La télévision comme « scène de la mémoire

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La télévision comme « scène de la mémoire
La télévision comme « scène de la mémoire »
Les images du Procès des dictateurs argentins
Claudia Feld
*
Universités de Buenos Aires et Paris VIII
Cette étude porte sur le rôle qui jouent la télévision et les discours audiovisuels dans le rappel d’un passé traumatique, telle que la période de la dictature militaire en Argentine (1976-1983). Entre les mois d’avril et de
décembre 1985, les neuf commandants responsables du gouvernement
argentin durant la période 1976-1982 ont été jugés par un tribunal de la
justice civile pour les violations des droits de l’homme perpétrées durant cette
étape du régime militaire (notamment la disparition d’entre 10 000 et
30 000 personnes, à travers l’enlèvement, la réclusion clandestine, la torture, l’élimination des victimes et l’occultation postérieure des corps). Malgré
le fait que le procès était public et se déroulait en présence de journalistes et
d’invités divers, les témoignages étaient diffusés par les journaux télévisés
dépourvus de son et à raison de trois minutes par jour. Pourtant, le procès
entier a été enregistré, produisant un document en vidéo de 530 heures.
L’objet de cet article est de présenter une synthèse de l’histoire des images de
ce procès, depuis qu’elles ont été enregistrées en 1985, jusqu’au moment où
elles ont été diffusées à la télévision hertzienne en 1998. Les parcours de ces
images et les différentes manières de les monter, nous permettent d’observer
des continuités et des transformations dans la mémoire de la répression en
Argentine : dans les sens donnés à la période de la dictature, dans les
espaces où ces récits sur le passé peuvent se déployer, et dans les politiques de
la mémoire qui ont été mises en place depuis la transition démocratique.
Ce travail s’insère dans le cadre d’un programme de recherche qui
réunit des chercheurs du Cône Sud latino-américain (Argentine, Brésil,
Chili, Paraguay et Uruguay) 1. Ce programme engage, dans une pers*
1
Enseignante de l’Université de Buenos Aires. Membre du Núcleo de Estudios sobre Memoria (Groupe d’études sur la mémoire) de l’Institut de
développement économique et social (IDÉS). Prépare une thèse de doctorat
sur le thème Mémoire collective et télévision en Argentine, sous la direction
d’Armand Mattelart, à l’Université de Paris VIII.
Cet article résume une recherche plus large menée durant l’année 1999,
avec une bourse du Social Science Research Council, dans le cadre du programme de formation de jeunes chercheurs sur « Mémoire collective et
répression : perspectives comparatives sur le processus de démocratisation
dans le Cône Sud latino-américain ». Ce programme a bénéficié du soutien
…
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pective académique, des travaux sur la problématique de la mémoire
collective de la répression exercée par les dictatures militaires dans ces
pays dans les années 1970 et 1980.
L’Argentine a connu une dictature qui s’est maintenue au pouvoir entre
1976 et 1983. La modalité principale de la répression exercée par les
militaires dans ce contexte a été la « disparition forcée » de personnes.
Ce crime spécifique a consisté en l’enlèvement, la réclusion clandestine,
la torture, l’élimination des victimes et l’occultation postérieure des
corps. La répression était dirigée, en premier lieu, à l’encontre des organisations armées de gauche ; mais aussi et en grande partie, à l’encontre
de tout type d’opposition politique, syndicale et intellectuelle. On
estime qu’au long de la période dictatoriale ont disparu entre 10 000 et
30 000 personnes.
Dans les années qui ont suivi la dictature, le crime de la « disparition » a
produit, dans le cas de l’Argentine, des enjeux mémoriels très précis.
Parmi ceux-ci, la nécessité de découvrir la vérité sur ce qui était arrivé,
de réclamer justice et de veiller à ce que l’horreur ne se répète « jamais
plus », à travers la transmission exhaustive des événements passés aux
générations à venir. C’est en affrontant ces enjeux de diverses manières
que les différents milieux de la société argentine ont construit une
mémoire sur les années de la dictature. Ce processus mémoriel entraîna
des conflits et des disputes sur le sens que l’on devait donner à cette
période du passé, ce qui a engendré des mémoires plurielles. Dans le
même temps, ce processus a impliqué de multiples aspects : historiques,
judiciaires, politiques et également des aspects narratifs. Ces derniers
constituent une problématique centrale de notre recherche.
Le parcours proposé par ce texte tente d’initier une réflexion, jusqu’à
alors peu empruntée, sur le rôle de l’espace audiovisuel dans la
construction des mémoires collectives sur la dernière dictature militaire
en Argentine. Il tend aussi à poser quelques interrogations concernant
une problématique plus large : celle de la représentation de ce passé.
Comment raconter ce qui a eu lieu ? Quels langages peuvent rendre
compte de l’ampleur du crime ? Quels récits sont capables à la fois de
condamner et de maintenir vivant le souvenir de l’horreur ? Notre
étude n’épuise évidemment pas la richesse de ces questions. Pourtant,
elle met en lumière quelques caractéristiques des représentations audio…
financier de la Fondation Ford. Le texte complet dont est extrait cet article
paraîtra prochainement, sous la forme d’un ouvrage intitulé : « Del estrado
a la pantalla : las imágenes del juicio a los ex comandantes », Madrid et
Buenos Aires, Siglo XXI.
J’en profite pour remercier Élizabeth Jelin, coordinatrice académique du
programme, pour avoir guidé cette recherche. Pour la version française de
ce texte, je remercie Leticia Amorin, Nadège Figarol, Antonia García
Castro et Marcelo Raffin.
