La da a condition féminine ans L`Enfant de Sable
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La da a condition féminine ans L`Enfant de Sable
MINISTERE DE L’ÉDUCATION NATIONALE ET DE RECHERCHES SCIENTIFIQUES ---------------------------UNIVERSITE DE TOLIARA -------------------------FACULTE DES LETTRES ET DES SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES ----------------------------------DEPARTEMENT D’ETUDES FRANÇAISES ---------------------- La condition féminine dans L’Enfant de Sable MEMOIRE DE MAÎTRISE OPTION LITTERATURE Présenté par : Sous la direction de : RALISON Manambina Aïïd da Christelle BEMIARANA JJe ean Marie Maître de Con nfférences Date de soutenance : 04 Décembre 2008 ANNEE UNIVERSITAIRE 2007-2008 REMERCIEMENTS Je n’aurais pas pu terminer ce livre sans la grâce du Très Haut, qu’Il soit loué à travers ce mémoire. Toute ma gratitude à tous les enseignants du Département d’Etudes Françaises de l’Université de Tuléar, particulièrement à : - Monsieur BEMIARANA Jean marie, Maître de Conférences, pour son appui et ses directives - Madame RAVOLOARIMANANA Hery- Zo qui a apporté sa contribution durant l’élaboration du travail. - Madame ANDRIAMAMPIANINA Hanitra Sylvia, Maître de Conférences, pour ses précieux conseils. Mes vifs remerciements à chacune de ces âmes : Ma Chère Mère, ma grande sœur et ma tante Christianie, pour leur soutien moral et financier, pendant mes années d’études à l’Université. J’adresse également mes sincères remerciements à mes amis : Andry Marc, Fetranirina, Frère Jean-Barthelemy et Frère Georges, qui m’ont beaucoup aidée dans la réalisation de ce présent mémoire. INTRODUCTION 4 L’enseignement de la littérature, qui a été notre domaine d’étude favori, durant notre cursus universitaire, nous a permise d’élaborer le présent mémoire. Notre travail s’inscrit dans le domaine de la littérature maghrébine d’expression française. Il s’agit d’une étude orientée vers la circonstance de vie des femmes dans la société maghrébine. Nous l’avons choisie dans le but de mettre en relief son originalité et son importance, en tant que recherche dans la littérature francophone. Cette littérature demeure intéressante, dans la mesure où les thèmes évoqués ne s’éloignent pas du pays de Maghreb, et visent directement les problèmes sociaux, à l’instar de : l’aliénation, l’enfance saccagée, l’émigration, l’acculturation, la menace féminine, l’errance, etc. Mais ce qui nous a fascinée c’est surtout la situation malheureuse de la femme. Il est vrai que le problème social de la femme ne se limite pas dans les pays arabes, mais concerne de près ou de loin les femmes dans presque tous les pays, y compris celles de Madagascar. Néanmoins, nous avons opté à l’étude de la femme arabe, car elle se trouve dans une société où les femmes sont les plus maltraitées. Notre objectif est de donner une nouvelle image plus appropriée de la femme. Nous avons décidé de traiter ce sujet à partir de l’œuvre de l’écrivain marocain, Tahar Ben Jelloun, intitulée L’Enfant de Sable, publiée aux Editions du Seuil, en septembre 1985. C’est un roman inspiré d’un fait réel et qui côtoie les contes. Plusieurs conteurs interviennent dans la narration, sur la place Jamâa-El-Fna de Marrakech, une des provinces marocaines1. Notre choix s’est porté sur cette œuvre puisqu’elle met en exergue la fonction libératrice et séductrice de la langue française, ainsi que l’identité culturelle de la société maghrébine. L’auteur même le note lors de sa déclaration à la télévision française (Antenne 2), le 04 décembre 1985, qu’il « n’aurait pas pu écrire L’Enfant de Sable en arabe, parce que le contenu du roman est de l’ordre de l’hérésie par rapport au Coran, à la religion, aux parents. Il faut recourir à la langue de l’altérité pour passer outre le surmoi des parents et de la société. Utiliser le français rend possible la transgression de tous les tabous. »2 1 C’est un espace réservé au conte, selon Rachida SAIGH-BOUSTA, « chapitre 20 : Tahar Ben Jelloun », in Littérature maghrébine d’expression française, collection « Université Francophone » (nº48), 1996, Edition nº 01, p.181. 2 Jean Déjeux, Littérature maghrébine d’expression française, Paris PUF, juillet 1992, P.102 5 Le personnage féminin constitue une thématique communément importante chez la majorité des écrivains maghrébins, parmi lesquels Tahar Ben Jelloun, né à Fès, au Maroc, en 1944. Romancier, poète, essayiste, il a également collaboré au journal français Le Monde et a reçu le prix Goncourt en 1987 avec La Nuit Sacré, un roman suite de L’Enfant de Sable. Ben Jelloun se distingue dans la manière de mettre en scène l’aspect de sa tradition, car tout ce qui se passe dans le livre découle de son héritage culturel. D’ailleurs, il soulève le problème du sort des femmes enfermées par l’état d’esprit figé des maghrébins. Et puisque nous avons opté à l’étude de la femme dans l’œuvre de cet auteur, il est notre devoir d’élargir sa conception de la femme vers de nouvelle perspective, d’où l’intitulé de notre travail : « La condition féminine dans L’Enfant de Sable. » A partir de ce titre, la question principale est : Quel est le statut de la femme dans la société maghrébine ? L’objet de notre analyse est de présenter le rôle de l’œuvre face à la sous-estimation de la femme. Sur ce, nous appliquerons l’approche sociologique, jugée convenable pour notre étude. En choisissant cette approche, nous pouvons diriger notre travail vers une réalisation sociale qui pourrait mettre en relation le discours social dont l’œuvre se nourrit, ainsi que le monde fictif de l’auteur. Nous nous référons ainsi à Lucien Goldmann qui affirme que le « roman est celui de la relation entre la forme romanesque elle-même et la structure du milieu social à l’intérieur duquel elle s’est développée. » 1 Donc, traiter une œuvre par l’approche sociologique, c’est la mettre dans son contexte social, tout en cherchant à savoir le message que l’auteur veut transmettre. L’approche sociologique se repose sur des données sociales en particulier, alors elle se rapproche de la réalité. Ainsi, le procédé que nous allons appliquer dans cette approche consiste à mettre en parallèle l’œuvre et la réalité sociale, autrement dit, nous appliquerons les idées qui intéressent notre sujet, tout en établissant les rapports avec la société. Nous allons donc faire un va-et-vient entre le roman et la société existante. D’après cette démarche, nous allons connaître la part de vérité du monde romanesque 1 Lucien Goldmann, Pour une Sociologie de Roman, Ed. Gallimard, 1964, p.35 6 du livre bien qu’il soit une création de l’auteur. Afin qu’on puisse étudier la condition de vie de la femme dans ce roman de Tahar Ben Jelloun, par l’approche sociologique, nous diviserons notre travail en trois grandes parties. La première, intitulée la femme dans la société maghrébine, est centrée sur la place de la femme au sein du foyer familial, ainsi que sa place dans la société. Nous y trouverons deux chapitres qui présenteront la situation familiale de la femme et son infériorité sociale. Dans la deuxième partie, l’étude sera orientée vers la violence que subit la femme. La partie aura comme titre la femme maghrébine face à la violence et elle sera également divisée en deux chapitres qui vont parler de la violence familiale et religieuse, ainsi que de la perte de cohérence familiale. Quant à la dernière partie, elle développera les revendications de la femme, d’où le titre la femme maghrébine et ses revendications. Et nous verrons encore deux chapitres qui vont présenter de la recherche de personnalité et la révolte de la femme. 7 PREMIERE PARTIE LA FEMME DANS LA SOCIETE MAGHREBINE 8 Généralement, la femme, par opposition à l’homme, se caractérise par sa faiblesse, sa fragilité, et surtout par sa tolérance. Ainsi le cas de la femme au Maghreb se révèle préoccupant, car la société réside dans la suprématie de l’homme qui occupe la totalité du pouvoir. Par conséquent, situer la femme dans une société où l’homme a de l’emprise sur elle, c’est montrer sa différence par rapport à l’homme. En cela, la première partie de notre travail concerne la condition sociale de la femme. Elle sera centrée, dans un premier temps, sur sa vie familiale, au sujet de sa place vis-à-vis de l’homme en tant que chef de famille, et dans un second temps, sur son infériorité sociale, visant à démontrer combien elle est dénigrée. I - SITUATION FAMILIALE DE LA FEMME Les valeurs de la femme au sein d’une famille maghrébine importent peu à l’homme. La femme est contrainte à n’avoir aucun choix concernant les affaires familiales. Et comme le titre nous l’indique, nous orienterons notre travail sur la situation familiale de la femme en traitant d’abord son rôle d’épouse et mère, ensuite, sur les relations qu’elle entretient avec l’homme. 1.1. La femme, épouse et mère Nous nous sommes tournés vers le terme épouse et mère, car ce sont des principaux rôles de la femme en général. La femme dont nous allons parler dans cette division est à la fois épouse et mère de huit filles. L’étude de ce personnage se procèdera dans l’identification de ses comportements qui consiste à expliquer sa position par rapport à son mari et à ses enfants. D’après les éléments apportés par la lecture du roman, c’est une femme qui se différencie des autres personnages féminins par son caractère respectueux envers la tradition, bien qu’elle souffre plus que les autres femmes évoquées dans l’œuvre. Cela est dû au fait qu’elle a mis au monde sept filles, car elle est considérée par le mari comme l’origine de la malédiction qui frappe sa famille, c’est-à-dire n’ayant aucun descendant mâle et d’être seulement entouré de femme. La première remarque faite sur ce personnage est que, l’auteur ne lui a pas attribuée de nom, tout comme ses filles. Elle est juste une femme mariée, donc, qui appartient à son mari, autrement dit, elle est la propriété de l’homme que l’auteur nomme Hadj Ahmed Souleïmane. Tout au long du roman, on l’appelle « femme, mère 9 ou elle ». Cette manière de ne pas accorder un nom à la femme signifie qu’elle ne bénéficie d’aucune considération de la part de l’homme. D’autant plus que le fait de ne jamais nommer quelqu’un est un désir de l’ignorer et de le mépriser. De toute évidence, la mère d’Ahmed (c’est le nom de la huitième fille dont l’identité a été dissimulée)1 est le genre de femme qui accepte toutes les décisions du mari, et on peut justifier cette attitude par la réalisation d’un pacte avec ce dernier : « Ainsi, le pacte fut scellé ! La femme ne pouvait qu’acquiescer. Elle obéit à son mari, comme d’habitude. » (p.23). ce qui nous amène à affirmer que la femme n’a pas le droit de refuser les ordres venant de l’homme, elle n’a aucun choix. Notre personnage est donc une femme obéissante qui se soumet aveuglement à l’homme. En outre, on assiste à des promesses faites par Hadj : « Je suis un homme de bien, je ne te répudierai pas et je ne prendrai pas une deuxième femme […] » (p.22). Malheureusement, ce ne sont que des paroles en l’air, pour se justifier et pour encourager la femme à être encore plus soumise. Ici, il essaie d’être attentif envers sa femme à cause de l’enfant qu’elle porte, qui est pour lui un enfant prodigue. Ce qui est désolant, dans la mesure où il abuse du dévouement de la femme. Pour témoigner qu’il ne la traite pas avec égard, nous avons pu observer à travers l’œuvre qu’il ne respecte pas son devoir en tant qu’époux. Et plus nous entrons dans les détails, plus nous assistons à des scènes épouvantables, Ahmed le décrit comme suit : Il m’est arrivé d’entrevoir mon père, donnant à ma mère la semence blanche […] mon père était dans une position de plus en plus ridicule, gesticulant, balançant ses fesses flasques, ma mère entourant son dos avec ses jambes agiles, hurlant, et lui la frappant pour la faire taire, elle criait encore plus fort, lui riait […]2 Cela manifeste alors le caractère brutal de l’homme envers la femme, car en quelque sorte elle subit l’assaut de l’homme. Par conséquent, nous pouvons assurer que l’union entre mari et femme, devient un devoir et loin d’être un désir, c’est-à-dire qu’il n’y a ni plaisir ni extase. La femme ne doit jamais refuser son mari du point de vue sexuel. Il n’est certainement pas par hasard que Ben Jelloun ait- ce personnage. 