ARMAND CARREL 1800 – 1836 : UN REPUBLICAIN REALISTE

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ARMAND CARREL 1800 – 1836 : UN REPUBLICAIN REALISTE
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ARMAND CARREL 1800 – 1836 : UN RÉPUBLICAIN RÉALISTE
Gilles Crochemore1
LA « GLOIRE » D’ARMAND CARREL
Tout comme son illustre contemporain Béranger, Carrel fut l'objet après son duel tragique d'une
véritable gloire. Originaire de Rouen, Armand Carrel est issu d’un milieu de commerçants aux
opinions royalistes alors que la rue Coignebert qui l’a vu naître appartient à l’un des quartiers les plus
populaires de la grande cité normande. Rien ne destine donc le jeune Armand Carrel à une brillante
carrière de journaliste d’autant que ses rêves le portent vers la gloire militaire. Lorsque l’Empire, aux
abois, en appelle en 1815 aux volontaires âgés de seize ans, Armand, né avec le siècle, voit s’échapper
la dernière chance de connaître l’épopée tellement désirée. Sorti de l’École de Saint-Cyr avec le grade
de sous-lieutenant, le jeune homme déchante très vite. Il ne peut supporter la situation de son pays
placé sous la tutelle d’une dynastie honnie sous la surveillance de ses vainqueurs. C’est l’aventure
qu’il choisit. D’abord le complot de la Charbonnerie à la fin de l’année 1821, visant à mettre en place
par un pronunciamiento militaire un gouvernement provisoire, puis, le soutien aux Constitutionnels
espagnols. Il s’embarque pour Barcelone et combat aux côtés des autres étrangers dans le Bataillon
Napoléon II contre les troupes françaises envoyées au nom de la Sainte-Alliance rétablir le pouvoir de
Ferdinand VII. Il échappe de peu au peloton après trois procès dont l’un le condamne à mort. En 1824,
sans situation, il décide de monter à Paris. C’est grâce à ses relations politiques forgées lors de ses
expériences précédentes qu’il est introduit auprès d’Augustin Thierry, devenu presque aveugle, pour
lui servir de secrétaire particulier. Formé à la nouvelle école du fatalisme historique, Carrel fait la
rencontre de tout ce que le parti libéral compte alors de plus prestigieux : les salons de Lafayette, de
Manuel, le cercle de Victor Cousin. Toutefois, sa notoriété, il la doit au National alors qu’il n’en est
qu’un des membres fondateurs et le moins célèbre2. Il combat ainsi avec ses deux comparses, Thiers et
Mignet, les dernières semaines de la Restauration, mais ne profite pas directement de la curée des
places laissées vacantes aux lendemains de la révolution de Juillet. Seul aux commandes du journal, il
met plusieurs mois avant de choisir son véritable ton politique. La démission forcée du général
Lafayette de son poste de commandant de la garde nationale en décembre 1830, la nomination de
Casimir Perier à la tête d’un gouvernement de « résistance » le 13 mars 1831, la défaite des Polonais
devant les troupes russes en septembre puis l’insurrection des canuts lyonnais en novembre 1831 sont
autant de points de rupture avec la Monarchie de Juillet. Converti à la République dès janvier 1832,
Carrel tente désespérément de maintenir une certaine cohérence dans l’anarchie qui règne alors au sein
des différentes tendances républicaines. Victime de la politique répressive du gouvernement de Juillet
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Professeur au collège Notre-Dame-de-Gravenchon, auteur d’un ouvrage, Armand Carrel : un républicain réaliste, Presses
Universitaires de Rennes, Rennes, 2006.
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Carrel a publié en 1827 une Histoire de la contre-révolution en Angleterre sous Charles II et Jacques II, alors que ses deux
collègues se sont rendu célèbres en publiant presque simultanément une Histoire de la Révolution française (Thiers en 1823
et Mignet en 1824).