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visuelles concernant la répression, qui sont apparues en Argentine
depuis les premiers moments de la transition démocratique.
Les images du Procès, entamé en 1985 contre les principaux responsables des crimes perpétrés par la dictature argentine 1, ont eu, jusqu’à
une date très récente, un destin assez énigmatique. Elles ont mis treize
ans pour arriver à la télévision, et dans ce laps de temps, elles ont été
conservées, reproduites, montées, et montrées dans divers circuits, sans
que presque personne ne sache avec certitude où se trouvaient ces
images, quelles étaient les copies qui circulaient et de quelle façon on
pouvait y avoir accès. En 1998, lorsque certaines de ces images ont été
diffusées à la télévision hertzienne dans le documentaire ESMA 2 : le jour
du Procès, l’audience et le retentissement de cette émission ont démontré
que l’intérêt de la société argentine vis-à-vis du Procès et de ses images,
était toujours vivant, malgré les années écoulées. Dans cette émission, le
récit sur le Procès acquit un format télévisuel, en même temps que la
télévision devint une scène privilégiée de la mémoire.
La définition que nous donnons à cette expression (« scène de la
mémoire », escenario de la memoria, en espagnol) est la suivante : il s’agit de
l’espace dans lequel un récit vraisemblable sur le passé se donne à entendre et à voir.
Ceci implique de prendre en considération, pour l’analyse, au moins
trois dimensions : une dimension narrative (le fait de raconter une histoire), où il est important de savoir qui raconte, comment et à qui ; une
dimension spectaculaire (une mise en scène), où il importe de voir quels
sont les langages et les éléments utilisés pour réaliser ladite mise en
scène ; et une dimension véritative (la production d’une vérité) où il
importe de savoir quel type de vérité est construit concernant les
événements du passé, pourquoi et, éventuellement, contre quelles
1
2
Entre les mois d’avril et de décembre 1985, les neuf commandants responsables du gouvernement argentin durant la période 1976-1982 ont été jugés
par la Chambre fédérale de Buenos Aires (tribunal de la justice civile, composé à l’époque de six juges, qui avait le pouvoir de juger en première instance) pour les violations des Droits de l’Homme perpétrées durant cette
étape du régime militaire. Jorge Rafael Videla et Emilio Eduardo Massera
ont été condamnés à la prison à perpétuité. Eduardo Viola a été condamné
à 17 ans de prison, Orlando Ramon Agosti à 4 ans et demi de prison et
Armando Lambruschini à 8 ans de prison. Par la suite, en 1990, les
condamnés ont été remis en liberté après une grâce présidentielle accordée
par Carlos Menem.
Il faut souligner que ce procès, chargé de juger des dignitaires de si haut
rang, reste un fait inédit dans l’histoire de l’Amérique Latine. Lorsqu’il sera
question du « Procès » dans ce texte, c’est à ce procès spécifique que nous
ferons référence.
L’École de mécanique de la Marine (Escuela de mecánica de la Armada,
ESMA) a été le camp de détention clandestine le plus connu parmi les
quelque 300 mis en place par la dictature en Argentine.
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autres vérités entre-t-il en lutte. Le Procès intenté aux ex-dictateurs,
comme les productions audiovisuelles qui l’évoquent, ont ainsi
constitué des « scènes de la mémoire ».
L’objet de cet article est de présenter une synthèse de l’histoire des
images du Procès, depuis qu’elles ont été enregistrées en 1985, jusqu’au
moment où elles ont été diffusées à la télévision en 1998. Les parcours
de ces images et les différentes manières de les monter, nous permettent d’observer des continuités et des transformations dans la
mémoire de la répression en Argentine. Plus spécifiquement, ces continuités et ces transformations peuvent être discernées, d’une part dans
les sens donnés à la période de la dictature, d’autre part dans les espaces
où ces récits sur le passé peuvent se déployer, et enfin dans les politiques de la mémoire qui ont été mises en place depuis la transition
démocratique.
Les cinq productions audiovisuelles analysées dans cette recherche ont
été réalisées entre 1985 et 1998. En examinant la synthèse qu’elles
construisent du Procès, les matériels sonores et visuels qu’elles utilisent,
et enfin leur mode de diffusion, on peut distinguer trois étapes dans
l’histoire de ces images.
1. La mise en scène d’un « procès historique »
Lors de la première étape, en 1985, les médias ont joué un rôle significatif dans la diffusion des premiers récits sur la répression dictatoriale.
Au cours de cette étape, l’État se portait garant de la mémoire, notamment à travers le Pouvoir judiciaire.
La transition démocratique a eu des caractéristiques spécifiques en
Argentine, qui la distinguent des autres pays du Cône Sud, avec entre
autres, l’extrême affaiblissement des Forces armées suite à la défaite des
Malouines (1982). Un des résultats de cette situation a été la première
décision du Congrès élu démocratiquement : abroger la loi d’« autoamnistie » que les militaires s’étaient accordé avant de rendre le pouvoir
(1983). C’est à ce moment-là que les premières enquêtes judiciaires sur
la répression débutent. La tentative gouvernementale de faire en sorte
que les militaires se jugent eux-mêmes a échoué et, une fois dépassés les
délais accordés au Tribunal suprême des Forces armées, la Chambre
fédérale lui retira le dossier et procéda elle-même à l’action pénale.
Les principaux délits qui ont fait l’objet d’une enquête dans ce jugement
étaient : les homicides, les tortures, les privations illégales de liberté et le
vol. Malgré le fait que les « disparitions de personnes n’ont pas été formellement jugées parce que ce délit n’existait pas dans la législation
argentine (ni dans aucune législation au monde) » (Ciancaglini & Granovsky, 1995), le Procès a pu prouver la manière d’agir de la répression.