1 2 Tahar Ben Jelloun, L’Enfant de Sable, p.23 Ibid., p.102 10 Si elle est présente dans l’œuvre, c’est pour montrer le sort destiné à la femme maghrébine, car elle représente une épouse soumise. Une femme silencieuse, qui respecte l’autorité de l’homme même jusqu’à perdre sa vie est toujours prête à exécuter ses ordres. Par ailleurs, on remarque aussi son abnégation lors de son accouchement, parce que rien que pour avoir un enfant mâle, elle doit absolument retenir ses contractions jusqu’au jour réservé : « La naissance de notre héros est un jeudi matin […] sa mère était prête dès le lundi, mais elle a réussi à le retenir en elle jusqu’à jeudi car elle savait que ce jour de la semaine n’accueille que les naissances mâles » (p.17). Si on analyse ce genre de tradition, à première vue, nous pouvons affirmer qu’il s’agit tout simplement d’une superstition pour donner un peu plus de valeurs à l’homme et que c’est par désespoir qu’elle accepte de souffrir, puisqu’elle ne trouve plus d’autres solutions pour avoir un fils. Donc, en dernier ressort, elle doit accoucher coûte que coûte le jour du jeudi. Quoi qu’il en soit, on retrouve également son rôle de mère parfaite, surtout durant l’enfance d’Ahmed, car elle s’occupe de lui avec la plus grande attention, comme si c’est un mâle, l’enfant le plus avantageuse. Or, avec les filles, le traitement est différent, leur éducation est plus ou moins banalisée par la mère, étant donné que leur père n’apporte aucun intérêt à leur existence. Pourtant, la plupart des cas, l’obligation principale de la femme consiste à contribuer autant que possible au succès et au bonheur du mariage. Mais le comportement de la mère est tout à fait l’opposé de ce que l’on peut appeler une vraie mère de famille. C’est à partir de ces analyses que nous pouvons juger que la mère d’Ahmed vit un véritable calvaire. Toutefois, en observant cette attitude, nous pouvons découvrir un autre caractère qui la spécifie. Lorsque Hadj lui adresse la parole sur un ton ferme et solennel, à propos de la dissimulation du sexe du nouveau né en disant : « Tu es une femme de bien, épouse soumise et obéissante, mais au bout de ta septième fille, j’ai compris que tu portes en toi une infirmité […]. Alors j‘ai décidé que la huitième naissance serait une fête […] car tu auras accouché d’un garçon. » (p.23). Sa seule réponse est un ravissement, car elle devient enfin complice du mari. C’est dans ce sens qu’elle est caractérisée de masochiste. 11 Le masochisme est une perversion qui fait chercher le plaisir dans la douleur1. La mère d’Ahmed est donc masochiste, dans la mesure où elle se plait à sa souffrance et en même temps, elle considère sa vie comme une fatalité. D’autant plus que la vraie image de la femme dans les pays musulmans est une mère et épouse soumise, Annemarie Schimmel le justifie comme ceci : L’idéal de la société musulmane est la femme mariée et surtout la mère […] S’il était permis de se prosterner devant autre chose que Dieu, alors la femme est donc vouée à cette soumission.2 Ainsi, si la femme est masochiste, c’est en partie à cause de la tradition, de plus on sait que dans cette société une bonne femme est celle qui obéit. Pourtant, cela n’exclut pas l’idée que le masochisme de la femme provient également d’elle-même, car le fait d’accepter sa souffrance signifie qu’elle prend aussi goût dans la méchanceté de l’homme envers elle. Comme le cas de notre personnage qui se sent plus proche de son mari en sacrifiant sa vie et celle de son enfant. Voici ce qu’en dit le roman : « elle se sentit cette fois-ci concernée par une action commune […] sa vie allait avoir un sens » (p.23). Nous observons ainsi que, plus elle souffre, plus elle est heureuse. Néanmoins, cela nous paraît paradoxal dans la mesure où, comment une personne qui souffre peut-elle être heureuse ? Il serait préférable de voir ce geste sous un autre angle. Notons que la femme est en face d’un grand chagrin de perdre l’image de sa famille, ainsi que l’honneur du mari qui est considéré comme un rien par ses propres frères ; la femme est donc réduite à accepter sans discuter les ordres de l’homme pour le bien-être de sa famille. D’ailleurs, permettrait-elle que l’on incorpore à son enfant des mensonges sur son identité, si elle ne savait pas que cette douleur lui serait salutaire ? Donc elle a agi de telle sorte en pensant qu’une fois l’enfant considéré comme socialement un mâle, une nouvelle vie commencera pour sa famille. L’étude de ce personnage nous amène à déduire que la femme est totalement dominée par l’homme, mais en tant qu’épouse docile. D’autant plus que, dans la société maghrébine, la femme qui n’accepte pas sa soumission est considérée telle qu’une femme rebelle, et celle qui obéit est qualifiée de vertueuse. 1 2 Le Petit Dictionnaire Français Larousse, Paris 1978, p.389 A. schimmel, L’Islam au féminin, Edition Albin Michel S.A, Paris 2000, p.150 12 Tout ce qui est évoqué dans le roman concernant cette femme, nous indique que le rôle primordial que doivent accomplir les femmes mariées est l’obéissance aux hommes, à la fois mari et chef de famille, même dans les pire des cas. Il s’agit donc d’un genre de tradition qui oblige l’épouse à être toujours au service de son homme. Donc, dans la société maghrébine, elle se distingue par sa disposition à se laisser diriger par l’homme Si tel est le statut de la femme dans le foyer conjugal, quels rapports entreprend-elle avec l’homme, en tant que mâle ? 1. 2. Relation hommes- femmes Les relations qui existent entre l’homme et la femme sont très compliquées, car c’est l’homme qui règne en maître. D’ailleurs, comme dans la plupart des sociétés, il joue le rôle de chef que tout le monde doit respecter. Alors, dans cette partie nous traiterons d’abord les rapports entre Hadj Ahmed Souleïmane, le chef de famille, avec les femmes qui l’entourent : sa femme et ses filles, ensuite, la relation entre Ahmed et son épouse Fatima. Chez les maghrébins, le paternalisme du chef de famille se voit à travers ses comportements. Il s’agit d’une attitude exagérément d’un père protecteur, dans le but de dominer et d’abuser de son pouvoir sur ceux qui sont à sa merci, surtout les femmes. Comme il est le chef, donc il est l’image de Dieu, car il possède un pouvoir suprême sur sa femme et ses enfants. Ce rang social lui permet donc d’imposer son autorité, c’est-à-dire de réduire chacun des membres de sa famille au silence, et personne n’a droit à la parole. Ce qui vient d’être présenté sont les caractères en général d’un père dans la société maghrébine. Mais particulièrement pour le père d’Ahmed, il a surtout une attitude qui le diffère des autres hommes. Avant tout, c’est un mari «fidèle» (p.22), un caractère tout à fait différent de la tradition et de la religion musulmane qui autorise la polygamie, comme il est écrit au Sourate 4 :3 : « Autorisation d'avoir quatre épouses légitimes1. » Seulement, il considère sa femme comme un pantin, autrement dit, elle agit au dépend de lui. Hadj est également un mari toujours mécontent, pour la seule raison que sa femme ne lui ait jamais donné un enfant mâle. Aussi, s’agit-il d’un père saccageur puisqu’ « il cultive de l’indifférence envers ses filles » (p.17). 1 Annemarie Schimmel, op. Cit. p.63 13 A partir des caractères attribués à Hadj, nous avons observé à travers l’œuvre qu’il manifeste un caractère misogyne dans son rôle d’époux et de père, et que par rapport à chaque personnage féminin, il y a relativement un manque entre elles et lui. Si on analyse le cas de l’épouse, le manque se situe au niveau des relations qu’elle entretient avec son mari. En effet, ce dernier ne lui apporte aucune attention, jusqu’à la traiter de femme maudite, autrement dit, d’après lui, elle est responsable du malheur qui s’est abattu sur eux, voire sur lui-même. Toutefois, il est nécessaire de faire savoir que malgré les carences d’affection supportées par la femme, elle ne peut s’empêcher de ne pas le satisfaire et elle n’a pas le caractère d’une femme indigne. De plus, lorsqu’il y a un manque, il existe souvent le désir de le combler. Et pour pouvoir atteindre ce but, soit on a recours à la patience et à la souffrance, lesquels sont le lot de la femme, soit on fait appel à la violence, comme le cas de l’homme. Avec ces deux attitudes opposées, nous pouvons soutenir l’idée que, dans les relations entre l’homme et la femme, seul le bonheur de l’homme compte. Du reste, en ce qui concerne la femme, son propre bonheur dépend de l’accomplissement du désir de l’homme, à tel point qu’ « elle était prête à tous les sacrifices et nourrissait des espoirs fous à chaque grossesse » (p.19). Tous ces comportements ne sont pas un fruit du hasard, car cela montre le rôle inexistant de la femme qui doit faire tout son possible pour satisfaire l’homme, sans se soucier de son propre sort. Nous reprenons ainsi les termes à Ascha Ghassan, qui affirme que : « La femme est plus proche de l’esclave soumis que d’une personne apte à décider sa vie »1 Quant aux filles, le manque se trouve au niveau des relations parents- enfants. On a pu remarquer qu’elles n’ont, en aucun cas, connu l’amour paternel, vue la froideur du père envers elles, car « il vivait à la maison comme s’il n’avait pas de progéniture. Il faisait tout pour les oublier […] Il ne les nommait jamais » (p.17). Ainsi, le père n’accorde aucune importance à ses filles, et par-dessus tout, pour lui, elles sont un lourd fardeau. Sa haine pour elles étant si grande qu’il a même eu l’idée de les tuer, ce geste marque le caractère phallocratique et cruel du père. Un passage du livre nous indique cela : 1 Ascha Ghassan, Du statut inférieur de la femme en Islam, L’Harmattan, 1987, p.107 14 Le père pensait qu’une fille aurait pu suffire. Sept, c’était trop, c’était même tragique. Que de fois il se remémora l’histoire des Arabes d’avant l’Islam qui enterraient leurs filles vivantes ! Comme il ne pouvait s’en débarrasser, il cultivait à leur égard […] de l’indifférence.1 Malheureusement pour les filles, l’absence d’affection est pareillement avec leur mère, cette dernière accuse ses filles d’avoir existé. Effectivement, le sentiment d’hostilité s’explique par le fait qu’elle est une sorte d’intermédiaire entre le père et les filles. Et comme la haine du père envers les enfants retombe sur elle, alors ses filles deviennent la cause de sa mésentente avec son époux. L’unique différence entre ce couple, c’est que la femme a un peu de compassion pour les filles, car malgré tout, elle prend soin d’elles, mais c’est le comportement du mari qui l’incite à les détester. Là encore, le père se détourne de toutes responsabilités à l’égard de ses filles, qu’il compare à un échec social, une vraie déception de sa part, ainsi déclare-t-il à sa femme : « Bien sûr tu peux me reprocher de ne pas être tendre avec tes filles. Elles sont à toi […] Je ne peux leur donner mon affection parce que je ne les ai jamais désirées. Elles sont toutes arrivées par erreur, à la place de ce garçon tant attendu […] Leur naissance a été pour moi un deuil. » (P.22). Dans ce cas, le manque est bien défini, car il s’agit d’absence d’amour paternel et de manque d’attention maternelle. Par conséquent, nous pouvons démontrer que le manque matériel n’existe pas dans le roman, mais tout se déroule dans le domaine relationnel. Les rapports entre personnages sont donc fâcheux dans la mesure où c’est la peur et l’agressivité qui règnent au sein du foyer familial. Ce qui nous permet d’affirmer que la femme, dans la société maghrébine, ignore la plupart des temps le terme « tendresse » de la part de l’homme. En ce qui concerne Ahmed et Fatima, au préalable, il est nécessaire de tenir compte que marier Ahmed n’était pas prévu dans le plan de son père. Mais ce choix provient uniquement de lui-même pour montrer aux yeux de tous qu’il est vraiment un homme : « Je suis homme. Je m’appelle Ahmed selon la tradition de notre prophète. Et je demande une épouse » (p.51). Cependant, Ahmed a poussé très loin le désir de se marier, en prenant comme épouse Fatima, une de ses cousines et également une fille épileptique (p.52). Ici nous pouvons voir les traits de la tradition qui autorise le mariage entre deux enfants de même frère. 