Le fantôme de Landevennec - Les éditions du Bout du Monde

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Le fantôme de Landevennec - Les éditions du Bout du Monde
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Le fantôme de Landevennec
En prenant la route de Crozon ou de Camaret, il suffit de tourner à droite
au carrefour des Quatre Chemins et revenir sur ses pas pour atteindre
le bourg côtier de Landévennec. Tout proche du cœur opérationnel de la
dissuasion nucléaire sous-marine française, invisible pour le profane à l’Ile
Longue, Landévennec est un havre de paix où mer et rivières se mêlent en
complices pour tailler et arrondir la terre en de vastes anses tortueuses.
Le belvédère qui s’offre soudain au promeneur, le confronte à la beauté
rugueuse de la Bretagne mais aussi à un plus surprenant mystère.
Dominique, plongeur de l’Expédition Scyllias, se trouve à cet endroit, à
l’instant où la nuit se retire, laissant les vapeurs marines et les effluves
iodées se mélanger aux parfums de la forêt. Il assiste simplement à la
magie du spectacle dans lequel, de façon anachronique, se sont invités
cinq navires gris et tristes amarrés à coffre. C’est que le cimetière
marin de notre flotte de guerre se trouve ici, sous ses yeux. Quittant sa
contemplation, une étrange lecture modifie son regard, et lui ouvre des
horizons inattendus. Un banal panneau d’information touristique raconte
qu’un navire nommé ARMORIQUE repose dans les profondeurs de l’anse
ou l’Aulne se perd. Une épave importante et riche d’histoires est donc
cachée ici, dans le plus parfait anonymat du cimetière de Landévennec.
Le plan d'eau de Landévennec en 2007 où attendent cinq navires désarmés. Le plus important est le croiseur COLBERT récemment
remorqué depuis les quais de Bordeaux. Il sert à pourvoir en pièces de rechange le bâtiment école JEANNE D'ARC.
Cette découverte provoque un enthousiasme profond auprès des
membres de l’Expédition Scyllias qui décident alors de mener des
investigations historiques sur ce bateau, connu dans la mémoire locale
des gens de mer, comme le navire de l’Ecole des Mousses.
Plonger sur cette épave inédite devient rapidement une évidence, mais
l’endroit est classé site militaire et toute plongée y est bien sûr interdite.
Il faut donc les autorisations de la Préfecture Maritime et du Département
des Recherches Archéologiques Sous-marines pour envisager une première expédition. Les sésames administratifs obtenus, la rencontre avec
les vestiges de cette remarquable épave se révèle un des plus forts
moments que nous avons rencontré au cours de nos pérégrinations
subaquatiques.
Cette épave raconte aussi une histoire perdue dans les archives. Son
puzzle, peu aisé à reconstituer, retrace une épopée qui nous emmène
loin, très loin de l’ARMORIQUE qui sommeille aujourd’hui dans les eaux
bretonnes. Il nous emmène vers l’Orient, où naviguait ce beau navire
appelé alors le MYTHO.
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Le MYTHO à l’Exposition Universelle de 1878
Il peut être surprenant de commencer l’histoire de ce navire en relatant
un évènement international qui précède son lancement.
Cette manifestation populaire, artistique, ethnographique et surtout
scientifique se déroule à Paris au Palais du Trocadéro, remplacé par le
Palais de Chaillot à l’occasion de l’Exposition Universelle de 1937.
Ces rendez-vous d’une ville à l’autre, d’un pays à l’autre, expriment la
formidable suprématie des pays occidentaux sur les inventions et les
progrès techniques mêlés aux présentations officielles des arts, dans
une atmosphère baignée des frissons exotiques venus des Colonies et
des territoires lointains.
En 1878, l’immense ballon captif de Giffard permet à 35 000 visiteurs de
découvrir les toits du Palais du Louvre à 600 mètres d’altitude. Monsieur
Edison, après avoir largement amélioré la technique de la lampe à
incandescence inventée par Joseph Swan, présente son phonographe,
et le moteur à quatre temps est livré aux visiteurs. A son tour, l’homme
d’affaires Emile Guimet présente une collection d’objets remarquables
symbolisant la culture, la religion et la société japonaises, après un voyage
mystérieux dans ce pays en 1876. La collection suscite une grande
curiosité et l’immense admiration du public.