Il a pu établir avec clarté les éléments qui ont caractérisé l’action répressive durant la dictature militaire : l’existence des disparus, la clandesti174
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nité, la torture systématique, le recouvrement des faits au moyen de
l’occultation et de la distorsion de l’information, la disparition de familles entières, et l’appropriation d’enfants par des personnes appartenant
aux forces de l’État 1. Le Procès démontra également qu’en Argentine il
n’y avait pas eu d’« excès » concernant les ordres donnés par les supérieurs, mais qu’il y avait eu un système planifié, à partir du sommet de
l’État, pour réprimer. En même temps, le caractère massif de la répression devint évident :
« La partie civile a présenté 670 cas pour fonder son accusation.
Ceux-ci ont été sélectionnés à partir des 1 086 affaires judiciaires
déjà en cours d’instruction, les presque 9 000 dénonciations
enregistrées par la CONADEP 2 et les 700 produites devant le
Secrétariat des Droits de l’Homme du gouvernement radical »
(Ciancaglini / Granovsky, 1995).
Lors du jugement des trois premières juntes militaires, il y avait un
consensus dans la société argentine sur le besoin de juger les militaires
et un grand intérêt à l’égard de ce Procès, à tel point qu’est paru un
hebdomadaire spécial – Le journal du Procès (El Diario del Juicio) – pour
diffuser auprès du grand public les témoignages complets.
Néanmoins, le traitement des images de ce Procès nous présente une
série de paradoxes : malgré le fait que les séances ont été entièrement
enregistrées en vidéo durant les neuf mois du jugement, on ne diffusait
à la télévision que trois minutes d’images par jour ; les audiences étaient
publiques, mais on les diffusait sans son ; il y a eu 800 témoins, mais
seulement la lecture des condamnations a été diffusée en direct et avec
le son à la radio et à la télévision ; après des années de dictature, on
essayait de revaloriser la Justice en tant que pouvoir indépendant, et
pourtant on ne sait pas encore avec certitude si la décision sur le
manque de son dans les transmissions a été prise par le tribunal ou par
le gouvernement.
1
2
Le système répressif instauré par la dictature a mis en pratique le vol des
bébés qui naissaient dans les centres clandestins de détention. On présume
que ces enfants ont été pour la plupart « donnés » à des familles de militaires. Les grands-mères de la Place de Mai (Abuelas de Plaza de Mayo)
mènent une quête permanente pour retrouver ces enfants qui – selon leurs
déclarations – sont « les seuls disparus qui soient encore en vie ». Sur un
total d’environ 450 cas d’enfants disparus, environ 70 ont été retrouvés.
En 1984, une fois commencée la transition démocratique, le Président Raúl
Alfonsín crée la Commission nationale sur la disparition de personnes
(CONADEP), dont la mission est de recevoir des dénonciations concernant
des personnes disparues et de procéder à des enquêtes. Cette commission a
vérifié et documenté près de 9 000 cas de disparitions et elle a rendu
publics, à travers le rapport Nunca Más (Jamais Plus), les détails du système
répressif instauré clandestinement par la dictature militaire.
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Les paradoxes commencent à s’éclairer lorsqu’on remarque que c’était
une « mise en scène » qui se mettait en place au début du Procès, en
avril 1985. Dans un contexte politique où « la société exigeait le règne
de la loi dans le jeu des conflits sociaux » (Kaufman, 1990), et devant
une machine judiciaire entravée et corrompue par les années de dictature, les juges devaient construire une image de sérieux et de transparence de leur propre tâche. Comment sont-ils parvenus à l’obtenir ? En
réglant soigneusement la manière dont le Procès serait public : qui et
comment seraient autorisés à entrer dans la salle d’audiences, de quelle
façon les presque 200 personnes présentes devaient se conduire pendant les séances, où serait placé le public dans la salle, de quelle manière
on diffuserait les audiences à travers les médias. Toutes ces décisions
ont été prises par le tribunal au moyen d’un document, l’« Arrêt
numéro 14 », de mars 1985. Ce document a déterminé l’usage de deux
caméras de télévision de la chaîne officielle (A TC ) pour enregistrer la
totalité des séances. Cet enregistrement n’avait pas pour but d’être diffusé à la télévision, mais il était, d’abord, le garant de la continuité du
Procès. Par exemple, si les défenseurs privés voulaient renoncer à leurs
fonctions, le procès pouvait continuer avec les défenseurs d’office qui
avaient la possibilité de regarder toutes les démarches précédentes dans
les images enregistrées. Et puis, l’enregistrement poursuivait également
le but de garder les traces d’un événement qui était déjà perçu comme
étant de nature « historique ».
Au moyen de cet arrêt, le tribunal a chargé le gouvernement de choisir
les morceaux qui seraient diffusés à la télévision, mais il n’a donné
aucune consigne à propos du son de ces extraits. Le silence sur la décision de retirer le son est encore plus étonnant si l’on constate
qu’aujourd’hui encore il est difficile de trouver, parmi les différents
protagonistes du Procès, des explications concordantes sur cette résolution. Une chose est certaine : à ce moment-là, tant le gouvernement
que le tribunal considéraient que cette disposition était la plus appropriée. Face aux critiques qui pouvaient provenir des milieux proches
des militaires, disant que le Procès était « un cirque », et celles des organismes des Droits de l’Homme, affirmant que le jugement n’était pas
assez transparent, le choix de retirer le son des extraits diffusés à ce
moment-là a été bien perçu par les deux pouvoirs. Pour les juges, il était
important d’éloigner les séances « des passions en jeu ». Pour le gouvernement, il était question d’éviter « une réaction négative des forces
armées » 1.