1 Tahar Ben Jelloun, op.cit, p.17 15 Parler de relation hommes-femmes avec Ahmed et Fatima s’avère très embarrassant, vu leur état physique. Mais nous avons quand même pris l’initiative d’en parler, car certains éléments du roman indiquent les comportements d’Ahmed en tant que homme vis-à-vis de Fatima. D’autant plus que du point de vue social, Ahmed est un homme, bien qu’il soit en réalité une femme. Le mariage d’Ahmed est en fait une ruse pour masquer sa vraie identité car, il est vrai qu’une femme handicapée ne peut compléter les devoirs d’une épouse et de femme au foyer. Son aventure avec Fatima n’est donc pas une relation ordinaire, dans la mesure où on a affaire à un pseudo-mariage, puisqu’entre eux il n’y a aucun contact physique, nous pouvons le percevoir à travers ce qu’a dit Ahmed : « Elle ne se déshabillait jamais devant moi. Moi non plus. Pudeur et chasteté régnaient dans notre grande pièce » (p.76). Ce à quoi il faut ajouter qu’en tant qu’époux, Ahmed montre également des attitudes qui sous-entendent l’envie de dominer et d’imposer son autorité à sa femme. En tant qu’époux, il manifeste son mépris pour la femme. Ce comportement d’Ahmed marque une faiblesse et une lâcheté, car il se voit moins puissant face à l’intelligence de Fatima. La conduite de son épouse est donc inadmissible pour lui, puisqu’elle tend à défier sa masculinité. Fatima sait pertinemment que le mariage n’est qu’une mise en scène et que son prétendu mari n’est qu’une femme dans une condition désespérée tout comme elle. Selon Ahmed, Fatima doit suivre l’exemple des femmes de sa société, c’est -à- dire avoir la pudeur de ne pas regarder l’homme en face. Cependant, au lieu de demeurer dans son rôle d’épouse, elle provoque la colère d’Ahmed qui la présente comme suit : […] Elle se glissa dans mon lit pendant que je dormais et doucement se mis à caresser mon bas-ventre. Je fus réveillé en sursaut et le repoussai violemment. J’étais furieux […] Je désirai sa mort, je lui en voulais d’être infirme, et d’être là […]1. Il est à cet égard, effectivement remarquable la confusion entre l’homme et la femme, dans la mesure où la féminité incarnée par Fatima est tout à fait le contraire de la mère d’Ahmed et de ses sœurs. Evidemment, elles se présentent toutes comme des victimes des hommes, mais ce qui les différencie est que la mère joue le rôle de la femme dans la tradition maghrébine qui est complètement assujettie. Les sept filles, 1 Tahar Ben Jelloun, l’Enfant de Sable, p.80 16 apparaissent dans le roman à l’image de l’enfance saccagée, brisée et dominée par la présence constante et douloureuse d’un père inhumain. Quant à Fatima, elle est la reproduction des êtres rejetés par la société, mais dans l’œuvre Tahar Ben Jelloun lui a donné place à la parole et à l’existence, d’où l’audace de défier Ahmed dans son propre manège. Elle a réussi à mettre en échec le prestige du pouvoir de l’homme. Ainsi, la relation entre l’homme et la femme dans les cas que nous venons d’étudier, montre une certaine influence de l’homme sur la femme. Dans toutes occasions, l’homme impose l’autorité suprême. Ce qui fait que dans l’univers du texte benjellounien, les relations entre les personnages démontrent les fantasmes d’une société où l’homme vit son rapport à la différence de la femme. Pire encore, celle-ci vit sous le joug des hommes. Et cette domination sera amplifiée par l’infériorité sociale de la femme que nous verrons dans le chapitre suivant. II - INFERIORITE SOCIALE DE LA FEMME Si dans le premier chapitre nous avons discerné les caractéristiques de la femme et les rapports qu’elle noue avec l’homme. Ici, notre travail sera orienté vers les inégalités sociales et la ségrégation envers la femme. L’injustice de la société se place également dans le domaine de la religion et privilégie l’homme. L’étude qui va être établie dans cette division montrera la grande différence entre les faveurs accordées aux hommes et celles qui sont destinées aux femmes. Par conséquent, l’analyse se procèdera en deux étapes dont, l’inégalité entre l’homme et la femme ainsi que la discrimination de la femme. 2.1. Inégalité entre l’homme et la femme Quand il est question d’inégalité dans un univers social, il s’agit surtout d’une différence entre les valeurs sociales octroyées à chaque genre d’individu. Tout cela pour dire que dans une société où la domination de l’homme s’affirme, l’inégalité se présente tel qu’un fléau qui détruit toute une population féminine et cause le rabaissement radical de la femme. 17 Tout au long du roman, on assiste à la dévalorisation de la femme, une façon d’agir consentie par la société, de même par la religion. L’homme a tous les droits sur la femme, comme il a tous ses droits concernant les affaires de la société. Cette hypothèse pourrait être reliée au fait que l’œuvre est l’élaboration parfaite d’une société régentée par le mâle. Il est nécessaire alors de voir en profondeur cette supériorité de l’homme dans la société phallocratique maghrebine. Pour expliquer l’inégalité sociale de la femme, nous avons choisi Hadj Ahmed Souleïmane et son fils Ahmed, car ce sont deux personnages qui présentent la suprématie masculine à travers leurs agissements. La tyrannie de Hadj atteint toutes les femmes qui vivent sous son toit, que, dans n’importe quelle situation, aucune d’elles ne soit disposée à s’exprimer face à lui. Le premier fait qui frappe est que nous sommes en présence d’un homme qui se charge de toute responsabilité conjugale. Il prend des décisions irréfutables sans consulter sa propre femme, l’un des narrateurs le note comme suit : « […] L’enfant à naître sera un mâle même si c’est une fille ! C’était cela sa décision, une détermination inébranlable, une fixation sans recours » (p.21). Sur ce point, il est certain que la femme soit impuissante vis-à-vis de l’homme. Son rabaissement va jusqu’à la parole, car elle ne peut imposer son opinion sur le déroulement des affaires domestiques touchant le foyer. Si cette affirmation nous semble banaliser, voire, fouler la femme au pied, contrairement à la pensée maghrébo-islamique, il s’agit d’une attitude tout à fait normale. L’homme a autorité et prééminence dans la mesure où sa suprématie est fondée sur son aptitude et son expérience dans la vie quotidienne et que, c’est lui qui affronte les nombreux problèmes qui touchent sa famille aussi bien que sa société. D’autant plus que c’est même justifié par le Coran : Les hommes ont autorité sur les femmes du fait que Dieu a préféré certains d’autres, et du fait que les hommes font dépense sur leurs biens en faveur de leurs femmes.1 Ainsi, l’analyse que nous venons de développer démontre que dans la société arabe, il n’y a pas d’inconvénient que l’homme, dans son rang d’époux soit supérieur à la femme. 1 Régis Blachère, Traduction du Coran, “Les femmes”, IV, 34, Maisonneuve et Larose, 1966, p.110-111 18 Pourtant, d’une manière générale, la femme doit être un compagnon pour l’homme, il ne doit pas l’asservir. D’ailleurs c’est pour cela même qu’elle a été crée au commencement : « Votre Seigneur vous a crée à partir d’une personne unique, dont, pour elle, Il a crée une épouse 1». En outre, l’inégalité se manifeste également dans la manière dont Hadj distingue ses enfants. Il accorde un peu plus de poids à Ahmed, bien qu’il soit le dernier, parce que c’est un mâle d’après lui. Ainsi, les sept filles ne valent rien face à Ahmed. C’est la différence de sexe qui est ici mis en exergue. Ce qui témoigne la conception négative de la femme : « Fille sur fille […] chacune des naissances fut accueillie […] par des cris de colère […] Chaque baptême fut une cérémonie silencieuse et froide […] Mais pour le huitième il avait passé des mois à le préparer dans les moindres détails ». (p.19-20). Ce qui nous donne l’impression que, la femme est mal perçue et ignorée par l’homme. On pourrait caractériser de la façon suivante cette tendance à déprécier la femme : d’abord, l’égoïsme de l’homme, qui, davantage profite du respect de la femme envers lui. Ensuite, les traditions sociales et religieuses qui exercent une pression sur la femme en se servant des lois coraniques, comme quoi l’homme soit supérieur à la femme et que cette dernière lui doit obéissance. Donc, si Hadj Ahmed ne traite pas ses filles de la même façon qu’il traite Ahmed, c’est que dans la société, les enfants mâles ont une grande importance par rapports aux filles, même un nouveau né. Nous pouvons certifier cela à travers le roman : « Le bébé était montré de loin […] Les sept filles étaient tenues à l’écart. Le père leur dit qu’à partir de maintenant le respect qu’elles lui devraient était identique à celui qu’elles devraient à leur frère Ahmed ». (p.30). Et encore faut-il préciser qu’un enfant mâle est une fierté des parents, en particulier le père. Etant donné qu’Ahmed soit un homme vis-à-vis de la société, alors il est aussi en mesure de manifester son pouvoir d’autorité sur les femmes. Là encore, on peut voir les signes de l’inégalité entre l’homme et la femme. Avant toute analyse, force estil de constater qu’Ahmed se sent complètement différent des femmes, du fait qu’il reçoit tous les privilèges accordés aux hommes. De ce fait, nous avons pu voir à travers ses paroles, que son identité masculine, lui procure une sensation de bien-être. « Pour toutes ces femmes, la vie était plutôt réduite, c’était peu de chose : la cuisine, le 1 Ibid, p.104 19 ménage, l’attente et une fois par semaine le repos dans le hammam. J’étais secrètement content de ne pas faire partie de cet univers si limité » dit-il (p.34). Sa distinction dans le cadre social, met en évidence le favoritisme vis-à-vis de ses sœurs et de sa mère, selon lui, la femme est la seule qui cause son propre malheur. Une pareille affirmation est rigoureusement accusatrice de part d’Ahmed, car il souligne que la femme consent le rabaissement de l’homme. Cependant, il n’est pas question d’aversion pour les femmes, mais plutôt d’une prise de conscience à propos du sort de la femme. Ahmed a donc recours à l’autoritarisme pour conscientiser les femmes dans son entourage, ce qui implique une idée qui soutient la loi de la société maghrébine, dans la mesure où il agit tel qu’un vrai homme musulman en imposant son opinion. En quelque sorte, Ahmed se plaît d’être un mâle, car les femmes, c’est-à-dire sa mère et ses sœurs, lui doivent un grand respect. Sa brutalité s’acharne sur elles, parce qu’étant successeur du père, il doit agir comme un homme puissant et fort. Un passage du livre indique ce pouvoir : « A partir de ce jour, je ne suis plus votre frère, je ne suis pas votre père non plus, mais votre tuteur […] Vous me devez obéissance et respect » (p.65). Nous pouvons comprendre donc l’inégalité par le fait que le mâle, quel que soit l’âge, est permis d’étendre sa domination sur la femme. Le problème n’est pas de savoir si la femme est un être humain ou non, mais plus exactement si elle est considérée comme un être libre. Effectivement, même un esclave est un être humain, ainsi le fait de ne pas traiter la femme tel qu’un être libre, c’est la placer au même rang que l’esclave car, elle est toujours inférieure à l’homme dans tous les domaines. Par conséquent, sa différence par rapport à l’homme aboutit fatalement à sa discrimination. 2.2. Discrimination de la femme La discrimination se présente dans la manière d’exclure la femme de tous les droits et les privilèges qui, selon la tradition et la religion, sont réservés uniquement aux hommes. Cela reflète parfaitement la société conçue par les hommes et pour les hommes. Nous avons déterminé dans le roman que, la distinction de la femme se dévoile du point de vu sexuel et matériel, c’est-à-dire à propos de l’héritage. 20 Dans la société maghrébine, on ne peut pas parler de tradition sans mentionner des versets coraniques. En effet, c’est à partir du Coran qu’ont été puisées les recommandations sur la femme et sa place dans la société, par rapport à l’homme. A propos de la discrimination sexuelle de la femme, en lisant le roman, nous avons pu voir que les maghrébins ont une façon étrange de traiter la femme. Il est même noté à la page 111 que c’est un peuple affamé de sexe. Donc, ici la discrimination se manifeste dans la manière de considérer la femme, tel un simple objet de désir pour l’homme, car : « Les hommes regardent les femmes en pétrifiant leurs corps ; chaque regard est un arrachage de djellaba et de robe. Ils soupèsent les fesses et les seins, et agitent leur membre derrière leur gandoura.» (p.101-102). Dans un premier temps, nous pourrions avancer l’idée qu’il s’agit d’une obsession des hommes au Maghreb. Pourtant, ce qui est sûr, c’est que ce vice est propre à tous les hommes de tous les pays du monde. Dans ce cas, nous pouvons admettre que cette attitude qui tend à minimiser le sexe, découle de la tradition. De surcroît, ce qui différencie les arabes des autres hommes, c’est que chez eux le besoin sexuel de l’homme est même protégé par la religion. La femme devient ainsi une machine à satisfaire ce désire, un passage du Coran le prouve : Vos femmes sont un champ de labour pour vous. Venez à votre champ de labour, comme vous voulez1 ! Encore faut-il préciser que même le fait d’utiliser des termes autour du sexe, est interdit à la femme. En principe, ce sont des termes jugés tabous, et que seul l’homme a droit de les prononcer. Ainsi, Ben Jelloun fait preuve d’audace et de liberté, en introduisant ces mots arabes dans l’œuvre. Et surtout, quand ce sont des femmes même qui les prononcent, bien que cela soit à voix basse. A savoir : « Mani », c’est-àdire sperme en français, « qlaoui » qui se traduit par couilles ou testicules, et enfin « taboun », c’est-à-dire vagin (p.35). Nous constatons à partir de cette analyse, le caractère non épanoui de la tradition maghrébine, dans mesure où vis-à-vis de l’homme, la femme demeure un sexe faible. Pourtant, il est évident qu’appeler la femme « le sexe faible », est l’injustice de l’homme envers elle. 1 Régis Blachère, Traduction du Coran, « La Genisse », II, 223, op. Cit. p.62 21 Outre le domaine corporel, la ségrégation envers la femme s’exerce également dans le partage des biens. Nous avons affaire ici à un système d’héritage patriarcal, autrement dit, qui favorise les héritiers du côté paternel et les enfants mâles, sans prendre en considération la part de la femme. Le problème d’héritage se voit d’emblée à travers le roman. En quelque sorte, c’est l’un des facteurs qui a provoqué les déviations du récit sur la vie d’Ahmed, car il fait partie des raisons qui ont poussé Hadj à modifier l’identité de sa fille. Effectivement, il est sans recours avec tout ce qu’il possède, comme il est un potier aisé. Alors, s’il n’a pas d’héritier, non seulement tous les biens appartiendront à ses frères, mais en plus il serait rejeté par la société. Quant à la mère, même si elle n’a droit à l’héritage, elle doit accepter toutes les manigances sur Ahmed, pour sauver l’héritage de ses enfants ainsi que l’honneur de son mari. Néanmoins, ce qui est frappant, c’est que la religion intervient encore dans la façon de diviser l’héritage. Force nous est donc de dégager la