Dans les nouvelles cathédrales
industrielles, les hommes bâtent et
re-bâtent dans la lueur du feu et le
bruit étourdissant du marteau-pilon,
des bielles, des vilebrequins et autres
pièces géantes qui, dans le rouge et
sa chaleur intense, naissent peu à peu
du bloc d’acier. Des années plus tard,
certaines de ces pièces se retrouvent
englouties dans le noir et le silence des
profondeurs. Derniers vestiges récalcitrants d’une autre aventure humaine,
leurs images fugaces prises au cours
de ces plongées réveillent un instant
l’histoire dantesque de ces immenses
forges où des hommes usèrent leur vie
pour être maîtres du feu et permettre
à d‘autres de traverser les océans.
L’Exposition Universelle, si elle doit surprendre et impressionner le
peuple, fait l’objet d’une attention particulière de la part des hommes
politiques, des militaires et des capitaines d’industrie à l’affût des techniques industrielles nouvelles. C’est aussi l’occasion pour les grandes
nations concurrentes de comparer leurs atouts.
Pour cela, il existe la vaste Galerie des Machines très encombrée. On y
examine des machines-outils de toutes sortes, des locomotives également, mais surtout la machine à vapeur du MYTHO, présentée en avantpremière. Ce modeste navire, transport de troupes ou navire-hôpital
selon les circonstances, mis sur cale en 1873, est le seul navire de sa
série à être doté d’une coque en fer, et ses machines visiblement
dignes d’intérêt sont exposées aux yeux du monde.
L’acier fait l’objet de toutes les réflexions, car on en maîtrise mal l’oxydation, le laminage et le rivetage. Les militaires et surtout les marins
lancent des missions d’études chez les industriels de la métallurgie, ils
hésitent dans leurs choix : faut-il utiliser l’acier en bordée extérieure sur
le TURENNE ? Les Anglais ont déjà construit 2 croiseurs en acier en 1875.
Les ministères demandent des rapports, le vice-amiral Jauréguiberry
écrit à la suite de l’Exposition : « L’Etat aussi est intéressé aux réalisations montrées, bien que les différentes nations ne viennent pas y livrer
tous les secrets de leur armement » Et plus loin : « les divers services
doivent d’ailleurs, avant tout, se procurer les matières premières les
meilleures, le matériel le plus perfectionné ; ils ne peuvent enfin reculer
devant les expérimentations nouvelles et parfois coûteuses, que leurs
ressources permettent bien souvent à eux seuls de mener à bonne fin »
En cette année 1878, il n’y a pas d’invention capitale, mais à chaque pas,
on sent la trace d’une instruction scientifique et technique plus large et
plus étendue. On s’interroge déjà sur l’avenir des ressources pour fabriquer cette généreuse vapeur, on écrit qu’il faut, à terme, économiser la
houille ou trouver de nouveaux gisements, on soupçonne à ce propos
l’égoïsme américain et on redoute l’arrivée en force d’un coûteux charbon
chinois. On parle de façon prémonitoire d’un déplacement des industries, et de modifications profondes dans les relations internationales.
Le MYTHO attire donc tous les regards tel un ambassadeur des technologies que l’on va bientôt apprivoiser. En exposant ses machines, les
officiels français vantent bien sûr le savoir-faire de nos industriels
mais profitent également de la formidable vitrine de l’Exposition pour
se situer au meilleur rang face à leurs concurrents occidentaux, sur le
marché de la navigation à vapeur.
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Caserne de l'Infanterie Coloniale à Saïgon.
La campagne
de Chine de 1860
En 1860, il devient évident que le
gouvernement chinois n’a pas
l’intention de respecter le traité de
Tsien Tsin, autorisant certaines
villes chinoises à faire du commerce
avec le monde occidental. Les
Français et les Anglais décident
alors conjointement de mettre sur
pied une expédition punitive.
En décembre 1859, 8 000 soldats
français embarqués à Toulon se
joignent aux 12 000 Anglais de
Hong Kong.
Le corps expéditionnaire s’empare
des forts de Ta Kou qui protègent
l’embouchure du fleuve Peï ho, et
investit Tien Tsin. Les Chinois ne
cèdent toujours pas et les forces
alliées marchent sur Pékin. Ils
prennent la ville après la prise du
pont de Palikao et pillent le palais
d’été. Vaincue, la Chine signe un
nouveau traité le 26 octobre 1860.