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contre la presse et surtout de plus en plus critiqué par ses propres partisans pour ses goûts
aristocratiques et sa condamnation de l’insurrection armée, le journaliste trouve la mort en pleine
gloire dans le fameux duel qui l’oppose au créateur de la Presse, Émile de Girardin, le 24 juillet 1836.
UN PERSONNAGE EN RUPTURE
Journaliste brillant, héros romantique mort dans la gloire de la lutte, chef d’un parti républicain
incapable de se discipliner pour vaincre, Carrel est également un personnage en constante révolte avec
son milieu familial ou idéologique. Carrel ne réalise pas le projet programmé par ses parents. Le
négoce l’ennuie, pire la vie tranquille de bourgeois l’effraie. De même, il fait le choix de vivre avec
une femme mariée, enlevée qui plus est. Cette passion romanesque, mais qui fait des deux jeunes gens
un couple hors la loi, le met en marge. Héritier de la tradition philosophique du XVIIIe siècle, Carrel
partage le matérialisme de certains libéraux de son époque. Toutefois, Carrel ne se renie pas au seuil
de la mort et refuse les derniers sacrements. Politiquement, Carrel nourrit également une certaine
affectation à ne pas faire comme tout le monde. Lui-même avoue qu’il n’aime pas marcher avec « le
troupeau »3. Même si Carrel n’a pas une vocation pour la marginalité, les évènements l’entraînent
malgré lui à prendre constamment le contre-pied de ses amis républicains. L’originalité de ses
convictions, sa volonté farouche d’unifier libéralisme et démocratie, le poussent très vite à dépasser
l’orthodoxie de son parti. Or, la radicalisation de la vie politique dans les années 1830 et la répression
systématique du pouvoir contre les républicains sont incompatibles avec ce projet idéologique. Seul
aux commandes du National au lendemain de la désertion de ses prestigieux fondateurs en août 1830,
seul contre le gouvernement qui cherche à faire taire sa libre parole en multipliant condamnations et
amendes, seul, enfin, dans le camp républicain où il ne trouve ni appui ni surtout confiance amicale, tel
est le destin de celui qui fut parfois pressenti comme le chef de l’opposition à Louis-Philippe.
UN SYMBOLE DU JOURNALISME D’OPINION
À l’instar de Thiers, Carrel est par ailleurs le modèle du journalisme d’opinion, tremplin social
et intellectuel vers la carrière politique. La presse des années dix-huit cent vingt et trente est la
véritable caisse de résonance de l’opinion publique encore réduite à une élite, mais qui s’élargit déjà à
la couche supérieure du monde ouvrier. Aux côtés de la tribune parlementaire, la presse périodique
prend soudain conscience de son immense pouvoir politique. La qualité exceptionnelle des journalistes
en fait des écrivains à part entière et considérés comme tels par leurs contemporains. L’éclatante
ascension du National s’explique en grande partie par le retentissement de chacun de ses articles,
redoutés par les uns, attendus par les autres. Mais la grande presse d’opinion est bien vite concurrencée
par la presse commerciale de masse qui voit le jour l’année même de la disparition d’Armand Carrel.
Pendant une cinquantaine d’années, elle aura été le creuset intellectuel dans lequel se sont forgées les
grandes théories du XIXe siècle. Les journalistes de cette époque appartiennent à une sorte
d’aristocratie de plume qui se double très souvent d’une aristocratie de l’épée tant leurs duels
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Cette réflexion est rapportée par John Stuart Mill dans Armand Carrel, bibliographical Notices by MM. Nisard and Littré, In
« London and Westminter Review », octobre 1837, à la page 262 (expression citée en Français dans le texte).
3
défrayaient la chronique mondaine. Chevaliers d’un nouveau genre, ils sont peu à peu contestés par de
nouveaux journalistes qui considèrent le journal davantage comme une entreprise commerciale qu’un
moyen de lutte idéologique. De fait, si la grande presse ne disparaît pas du jour au lendemain, la balle
mortelle tirée par Girardin lui donne le coup fatal. Avec Carrel c’est donc toute une époque glorieuse
qui prend fin.