1
Pour cette recherche, nous avons rencontré deux juges de la Chambre
fédérale (Andrés D’Alessio et Ricardo Gil Lavedra), le secrétaire du Tribunal (Juan Carlos López), et quatre anciens fonctionnaires du gouvernement
radical de l’époque (Mario Monteverde – ex-Directeur de l’agence de
presse officielle –, Emilio Gibaja et Juan Radonjic – successivement, Secrétaires d’information du gouvernement radical –, et Néstor Rodriguez Cross
…
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Mais cette logique n’est pas restée immuable tout au long du Procès.
Comme le Procès lui-même, la diffusion télévisée peut être séparée en
trois temps : le temps des témoignages, le temps des plaidoiries, le temps de la sentence. Durant la première phase, entre avril et août 1985, la décision de
diffuser des images sans son a été acceptée sans aucun rejet (et presque
sans mention) par la presse écrite. Cette « mise en scène de la douleur »,
produite à travers les témoignages des victimes 1, a causé dans l’opinion
publique, d’un côté, un grand retentissement et une impression de
proximité pour laquelle la télévision ne paraissait pas nécessaire ; de
l’autre côté, elle a engendré un sentiment de respect et de pudeur. Mais
aussi la sensation que c’était seulement à travers la justice et sa mise en
scène particulière, que cette charge de douleur prenait un sens social 2.
Des enjeux différents sont apparus au cours de la deuxième phase du
Procès, durant septembre et octobre 1985. La lutte entre les différentes
interprétations du passé est mise en scène à travers les plaidoiries des
procureurs et des défenseurs, en même temps que les neuf militaires
accusés sont présents pour la première fois dans la salle d’audience 3.
Par conséquent, du point de vue de la mise en scène, il s’agit d’un moment de grande dramatisation. Dans cette phase, la presse écrite
exprime son désaccord quant à la diffusion télévisée des images muettes
du Procès : les journalistes rédigent des notes et des communiqués de
presse pour demander que les plaidoiries soient diffusées avec le son, et
qualifient le silence de la diffusion d’« acte de censure » (Acuña, 1985).
Dans le dernier temps du Procès, la lecture de la sentence ayant lieu le
9 décembre 1985, la télévision est considérée comme un instrument
…
1
2
3
– Directeur du Service officiel de radiodiffusion, puis Directeur de la
chaîne ATC).
Des 833 personnes qui ont témoigné dans cette phase du Procès, presque
500 étaient des survivants des camps de détention clandestine ou des
familles des disparus.
« Sans les six juges devant, un défenseur à droite, le procureur à gauche, les
invités derrière, les journalistes sur les côtés, et le public au-dessus, chaque
témoignage n’aurait été qu’un récit tragique. Mais encadré dans un procès
légal, chaque témoignage est devenu une pièce clé du jugement. On
demandait quotidiennement aux journalistes si l’horreur était supportable.
Et chaque jour un journaliste donnait plus ou moins la même réponse : la
sensation de justice compense la perception de l’horreur » (Ciancaglini /
Granovsky, 1995 : 134).
La plaidoirie du procureur a été la seule instance à laquelle tous les accusés
ont été obligés d’assister. Chaque accusé était, en outre, obligé d’assister à
sa propre défense, mais les différentes plaidoiries s’étalant sur plusieurs
jours, ils n’étaient pas convoqués en même temps. Lorsque leur présence
n’était pas requise, les accusés ne se sont jamais présentés à la salle
d’audience.
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privilégié de légitimité 1. C’est ainsi que le gouvernement décide de diffuser le jugement à la télévision, avec du son et en direct.
Une fois le Procès terminé, 530 heures de vidéo restaient enregistrées :
des images et des sons qui garderaient – comme un magnifique
« témoin oculaire » – la mémoire du Procès lui-même.
2. Circulation souterraine et politiques de protection
La deuxième étape, entre 1986 et 1994, se déroule dans un contexte
d’affaiblissement de la politique de jugement des militaires, dont le
moment culminant est représenté par les grâces présidentielles dispensées en 1990 à tous les militaires condamnés 2.
1
2
La lecture de la sentence équivaut à la construction d’une « vérité juridique » qui « prétend consacrer une façon unique d’interpréter les faits et
actes soumis à l’arbitre de la justice. Cette consécration marque le point
final par rapport au litige » (Kaufman, 1990). Pour cette raison, cette phase
du jugement a été celle de la plus grande force institutionnelle : ici ce
n’étaient pas les particuliers qui agissaient (comme dans les témoignages) ni
les représentants des parties en litige (comme dans le plaidoiries), mais
c’était la Justice. La recherche de légitimité dans cette phase, à travers la
transmission en direct à la radio et à la télévision, a été soulignée dans les
entretiens de notre recherche, tant par les magistrats que par les anciens
fonctionnaires du gouvernement radical.
Pour calmer les inquiétudes militaires provoquées par les procès entamés
contre ceux qui avaient participé à la répression, au mois de décembre 1986
le gouvernement de Raul Alfonsín vote la loi dite de « Point Final », qui
fixait une limite de soixante jours pour déposer des plaintes concernant des
délits aberrants commis avant le 10 décembre 1983. Les dénonciations réalisées après ce délai seraient sans suite. Ainsi, cette loi créait une prescription presque immédiate pour les crimes perpétrés par les militaires.
