INDONESIE : LE CENTRE DE RIEN MAIS AU CARREFOUR DE

Transcription

INDONESIE : LE CENTRE DE RIEN MAIS AU CARREFOUR DE
INDONESIE : LE CENTRE DE RIEN MAIS AU CARREFOUR DE
TOUT
par Elisabeth D. Inandiak
Quatre
siècles
de
colonisation,
un
territoire
gigantesque
fractionné
sur
13466
îles,
756
langues
et
ethnies,
le
plus
grand
pays
musulman
du
monde,
32
ans
de
dictature
:
tout
pour
faire
échouer
le
processus
de
démocratie.
Et
pourtant
la
démocratie
marche
depuis
15
ans.
L’Indonésie
est
la
troisième
plus
grande
démocratie
du
monde
après
l’Inde
et
les
Etats‐Unis.
Pourquoi
et
comment
ça
marche
?
Sur
quoi
repose
ce
consensus
national
fait
d’une
multitude
de
peuples
insulaires
?
Pour
comprendre,
il
convient
de
déployer
la
carte.
Contrairement
à
Google
Earth,
nous
ne
ferons
pas
une
plongée
vue
du
ciel,
mais
une
remontée
du
fond
des
océans.
Un
voyage
surgi
de
mondes
gouvernés
par
les
eaux.
Les
Indonésiens
nomment
leur
patrie
tanah
air,
«
terre
eau
»
car
les
mers
dans
lesquels
trempe
leur
immense
archipel
constituent
75%
de
leur
territoire,
soit
5,8
millions
de
kilomètres
carrés.
C’est
le
plus
grand
territoire
maritime
du
monde.
On
dit
chez
nous
que
l’océan
sépare.
En
Indonésie,
il
unit.
Depuis
des
siècles,
les
populations
insulaires
tissent
dans
leurs
déplacements
perpétuels
sur
la
mer
l’image
juste
de
notre
planète
faite
de
trois
fois
plus
d’eau
que
de
terre.
Cette
immense
trame
aqueuse
et
mouvante,
gigantesque
matrice,
nourrit
le
sens
de
l’éphémère
des
Indonésiens
qui
savent
que
leur
terre
n’est
qu’un
accident
de
relief
surgit
des
caprices
de
la
mer.
Des
îles
apparaissent
et
disparaissent
au
gré
de
l’activité
sismique
et
volcanique
sous‐marine,
de
l’abrasion
et
aujourd’hui
du
pillage
de
leur
sable
pour
construire
les
polders
de
Singapour.
Ce
gigantesque
archipel
forme
un
pont
entre
l’Inde
et
la
Chine.
Depuis
deux
millénaires,
il
est,
via
le
détroit
de
Malacca,
le
passage
obligé
de
ces
deux
grandes
civilisations
aux
quelles
se
sont
ajoutés
les
Arabes,
les
Européens
et
le
monde
austral.
Insaisissable
car
le
centre
de
rien.
Mais
au
carrefour
de
tout.
En
1928,
des
étudiants
originaires
de
toutes
les
îles
des
Indes
Néerlandaises
se
réunissent
à
Jakarta
(alors
Batavia)
pour
prononcer
le
«
Serment
de
la
jeunesse
»
qui
jette
les
fondements
de
la
république
à
venir
:
«
Une
patrie,
l’Indonésie.
Une
nation,
la
nation
indonésienne.
Une
langue,
l’indonésien
».
Ces
jeunes
militants
et
intellectuels
ne
parlent
pas
de
«
nation
balinaise
»
ou
«
javanaise
»,
ou
«
sumatranaise
»,
qui
chacune
à
sa
manière,
dans
le
passé,
a
combattu
par
les
armes
les
forces
coloniales
hollandaises.
Le
sentiment
d’appartenir
à
une
même
entité
est
profond.
Cette
entité
est
bien
plus
ancienne
que
les
frontières
coloniales
qui
l’ont
de
fait
épousée.
Elle
remonte
aux
grands
royaumes
maritimes
hindous‐bouddhistes
qui
unifiaient
l’archipel
depuis
au
moins
le
5ème
siècle
de
notre
ère.