conception, selon laquelle, dans société magrébine, il ne s’agit plus de la loi, en tant qu’ensemble des règles juridiques, qui détermine l’organisation sociale, mais plutôt la loi divine. Etant donné qu’il n’y a pas une seule loi où l’on ne trouve soit des recommandations de Dieu, soit celles du prophète et dont la plupart des cas, des recommandations qui avantagent l’homme. Pour affermir cette idée, nous allons nous baser sur ce verset : Voici ce dont Allah vous fait commandement. Au sujet de vos enfants : aux mâles, portion semblable à celle de deux filles. (Sourate des femmes, IV, 11-12)1 Avoir des progénitures mâles est donc un bonheur pour un père, car la religion ne fait grâce de rien pour l’homme sans héritier, elle le prive de ses fortunes et ne donne qu’un tiers à la femme. Ce système de partage au profit de l’homme, s’explique par le fait que, c’est lui qui doit subvenir aux besoins de la femme. Ce serait donc injuste de donner à la femme autant qu’à l’homme. Ainsi, dans la société maghrébine qui est une société musulmane, il est tout à fait légal si la femme hérite moins. A ce propos, nous allons mettre en parallèle la discrimination de la femme maghrébine, en matière d’héritage avec la tradition malgache sur le « kitay telo an1 Tahar Ben Jelloun, L’Enfant de Sable, p.53 22 dàlana1 ». En effet, ce dernier se rapproche du système patriarcal, dans la mesure où il est question de procéder au partage des biens et dans laquelle la femme n’a droit seulement qu’à un tiers. Ceci est donc la preuve qu’elle reste insignifiante dans une société où ce sont les hommes qui accaparent le plus de pouvoir, comme si elle est fatalement inférieure. Tout ce que nous venons de voir sur la femme dans la société maghrébine, nous a permise de constater que face à l’homme, elle est chosifiée et toujours victime de la société. Donc elle n’a pas tellement sa place dans le monde phallocratique, car elle est rabaissée où qu’elle soit. Sur ce, pour pouvoir élargir cette réalité, en nous appuyant sur l’œuvre, nous orienterons notre travail vers la violence endurée par la femme. 1 Regis Rajemisa-Raolison, Rakibolana Malagasy, Fianarantsoa, 1985, p.525 23 DEUXIEME PARTIE LA FEMME MAGHREBINE FACE A LA VIOLENCE 24 La non considération de la femme va jusqu’à un certain degré que l’on qualifierait de violence. La violence qui atteint la femme est, dans de nombreux cas, provoquée par la tyrannie de l’homme. Etymologiquement, du latin « violentia », le terme violence signifie abus de la force1. Et dans le cadre du roman, il s’agit d’une oppression exercée sur la femme pour le bien-être de l’homme. La violence est entièrement développée dans l’œuvre, d’où la division du présent travail en deux grands chapitres, dans lesquels nous verrons la violence familiale et religieuse, suivie des conséquences de la violence. I- VIOLENCE FAMILIALE ET RELIGIEUSE Que ce soit dans la famille ou au sein de la religion, le détenteur de la violence subie par la femme est toujours l’homme. Et inéluctablement, la femme supporte toute méchanceté qui manifeste la malveillance de l’homme envers elle. Ainsi, les sévices appliqués à la femme se dérouleront dans ce chapitre, à travers le foyer en premier lieu, et dans la religion en second lieu. 1.1. Violence au sein du foyer Lorsqu’il est question de violence, on pense automatiquement qu’il s’agit d’une agression physique, généralement causée par l’homme. En vérité, la brutalité est spécifique au mâle, et ce comportement lui diffère de la femme qui est plutôt passive. Dans le roman, ces deux attitudes se remarquent chez Hadj Ahmed et sa femme. Comme nous avons vu au préalable, il ne s’est jamais comporté en homme affectueux à l’égard de son épouse, plus exactement avant la naissance d’Ahmed. La violence s’explique ainsi à travers le besoin de rompre la situation pénible qui tombe sur sa famille. Etant donné qu’elle n’a pu lui donner un mâle, il utilise la faiblesse de sa femme pour accomplir son désir d’avoir un fils. Le conteur Si Abdel Malek montre dans son récit comment Hadj la fait souffrir : Il avait même emmené sa femme séjourné dans un marabout durant sept jours et sept nuits, se nourrissait de pain sec et d’eau. Elle s’était aspergée d’urine de chamelle […]. Elle avait bu un liquide saumâtre et très amer préparé par une vieille sorcière. Elle eu la fièvre, des 1 Larousse analogique, juin 1985, p.765 25 nausées insupportables, des maux de tête. Son corps s’usait. Son visage se ridait. Elle maigrissait et perdait souvent conscience1. Dans un premier temps, on assiste à un abattement profond de l’époux. Comme il se trouve dans une impasse, il cherche d’autres issues pour parvenir à son but, en consultant des devins. La manière de faire appel au maraboutage et à la sorcellerie prouve qu’il s’est même détourné de la religion, car celle-ci ne lui a donné aucune satisfaction. Néanmoins, bien qu’il soit prostré, ses actes sont inadmissibles, parce qu’exposer la femme à de telle souffrance témoigne un manque de respect envers elle. Sur ce point, nous nous permettons d’affirmer qu’ici, l’acte de violence vise à mettre en péril la femme, en vue d’assouvir l’homme. Et encore faut-il préciser que la mère d’Ahmed s’est sacrifiée inutilement pour l’époux, qui va jusqu’à la torturer, coïter avec elle pendant des nuits choisies par la sorcière. Pire encore, il s’est servi du corps d’un défunt pour toucher le ventre de la femme. Dans ce cas là, la violence se révèle dans la façon de maltraiter la femme comme on maltraite un animal, dans la mesure où c’est sa vie même qui est en jeu. Par conséquent, nous sommes en face d’une libre manifestation de la brutalité. Rien n’empêche l’homme de se comporter violemment envers la femme, d’autant plus que dans la société qui adhère la souveraineté de l’homme, «être femme est une infirmité dont tout le monde s’accommode, et être homme est une illusion et une violence que tout justifie et privilégie ». (p.94). Ainsi, dans la société maghrébine où l’homme, dans son rang de chef de famille, est autorisé à intensifier sa domination sur la femme, la violence s’enracine. En outre, il faut ajouter qu’en tant que mâle, un fils peut également maltraiter sa mère et même ses sœurs. Nous pouvons le confirmer à travers la violence exercée par Ahmed. Avant de formuler des remarques sur ce personnage, il serait mieux d’expliquer son caractère violent. En effet, l’agressivité d’Ahmed provient de sa haine contre la cruauté que ses parents lui ont fait subir, à cause des médisances de la société ainsi que des lois religieuses. Donc, il est clair qu’Ahmed ne soit pas violent de nature, mais c’est l’entourage qui le pousse à l’être. D’après lui, pour justifier son statut de mâle, il faut 1 Tahar Ben Jelloun, L’Enfant de Sable, p.18 26 recourir à la brutalité, et les paroles qu’il adresse à ses sœurs témoignent cette violence, car il leur dit : « […] Vous me devez obéissance et respect. Enfin, inutile de vous rappeler que je suis un homme d’ordre et d’autorité et que, si la femme chez nous est inférieur à l’homme, ce n’est pas parce que Dieu l’a voulu où que le prophète l’a décidé, mais parce qu’elle accepte ce sort. Alors subissez et vivez dans le silence. » (p.65) La rigueur d’Ahmed montre l’incarnation du pouvoir masculin, car il exprime la phallocratie telle que son père, en méprisant ses sœurs et en se comportant brutalement envers sa mère. Et tellement il veut manifester sa puissance qu’il a même l’audace de dire à sa mère : « Comment as-tu fait pour n’insuffler aucune graine de violence à tes filles ? Elles sont là, vont et viennent, rasant les murs, attendant le mari providentiel…, quelle misère ! » (p. 53). En observant l’attitude de Hadj et de son fils Ahmed, la question qui nous frappe en premier est pour quelles raisons manifestent-ils une telle violence envers les femmes ? Il est vrai que c’est dur de vivre dans une société qui ne tient pas compte de la gente féminine. Mais pour le cas de Hadj, s’il s’agissait seulement de problème de progéniture, il aurait pu prendre une deuxième épouse qui lui donnerait un fils, puisque c’est accordé dans la tradition. Pourtant, il n’a pas répudié sa femme, et en voulait à la société. Donc, sa conduite renferme une lâcheté, car pour vaincre l’humiliation vis-à-vis de la société, il s’en prend à sa femme. Nous pouvons déduire ici que Hadj Ahmed exerce une violence envers son épouse, pour cacher sa faiblesse, d’ailleurs un passage du texte nous le prouve, lorsqu’il s’isolait et qu’il lui arrivait parfois de pleurer en silence (p. 17). Par contre, en ce qui concerne Ahmed, son attitude est en rapport avec son identité homme-femme. Effectivement, Ahmed se conduit pareillement aux hommes parce qu’il a été formé par le père pour devenir un homme violent, depuis son enfance. Ce qui ne veut pas dire qu’il approuve la maltraitance des femmes car, il ressent en luimême les souffrances qu’elles endurent, comme il déclare à sa mère : « […] Je les imagine, je les sens et je les vois ! »(p. 53). Mais il veut les inciter à se révolter contre l’homme. Néanmoins, il est évident qu’elles ne peuvent se révolter, car elles n’ont ni les moyens matériels ni intellectuels de le faire. 27 L’analyse que nous venons de développer indique que, la violence subie par la femme dans la société de civilisation arabe est tout à fait tolérable, et surtout quand elle touche le foyer conjugal. Donc, un homme qui n’agit pas durement envers sa femme n’est pas digne d’être un vrai homme et d’être un mari. Si au sein du foyer la maltraitance s’exerce à travers des agressions physiques, comment se déroule-t-elle au niveau de la religion ? 1. 2. Violence au sein de la religion Parler de la violence au sein de la religion serait une transgression de sa sacralité, cependant, nous avons choisi ce terme, car elle ne touche pas seulement le côté physique, mais également le côté moral. Ainsi le fait d’interdire à la femme de s’émanciper dans sa religion, est déjà un signe de violence. Dès que l’on aborde le sujet concernant la religion dans un pays islamique, la première idée qui nous vient en tête est le Coran. Il s’agit du livre sacré des musulmans, car il contient des paroles d’Allah (Dieu unique des musulmans) transmise à Mahomet par l’archange Gabriel. Il est le fondement de la civilisation musulmane, la source du dogme et des lois de l’Islam1. Toutefois, la religion pourrait être une sorte de barrage pour la femme, dans la mesure où elle à celle-ci un régime dur, et c’est ce qui provoque la violence. Donc, il est clair que la religion musulmane possède un visage rétrograde et agressif, en particulier vis-à-vis de la femme. Dans l’œuvre, l’aspect violent de la religion est bien visible, le premier qui nous a marqué est que l’école coranique est destinée uniquement aux mâles. Ceci peut être justifié à travers le passage où l’on raconte l’enfance d’Ahmed : « Il fallait à présent faire de cet enfant un homme, un vrai […] Il allait avec d’autres garçons de son âge à l’école coranique […] » (p. 32). Ahmed est donc le seul à bénéficier les atouts. Par contre, ses sœurs n’ont jamais eu ce privilège, elles restaient à la maison et c’est leur mère analphabète qui se chargeait de leur éducation. Dans ce cas, on peut dire que la femme est réduite à l’ignorance. Aussi, concernant la pratique de la foi, n’a-t-elle pas le droit de participer à ce qu’il y a de précieux dans la vie religieuse des musulmans, à l’instar de la prière commune du vendredi. Encore plus que son entrée dans ce lieu de prière n’est même pas permise, Ahmed le dit en ce sens : « J’allais à la mosquée. J‘aimais bien me 1 Le Petit Larousse Grand Format, Dictionnaire encyclopédique (n˚17215), 1992, p. 1259 28 retrouver dans cette immense maison où seul les hommes étaient admis » (p. 37). La mosquée est en réalité un lieu où les fidèles expriment leur piété et leur ferveur religieuse, pour demander la grâce divine. Ainsi, nous pouvons certifier que dans la société arabo-musulmane, la religion avec son aspect plutôt enfermé, écrase la dévotion de la femme. Cette dernière ne peut s’épanouir de sa vie en tant que «religieuse» (dans la religion musulmane, se dit d’une personne qui appartient à une religion, et qui pratique sa religion avec piété). Ce genre tradition peut s’expliquer par le fait que la présence féminine à la mosquée, perturbe l’homme durant ses prières. La femme est comme une sorte de tentation pour l’homme. En outre, la violence s’exprime également avec la plus grande clarté à travers les textes coraniques, qui précisent et dictent les modes de vie de la femme musulmane. Par conséquent, elle ne doit se comporte que selon les recommandations du coran, comme il est prescrit que « les femmes vertueuses sont obéissantes »1. A ce propos, nous nous permettons d’avancer l’idée que la femme soit comme un objet de vente, dans la mesure où sa valeur dépend de sa soumission à la religion. Si on tient compte de cette loi, de toute évidence, en tant que religion, L’Islam a le droit d’établir des préceptes pour ses fidèles. Pourtant, quand on observe la plupart des textes, le premier fait qui nous frappe c’est qu’ils ne sont pas équilibrés. D’une autre manière, le Coran tend à minimiser, voire réprimander la femme, alors qu’il donne un