Malgré le Point Final, les causes restaient ouvertes : en fait, avant le mois
de mars 1987, il y avait 400 personnes poursuivies pour des délits en relation avec les violations des Droits de l’Homme. En avril 1987, en pleine
semaine de Pâques, s’est produit un premier soulèvement militaire (dénommé par la suite « Sublevación de Semana Santa »), commandé par le lieutenant colonel Aldo Rico. Les négociations engagées par le président Alfonsín pour que les rebelles remettent leurs armes ont été gardées secrètes. Un
mois après le soulèvement, la loi de « Devoir d’obéissance » (Obediencia
debida) a été votée. Cette loi établissait la présomption irréfutable que les
officiers chefs, les subordonnés, et la troupe des forces armées, de sécurité
et pénitentiaire avaient agi sous les ordres des supérieurs et en conséquence
ne pouvaient être sanctionnés.
En 1989, peu après avoir pris ses fonctions présidentielles, Carlos Menem
annonça qu’il ferait grâce (indulto) aux militaires jugés pour violations des
Droits de l’Homme. Une prétendue « réconciliation nationale » et une
volonté de « fermer les blessures du passé » pour regarder vers l’avenir
…
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Dans ces circonstances, la mémoire de la répression et les images du
Procès sont gérées essentiellement par les organismes défenseurs des
Droits de l’Homme. L’évocation des crimes commis par les militaires
continue à se déployer dans l’espace public, mais avec une ampleur plus
modérée. Au cours de cette période, deux productions audiovisuelles
sur le Procès sont réalisées.
La première a été le fruit d’une décision du gouvernement de Raúl Alfonsín. Dirigée par le journaliste Mario Monteverde et l’auteur dramatique Carlos Somigliana, une équipe réalise la synthèse de la totalité des
images en six vidéos de deux heures chacune. Elles devaient à l’origine
être diffusées par la chaîne officielle (ATC) tout au long d’une semaine,
sous la forme d’une série 1. La production, intitulée « Señores, de pie ! »
(« Messieurs, levez-vous », « La cour ! ») a été terminée le 24 décembre
1986. Dans le but d’obtenir un large retentissement, la chaîne décide de
programmer sa diffusion pour le mois de mars – après les vacances
d’été qui commencent en janvier. Les pressions des militaires au mois
de mars, amènent le report de l’émission au mois suivant. Et après le
soulèvement militaire de Pâques 2, en avril 1987, sa diffusion est définitivement annulée.
Plusieurs de ceux qui ont été présents dans les séances du Procès
considèrent aujourd’hui « Señores, de pie ! » comme l’audiovisuel qui
montre le mieux le Procès. Dans cette production, on remarque la préoccupation des réalisateurs de demeurer les plus fidèles à la mise en
scène judiciaire. C’est comme si ce qui avait été dit pendant les séances
ne pouvait être séparé des formalités propres à la Justice. Dans le travail
de montage, presque aucun élément n’a été ajouté. Comme si le Procès
pouvait « se raconter par lui-même », on ne fait appel à aucune voix off
narrant les faits (Selser, 1998). Les vidéos n’épargnent ni répétitions, ni
précisions, et n’essayent pas de rétrécir le temps ou d’alléger le rythme
du récit. Elles n’escamotent pas non plus un seul moment du rituel
juridique.
Après le soulèvement de Pâques, les matrices originales du travail, qui
se trouvaient dans les locaux de la chaîne ATC , ont été déposées dans
les bureaux de la Présidence de la Nation. On ne sait pas ce qu’elles
sont devenues. L’un des membres de l’équipe de production avait fait,
…
1
2
justifiaient le geste du nouveau chef de gouvernement. La grâce a été rejetée par une grande majorité des Argentins. Néanmoins, au mois d’octobre
1989, le Président signait les premiers décrets qui pardonnaient presque
400 personnes en instance de jugement. L’impunité s’est complétée le 29
décembre 1990, quand Menem a pardonné tous les militaires qui avaient
déjà été jugés et condamnés pour atteintes aux Droits de l’Homme.
Pour connaître en détail la manière dont ces vidéos ont été réalisées, voir
Selser 1998.
Voir note, plus haut.
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en secret, une copie des six vidéos, déposée par la suite à l’Assemblée
permanente pour les droits de l’Homme (A PDH , l’un des organismes
agissant depuis la dictature pour la recherche de la vérité sur les disparus). Désormais, les vidéos, entières ou morcelées, ont connu une circulation « pirate », à travers des copies que la famille de Somigliana et
quelques membres de l’APDH on fait pour des amis et des proches. Peu
à peu, tout au long des années, leur origine s’est perdue : ceux qui ont
des copies ne connaissent pas leur histoire. Certains pensent qu’il s’agit
d’une sélection faite par les juges, d’autres supposent que ces vidéos
contiennent du matériel « brut » issu directement de l’enregistrement du
Procès, et très peu de gens savent combien d’heures dure au total la
production.
En 1989, entre la première et la deuxième grâce présidentielle, dans le
but d’atteindre un public plus large, l’APDH décide de faire un nouveau
montage des images de ces vidéos pour obtenir un documentaire de
quarante minutes. C’est la deuxième production de cette étape.
Cette vidéo, dont le titre est tout simplement « Le procès » (El Juicio),
reprend l’idée du documentaire précédent de ne rien montrer d’extérieur au procès lui-même : aucune autre image ni voix off ne sont rajoutées. La plaidoirie des procureurs Julio César Strassera et Luis Moreno
Ocampo sert d’axe central organisant le récit. Un travail de synthèse
important est effectué pour sélectionner les témoignages. Les réalisateurs condensent ce qu’ils considèrent comme étant « le plus significatif », laissant de côté le reste. Et cette condensation s’observe aussi
dans le travail esthétique avec l’image et le son : on essaye ici de
montrer le plus grand nombre possible d’images, avec des prises plus
courtes, accélérant le rythme et comprimant l’information.