Le
«
Serment
de
la
jeunesse
»
officialise
le
toponyme
«
Indonésie
».
Jusque
là,
les
Chinois
nommaient
cette
région
Nan­Hai,
l’archipel
des
mers
du
sud,
les
Indiens
Dwipantara,
les
îles
d’outre‐mer,
les
Arabes
Jaza’ir
al­Jawi,
l’archipel
de
Jawa.
Quant
aux
Européens
pour
qui
l’Asie
était
composée
exclusivement
d’Arabes,
de
Perses,
d’Indiens
et
de
Chinois
et
pour
qui
l’espace
entre
la
Perse
et
la
Chine
était
l’Inde,
ils
l’appelèrent
l’Archipel
indien,
ou
les
Indes
Orientales.
Les
Hollandais
la
dominèrent
sous
le
nom
d’Indes
néerlandaises.
Dans
son
roman
Max
Havelaar
,écrit
en
1860
sous
le
pseudonyme
de
Multatuli,
le
fonctionnaire
colonial
hollandais
Eduard
Duwes
Deckker
innove
en
utilisant
le
terme
d’Insulinde,
du
latin
insula,
île.
Si
son
roman,
qui
dénonce
l’exploitation
de
la
paysannerie
javanaise
au
profit
des
places
boursières
de
son
pays
ébranle
pour
la
première
fois
les
consciences
de
ses
compatriotes,
son
insula
ne
sera
pas
retenu
par
l’Histoire
.
C’est
une
revue
d’anthropologie
britannique
à
Singapour
qui
en
1850
inventera
le
terme
scientifique
de
Indonesia,
inspiré
du
grec
ancien
nesos,
île.
Et
c’est
ce
terme
ethnographique
que
les
nationalistes
adopteront
dès
1920.
En
1942
l’armée
japonaise
envahit
l’archipel
qu’elle
rebaptise
To­Indo,
Indes
Orientales.
Enfin,
le
17
août
1945,
Sukarno
et
Hatta
déclarent
l’indépendance
de
l’archipel
sous
le
nom
d’INDONESIE.
Bien
que
l’islam
soit
la
religion
majoritaire
en
Indonésie
depuis
le
16ème
siècle,
arrivée
par
les
marchands
chinois,
indiens
et
yéménites,
Sukarno
élabore
une
constitution
séculaire
dont
les
principes
fondamentaux
puisent
largement
dans
l’héritage
hindou‐
bouddhiste
de
l’archipel
:
‐La
devise
de
la
république
:
Bhinneka
Tunggal
Ika
,
«
diverse
mais
une
»
est
du
javanais
ancien,
proche
du
sanskrit,
et
tirée
d’un
grand
poème
du
14ème
siècle
du
royaume
hindou‐bouddhiste
de
Majapahit
où
il
est
dit
que
bien
que
Buddha
et
Shiva
soient
deux
principes
différents,
en
vérité
ils
sont
UN.
‐Le
symbole
de
la
république
:
le
Garuda,
oiseau
de
la
mythologie
hindoue
‐Les
cinq
principes
de
la
constitution
:
Pancasila
,
mot
d’origine
sanskrite
(panca=
5,
sila
=principe
éthique
dans
le
bouddhisme),
le
chiffre
cinq
représentant
les
cinq
piliers
de
l’islam,
les
cinq
doigts
de
la
main,
les
cinq
sens
et
les
cinq
frères
Pandawa
du
Mahabarata,
la
grande
épopée
indienne
dont
les
mythes
sont
toujours
très
vivants
en
Indonésie.
Mais
les
termes
de
cette
constitution
vont
être
bientôt
détournés
et
confisqués
par
le
général
Suharto
qui
prend
le
pouvoir
en
1965
par
un
coup
d’état.
Comme
par
exemple
le
terme
pancasila
utilisé
par
une
organisation
paramilitaire
regroupant
un
réseau
de
gangsters
la
Jeunesse
Pancasila,
instrument
des
massacres
organisés
par
la
dictature.