LE « MOMENT CARREL »
L’itinéraire d’Armand Carrel peut paraître à certains égards exceptionnel mais l’est-il en fin de
compte ? Un point commun relie toutes phases dans l’existence de Carrel c’est l’engagement libéral.
C’est à travers cette expérience intellectuelle et humaine, c’est dans les milieux libéraux de la fin de la
Restauration que Carrel fait les rencontres les plus importantes, que Carrel construit son engagement
républicain ultérieur. Certes, de son passé d’officier et de franc tireur, il garde un amour immodéré
pour la gloire militaire et la guerre, mais c’est sa formation libérale qui lui fait envisager une
république du possible. Son intérêt pour les études constitutionnelles lui permet le passage d’une
pratique, le régime constitutionnel à travers l’expérience des deux Chartes, à une théorie, l’idée
républicaine. Sans cet apport institutionnel, Armand Carrel n’aurait sans doute jamais « apprivoisé »
un concept toujours associé à la violence étatique et à la dictature populaire. Le modèle américain,
personnifié par l’expérience unique d’un Lafayette, constitue le lien entre les deux écoles
apparemment inconciliables au début du XIXe siècle : l’école libérale d’un Benjamin Constant et
l’école républicaine des Carnot. Alors Carrel est-il un républicain modéré, voire conservateur ? Plutôt
un républicain réaliste, comme le qualifie François Furet4. Ayant compris bien avant les fondateurs de
la IIIe République l’importance d’asseoir un régime républicain sur les classes moyennes, Armand
Carrel a su trouver les mots justes pour rendre acceptable un régime encore effrayant pour les
générations post révolutionnaires. En cela son apport est précieux et anticipateur. Bien plus,
l’évolution ultime de Carrel vers la république démocratique et sociale annonce la trajectoire d’un
Ledru-Rollin sous la seconde République et d’un Gambetta au début de la Troisième. Ledru-Rollin est
un républicain « radicalement » libéral en politique et en économie mais assez généreux et humaniste
pour admettre l’intervention de l’État dans la législation pour soulager la misère des plus pauvres. En
somme, Ledru-Rollin avait des principes libéraux bien arrêtés et, comme l’écrit Maurice Agulhon, le
« cœur à gauche »5. Quant à Gambetta, Le programme de Belleville, que n’aurait pas renié Carrel
quarante ans plus tôt, entend fonder une république respectueuse des libertés, garantissant les libertés
individuelles, la liberté de presse, de réunion, d’association, innovante dans le domaine politique avec
l’instruction laïque, gratuite et obligatoire et la séparation de l’Église et de l’État, soucieuse enfin
d’appliquer des réformes économiques et sociales. Somme toute, l’acceptation d’une République
patriote, libérale et sociale mais dégagée de l’héritage conventionnel annonce la République du
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Les Révolutions 1770-1880, Hachette, Paris, 1990, tome II, page 146.
1848 ou l’apprentissage de la République : 1848 – 1852, Nouvelle Histoire de la France contemporaine, Seuil, Paris, 1973, page
19.
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possible. Par sa relecture des héritages révolutionnaires au travers du prisme libéral, Armand Carrel
démontre que le libéralisme au début du XIXe siècle mène « à tout » puisqu’il est une étape nécessaire
vers la république. On ne peut qu’être frappé par l’étonnant parallélisme avec l’évolution d’un Hugo
ou d’un Lamartine, certes venus d’horizons politiques différents, mais aboutissant au même constat. La
République est bien le régime qui divise le moins les Français comme l’affirme, après l’humiliation de
la défaite et l’échec de la Commune, l’ennemi juré d’Armand Carrel, Adolphe Thiers, lui-même
transfuge du libéralisme intransigeant.

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