Les organismes défenseurs des Droits de l’Homme se sont chargés de
distribuer cette version des images du Procès à travers leurs circuits
institutionnels et d’une manière « artisanale » : c’est-à-dire, en faisant
des copies de la vidéo (quand ils en avaient les moyens économiques),
dans le but de les distribuer auprès des personnes qui étaient déjà intéressées, sans jamais réussir à atteindre le grand public que la télévision
ou d’autres circuits commerciaux auraient pu leur fournir.
En même temps, les 530 heures originairement enregistrées en vidéo
étaient déposées dans les archives de la Chambre fédérale. On ne les
avait placées ni aux Archives générales de la Nation, ni aux Archives
centrales des tribunaux par peur qu’elles ne soient détruites. Cette
crainte s’accroît après le soulèvement de Pâques, moment où les juges
décident de réaliser une copie complète du matériel pour la déposer à
Oslo (Norvège) l’année suivante (1988). Ainsi, dans une conjoncture
où, à travers des lois d’amnistie et des grâces, l’État se désintéressait du
problème de la mémoire, la trace la plus importante du Procès a été
protégée de l’instabilité propre à l’Argentine, hors de l’Argentine.
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Que se passe-t-il quand les images qui prétendent faire le récit d’un
système répressif fondé sur la disparition de personnes, sont à leur tour
menacées de disparition ? Que se passe-t-il quand on efface l’origine de
ces images, quand on perd les traces de leur production, quand on
craint pour la survie de documents qui – à l’origine – étaient destinés à
être des supports de la mémoire ?
En ce qui concerne les images du Procès, la période que nous venons
de décrire, est marquée par des capitulations. Ce qui devait être diffusé
à l’ensemble du pays par la chaîne officielle durant une semaine, finit
par circuler de manière fragmentaire sous la forme de vidéos « pirates »,
copiées et distribuées par des particuliers. Les images qui étaient censées montrer un événement considéré comme « historique » en Argentine ont finalement été mises à l’abri à des milliers de kilomètres de
Buenos Aires.
D’une certaine manière, durant cette étape, l’itinéraire des images ne fait
que suivre le processus – également marqué par des capitulations – qui
a lieu dans le contexte juridico-institutionnel et qui va des jugements
aux grâces présidentielles et du châtiment à l’impunité.
De fait, entre 1986 et 1990, concernant la gestion du passé, on observe
une progressive restriction des possibilités d’action au niveau juridicoinstitutionnel. En même temps, on assiste à un déplacement des positions des acteurs qui interviennent : l’État ; et plus particulièrement la
Justice, qui était le garant principal de la gestion du passé en 1985, se
retire du jeu et, comme à l’époque de la dictature, laisse place à l’action
presque solitaire des organismes des Droits de l’Homme 1.
Le parallélisme entre ce processus et l’itinéraire des images du Procès
est visible dans les productions audiovisuelles, aussi bien dans le traitement des images (par l’effacement progressif des formalités propres au
jugement et dans l’accent mis sur l’accusation plutôt que sur la sentence), que dans la manière dont elles circulent (notamment, avec le
rôle décisif que commencent à jouer les organismes de défense des
Droits de l’Homme, quant à la capacité de sélectionner et de diffuser les
images).
1
« Le mouvement des Droits de l’Homme agit comme “entrepreneur” de la
mémoire, face à deux courants politiques aux projets idéologiques alternatifs : ceux qui prétendent glorifier les agissements des forces armées,
comme les héros d’une guerre qui a eu quelques “excès”, et ceux qui
prétendent fermer les blessures et les conflits de la société à travers la
“réconciliation” et l’oubli, en mettant l’accent sur les urgences (économiques, politiques) du présent et prétendant être tournés vers le futur. Face
à ces interprétations contraires, le mouvement de droits de l’homme se
consacre d’une façon militante à activer la mémoire, à promouvoir le souvenir, à pointer du doigt les événements douloureux qu’il est nécessaire de
retenir et de transmettre » (Jelin, 1995).
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3. Le Procès comme spectacle grand public
La troisième étape, entre 1995 et 1998, est marquée par un nouvel essor
de la mémoire de la répression dans l’espace public 1 et par une nouvelle légitimité de la télévision en tant qu’énonciateur, notamment pour
construire le récit des crimes de la dictature 2.
En 1995, pour le dixième anniversaire du Procès, la même maison
d’édition qui avait fait paraître auparavant le Journal du Procès (Éditions
Perfil), réédite une version abrégée du Journal, en six fascicules, vendus
chacun avec une vidéo. L’ensemble se présente comme un produit qui
cherche à attirer le public, grâce aux photos des témoins célèbres sur les
jaquettes des vidéos et des formules accrocheuses telles que : « des
images inédites des kidnappés » ou « le cas dramatique des enfants nés
en captivité ».
Pour la première fois, on ajoute des images extérieures au Procès dans
la production audiovisuelle. Dix années se sont écoulées, et les réalisateurs de ces vidéos ressentent le besoin de replacer les faits dans leur
contexte historique. Mais nous pouvons observer ici une oscillation
entre la volonté de « garder intacte la pureté des images en tant que
document », selon leurs propres termes, et le constat que le Procès ne
peut plus « se raconter par lui-même » : on ajoute des photos, des
articles de presse et des images d’archives, mais qui ne sont pas intercalés avec les images du Procès. Ces rajouts ne font partie que de
l’introduction ou bien apparaissent dans des petites fenêtres brièvement
superposées aux images des séances.