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On connaît le traité de Nankin* de 1842 et l'arrivée de 70 bâtiments de
guerre en rade de Saïgon en 1860, mais il n'y a que par hasard ou chez
un bouquiniste averti que l'on peut lire la chronique d'une rencontre
entre le mandarin Phan Tanch Gian et Napoléon III en juin 1863. De vieux
journaux sauvés du temps nous apprennent aussi que nous sommes
toujours et encore en concurrence avec les Anglais qui règnent en
Birmanie pour chercher la meilleure route vers la Chine. Qu'en 1866, on
remonte le Mékong en partant de la Plaine des Quatre-Bras dans
l'espoir de la trouver. Qu'il faut deux ans d'explorations pour en trouver
l'accès et qu'en descendant le Yangzi Jiang, on arrive à Shanghaï.
Ces voyages audacieux mettent en évidence que la voie la plus simple
est finalement celle tracée par le Fleuve Rouge. Découvreurs et marins
décident que pour la maîtriser, il faut conquérir le Tonkin et son delta
surpeuplé.
Le MYTHO a quitté Toulon. En route depuis le 28 mai 1880 en passant
par Aden et Singapour, il amène, avec d'autres navires, le corps expéditionnaire, les compagnies d'infanterie de marine et les canons. Dix
compagnies s'emparent de la citadelle des mandarins et gagnent ensuite
la bataille de Nam Dinh. En 1882, Hanoï est conquise. On recule un peu
pour ne pas effrayer l'ennemi et on négocie avec les princes, pour l'usage
régulier des ports de Haïphong, de Qui Nonh et d'Hanoï. Mais devant les
pirates chinois infiltrés dans le vaste bassin du Fleuve Rouge qui descend
au printemps comme un géant des hauts plateaux du Yunnan, Jules Ferry
et les militaires décident la guerre.
Les modestes canonnières patrouillent dans les méandres, les cuirassés s'installent devant le delta. On occupe la position des Sept Pagodes,
le MYTHO participe à la prise de Bac Minh le 12 mars 1884 et on finit par
signer le traité de Tien Tsin un 11 mai 1884. Mais la paix asiatique n'est
pas si simple, on joue au chat et à la souris, on tiraille, on s'accroche,
alors Courbet donne l'ordre à son escadre de bombarder l'arsenal de
Fou-Tcheou pour punir les récalcitrants puis réduit à néant la flotte chinoise à l'entrée du Fleuve Bleu. On signe ensuite avec prudence, mais
avec force ambassade chamarrée, un nouveau traité de protectorat le
9 juin 1885 et le 11, Courbet meurt d'épuisement à bord du Bayard au
large des îles Pescadores.
La rade de Haïphong vers 1900.
Inspection des armes avant un combat.
Les forces navales
françaises
en Extrême-Orient
au 1er août 1883
Division navale des mers de Chine
et du Japon :
G cuirassé VICTORIEUSE
G cuirassé TRIOMPHANTE
G croiseur VILLARS
G croiseur TOURVILLE
G avisos VOLTA et KERSAINT
G canonnière LUTIN
Division navale du Tonkin :
G cuirassés ATALANTE et BAYARD
G croiseur CHATEAURENAULT
G avisos HAMELIN et PARSEVAL
G canonnière LYNX et VIPERE
G torpilleurs n° 45 et 46
La modeste chaloupe canonnière YATAGAN
en patrouille dans le delta.
* Le traité de Nankin est l'accord qui mit
fin à la première guerre de l’opium,
en 1842 avec une nette victoire du
Royaume-Uni sur la Chine. Le traité
ouvre aux Européens de nouvelles
possibilités commerciales dans un pays
auquel ils n'avaient encore qu'un accès
restreint. Il ouvre quatre nouveaux ports
au commerce et proclame la cession de
l’île de Hong-Kong au Royaume-Uni.
Flottille du Tonkin :
G aviso PLUVIER
G canonnières ECLAIR, FANFARE,
LEOPARD, SURPRISE et TROMBE
G chaloupes-canonnières CARABINE,
HACHE, MASSUE et YATAGAN
Station navale de Cochinchine :
G canonnière ALOUETTE
G chaloupes-canonnières FRAMEE,
JAVELINE et MOUSQUETON
De 1880 à 1887 le MYTHO effectue une rotation annuelle entre la France
et la Cochinchine, chaque voyage est suivi d'un carénage à Cherbourg.
En décembre 1881 après avoir passé 12 jours à réparer ses machines, le
navire et son équipage se rendent en Tunisie pour évacuer 300 malades
vers la métropole. Le bateau mouille également à Cotonou au large du
Dahomey où il embarque 1 200 malades puis il reprend ses voyages
orientaux.