Issu
de
la
paysannerie
javanaise,
Suharto
transforme
l’Indonésie
en
un
«
empire
javanais
»,
un
état
centralisé,
agraire,
qui
tourne
le
dos
à
la
mer,
avec
l’armée
qui
siège
au
parlement
et
contrôle
tous
les
rouages
de
l’administration
et
de
la
représentation
politique.
En
1975,
avec
l’assentiment
des
Etats‐Unis
et
de
l’Australie,
l’armée
indonésienne
envahit
le
Timor
Oriental
que
le
Portugal
vient
de
lâcher,
grâce
à
sa
révolution
des
œillets,
après
cinq
siècles
de
colonisation
:
plus
de
200.000
morts
sur
une
population
d’un
million
de
Timorais.
Lorsque
Suharto
est
forcé
de
démissionner
en
mai
1998
sous
la
pression
de
la
rue
et
de
la
crise
économique
qui
frappe
toute
l’Asie
du
Sud‐
Est,
il
apparaît
en
tête
de
liste
des
chefs
d’état
les
plus
corrompus
de
la
fin
du
20ème
siècle
avec
une
malversation
estimée
entre
15
et
35
billions
de
dollars.
Certes,
dans
le
processus
de
démocratisation
l’Indonésie
a
perdu
le
Timor
Oriental,
mais
le
plus
grand
archipel
du
monde
n’a
pas
éclaté
comme
le
prédisaient
tant
d’observateurs
politiques.
Même
la
très
rebelle
province
d’Aceh
a
fini
par
renoncer
à
la
sécession
après
des
décennies
de
violents
combat
contre
l’armée
indonésienne.
Deux
ans
après
ces
accords
de
paix
favorisés
par
le
tsunami,
c’est
un
ancien
membre
des
services
secrets
du
GAM
(Mouvement
de
libération
d’Aceh)
qui
est
élu
au
poste
de
gouverneur
de
la
province
d’Aceh.
Reste
le
problème
de
la
Papouasie
Occidentale,
annexée
par
l’Indonésie
en
1969
au
terme
d’un
référendum
contesté.
Certes
la
démocratie
a
libéré
les
extrémismes.
Dans
le
vide
laissé
par
le
régime
militaire,
des
groupes
musulmans
radicaux
s’engouffrent,
comme
le
Front
de
Défense
de
l’Islam
(FPI)
soutenu
par
des
généraux
de
l’ancien
régime
qui
cherchent
à
déstabiliser
la
démocratie
en
provoquant
des
affrontements
religieux
sanglants
aux
Moluques
et
aux
Célèbes.
Le
Jamaah
Islamiyah,
dont
les
dirigeants
ont
fait
leurs
classes
en
Afghanistan
et
dans
les
camps
du
sud
des
Philippines,
passe
à
l’acte
avec
l’attentat
de
Bali
en
octobre
2002.
Le
premier
d’une
longue
série.
Le
gouvernement
va‐t‐il
instaurer
des
lois
d’exception
et
remettre
en
question
l’ouverture
démocratique
?
Non.
L’Indonésie
choisit
une
approche
«
persuasive
»
et
non
répressive
pour
démanteler
le
réseau
terroriste.
Les
procès
sont
publics,
les
journalistes
peuvent
interviewer
les
terroristes
dans
leur
cellule,
la
presse
publie
même
les
carnets
intimes
de
certains
d’entre
eux.
Les
condamnations
sont
néanmoins
sans
appel:
peine
capitale
ou
perpétuité
pour
les
chefs,
lourdes
peines
de
prison
pour
les
autres.
Oui,
la
démocratie
a
libéré
les
extrémismes,
mais
comme
elle
a
libéré
aussi
toutes
les
identités
opprimées
pendant
les
trente
deux
années
de
la
dictature
:
Chinois
indonésiens,
bouddhistes,
gays
et
transsexuels,
militants
écologistes,
paysans
sans
terre,
ouvrières
et
mouvements
syndicaux,
adeptes
de
cultes
ou
traditions
mystiques
en
marge
des
six
grandes
religions
reconnues
par
l’Indonésie.