La bande sonore ne comporte pas de voix off, mais des sons recréent
l’histoire racontée : des pleurs de bébés, des battements de cœurs. De la
même manière, divers extraits musicaux sont ajoutés pour créer une
ambiance de suspense, d’action, etc., selon le contenu de la déposition
du témoin en question.
Quant au rythme du récit, les témoignages se présentent encore plus
morcelés que dans les productions préalables. Parfois, le même témoignage apparaît coupé en fragments très brefs (même d’une seule
phrase) et inséré parmi d’autres. Ce découpage donne une plus grande
1
2
Parmi les événement marquants qui se produisent dans cette période, on
peut attirer l’attention sur : les déclarations télévisées d’anciens tortionnaires sur les crimes de la dictature (1995) ; la création de l’association
H IJOS (Enfants pour l’identité et la justice contre l’oubli et le silence), qui
réunit les enfants de disparus, prisonniers politiques et exilés (1995) ; les
activités menées à bien pour le vingtième anniversaire du coup d’État
(1996) ; la réouverture des affaires judiciaires concernant l’appropriation
des mineurs pendant la dictature (seul délit exclu des lois de « Point Final »
et « Devoir d’obéissance ») qui a conduit de nouveau en prison Videla,
Massera et dix autres anciens hauts dignitaires militaires (1998).
Voir Feld, 2001.
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La télévision comme « scène de la mémoire »
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vitesse au rythme du récit, et peut-être permet-il de faire naître une narration susceptible de reconstruire le fonctionnement général du système
répressif. En revanche, ce montage ne permet pas la reconstruction de
l’histoire individuelle racontée par chaque témoin. Et, par ailleurs, on
pourrait se demander si ces déclarations conservent leur valeur de
témoignage judiciaire, une fois qu’elles sont reproduites en images,
fragmentées, montées, mélangées à d’autres images et présentées avec
d’autres sons. « Témoigner, dit Shoshana Felman, ce n’est donc pas
seulement raconter, mais s’engager et engager son récit devant les
autres : se faire responsable – par sa parole – de l’histoire ou de la vérité
d’un événement, de quelque chose qui, par essence, excède ce qui est
personnel, possède une validité et des conséquences générales »
(Felman, 1990. Souligné par l’auteur). On peut se demander dans quelle
mesure cet engagement et cette responsabilité peuvent être maintenus
lorsque le témoignage est découpé et que ce que nous en voyons n’est
déjà plus ce témoignage, mais quelques fragments ordonnés selon des
critères étrangers à ceux du témoin.
Le 24 août 1998, la chaîne hertzienne Treize 1 diffuse le documentaire
« ESMA : le jour du Procès » (ESMA : El día del juicio), réalisé avec des
images et des sons enregistrés en 1985 dans la salle d’audience, et ayant
comme sujet les crimes commis au sein de l’ESMA.
L’émission, produite et présentée par la prestigieuse journaliste Magdalena Ruiz Guiñazú 2, a atteint une audience de près de trois millions de
spectateurs, ce qui constitue, en Argentine, un chiffre énorme pour ce
type d’émission. Ce record d’audience a conduit les directeurs de la
chaîne treize à rediffuser l’émission au cours de la même semaine à un
horaire de grande écoute.
D’après ses réalisateurs, le documentaire s’adresse à un large public :
ceux qui ont des informations sur le système répressif, et ceux qui n’en
ont pas ; ceux qui disposent de leurs propres mémoires de la période de
la dictature, et ceux qui sont plus jeunes. Comment attire-t-il ce grand
public ? Grâce à plusieurs éléments. Le concept esthétique s’appuie sur
l’accélération du rythme, montrant des séquences très brèves, et sur
l’utilisation d’une grande quantité de matériel extérieur au Procès : des
images d’archives, des images d’aujourd’hui, le récit d’une voix off, la
musique, des effets sonores amplifiant le choc émotionnel des témoignages. On cherche à « illustrer » le plus possible les récits des témoins :
par exemple, le témoignage d’un père à la recherche de sa fille disparue,
qui obtint auprès d’un chef militaire de l’ESMA un rendez vous à une
1
2
La treize est une des quatre chaînes de télévision commerciale de la ville de
Buenos Aires.
Magdalena Ruiz Guiñazú est une journaliste de radio et télévision qui a
participé aux travaux de la CONADEP en 1984 et qui a témoigné lors du
Procès en 1985.
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MEI « Médiation et information », nº 16, 2002
heure du matin, est illustré avec une image nocturne du bâtiment de
l’ESMA. D’autres images qui ne sont pas des documentaires de l’époque,
se présentent en noir et blanc pour les faire apparaître comme des
images issues d’archives.
Un deuxième élément pour attirer le public a été d’ancrer le récit dans
l’« actualité », en racontant l’histoire d’un fils de disparus 1. Les premières images du documentaire montrent un jeune homme, Emiliano
Hueravillo, marchant devant le bâtiment de l’ESMA et interrogé sur son
histoire par la journaliste Magdalena Ruiz Guiñazú. Au long de ce cheminement, nous apprenons que Emiliano Hueravillo est le fils d’une
femme disparue, enlevée alors qu’elle était enceinte de six mois. Emiliano est né à l’ESMA, les militaires l’ont laissé dans un hôpital pour
enfants de Buenos Aires et il y a été inscrit sous son nom complet.
C’est ce qui a permis qu’il soit par la suite retrouvé puis élevé par ses
grands-parents paternels.