Comme le raconte un voyageur en 1883, le MYTHO est un bateau fort
inconfortable par l'entassement de ses 1 000 passagers mais il se transforme à son retour vers la France en navire-hôpital très bien aménagé.
Il met 41 jours, soit deux fois plus de temps que les grands courriers,
pour se rendre de Toulon au Tonkin. Le voyage se déroule en une fresque
grandiose où les spectacles se succèdent sous les différents climats et
par la diversité des océans, des pays et des populations. On vogue vers
Alger, sur la Méditerranée, Port Saïd, on entre dans le canal de Suez
puis c'est la brûlante atmosphère des déserts de la Mer Rouge dont
Aden et Perim constituent le verrou sous la main des Anglais. Voilà
l'Océan Indien où le MYTHO avance entre calme et tempête, entre le ciel
et l'eau, dans la féerie des couchers de soleil et des nuits étoilées, on
mouille les ancres dans le grand port de Colombo et sa puissante végétation tropicale puis on arrive enfin au bout du périple qui se nomme
Singapour, porte de l'Extrême-Orient.
Quelques heures encore et le navire découvre la baie d'Along qui apparaît
comme un massif montagneux enseveli sous les eaux et dont émergent
seuls, les plus hauts sommets. Ils se dressent en blocs monolithiques
nus ou couverts de végétation, disséminés en un vaste cercle de 10 kilomètres de diamètre. Autour d'eux, la mer forme un dédale de canaux
entrelacés dont l'enchevêtrement rend la navigation difficile. Dans cette
rade, la division navale qui assure le blocus des côtes d'Annam et du
Tonkin est au mouillage. En ce début d'année, le bateau maintient pendant
24 heures à la voile, une moyenne de 14,5 nœuds.
Au cours d'un autre trajet, il porte à Saïgon le torpilleur 46 qui va se couvrir de gloire à Boutcéou. Le transport embarque aussi un peloton de
Chasseurs d'Afrique avec un cheval pour Courbet. Quand le temps est
calme, on répand du sable sur le pont et on lui en fait faire le tour, la
bride à la main.
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1909, le MYTHO arrive à Brest.
Le tableau arrière
A cette date, la ville est une vaste cité ouvrière où 6000 ouvriers sont
employés pour le seul Arsenal, sorte d’impressionnant complexe militaroindustriel.
L'élément décoratif en bois sculpté qui orne la poupe du MYTHO peut
paraître tout à fait incongru. On peut s'étonner en effet qu'un navire portant haut les couleurs de la Marine nationale, offre aux regards l'animal
emblématique du panthéon des croyances hindoues sous la forme de
deux éléphants qui se font face. Bien sûr, les dieux les plus célèbres de
l’hindouisme sont représentés avec une tête d'éléphant comme Ganesh,
quelquefois par l'animal entier, ou encore comme Indra chevauchant
son éléphant blanc Airavata. On les invoque pour appeler à la sagesse,
l'abondance, la fertilité ou la richesse. Nous sommes donc bien loin des
préceptes religieux occidentaux de l'époque ainsi que des canons artistiques habituels qui enjolivent la poupe ou la proue des navires de la Royale.
On peut imaginer que ce bateau, outre son rôle de transport de troupes,
ait joué celui d'un ambassadeur, et que certains, par une volonté de conciliation politique, aient voulu respecter les croyances des autochtones,
par un effet visuel qui leur était adressé.
Le travail de sculpture et les essences de bois utilisées laissent à
penser que cette décoration fut réalisée en Orient et non en France, et
il y a fort à parier que le MYTHO ne portait pas cette décoration amovible
au moment de son lancement.
A la période où le bâtiment est en pleine activité, l'éléphant est apprécié
de la société européenne. L'épopée d'Hannibal lors de sa traversée des
Alpes a déjà frappé les esprits et de nombreux cirques font de l'animal
une attraction majeure recherchée par un public goguenard qui s'ouvre
au bestiaire du monde dans un mélange de peur et d'émerveillement.
Dans ce même registre, certains n'hésitent pas alors
à entretenir la confusion entre l'homme et l'animal
pour peu qu'ils se ressemblent, ce qui vaudra l'exhibition de Joseph Merrick, « l’Elephant Man »
dans de monstrueuses parades.
Les éléphants du MYTHO gardent une
part de leur mystère, mais ils nous sont
pourtant parvenus aujourd'hui. Le plus
surprenant reste que les lettres gravées
du MYTHO ont laissé place à celles, maladroites et anachroniques, de l'ARMORIQUE.
