° 75,
mars 1996.
5 H. Walter, Le Français dans tous les sens, Laffont, 1988, rééd. LGF, 1996.
6 M. Bellot-Antony, « Quelques aspects du français aujourd'hui », article paru sur le site
Internet : http://www. ifb.sk/culturel/pedagaspects.htm
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