Dans
plusieurs
grandes
villes,
des
jeunes
initient
le
mouvement
indie,
ou
«
indépendant
»
où
chacun
a
le
courage
d’être
différent,
d’assumer
une
multitude
d’identité
à
la
fois,
d’étreindre
sans
complexe
toutes
les
nouvelles
tendances
du
monde
tout
en
restant
«
local
».
Les
indies
fonctionnent
en
réseaux
d’amitié
et
de
solidarité
où
le
savoir‐faire
et
les
outils
de
travail
s’échangent
et
se
partagent,
où
une
partie
des
bénéfices
générées
par
les
uns
est
réinvestie
dans
l’entreprise
d’un
copain
inventif
mais
sans
le
sous.
Une
sorte
de
«
démocratie
communautaire
»
où
la
traditionnelle
entre
aide
villageoise,
dite
gotong
royong,
est
réactualisée
par
la
nouvelle
génération
des
jeunes
Indonésiens
urbanisés
surfant
sur
la
grande
vague
de
libertés.
Dans
cet
art
de
l’empilement
qui
caractérise
la
culture
indonésienne,
où
l’on
ajoute
tout
et
où
on
ne
soustrait
rien,
le
droit
coutumier
est
restauré
pour
trancher
là
où
le
droit
républicain
et
le
droit
religieux
ne
peuvent
légiférer.
Comme
dans
l’affrontement
entre
musulmans
et
chrétiens
aux
Moluques
où
c’est
le
droit
coutumier,
plus
ancien
que
les
divisions
religieuses,
qui
a
permis
de
faire
la
paix.
Ou
encore
dans
les
conflits
de
terre
entre
indigènes
et
compagnies
minières
ou
grandes
plantations.
Ces
conflits
se
sont
multipliés
avec
l’autonomie
régionale,
certes
un
acquis
de
la
démocratie,
mais
qui
favorise
les
abus
de
pouvoirs
et
la
corruption
:
des
élus
locaux
s’arrogent
le
droit
d’exploiter
à
outrance
les
ressources
naturelles
de
leur
province.
Ce
véritable
pillage
touche
particulièrement
les
forêts.
D’autres
en
profitent
pour
instaurer,
au
nom
de
l’islam,
des
lois
répressives,
comme
la
flagellation
et
l’obligation
du
port
du
voile,
transgressant
la
constitution.
Reste
à
instaurer
la
démocratie
juridique,
c’est‐à‐dire
la
lutte
contre
la
corruption,
véritable
fléau
national.
En
2003,
le
gouvernement
nomme
une
commission
pour
l’éradication
de
la
corruption
(KPK)
dirigée
aujourd’hui
par
Abraham
Samad,
homme
brillant
et
courageux,
qui
ne
cesse
de
traquer
avec
succès
les
malversations
colossales
des
hommes
politiques,
des
juges,
de
la
police
et
des
hommes
d’affaires
qu’elle
conduit
devant
les
tribunaux.
Ces
actions
novatrices
s’inscrivent
dans
un
mouvement
de
citoyens
bien
plus
vaste
où
chacun
ose
faire
entendre
sa
voix
inédite,
étrangement
dégagée
de
tout
dogme.
Après
des
décennies
d’idéologie
nationaliste
et
de
censure,
l’Indonésie
connaît
une
formidable
démocratisation
du
langage
qui
broie
tous
les
modes
de
pensée
convenus.
Les
réseaux
sociaux
deviennent
une
sorte
de
démocratie
directe
pour
mobiliser
la
population
sur
des
sujets
sensibles,
des
scandales
de
corruption,
l’exploitation
des
plus
pauvres.
C’est
cette
société
civile
éprise
de
justice,
de
libertés
et
de
créativité
qu’on
a
vu
à
l’œuvre
lors
des
élections
présidentielles
du
9
juillet
2014
avec
la
victoire
de
Joko
Widodo,
dit
Jokowi.
En
Indonésie
aujourd’hui
on
ne
dit
plus
«
Yes,
we
can
!
»
mais
«
Joko…Oui
!
»
Elisabeth
D.
Inandiak
Source
:
Sitedu
festival
de
cinéma
de
DOUARNENEZ
37
eme
festival
consacré
à
l’Indonésie
Aout
2014