Risquons alors une explication, et disons
qu’on les substitua suite à la volonté de
conserver pour la postérité, les
signes évidents de l’aventure
orientale de ce navire, sachant
qu'il était promis à l’immobilité en même temps qu’il
entrait dans la mémoire
maritime bretonne.
De nombreux travaux ont été entrepris qui ont d’ailleurs remis en cause
l’existence de l’arsenal voisin à Lorient. En 1905, on construit le quai
d’armement ; entre 1910 et 1916, on creuse les deux bassins de construction et de radoub de Lannion, connus comme bassins 8 et 9. Ils ont
250 mètres de long et 36 mètres de large avec une station de pompage
commune. Ces bassins verront la construction du DUNKERQUE et du
RICHELIEU. Mais en attendant ces lancements prestigieux, c’est le cuirassé COURBET que l’on met sur cale le 1er septembre de cette année-là,
tandis que l’on installe la célèbre Grande Grue qui deviendra au fil du
temps et des photographes, le totem emblématique de l’Arsenal.
Quand le MYTHO pénètre dans la rade, la Marine nationale a commencé
une profonde mutation. Une commission officielle rend un rapport le 1er juillet 1910 qui est l’acte fondateur de l’aviation maritime. Le 26 décembre,
la Marine reçoit son premier appareil volant, un biplan Maurice Farman.
Le porte-avion n’est pas encore né mais il modifiera les doctrines militaires de la Marine française. On réfléchit aussi sur l’avenir du charbon
comme combustible essentiel pour alimenter les trop gourmandes
chaudières des navires de ligne. Un ordre ministériel du 25 mai 1910
demande que l’on établisse des prévisions de consommation en combustible liquide. En 1909, on a déjà construit à Cherbourg 2 réservoirs
de 1000 tonnes chacun, pour stocker des résidus pétroliers venant de
Roumanie puis du Texas. La Marine nationale se dote du pétrolier RHONE
de 4 300 tonnes qu’elle utilise comme citerne en rade de Toulon, puis
comme transport en avril 1912. Le GARONNE de 6 300 tonnes suivra.
Torpillage du bateau-hôpital
GLOUCESTER CASTLE.
Bâtiment de guerre d'un autre âge, le
MYTHO ne verra pas la cruelle révolution
des combats maritimes née avec l'usage à
outrance des sous-marins au cours de la
première guerre mondiale. Terreur des
marines marchandes anglaise et française
qui perdirent près de 5000 steamers,
344 sous-marins allemands furent lancés,
168 furent perdus au combat. Les
torpillages des paquebots LUSITANIA le
7 mai 1915 par le U20 et de l'ARABIC en
août décideront les Etats-Unis à entrer
dans le conflit.
Devenant caserne et école, le BRETAGNE renommé l’ARMORIQUE va
assister en témoin suranné aux évolutions radicales d’une marine qui
l’avait fait naître dans un autre temps, pour courir sur les chauds
océans par la poussée des vents et par l’ardeur du charbon.
Le tableau arrière portant le nom
« ARMORIQUE » est aujourd'hui
conservé dans les collections
permanentes du Musée National
de la Marine, Citadelle de Port
Louis à Lorient.
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Jean POULIQUEN
André DAOUBEN
Yves RAGUENNES
Pierre
Sevestre
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Jean POULIQUEN
… c'est là qu'avec mon père nous avions rendez-vous avec cet ancien capitaine d'Armes de la « Royale » autrement dit : la Marine nationale.
S'adressant à moi, il dit : « tu veux coiffer le pompon rouge, c'est bien. A ton
âge, ce qui se présente pour ton entrée dans la Royale c'est l'Ecole des
Mousses. Cette école se trouve à Brest à bord de l'Armorique ».
Le premier octobre 1937 de bon matin, en compagnie de mon père, me voilà
sur le quai de la gare, attendant le train pour Brest.
La porte Tourville, située au bas de la rue Pasteur, était l'entrée principale
de l'arsenal et du port militaire. C'est là que tous les futurs apprentis marins
avaient rendez-vous ce 1er octobre.
Un coup de sifflet donna le départ et le convoi prit la direction de la rade abri
au fond de laquelle était mouillé l'Armorique. Tous les bâtiments de l'Escadre
atlantique étaient là, amarrés à leur coffre respectif. Impressionnants ces
cuirassiers, croiseurs, torpilleurs, contre-torpilleurs, sous-marins, alignés
comme à la parade !