statut prépondérante à l’homme. En effet, on prend comme prétexte la vertu pour mieux abaisser la femme. C’est en ce sens que s’expriment les tendances de la religion à accorder à la femme des faveurs injustes, elle ne reconnaît la femme qu’en vertu de sa disposition à obéir. Néanmoins, il serait injuste de donner tord à la femme, si elle se laisse manipuler par la religion qui utilise le Coran pour prouver la supériorité de l’homme. Il est clair que la religion musulmane est de domination masculine. A ce niveau, la position de la femme dans le Coran est loin de s’améliorer considérablement, d’ailleurs, le roman même certifie qu’ « il y a dans ce livre des versets qui ont fonction 1 Régis Blachère, « Les femmes », IV, 34, Traduction du Coran, Maisonneuve et Larose, 1966, p.99 29 de loi ; ils ne donnent pas raison à la femme » (p.180). Donc, il va de soit que la religion renvoie à la femme, tout ce qui peut être qualifié de « mal ». Effectivement, cette hypothèse pourrait être reliée au concept du « péché originel », évoqué dans la bible, où il est question de transgression de la loi divine et dont la femme en est la cause. Seulement, dans la religion islamique, le mépris dans lequel est tenue la femme, provoque la difficulté de son entrée au paradis. D’autant plus que, selon certains récits concernant la femme, le Prophète a dit : J’ai regardé le Paradis et j’ai trouvé que les pauvres gens formaient la majorité des habitants; j’ai regardé en enfer et j’ai vu que la majorité des habitants étaient des femmes1 L’analyse que nous venons de développer nous amène ainsi à déduire que le machisme musulman, ne se limite pas au sein de la société mais atteint également la religion. Quoi qu’il en soit, s’il est évident que ce sont les hommes qui dirigent la religion, donc ils sont aussi à l’origine de la violence religieuse subie par la femme. Il est alors certain qu’ils interprètent mal la parole sacrée, sur la différence entre l’homme et la femme. Il est vrai qu’après la mort du prophète, les hommes ont imposés à la femme des lois sévères liées aux anciennes idées morales et sociales des arabes d’avant l’Islam. Pourtant, ces genres d’individu méprisaient la race féminine car, « les pères arabes jetaient une naissance femelle dans un trou et la couvrait de terre jusqu’à la mort » (p. 129). A ce propos, la femme, qu’elle soit au sein de son foyer ou vis-à-vis de la religion, elle ne peut jouir d’un statut favorable. La raison est simplement parce que, dans les pays arabo-islamique, la mégalomanie ainsi que la violence de l’homme règnent encore. Quelles conséquences pourrait-on déduire alors du mauvais traitement de la femme ? II- CONSEQUENCES DE LA VIOLENCE A partir des différents aspects de la violence que nous avons évoquée, nous pouvons tirer comme conséquence une peine terrible chez la femme. Il est surtout 1 Ascha Ghassan, Du statut inférieur de la femme en Islam, L’Harmattan, 1987, p.128 30 question de bouleversement et de la tragédie familiale. Nous verrons ainsi l’affliction qui atteint la femme et la perte de cohérence familiale. 2. 1. Affliction de la femme La conséquence de la violence appliquée à la femme se présente d’une manière hostile, comme elle vise directement la psychologie de la femme. Alors nous avons choisi, pour pouvoir bien discerner notre travail : Ahmed et sa mère. Elles ont été choisies, car parmi les différents personnages du roman qui ont subi des perturbations, on peut dire que ce sont elles qui ont vraiment manifesté leurs douleurs. Concernant la mère, son affliction a pris son origine dans son problème de couple. C’est une femme sans joie et à la fois inanimée, la raison est qu’elle a supporté les maltraitances de son mari durant le vivant et surtout après la mort de celui-ci. Dans le roman, son chagrin se présente sous forme d’auto- destruction, car elle « vécut cette déchéance comme une vengeance du ciel pour avoir détourné la volonté de Dieu, elle sombra dans un mutisme et une folie tranquille […] » (p.93).A ce niveau, la femme se trouve dans un état dégradant et elle donne l’impression d’une personne en plein désespoir, c’est comme si sa vie n’a plus aucun sens. D’ailleurs, s’il est évident qu’elle a contribué avec le mari, au changement d’apparence de sa fille. Alors, cette souffrance morale devait fatalement lui arriver, pour autant qu’elle a vécu d’énorme sacrifice dès le début jusqu’à la fin de l’histoire. Ainsi, la mère est poursuivie par sa conscience, elle perd sa vitalité et sa santé. Ce qui prouve que faire vivre sa fille dans le mensonge total n’a jamais été son désir, mais elle ne peut réagir face à l’homme. C’est la raison pour laquelle « elle s’est retirée dans le silence du deuil » (p.66), à la mort de Hadj. En parlant de l’affliction de la mère, nous avons mis en accent le terme « silence », dans la mesure où c’est un caractère qui la spécifie. Evidemment, tout au long du roman, il n’y a pas une seule fois où elle ne se tait lorsque son mari ou bien son fils prend la parole. D’ailleurs, à chaque fois qu’une discussion se présente, soit « elle ne dit rien » (p.52), soit on l’empêche de parler : « Toi, tu te tais et moi j’ordonne ! […] Tu ne dis rien» (p.53), lui dit Ahmed, le 31 jour où il a déclaré qu’il va épouser Fatima. Dès lors, le silence devient une habitude chez elle. Toutefois, s’il est vrai que le silence est une manière de mourir autrement, alors la mère d’Ahmed a choisi cette voie, car elle s’imagine morte, en effet, seuls les morts ne parlent pas. Cette attitude nous montre donc que c’est son psychisme même qui est détruit. Nous empruntons ainsi les termes à Tahar Ben Jelloun qui affirme que « le silence est un linceul qui enterre les gens vivant »1. Si tel est le cas de la mère, celui d’Ahmed s’avère encore plus complexe car, dans le roman il est un personnage problématique essentiellement au niveau de la psychologie. En fait, une trouble de raison gagne l’esprit d’Ahmed, dans la mesure où il refuse de vivre dans la vérité de son identité de femme, ainsi il se contente simplement d’avoir le corps sans l’utiliser. Néanmoins, si on tient compte du statut masculin d’Ahmed, on ne devrait pas parler de violence avec lui, puisqu’il a profité de tous les privilèges, en appliquant son autorité, comme font les hommes sur les femmes. Mais nous avons quand même décidé d’étudier son cas, car il traverse une perturbation psychologique. Effectivement, il est en face d’un terrible conflit intérieur entre son corps de femme et son apparence en regard de l’ordre social. A partir d’ici, nous n’allons plus traiter Ahmed en tant que mâle, mais en tant que fille mâle, car nous allons voir les conséquences de la dissimilation de son identité. La confusion mentale d’Ahmed a commencé dès son adolescence, d’abord concernant le sexe qu’il possède virtuellement : « […], Une verge qui serait mienne mais que je ne pourrais jamais porter ni exhiber. » (p.44). Le sentiment d’être reconnu homme mais qui n’est seulement qu’un déguisement, provoque un trouble chez Ahmed. En effet, il est un simulacre de l’enfant mâle tant attendu par le père, du point de vue social, il est homme, et il a pris une décision de le devenir réellement en agissant de la même manière que les hommes. Cependant, c’est surtout le corps qui trahit sa masculinité, plus exactement son sexe, dans la mesure où il n’a pas l’étoffe d’un homme virile comme il se cache à 1 Mouzouni Lahcen, Le roman marocain de langue française, Paris PUF, juillet 1992, p. 56 32 l’intérieur d’un « sexe faible. » Ce qui est plus affligeant pour Ahmed, c’est qu’il possède deux figures différentes, mais qu’il ne peut pas utiliser de façon normale, ni l’un ni l’autre, en particulier sa figure masculine. Ainsi dit-il : « Je suis las de porter en mon corps ses insinuations sans pouvoir ni les repousser ni les faire miennes. » (p.88). Encore faut-il préciser que son chagrin apparaisse également lors de ses premières menstruations, où il commence à vraiment découvrir son état de femme. D’une manière générale, chez une jeune fille, la peur est toujours ressentie lorsqu’elle atteint ce stade. Pour Ahmed, c’est un moment difficile, car il doit s’habituer à la nouvelle phase de sa vie, tout en demeurant un homme. Selon lui, il s’agit d’une blessure et une mémoire d’une vie à laquelle il a manqué. Dans son journal intime, il présente ainsi le déroulement de cette période qui a marquée son adolescence : « Et le sang un matin a tâché mes draps. […] C’était un rappel […] le souvenir d’une vie que je n’avais pas connu et qui aurait pu être la mienne. » (p.46). Il s’agit là d’un véritable traumatisme dans la mesure où la duplicité de son corps semble l’empêcher d’être en harmonie avec sa vraie identité. Suivant cette hypothèse, nous nous permettons d’affirmer que c’est à partir des changements liés à l’évolution de son corps que se manifeste l’affliction d’Ahmed. Evidement, sa réalité corporelle ne peut pas être en communication avec la réalité sociale car, son corps de femme n’a pas sa place dans la société. Comme il dit à la page 48 du roman : « Sa vie tenait à présent au maintient de l’apparence. » Nous nous référons ainsi au titre même de l’œuvre, en parlant du « Sable ». En effet, le thème sable pourrait être, d’une part, une matière pulvérisant qui se détruit et se modifie facilement sous l’effet du vent. A l’exemple du sable qui envahit les déserts en Afrique et qui change de forme au fur et à mesure que le vent souffle. Ainsi, dans son caractère fuyant, le sable peut cacher la vérité d’un lieu. D’autre part, ce qui vient d’être évoqué nous amène à soutenir l’idée que, dans le cadre du roman, le concept « sable » signifie « enfouissement », car il est question de dissimilation d’identité et de mensonge social. Dans ce cas, L’Enfant de Sable présente le caractère androgyne d’Ahmed qui, par conséquent, a engendré son tourment. Nous constatons à travers tout ce qui a été dit sur l’affliction de la femme que, même si elle endure la malveillance de l’homme, elle n’est pas tellement affectée par la 33 souffrance physique mais, c’est plutôt son esprit qui est troublé. La femme est ainsi exposée à une violente douleur morale. Par conséquent, on assiste à un éclatement de la cellule familiale que nous allons voir dans le chapitre suivant. 2. 2. Perte de cohérence familiale La plupart des temps, la violence exercée par le chef de famille est souvent mal vécue après la mort de celui-ci. Comme la famille de Hadj Ahmed, dont le despotisme a causé l’éclatement de la cellule familiale, puisqu’il n’est plus présent pour mettre la pression sur son entourage. Il s’agit d’un véritable drame familial, car c’est une rupture totale entre chacun des membres. Par conséquent, nous allons examiner le déchirement de la famille à travers le choix d’isolement d’Ahmed et de sa mère, ainsi que la vengeance des filles. Pour Ahmed, la solitude est une sorte de refuge et de confidente, dans la mesure où c’est là qu’il peut montrer ses blessures et faire sortir les chagrins qui le hantent. Comme il désigne dans ses lettres : « Elle est mon choix et mon territoire. » (p.87). Ce choix provient de l’absence de contact réel avec le monde extérieur, autrement dit, il ne peut pas exprimer ses émotions en dehors de lui-même. C’est dans l’entretien épistolaire avec le correspondant anonyme et imaginaire qu’il peut affirmer ses angoisses. Donc pour Ahmed, seules les lettres qu’il écrit dans sa solitude lui donnent la possibilité de quitter son exil intérieur, cela l’aidait à vivre et à réfléchir sur sa condition (p.85). Ici, nous pouvons voir la valeur que l’auteur porte sur l’art d’écrire, dans la mesure où il met en évidence son utilité face à tous les problèmes qui surviennent dans la vie quotidienne de l’homme, comme le cas d’Ahmed. Par ailleurs, l’isolement mène Ahmed vers le désir de se détacher complètement de sa famille : « Je voudrais quitter cette maison […] Je voudrais sortir pour naître de nouveau, naître à 25 ans, sans parents, sans famille, mais avec un prénom de femme débarrassé à jamais de tous ces mensonges. » (p.153). Nous comprenons à partir de là que la maison devient une sorte de prison, et qu’Ahmed luimême n’a plus le sens de la famille, bien qu’il ait bénéficié de l’amour parental. Quoi qu’il en soit, le comportement d’Ahmed qui tend à rejeter définitivement la demeure paternelle est tout à fait normal, dans mesure où son existence est pleine d’altération, ainsi dit-il : « La famille telle qu’elle existe dans nos pays. Avec le père 34 tout-puissant et les femmes reléguées à la domesticité […] Je la répudie. » (p.89). La perte de cohérence familiale est ici pareille à une tragédie, car Ahmed éprouve une antipathie envers la famille même. Ceci est dû par le fait que tout ce qu’il a vécu auprès des parents et de ses sœurs, est le contraire de ce que l’on pourrait appeler une vie de famille. Certainement, la famille doit être un domaine dans lequel la communication entre parents et enfants se déroule harmonieusement. Mais avec celle d’Ahmed, le terme « harmonie » n’existe pas. L’incommunicabilité s’établit dans sa famille sous forme de crainte et aucune des membres de sa famille n’ose lui adresser la parole. Il y a ainsi un écart entre Ahmed, sa mère et ses sœurs. Cela peut être justifié à travers ce passage : Sa famille […] s’était habituée à le voir sombré dans un grand mutisme ou dans des colères brutales et surtout injustifiable. Quelque chose indéfinissable, s’interposait entre lui et le reste de la famille […] il avait décide que son univers était à lui et qu’il était bien supérieur à celui de sa mère et de ses soeurs.1 Quant à la mère, sa solitude révèle une remise de peine car, elle se sent coupable d’avoir détruit un corps innocent pour satisfaire l’exigence de l’homme. Et comme Ahmed, elle a décidé de s’enfermer en perdant entièrement l’usage de la parole : « Ma mère s’est enfermée dans une des pièces et purge selon sa volonté un siècle […] de réclusion. La maison est immense […] Elle tombe en ruine. Ainsi, moi je tiens un bout et ma mère un autre bout. Elle sait où je suis. Moi j’ignore où elle est. » (p.106). Et pour montrer qu’elle veut réellement mener une vie cloîtrée, elle se résout à cesser toute relation avec ses enfants. L’idée de sortir ou de recommencer sa vie ne l’a jamais incité, d’autant plus qu’elle est déjà « défigurée » (p.31). En effet, dans les pays arabes, les femmes ne sortent que rarement et même jamais, selon les cas. C’est donc à partir de cette tradition que nous avons rapproché l’attitude de la mère qui passe son temps dans un lieu clos, surtout qu’auprès de son époux, sa vie semblait toujours être cloîtrée. 