Un troisième élément qui caractérise ce documentaire est la représentation simplifiée de l’opposition entre le coupable et la victime. Par
exemple, on utilise une image de l’ex-dictateur Emilio Massera (membre
de la première junte militaire implantée par le coup d’État de 1976, et
responsable, en tant que chef de la Marine, des crimes commis à
l’ESMA) dans une séquence où la présentatrice demande à Emiliano
Hueravillo devant un énorme écran : « Quand tu regardes ce monsieur,
Massera, quel est ton sentiment ? ». L’image oppose le coupable et la victime et crée une tension dramatique à travers un antagonisme facile à
identifier. Mais c’est surtout un autre aspect que cette image révèle :
c’est à travers les « sentiments », le « faire sentir » au public, que ce
documentaire s’engage à « faire mémoire ». Ainsi, les objectifs de cette
nouvelle scène de la mémoire s’éloignent de ceux recherchés par le
Procès, où les « sentiments » étaient une sorte d’effet non voulu pour la
tâche de faire justice (souvenons-nous que, pour les juges, la mise en
scène du procès devait l’éloigner des « passions en jeu »). Mais les « sentiments » en question, ne sont pas non plus le déclenchement
incontrôlé des émotions : les codes utilisés ici mettent sous contrôle les
émotions et les introduisent dans des cadres pré-établis et bien connus
des téléspectateurs, comme le mélodrame, par exemple 2.
Enfin, le documentaire n’essaye plus de mettre en scène la Justice, mais
de mettre en valeur la seule dimension narrative du Procès. « C’est dans
ce procès, déclare Magdalena Ruiz Guiñazú dans l’émission, que l’on
raconte le mieux ce qui s’est passé à l’ESMA ». Le procès – n’importe quel
1
2
La présence d’un fils de disparus dans le documentaire se réfère à deux
événements qui appartenaient à l’« agenda » médiatique en 1998 : les procès
pour appropriation de mineurs, et les manifestations appelées « escraches »
réalisées par l’association HIJOS depuis la fin 1997.
Les caractéristiques du mélodrame latinoaméricain sont décrites dans
Martín-Barbero, 1987.
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C. Feld
procès – a une dimension narrative : il doit faire le récit d’un crime.
Mais ce n’est pas là sa fonction principale, qui est précisément de « faire
justice » : prouver une vérité et condamner les coupables. C’est-à-dire,
qu’il a une fonction performative (Austin, 1970). En ne revendiquant
que la dimension narrative, le documentaire qui montre finalement à la
télévision (treize ans après son tournage) les images du Procès, n’essaye
pas de raconter le Procès lui-même, ni de mettre en scène ses rituels et
ses acteurs. Il met les images du Procès au service d’un autre récit : celui
de ce qui s’est passé à l’ESMA.
4. Pour conclure
Tout au long des treize années au cours desquelles les images du Procès
ont tardé à arriver à la télévision, les productions audiovisuelles ont
montré un effacement progressif de la mise en scène de la justice.
D’une part, la procédure judiciaire perd sa capacité performative, ses
rituels et ses formules voués à la démonstration de la vérité. Comme si
le parcours de ces images illustrait d’une certaine manière l’effacement
de la justice et la progression de l’impunité dans le jugement des militaires pour des violations des Droits de l’Homme. Néanmoins, ces
images peuvent servir pour un récit de la répression parce que cette
« vérité juridique » qui a été prouvée en 1985 est perçue aujourd’hui
comme un fait démontré 1.
D’autre part, les codes de la mise en scène télévisuelle (et non ceux de
la justice) se chargent de mener à bien le récit. Cela revient à un usage
croissant de mécanismes d’amortissement. Si le Procès avait quelque chose
d’excessif (de l’horreur ressentie en écoutant les témoignages à la quantité d’heures nécessaires pour l’accomplir 2) le format télévisuel essaye
1
2
Cela dit, on pourrait affirmer que, parce qu’il s’agit de montrer une « vérité
juridique », les questions et les enjeux non-juridiques, qui demandent un
travail de réflexion de la société, sont exclus des récits audiovisuels. Hannah Arendt le signale, au moment du procès Eichmann : « La Justice exige
que l’accusé soit poursuivi, défendu et jugé ; et qu’on laisse en suspens
toutes les autres questions, dûssent-elles paraître plus importantes »
(Arendt, 1991). Ainsi, par exemple, la disparition de personnes n’est-elle
pas considérée comme un enjeu juridique parce qu’elle n’est pas définie
comme un délit dans le Code pénal argentin. Elle se dissout, dans le
jugement, en une série de crimes différents (enlèvement, torture, meurtre,
etc.) qui n’arrivent pas à présenter le problème de la disparition dans toute
son ampleur, ni à exposer ses conséquences sociales. Pour une analyse des
effets sociaux du crime de la disparition-forcée dans le Cône Sud latinoaméricain, voir García Castro, 1997.
Cet « excès » du Procès nous parle aussi de l’ » excès » même de la répression. Non seulement par sa massivité mais aussi par l’excès d’horreur
qu’elle a produit.
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de freiner ou d’amortir cet excès par le moyen de ces mécanismes : le
rétrécissement du temps (pas plus d’une heure d’émission, pas plus de
quelques secondes pour chaque image), la sélection de témoignages
(ceux qui paraissent « représentatifs » d’après les réalisateurs) ; l’attachement de la mémoire aux émotions, mais seulement à celles qui peuvent
entrer dans un format pré-établi et reconnu des spectateurs (le mélodrame, le fait divers, par exemple). L’objectif de ces mécanismes est
d’attirer le grand public pour que cette mémoire devienne massive.
Toutefois, nous pouvons nous demander si en essayant de rendre supportable l’insupportable de l’horreur, la mémoire de la répression ne
perd pas quelque chose d’essentiel ou d’indispensable.
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