Nous accédâmes à notre navire par une rampe en bois prenant appui sur
les pontons et nous pénétrâmes dans une immense pièce nue, badigeonnée
à la chaux. Le plafond bas comportait un aménagement destiné à suspendre
les hamacs pour la nuit. En abord étaient disposés des tables et des bancs
bien alignés.
Il y avait 2 batteries superposées sur chaque bord pour accueillir 4 compagnies
de 200 élèves en moyenne. Le séjour ici allait être plus ou moins long selon
l'âge. Ceux qui avaient 16 ans à leur entrée à l’école y restaient 9 mois, tandis
que ceux de 15 ans y restaient une année entière.
L'après-midi allait être consacrée à la mise en ligne du couchage, aux consignes pour la nuit… Direction la voilerie, nous commanda notre chef de
section. La petite troupe descendit les échelles menant dans les entrailles
du navire jusqu’au magasin où étaient entreposés les équipements nécessaires au gréement du hamac. C'était le mode de couchage dévolu à tout
marin et ceci tant qu'il porterait le pompon rouge. Chacun recevait une toile,
une paire d'araignées et une couverture.
Nous arrivâmes devant une baraque en bois derrière laquelle était rangé en
bon ordre, chaque vêtement ou équipement constituant le « sac » du marin.
Une forte odeur de naphtaline nous accueillait, mélangée à celle des tissus
écrus. La distribution commença sans tarder. Un quartier-maître chef, trois
galons rouges en lézarde sur chaque manche, prenait sommairement les
mesures et annonçait les tailles. En fin de circuit chacun partait vers la batterie avec une brassée hétéroclite de vêtements, chaussures, nécessaire
de toilette, trousse à boutons, et un petit sac destiné à mettre le linge sale
et les chaussures.
J'avais reçu le numéro 3079 B 37. J'étais donc le 3079ème nouveau marin immatriculé à Brest pour l'année 1937. Un pochoir portant ce numéro avait été remis
à chacun de nous afin d'inscrire notre marque à l'intérieur des vêtements.
Selon la méthode du service à bord en vigueur dans la Marine, nous allions
être répartis en deux bordées. A bord de l'Armorique, la répartition était
basée sur le niveau d'instruction générale. Les plus calés d’entre nous étaient
les Tribordais, les Bâbordais constituait l'autre groupe. Cette division devait
faciliter l'organisation des cours d'instruction générale dispensée par des
professeurs de l'Education nationale.
Bon nombre de disciplines étaient enseignées à bord : le matelotage ou l'art
d'utiliser les cordages et d'y faire les nœuds propres à sécuriser chaque
manœuvre, l'instruction militaire, l'apprentissage des différents grades de
la Marine etc… Un manuel approprié récapitulait l'instruction militaire, et nous
étions soumis à un questionnement inopiné qui demandait une réponse
automatique. Les signaux à bras, utilisés pour la communication rapprochée
entre deux navires, étaient enseignés par le quartier-maître timonier… »
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L’épave est majestueuse par sa taille, et son état de conservation,
remarquable.
Nous reconnaissons sans peine une des deux poulaines latérales formant
une saillie sur chaque bord, caractéristique architecturale de cette série
de transport mixte voile-vapeur particulièrement réussie. Notre progression nous amène à l’étrave, pièce colossale qui semble émerger du
néant, puis nous explorons le pont principal qui présente de grandes
surfaces recouvertes de lattes de bois encore bien visibles, ainsi qu’une
sorte de chaloupe ou petit chaland perpendiculaire au bord. Plusieurs
bossoirs toujours en place et de grands compartiments extérieurs
apparaissent au fur et à mesure de notre progression. Nous y
pénétrons ainsi que dans l’entrepont, avec un maximum de précautions
afin d’éviter de soulever d’importants nuages de particules et surtout
de rester prisonnier dans ce qui peut se révéler comme un piège mortel.
A l’intérieur, apparaît ce qui peut ressembler à d’anciennes machinesoutils munies de volants et de manettes, et même d’antiques groupes
électrogènes. Il est difficile de mettre un nom sur ces curieux objets
dont l’aspect a été lissé par l’importante couche de dépôts vaseux qui
les recouvre.
Bercés par cette étrange ambiance presque sépulcrale, l’esprit vagabonde
et la pensée se tourne vers ces jeunes mousses pleins d’entrain et de
vie qui, au siècle dernier, animaient ce navire à jamais silencieux.

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