1 Tahar Ben Jelloun, L’Enfant de Sable, p. 9 35 Ici, la rupture familiale se manifeste absolument dans un silence funeste, ce qui nous donne l’impression que l’âme du défunt est toujours présente et continue son oppression sur les femmes. Pourtant, d’une manière ou d’une autre, la mort d’un mari violent devrait être une libération pour la femme. Néanmoins, pour le cas de ce personnage, nous avons pu remarquer qu’il existe un lien indéfectible entre elle et le mari. Evidemment, au lieu d’être soulagée, elle devient encore plus malheureuse qu’auparavant et sa souffrance continue à s’empirer, dans la mesure où elle ne peut se sentir en paix. Plus exactement, lorsqu’elle prétend entendre la voix de son mari qui ne cesse de la culpabiliser. Et pour s’en débarrasser elle s’enfonce dans un sacrifice pitoyable, c’est-à-dire se causer elle-même une surdité, ainsi : « elle avait bouché ses oreilles avec de la cire brûlante, elle avait souffert mais préférait le silence définitif à cette voix sans âme, sans indulgence, sans pitié. » (p.130). A partir de ce qui est évoqué sur ce personnage, nous pouvons en déduire que la conception de la femme en tant que maîtresse de maison, perd son sens vis-à-vis de son aliénation. Encore plus que ce rang l’a été toujours interdit par l’homme, particulièrement par la société. Toutefois, si on a développé que la fin tragique de l’autorité de Hadj a engendré la vie recluse d’Ahmed et de la mère. Par conséquent, elle entraine aussi la rébellion des sept filles. Il n’est donc pas étonnant que les sœurs d’Ahmed, depuis la mort du père infanticide et la condamnation volontaire de la mère abattue, se permettent de mener une vie animée par l’esprit de vengeance. D’abord, trois d’entre elles « s’étaient mariées et ne venaient que rarement voir leur mère souffrante. » (p.89). Ce qui explique leur envie de se libérer de tous les malheurs qu’elles ont supporté, parce qu’elles ont été délaissées par la mère et répugnées par le père. Le refus de toute relation avec la mère montre donc leurs caractères rancuniers car, elle n’a jamais fait preuve de courage, même une seule fois pour protéger ses enfants de la cruauté de son mari. D’où l’attitude vengeresse des autres 36 filles qui sont restées dans la maison, dans la mesure où elles « dilapidèrent l’argent de l’héritage et cherchaient à nuire d’une façon ou d’une autre leurs frères. » (p.93). Il est évident que c’est l’exécration du père qui les a incitées à ruiner leur propre richesse, car elles savent bien que toute la fortune appartiendrait à Ahmed, étant donné que ce dernier soit le successeur. Nous percevons que les gestes des filles sont accompagnés d’une certaines jalousie de leur frère. Effectivement, cette attitude peut se manifester automatiquement chez les enfants, lorsqu’on est face à des parents partiaux. Donc en dilapidant l’héritage, elles ruinent Ahmed et détruisent ce que le père a bâti. Dès lors, la famille de Hadj Ahmed est en état d’anéantissement complet. C’est le fait d’avoir exercé tant de domination sur sa femme et ses enfants. Nous assistons, par ailleurs, à une démence de la mère, une haine énorme chez les filles et la vie retirée d’Ahmed. A ce propos, les conséquences de la violence envers la femme s’aperçoivent dans une situation catastrophique. Ainsi, elles donnent lieu à des réactions de la femme contre l’homme dans son statut de père et contre la société. 37 TROISIEME PARTIE LA FEMME MAGHREBINE ET SES REVENDICATIONS Dans cette dernière partie du travail, notre activité sera consacrée à l’analyse de la maltraitance de la femme, à travers les termes employés par l’auteur, qui 38 expriment sa participation à la valorisation de la femme. C’est également ici que nous verrons l’écriture offensive et choquante de l’écrivain. Comme la société empêche la femme de réclamer l’amélioration de sa condition sociale, alors dans son œuvre, Tahar Ben Jelloun manifeste cette dénonciation. Son engagement envers l’oppression de la femme donne lieu à la revendication d’identité qui s’effectuera dans cette partie à travers la recherche de personnalité et la révolte de la femme. I- RECHERCHE DE LA PERSONNALITE La personnalité permet de reconnaître chez chacun son individualité et son état d’âme. Dans L’Enfant du Sable, la recherche de personnalité s’avère une phase difficile pour la femme, car elle débute par une crise d’identité pour aboutir à la quête de la féminité. Cependant, avant toute analyse, nous tenons à préciser que ce chapitre sera consacré uniquement à l’étude du personnage principal, c’est-à-dire Ahmed, en raison de sa revendication de son statut de femme. 1. 1. Crise d’identité Face à l’identité dédoublée, Ahmed est confronté à un désarroi existentiel dans la mesure où il est reconnu comme un homme tout en étant une femme. En effet, le personnage d’Ahmed est gouverné par son apparence masculine, et il ne s’est jamais présenté sous une autre identité vis-à-vis de la société. Ahmed a donc voulu suivre le manœuvre préconisé par le père, mais comme l’existence effective de son corps contredit l’image du corps à l’apparence sociale, alors il s’embrouille dans une crise d’identité. Par conséquent, il est en état d’incertitude sur la réalité de son être. Et ce doute se présente par des interrogations constantes qui s’aperçoivent dans le texte romanesque, telle une vive inquiétude. A savoir « Qui suis-je ? Et qui est l’autre ? » (p.55), ou encore « Suis-je un être ou une image, un corps ou une autorité […] Qui suis-je ? » (p.50). Sous l’influence de cette irrésolution, Ahmed est livré à un grand souci de son état. Dans les moments d’égarement, Ahmed essaie de trouver l’authenticité de son existence et on peut dire qu’il s’absorbe dans la méditation de son corps prisonnier du mensonge. 39 Ainsi, les interrogations révèlent qu’il est vraiment en pleine confusion, dans la mesure où il porte une existence obscure et qu’il n’arrive pas à saisir ce qui constitue sa propre identité. Sur ce point, nous nous permettons de soutenir l’idée qu’Ahmed devient un étranger pour lui-même. Autrement dit, il ignore si le corps qu’il habite lui appartient ou appartient à une autre, ou bien s’il est vraiment un homme ou une femme. C’est pourquoi, la réponse qu’il donne pour expliquer son angoisse apparaît encore plus problématique que les questions car, il dit : « Moi-même je ne suis pas ce que je suis ; l’une et l’autre peut-être ! » (p.59). Toutefois, la crise d’identité se définit comme un sentiment douloureux d’une division intérieure, car Ahmed est entraîné par sa figure ambivalente. De ce fait, il est clair que le personnage d’Ahmed demeure dans une situation critique, en raison du changement de personnalité, comme il se présente tantôt homme vis-à-vis de son entourage, et tantôt femme à l’intérieur de sa chambre, le seul endroit où il se comporte en femme. Donc, force nous est de constater que dans sa crise d’identité, Ahmed se nourrit d’une volonté de se connaître lui-même. En outre étant toujours à la recherche de sa personne, Ahmed essaie encore de trouver une autre solution, en utilisant le miroir. Comme il écrit dans sa lettre : « J’apprends à me regarder dans le miroir. J’apprends à voir mon corps […]. » (p.98). Dans un premier temps, Ahmed adore se regarder dans le miroir, car il lui permet d’être en relation avec son identité féminine et de pénétrer dans les replis de son corps. Il lui donne également la possibilité de comprendre son état lamentable, et de répondre à ses inquiétudes. Cependant, cette découverte provoque encore chez lui un malaise, le pousse à fuir son reflet, et une fois de plus le jette dans une profonde tristesse. D’une façon normale, le miroir donne l’occasion pour chaque individu d’être en face de soi-même et de pouvoir entrer en contact direct, avec sa propre personne. Pourtant, en ce qui concerne Ahmed, au lieu d’être en communion parfaite avec son corps par le biais du miroir, ce dernier lui apparaît comme une menace. Comme témoigne les paroles qu’il tient sur la réalité du corps et de son masque : Cette vérité […] me tend un miroir où je ne peux me regarder sans être troublé par une profonde tristesse […] Le miroir est devenu le chemin par lequel mon corps aboutit à cet état […] Alors, j’évite le miroir. Je n’ai pas toujours le courage de me trahir, c’est-à-dire de 40 descendre les marches que mon destin a craché et qui me mène au fond de moi-même dans l’intimité […] de la vérité qui ne peut être dite1. Une telle mélancolie ne peut être que le fruit de la relation douloureuse qu’il entretient avec son autre « je ». En effet, l’image produite par le miroir éloigne tout ce qui peut être caractéristique de son statut de mâle. Ainsi, Ahmed se sent trahi par le miroir, qui dévoile une vérité à laquelle il ne peut pas échapper. Par ailleurs, sa tristesse exprime une véritable démoralisation, car il espérait que le miroir allait faciliter sa quête d’identité, pourtant, cela a encore augmenté le problème de son existence. Etant donné que le miroir lui révèle la présence d’un corps qui est en réalité inutilisable. C’est ainsi que le doute réapparaît dans sa pensée, avec une interrogation qui se trouve plus énigmatique et pénible que les autres : « Qui suis-je à présent ? Je n’ose pas me regarder dans le miroir. Quel est l’état de ma peau, ma façade et mes apparences ? » (p.111). A cet état d’amertume, Ahmed se trouve dans une situation en désordre, car il endure l’altération subie par son corps qui est quasi-obscur. C’est la raison pour laquelle il s’interroge sur sa façade car, l’image reproduite par le miroir éloigne tout ce qui peut être caractéristique de son statut de mâle. Ainsi, l’aspect contradictoire de son identité, qui motive la crise, est ressenti par Ahmed dans un profond chagrin. Nous constatons à partir de ce trouble de personnalité, malgré le choix de poursuivre la volonté paternelle, autrement dit être complètement homme, Ahmed ne peut éviter son destin tragique de femme. En outre, Ahmed est en état de déception comme il est soumis à des conditions de vie qu’il ne peut pas modifier. Il devient incompréhensible, d’ailleurs il ne se comprend pas lui-même. Par conséquent, il s’investit dans un profond délire, dans la mesure où il ne supporte plus le fardeau du mensonge : « […] Je m’accroche à ma peau extérieur dans cette forêt épaisse du mensonge. » (p.69). Cette aliénation met en évidence la souffrance morale ressentie par Ahmed du fait qu’il est en situation de conflit, c’est-à-dire, il n’arrive pas à réconcilier sa figure intérieure avec son propre identité. La complexité de la condition d’Ahmed nous amène à déduire que la femme ne peut échapper à la frustration, dans un monde où elle est complètement bafouée, tant 1 Tahar Ben Jelloun, L’Enfant de Sable, p.44 41 qu’elle refuse d’affirmer sa personnalité. C’est pourquoi, pour vaincre la perception négative de la société sur la femme, Ahmed se lance dans la quête de la féminité. 1. 