Portrait social de la France 2014 : pourquoi les cris

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Portrait social de la France 2014 : pourquoi les cris
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Publié le 20 Novembre 2014 - Mis à jour le 20 Novembre 2014
Tout se paye
Portrait social de la France 2014 : pourquoi les cris d’indignation
sur le sort des plus fragiles ne sont malheureusement que des
larmes de crocodile
L'ouvrage publié par l'Insee "France, portrait social 2014" fait état d'une précarisation grandissante des
franges les plus modestes de la population. L'indignation suscitée ne doit pas faire oublier que cette
fragilisation est le fruit d'une société éprise d'individualisme, qui refuse de voir qu'elle a d'elle-même créé
les circonstances de son atomisation.
Avec Jacques Bichot
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Avec Eric Deschavanne
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Selon l'ouvrage "France, portrait social 2014 " de l'Insee qui vient d'être publié, les catégories de Français les plus
durement touchée sont les plus modestes et les plus fragiles : peu diplômées, ouvriers, employés, jeunes, parents
isolés et immigrés. Le chômage a augmenté de 43% de 2008 à 2013, le chômage de longue durée concerne
désormais 1,1 million de personnes, et les allocataires du RSA et de l'allocation de solidarité spécifique (ASS) ont
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respectivement augmenté de 26 et 27 % depuis fin 2008.
Atlantico : Dans une société éprise de liberté et d'autonomie, est-il vraiment
surprenant que ce soient les plus vulnérables qui payent le prix fort de la
crise ? L'individualisme a-t-il un coût auquel il fallait s'attendre ?
Jacques Bichot : Notre société est certes individualiste, en même temps d’ailleurs que grégaire, mais elle n’est
pas très éprise de liberté : les Français acceptent un nombre incroyable de lois et règlements édictés par des
dirigeants qui veulent leur dicter leur conduite en de nombreux domaines comme s’ils étaient des demeurés. De
même, l’autonomie ne me paraît pas tellement à l’honneur : la plupart des gens acceptent une dépendance très
grande à l’égard des grands réseaux publics et privés, depuis la téléphonie jusqu’au système hospitalier en
passant par la grande distribution.
En revanche, nos contemporains sont effectivement individualistes : chacun veut ne pas dépendre de personnes
proches, estimant que dépendre des grands réseaux est déjà amplement suffisant. Or, en cas de crise, la solidarité
au sein des petits corps intermédiaires comme la famille, le village ou le quartier est à divers égards mieux adaptée
que la macro-solidarité, celle qui vient de la protection sociale. Le laminage des micro-réseaux de solidarité par le
macro-réseau de la protection sociale a donc plutôt diminué la résilience du corps social en cas de coups durs.
>> Lire également en deuxième partie d'article : Ce que l'obsession collective pour Piketty dit de notre incapacité à
comprendre les causes des inégalités
Là où pendant les années 30 les Français pouvaient se reposer sur la
famille, le voisinage, les syndicats ou le système éducatif, quels sont les
relais de solidarité sur lesquels les personnes les plus modestes peuvent
aujourd'hui se reposer ? Comment leur importance a-t-elle été réduite ?
Jacques Bichot : La crise des années 30 a été moins grave en France que dans les pays anglo-saxons et en
Allemagne. Mais, de fait, les « relais de solidarité » que vous citez ont joué un rôle positif dans cette France encore
très rurale, villageoise, et familiale. L’urbanisation massive a, sinon détruit, du moins affaibli les micro-réseaux de
solidarité, à commencer par la famille. Celle-ci était parfois un carcan, une sorte de prison, et un lieu d’inégalité
entre les sexes, mais elle ne laissait généralement pas tomber ses membres que la vie avait blessés. Elle ne les
chouchoutait pas – les temps étaient trop durs pour cela – mais elle trouvait des solutions et exerçait des pressions
suffisantes pour que chacun y mette du sien. Le travail domestique pouvait augmenter, suppléant dans une
certaine mesure le travail professionnel devenu plus rare.
De plus, au sein des paroisses et des confréries diverses et variées, y compris syndicales on se serrait les coudes.
Chacun, à des exceptions près, souvent tragiques, avait des « prochains » qu’il n’aimait peut-être pas comme luimême, ce qui est l’idéal évangélique, mais envers lequel il avait des devoirs et des droits. La réaction de ces microréseaux était plus rapide que celle de nos macro-réseaux de protection sociale, et surtout elle ne provoquait pas
ces facteurs aggravants de la crise que sont l’endettement public excessif et le déficit extérieur. En comptant
davantage sur l’État et sur l’État providence, nous avons moins ressenti l’utilité de ces communautés de base,
nous avons davantage exigé d’elles et moins voulu nous activer et parfois nous sacrifier pour elles.
Comment, au fil du 20e siècle, l'individualisme est-il devenu la norme ? Quel
rôle Mai 68, la mondialisation, la société de consommation ont-ils joué dans
le processus ?
Jacques Bichot : Mai 68 fut un révélateur et un catalyseur de l’évolution en cours. La production de masse de
biens de consommation courante a dévalorisé la production familiale et villageoise. Chacun consommait jadis
essentiellement ce que produisaient ses proches, et voici que des objets et des services plus modernes ont fait
leur apparition, avec des qualités techniques souvent supérieures. Les petits réseaux qui compartimentent la
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société limitent la productivité quand tout va bien, et tout allait plutôt bien durant les 30 glorieuses. Ils ont donc
perdu du terrain.
La famille, plus particulièrement, est un socle de solidarité moins solide
qu'avant ? Comment ce socle a-t-il été affaibli, et quel impact cela a-t-il eu
sur la prise en charge de la précarité ? A-t-on bien mesuré les
conséquences de cette déstructuration ?