2. Quête de la féminité La recherche de la féminité se présente chez Ahmed en deux catégories : d’abord, il tend à retrouver la vie qui lui a été interdite en féminisant son corps, dans une activité de coquetterie. Ensuite, il rend les épanouissements sensuels qui ont été refoulés. Il se sent enfin disponible pour être femme, réveiller le corps et comme il l’affirme : « Il est encore temps pour le ramener au désir qui est le sien. » (p.36). Nous sommes donc en face d’une grande volonté de restaurer le corps féminin dans sa vérité. En prenant cette décision, Ahmed abandonne tout ce qui concerne sa prétendue masculinité, à l’instar de la voix grave, la vigueur, etc. et suit ses instincts naturels. Ainsi, il pénètre dans un exercice de charme, une sorte de divertissement sous forme de séduction, dans lequel il cherche à plaire son physique. Tel que nous voyons à travers ce passage : « Je me suis rasé les poils sous les aisselles, me parfumai […]. » (p.115). Il s’agit ici d’une attitude qui cherche à faire connaître son corps, le souvenir d’une période oubliée de sa vie, c’est-à-dire, le fait de se comporter comme une vraie femme. Ahmed utilise dans ce cas son corps pour accomplir la quête, car c’est la seule voie qui lui permet d’accéder à une joie intérieure, tel que vivre librement dans la société avec son identité féminine. La quête de la féminité devient ainsi un processus pénible, dans la mesure où Ahmed doit revenir en arrière, chercher chaque étape de sa vie enterrée, bref, il veut recommencer sa vie avec une nouvelle personnalité. Mais ce qui nous parait essentiel à relever, c’est qu’il a renoncé de revêtir le mensonge pour vivre dans la sérénité. Cependant, cette recherche le conduit vers une sensation libidineuse, dans la mesure où il cherche à satisfaire son corps dans des plaisirs érotiques. Voici ce qu’il dit à ce propos : « J’ai enlevé les bandages autour de ma poitrine, j’ai longuement caressé mon bas-ventre. » (p.112). Et au fur et à mesure qu’il avance dans son exploration corporelle, il lui arrive, surtout durant la nuit, de recommencer. Ainsi, au cours de son passage à l’hôtel, il raconte : « Je m’étendis sur le lit, nue, et essayai de redonner à mes sens le plaisir qui leur était défendu. Je me suis longuement caressé les seins et les lèvres du vagin. » (p.115). 42 La répétition des termes « caresse, sein, bas-ventre », est un signe qu’Ahmed accorde beaucoup d’importance sur les parties du corps qui montrent sa féminité. En réalité, il se préoccupe de l’état dans lequel se trouve son corps, à 25ans ; certainement, il ne s’est jamais inquiété de l’évolution de son sexe. Les seins sont petits, d’ailleurs, depuis son enfance, sa mère les bandait pour les empêcher d’apparaître (p.36). Ce qui l’incite à vouloir à tout prix faire renaître les pulsions sexuelles qui ont été réprimés. Néanmoins, ce rituel érotique auquel se livre Ahmed, ne s’arrête pas seulement dans le temps où il prend conscience de ses actes, mais s’introduit également dans la profondeur de l’inconscient, c’est-à-dire ses rêves. En effet, comme toute personne adulte normale qui ressent un plaisir extrême durant une activité sexuelle, Ahmed éprouve également cette jouissance, mais d’une autre façon. Etant donné qu’il ne peut pas encore satisfaire son désir dans le monde réel, alors il réalise cela dans le monde imaginaire. Voici comment Ahmed présente ses fantasmes : « Dans mes rêves, je ne vois que des lèvres charnus passés sur tout mon corps et s’arrêter longuement sur mon bas-ventre… Cela me donne un plaisir tellement fort que je me réveille… et découvre ma main posée sur mon sexe. » (p.97). Le contenu de ce rêve à caractère sexuel, est lié au problème de l’évolution de son corps depuis sa naissance. Evidemment, Ahmed a toujours essayé de ne pas tenir compte de ses instincts sexuels, que lorsqu’il atteint l’âge adulte, ces tendances refoulées cherchent à s’exprimer au niveau du rêve. L’envie de devenir femme est tellement fort chez Ahmed, qu’il songe la présence d’un homme pénétrant dans ses moments intimes, et lui donnant une réelle satisfaction avec des baisers. Comme il en témoigne dans ses propos : J’ai dormi dans ma baignoire […] Un homme est venu, il a traversé la brume et l’espace et a posé sa main sur mon visage en sueur. Les yeux fermés, je me laissais faire dans l’eau déjà tiède. Il passa ensuite sa main lourde sur ma poitrine, […] Plongea sa tête dans l’eau et la déposa sur mon bas-ventre, embrassant mon pubis. 1 1 Tahar Ben Jelloun, L’Enfant de Sable, p.95 43 Les baisers montrent ainsi l’accomplissement de l’acte sexuel car, Ahmed y trouve une vive admiration. Bien qu’ils soient complètement différents du coït, dans la mesure où on utilise les lèvres à la place des deux organes sexuels, le baiser est malgré tout « une expression voilée de l’acte sexuel1 », pour reprendre les mots de Sigmund Freud. Sur ce point, dans la quête de la féminité menée par Ahmed, il n’est pas uniquement une question de revendication de son statut de femme, mais il s’agit également d’une quête visant à compléter les besoins de son corps auxquels il a renoncé par la volonté paternelle. Cependant, il est vrai que donner une pleine satisfaction à son corps est difficile et souvent on n’arrive pas à avoir ce que l’on désire, donc pour pouvoir remplir le vide on pénètre dans le monde de l’imagination. Ce genre de sensation arrive également à Ahmed. De toute évidence, il éprouve à l’intérieur de son corps d’énorme envie, mais qu’il ne peut malheureusement réaliser afin de satisfaire son corps. Effectivement, comme il commence à découvrir son statut de femme, alors, le désir d’avoir un enfant envahi ses pensées, pourtant la condition de vie dans laquelle il se trouve, n’accepte pas cette sorte de folie. Dans ce cas, Ahmed manifeste des représentations imaginaires pour faire plaisir à son corps. Tel que dit le texte à ce sujet: J’ai eu l’idée ce matin d’adopter un enfant […] Un enfant ? Je pourrais en faire un, avec n’importe qui, le laitier, le muezzin, le laveur de mort…, n’importe qui pourvu qu’il soit aveugle… Pourquoi ne pas enlever un bel adolescent, lui bander les yeux et le récompenser par une nuit où il ne Vera pas mon visage mais fera ce qu’il lui plaira de mon corps2 ? La première remarque qui nous frappe, c’est que l’essentiel pour Ahmed n’est pas tellement le fait d’avoir un enfant, mais surtout la manière par laquelle il procède pour avoir l’enfant. Ce qui nous permet de déduire que, le seul problème qui hante l’esprit d’Ahmed dans sa quête est : « Comment faire pour satisfaire le corps ? », C’est la raison pour laquelle il conçoit toute une série d’imagination afin de donner les désirs 1 2 Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, édition Payot, 1961, p.302 Tahar Ben Jelloun, op.cit., p.105 44 dont le corps a besoin. A partir des analyses faites sur la recherche de personnalité, nous avons remarqué la véhémence de l’écriture de Ben Jelloun. En réalité, il met en évidence une sorte de transgression de la tradition maghrébine, en évoquant l’interdit, c’est-à-dire le concept de la sexualité. Donc, l’auteur procède ici à l’érotisation de l’écriture, en montrant les aspects cachés du corps féminin et c’est ce qui exprime le caractère outrageant de son univers romanesque. Par conséquent, cet aspect chaotique de l’œuvre sera renforcé par la révolte de la femme, où il donne à la femme le droit à l’existence, ainsi que le droit de s’exprimer dans une société régnée par les hommes. II- REVOLTE DE LA FEMME Comme il est annoncé dans le titre, nous orienterons ce travail vers la révolte de la femme. Il est surtout question de refus de la femme d’obéir à l’autorité masculine. Dans ce chapitre, l’attitude des femmes sera donc le contraire du comportement habituel de la femme dans la société maghrébine. Afin de bien analyser le travail, nous traiterons dans un premier temps, la révolte contre l’homme en se référant à Ahmed, et dans un second temps, la révolte contre la société. 1.1. Révolte contre l’homme (cas d’Ahmed) La révolte d’Ahmed contre l’homme s’affirme par un renoncement à la volonté du père, car cela consiste à briser les liens qui l’attachent au destin retracé par son père. C’est une réelle effervescence ayant des causes des sa naissance, c’est-à-dire le jour où ses parents ont décidés de falsifier son identité. Effectivement, Ahmed ne peut pas se révolter contre un père décédé, mais sa révolte est une sorte de fuite pour créer son propre chemin. Qu’est-ce qui l’a donc motivé à agir de telle sorte, pourtant la situation a été favorable pour lui durant le vivant du père ? Il est vrai qu’Ahmed est le seul à être bien traité par le père, mais sa désobéissance manifeste le besoin de rompre avec la souveraineté de la figure paternelle du monde maghrébin, qui décide la vie, la pensée, et même la croyance de ses enfants. 45 C’est donc de cette suprématie du père qu’Ahmed tend à rejeter, car il a subi le même sort. On peut voir son refus à travers les paroles adressés à ses parents : « […] Vous m’avez tracé un chemin ; je les pris, je les suivi […] Moi, je n’ai rien décidé. » (p.52-53). Ce qui signifie qu’il n’a jamais été maître de sa personne, dans la mesure où le père s’est servi de lui pour sauver sa dignité vis-à-vis de la société. Dans ce cas, si Ahmed a manifesté sa révolte, c’est surtout par haine de la société, car son père n’aurait jamais dissimulé son identité sans la dureté des lois sociales. Alors pour s’éloigner de cette situation tragique, Ahmed décide de devenir luimême. D’autant plus que la disparition des parents lui procure une émancipation : « Après la mort des parents, j’eus le sentiment de délivrance, une liberté neuve. Plus rien ne me retenait dans cette maison. Je pouvais enfin sortir, partir pour ne plus revenir. » (p.157).Cette volonté de se délivrer, de sortir et de partir très loin se reproduit maintes fois chez Ahmed, comme à la page 111 où il déclare : « Aujourd’hui je cherche à me délivrer […] Alors je vais sortir. Il est temps de naître de nouveau. » Le fait d’insister sur le désir de libération montre déjà l’aspect de la révolte chez Ahmed, il se permet de désobéir à la loi du père, en ne voulant plus accepter sa masculinité. A ce niveau, la révolte d’Ahmed est donc une revendication dans la mesure où il quitte définitivement tout ce qui a été forgé par son père, pour s’épanouir dans son statut de femme, d’où le changement de nom. Effectivement, non seulement Ahmed se débarrasse de son identité masquée, mais il va même jusqu’à porter un nom de femme. C’est la rencontre avec un autre personnage féminin : Oum Abbas (p.117), qui lui a donné l’occasion de faire apparaître au grand jour son identité féminine. Ainsi, il se fait appelé « Lalla Zahra » (p.127), qui signifie « l’éblouissante » ou « princesse d’amour » (p.127), compagnie des femmes et participe à des représentations de danse au cirque foraine. Ainsi, Ahmed s’engage à prendre en main sa nature de femme en se donnant en spectacle devant le public masculin, affolé de désir. Lorsqu’il est sur scène, il ne se sent plus prisonnier de son masque. Il a donc réussi à se débarrasser de son imposture et se détourne ainsi le destin truqué par le père. Son entrée au cirque lui est donc favorable, car Ahmed allias Zahra est devenu « heureuse, légère, et rayonnante » (p.123). 46 Néanmoins, cette révolte lui a causé un grand changement, dans la mesure où il a réellement accompli le devoir de femme. Ce choix peut s’expliquer par le fait qu’Ahmed veut vivre pareillement que les femmes, c’est-à-dire dans une faiblesse totale. Comme l’affirme l’un des conteurs : « Docile et soumise [...] Elle ne contrariait jamais la vieille […].» (p.128). Il s’agit donc ici d’une tentative de destruction de tous les caractères qui ont été forgés par son père, à savoir la force, l’autorité et la violence, dans la mesure où il se comporte entièrement en femme. Sur ce point, il est clair qu’Ahmed s’abandonne sans réserve au malheur des femmes. Effectivement, il a choisi la particularité commune à toutes les femmes pour réaliser son désir d’être libre. Pourtant, accéder au statut féminin dans la docilité et la soumission, ne fait que lui dégénérer. De toute évidence, ces deux attitudes marquent le statut inférieur de la femme, donc, si Ahmed se décide à agir en femme faible pour avoir sa liberté, on peut dire qu’il a pris une voie qui va encore l’emmener vers une situation encore plus affligeante. D’abord, sa faiblesse s’affirme lorsqu’elle s’est fait violer par Abbas, fils d’Oum Abbas, un homme d’une violence excessive : « Son séroual était ouvert, d’une main il tenait son sexe […] Il hurlait, demandait à Zahra de se laisser faire […].» (p.142). Le sort d’Ahmed se présente ainsi de la même manière que les femmes sans défense, exposé à la brutalité. Et puisqu’il a adopté la vie dépendante des femmes, alors il subit, par conséquent, l’humiliation de l’homme. Il a donc perdu toute sa puissance en revendiquant sa nature féminine, dans la mesure où il se laisse rabaisser facilement. Dans ce cas, la suprématie du père, perd son honneur surtout quand Ahmed s’oppose totalement à l’opinion paternelle. Nous pouvons justifier cette hypothèse, lorsqu’il laisse couler ses pleurs : « Zahra avait perdu l’usage de la parole. Elle pleurait et les larmes coulaient sur son visage.» (p.142). A ce propos, il manifeste vraiment sa féminité, car le fait de pleurer est une attitude typiquement féminine et c’est à ce niveau que nous affirmons qu’il contredit son père. En réalité, durant son enfance, le père lui a toujours interdit de pleurer car, « un homme ne pleure pas. » (p.39), mais dans le cirque, Ahmed n’est plus un homme, donc, au lieu de faire sortir sa douleur dans la violence, il préfère les montrer à travers ses larmes. Sur ce point, la nouvelle personnalité d’Ahmed indique, qu’il veut assumer 47 sa condition de vie en tant que femme à part entière. Ce qui vient d’être expliqué nous amène à déduire que sa révolte renferme une rupture avec son passé. Jusque là, nous avons vu que L’Enfant de Sable raconte l’histoire d’une personne qui a une identité incertaine et dont la personnalité a été perdue à cause d’un père misogyne. Le fait que Tahar Ben Jelloun a choisi comme personnage principal une jeune fille déguisée et non un garçon déguisé, n’est donc pas un fait gratuit. Effectivement, l’auteur nous montre que, la femme dans la société maghrébine doit être libérée, affranchie de son esclavage, bien que cette libération s’avère difficile dans la mesure où elle doit se battre contre les institutions et les lois religieuses. Par ailleurs, la révolte d’Ahmed reflète également celle d’un pays qui a perdu son identité à causes des colonisateurs, qui n’est autre que le Maghreb. Ahmed est justement l’exemple du Maghreb, quant à son père, il est l’image de l’occident colonisateur, précisément la France. L’auteur critique, à ce propos, la société maghrébine qui n’a pas une source pure, mais créée selon les institutions des étrangers. Evidemment, à travers la quête de personnalité de son personnage, il évolue dans la revendication d’une appartenance à son pays, face à son identité arabe qu’il ne pourrait renier, même si elle se détériore. Cela peut être justifié dans l’œuvre où il est écrit : « […] vive Ahmed ! vive le Maroc » (p.30). Donc, Ben Jelloun souligne dans son roman, qu’il s’agit bien d’une littérature arabe écrite en français et non pas une littérature française. Et puisque nous traitons toujours la révolte de la femme, dans la tradition et la société, elle se manifeste par des transgressions des lois qu régissent la société. 