Jacques Bichot : Il faut bien voir quels étaient les inconvénients de la famille patriarcale où les enfants étaient
dressés autant qu’éduqués et où les conjoints restaient enfermés même s’ils en étaient venus à se détester. Dès
lors que la ville permettait plus de liberté, d’indépendance, il aurait fallu que la famille évolue à très grande vitesse.
Elle a de fait évolué, mais avec un temps de retard. Elle a su devenir un mode de vie attractif, plébiscité dans tous
les sondages – mais en même temps elle s’est fragilisée, la montée des divorces et des ruptures de pacs ou de
concubinages notoires en est le signe numéro un.
En quoi la fragilisation de la structure familiale provoquée par les choix
politiques du gouvernement contribue-t-elle à aggraver la situation, à court
et long terme ?
Jacques Bichot : Les diminutions des prestations familiales, que la droite a pratiqué tout comme la gauche, et la
tendance à les transformer en aides sociales, sont des politiques stupides, mais je ne pense pas qu’elles jouent
un rôle important dans la fragilisation du lien familial. En revanche la gauche mène une politique inspirée par
l’individualisme qui, elle, est nocive pour ce lien. Un rapport sorti en 2013 sur le quotient conjugal, institution qui
scelle la reconnaissance de la mise en commun des ressources entre les époux, est typique : il s’appuyait
notamment sur un texte expliquant que chacun de nous doit attendre une aide en cas de coup dur non pas de son
conjoint, mais de la collectivité, de l’État. L’impérieux devoir d’aide et assistance entre époux et entre parents et
enfants, qui est au cœur du pacte familial, est attaqué par des idéologues qui ont l’oreille de bon nombre
d’hommes politiques. Il ne faut pas oublier ce que cette solidité de la cellule familiale, qui est en lien étroit avec la
solidarité familiale (la racine latine des deux mots est la même : solidus, ce qui est solide et rend solide) signifie
pour un État à tendance totalitaire : une forte capacité de résistance. La famille est le corps intermédiaire le plus
efficace pour défendre les libertés individuelles contre les dérives totalitaires. Le régime Inca, très dictatorial,
interdisait dit-on que les portes des maisons puissent se fermer, et que les fenêtres soient équipées de volets,
pour que les fonctionnaires puissent surveiller l’intérieur de chaque foyer. Il y a pas mal d’Incas parmi nos
gouvernants.
Quel rôle pervers la solidarité institutionnalisée de l'Etat a-t-elle joué dans le
mouvement de désinvestissement du collectif par les Français ? L'EtatProvidence à la française nous a-t-il fait croire que nous pourrions nous
passer de notre famille, de la communauté dans laquelle nous vivons ?
Qu'est-ce qui le montre ?
Jacques Bichot : Les assurances sociales ne sont pas antifamiliales, mais l’État providence l’est. Il correspond à
une stratégie, consciente ou inconsciente, de négation du corps intermédiaire qu’est la famille. Seul l’État doit
nous apporter la sécurité, tel est le principe vital de l’État providence. Il ne supporte pas le principe de subsidiarité,
selon lequel les décisions doivent être prises au plus près des problèmes. Tout doit venir d’en haut. Cette tentation
totalitaire existe dans toutes sortes d’organisations, y compris religieuses : les sectes isolent les enfants de leurs
parents, et l’église latine interdit à ses prêtres de se marier, pour différentes raisons certes, mais l’une d’elles ne
serait-elle pas que la hiérarchie dispose de plus de pouvoir sur des célibataires, des personnes seules, qu’elle
n’en aurait sur des hommes et des femmes unis par le mariage et se soutenant mutuellement ?
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Le pouvoir socialiste, en contribuant à casser les structures familiales
traditionnelles, en érigeant l'Etat providence comme pierre angulaire de sa
politique et en pratiquant un matraquage fiscal, a-t-il contribué à faire
disparaître tout sentiment de solidarité "organique" au sein de la société ?
Peut-on aller jusqu'à dire qu'il a été le principal artisan de la destruction, ou
s'est-il contenté de suivre un mouvement de fond ?
Jacques Bichot : Le socialisme a depuis bien longtemps été méfiant à l’égard de la famille, force de résistance
vis-à-vis de l’État si celui-ci veut outrepasser ses droits naturels. Ceci étant, tous les socialistes ne sont pas dans
cet état d’esprit.
D'ailleurs, le détricotage de l'Etat providence par le politique est-il en train
de s'accélérer ?
Jacques Bichot : Non, je crois au contraire que les mailles du filet se resserrent sur ses proies. Et ce contact
rapproché avec des corps durs pourrait bien déboucher sur une rupture du dit filet : pas un détricotage, mais un
gros trou, gros comme le déficit des finances sociales, qui amènera à se débarrasser de cet instrument
antidémocratique au profit d’assurances sociales plus respectueuses des libertés fondamentales.
Quel juste milieu pour pallier cette situation ? Faudrait-il revenir à la France
des années 50 évoquée par Éric Zemmour dans le "Suicide français", ou
d'autres possibilités existent-elles ?
Jacques Bichot : La France des années 50, c’est charmant vu de loin, mais c’était aussi l’époque des
bidonvilles et de la construction de cages à lapins, et celle de la famille patriarcale avec Monsieur gagne-pain et
Madame ayant besoin de son autorisation pour prendre un emploi. Il ne faut pas revenir en arrière, mais aller
hardiment de l’avant, comme l’a fait la famille, qui se reconstruit sur la base de l’égalité des droits et des devoirs
entre l’homme et la femme, différents, complémentaires et égaux à la fois.
Propos recueillis par Gilles Boutin
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