1.2. Révolte contre la société L’environnement social occupe une place importante dans l’écriture de Tahar Ben Jelloun, car il conditionne la vie des personnages qui constituent son œuvre. La société, comme nous avons mentionné auparavant, prive la femme de sa liberté. Et puisqu’elle ne peut manifester librement sa revendication contre l’injustice sociale, en revanche, dans son monde fictif, l’auteur lui offre la possibilité de vivre sans contrainte. 48 Ainsi, nous sommes en face d’un grand changement qui donne place à des femmes révoltées. Ce sont surtout celles qui osent prendre en main leur vie. Nous avons choisi dans cette dernière division, des femmes indociles, même si elles ont chacune leur propre distinction. Il s’agit d’abord de la vieille Oum Abbas, propriétaire du cirque Forain, ensuite du leader isolé, une femme guerrière. Nous montrerons à partir de ces personnages, les vices des hommes et la hardiesse des femmes d’oser les affronter. Un acte qui ne doit pas se produire dans une société phallocratique. D’après ce qui est évoqué dans le roman, avec Oum Abbas, le prestige masculin n’a aucune valeur. Et malgré sa vieillesse, elle incarne le pouvoir d’autorité de l’homme. Un fragment du texte annonce son incontestable supériorité absolue : « Il est des femmes dans ces pays qui enjambent tous les ordres, dominent, commandent, guident, piétinent : Oum Abbas. Les hommes la redoutent et pas seulement son fils. Elle prétend avoir eu deux maris simultanément. » (p.131). A l’égard de cette brève présentation des particularités d’Oum Abbas, il est clair que la société n’est plus telle qu’elle est selon la tradition. Nous sommes en face d’une femme qui prend la place de l’homme dans ses agissements, donc c’est vraiment une révolution sociale. Néanmoins, si les hommes se laissent rabaissés par une vieille, c’est qu’il existe forcément une raison, qui de tout évidence, leur apporte un ravissement. Suivant cette observation, nous soulignons que ce qui attire les hommes et les pousse à être dominés par Oum Abbas est en fait les spectacles qu’elle organise, dans le cirque forain. Effectivement, elle manipule facilement les hommes en provoquant leurs désirs avec des représentations de danse, fait par des femmes ou des hommes déguisés en femmes. Comme le cas de Malika, une danseuse, qui est en réalité un travestie : « L’homme dansait la danse des femmes […] excitant les hommes dans la foule, faisant des clins d’œil aux uns, envoyant des baisés sur la main aux autres. » (p.120). Et dans cet état de révolte, nous apercevons l’écriture dérangeante de l’auteur, car il rend manifeste le scandale d’une société en plein délire. Evidemment, Ben Jelloun attaque en toute liberté l’hypocrisie des hommes maghrébins, en les ridiculisant et en exhibant leur point faible sur la femme. Selon les indications du texte, les hommes ne sont attirés par les femmes que par leurs 49 physiques, comme révèlent les propos d’Abbas lorsqu’il entraîne Ahmed pour son numéro : « […] Ici les hommes adorent les grosses poitrines et les gros culs […]. » (p.121). Sur ce point, nous pouvons distinguer clairement la situation honteuse des hommes, dans la mesure où ils deviennent esclaves du corps de la femme. L’auteur transgresse ainsi l’image d’une société au sein de laquelle l’homme est fortement respecté. Dans L’Enfant de Sable, Malika est l’exemple parfait de la moquerie du prétendu pouvoir de l’homme, dans la mesure où l’auteur le rabaisse au même rang que la femme. Cependant à travers le personnage d’Oum Abbas, il procure de la considération à la femme car, il lui permet d’affirmer son existence autonome et lui offre une place à l’égal de l’homme. Et pour renforcer son opposition systématique au sexisme consenti par la société, l’auteur présente dans l’œuvre l’impudence du leader isolé, qui se nomme aussi « Antar ». Ce terrible personnage est évoqué pour faire une comparaison avec Ahmed, car il est dans le même cas que lui, c’est-à-dire un homme dans un corps de femme. En effet, Antar est l’image de la violence et de la domination du fait qu’on lui a attribué toutes les attitudes qui montrent l’hostilité et l’autorité de l’homme : « Chef impitoyable, une brute, une terreur […] Il commandait ses hommes […] Il donnait des ordres et jamais il ne fut désobéit […] Il était craint et respecté, ne tolérait aucune faiblesse ou défaillance de la part de ses hommes. » (p.83). Tout ce qui caractérise ce personnage renferme une aversion contre l’homme. D’ailleurs, sa place à travers le roman s’oppose au statut des autres femmes, dans la mesure où elle est une femme qui dirige toute une armée d’hommes. Alors que les autres se soumettent aux ordres de l’homme, à l’instar de la mère d’Ahmed. Sur ce point, Il est clair que l’auteur inverse les rôles de ces personnages, afin qu’il puisse mettre en évidence la dénonciation contre la société régentée par le mâle. Autrement dit, il accorde à la femme un pouvoir absolu qui permet d’accéder à un statut supérieur par rapport à l’homme. Par conséquent, il minimise les rôles joués par l’homme. Ainsi, Antar tout comme Ahmed, a eu le privilège d’imiter la violence, ainsi que la brutalité de l’homme La seule différence c’est qu’elle commet des actes indécents, qui se manifestent d’une façon véhémente dans le roman : Le leader isolé […] offrait ses nuits à un jeune homme à la beauté rude […] En faisant l’amour elle a pris le dessus après l’avoir mis à plat ventre […] Il hurlait de rage, mais elle le dominait de toutes ses forces, 50 écrasant sa figure contre le sol […] Sauta sur lui, le culbuta, il se mit à pleurer, elle lui cracha sur le visage, lui donna un coup de pied dans les couilles et parti.1 La révolte se situe donc ici dans la manière de violer les règles de la pudeur, car ce n’est plus l’homme qui manifeste sa violence durant un coït, mais la femme. On pourrait qualifier, ce genre de conduite, de libertinage, mais il est clair que c’est l’existence de certains états intolérable qui provoque la révolte. C’est la domination masculine qui est ainsi critiquée dans cette révolte, dans la mesure où l’homme se reconnaît comme faible face à la femme. Néanmoins, il est évident que la femme dans sa nature placide, ne pourrait jamais être comparée à la brutalité de l’homme. Mais l’auteur a attribué à ses personnages féminins, le caractère violent de l’homme, afin qu’elle puisse avoir sa place au sein d’une société où elle se sent inutile. Ainsi, à partir de l’emprise exercée par Oum Abbas et Antar, nous avons constaté que la révolte de la femme contre la société, se présente dans une réelle dévalorisation de la gente masculine. En effet, dans la société maghrébine, ce sont les hommes qui dirigent la société, donc, dévaloriser les hommes, c’est également dévaloriser les lois qui constituent la société. Tout ce que nous avons vu à propos des femmes, dans cette partie de notre travail, est différent de l’idéal de la société maghrébine. Nous avons pu observer également que l’auteur condamne et présente à la fois l’archaïsme de sa tradition. Il désapprouve le rabaissement de la femme, et démontre cela à travers ses écrits, en donnant un statut supérieur à la femme. Il mène ainsi sa propre revendication contre l’esprit fermé et arriéré de la société maghrébine qui considère mal la femme et qui l’emprisonne dans la fatalité du « sexe faible.» 1 Tahar Ben Jelloun, L’ Enfant de Sable, p.84-85 51 CONCLUSION 52 La femme étant un être complet mais imparfaite en intelligence et en religion, a été toujours attribuée à quelque chose dans la tradition populaire maghrébine. Et le principe masculin n’a jamais cessé d’occuper une position dominante dans tous les domaines. On ne peut nier que les femmes dans le monde islamique endurent une souffrance, en raison de l’interprétation de plus en plus étroite des préceptes coraniques. En dégageant la valeur sociale du roman, nous avons pu retrouver les caractéristiques qui renvoient à la réalité sociale où l’auteur s’est inspiré. L’étude que nous venons de faire sur L’Enfant de Sable nous a donc permis d’analyser en profondeur la vision du monde de l’auteur. En effet, Ben Jelloun reprouve le mythe de la « femme objet », tout en transmettant dans l’œuvre le caractère archaïque de sa tradition. Il s’agit également d’un nouveau style de roman, car on dirait que l’auteur écrit un conte. Ainsi, les travaux effectués dans ce présent mémoire, livre la part de véracité sur ce qu’on vit au Maghreb. Pour les femmes des autres pays, la revendication de l’auteur peut être utile de la manière qu’elles peuvent accéder à l’éducation, le seul moyen qui les aide à vaincre les préjugés sociaux et à lutter contre les comportements discriminatoires des hommes. Etant donné qu’il prouve dans son roman que, malgré les rabaissements, les femmes sont fortes, indépendantes et capables de prendre la place de l’homme. Dans la première partie du travail, l’analyse est centrée sur le statut de la femme et nous avons examiné dans un premier temps, sa situation familiale et dans un second temps, sa situation relativement à la religion et à la tradition. Concernant la première étude, c’est surtout les devoirs primordiaux de la femme qui nous ont intéressées, il s’agit de son rôle d’épouse et de mère. D’ailleurs, cela concerne presque toutes les femmes et ce sont également des qualités souhaitables pour une femme maghrébine. Par conséquent, nous nous sommes concentré sur la relation entre l’homme et la femme, en examinant individuellement les comportements et les agissements de chaque personnage. Quant à la seconde étude, l’analyse repose sur l’infériorité de la femme, dans laquelle il est question de sa différence par rapport à l’homme, ainsi que de sa discrimination. C’est à l’intérieur de ces deux chapitres que nous avons évoqué la soumission et l’asservissement de la femme. Nous nous sommes focalisée sur ces deux attitudes, car cela a des rapports avec le monde réel maghrébin. Cette 53 comparaison avec la réalité nous a donc permise de déduire que, dans la société maghrébine qui est aussi une société musulmane, l’homme domine et la femme est toujours abaissée dans tous les domaines. La deuxième partie de notre travail concerne la violence qui sévit la femme. Ce problème de violence touche non seulement la vie familiale de la femme mais également sa vie religieuse. On a pu constater que c’est l’homme qui est à l’origine de cette violence, la femme est souvent maltraitée et même chosifiée. Au sein du foyer conjugal, c’est le chef de famille qui exerce la violence sur chacune des femmes. Et à son tour, le fils peut aussi contraindre sa mère et ses sœurs. La religion a été considérée comme l’une des facteurs de la violence, dans la mesure où elle certifie le pouvoir éminent de l’homme sur la femme, à travers les lois coraniques. La violence subie par la femme maghrébine fait partie de la tradition, afin de justifier la supériorité de l’homme. Ce dernier est donc autorisé à être violent envers la femme qui est inférieure par nature, il a tous les droits et les pouvoirs sur elle, car elle lui appartient. Cela s’explique par le caractère phallocratique de la société maghrébine. Quant à la dernière partie du travail, nous avons remarqué que l’auteur dévoile la révolte contre l’archaïsme de la tradition maghrébine. Dans cette partie, nous avons essayé de montrer en premier lieu la recherche de personnalité de la femme à travers la crise d’identité et la quête de la féminité menée par le personnage principal, c’est-àdire Ahmed. Nous avons ainsi démontré les différentes phases qu’il a franchies pour accomplir sa revendication d’identité. Et dans la seconde division du travail, à partir de la révolte de la femme contre l’homme et contre la société, la dénonciation de l’auteur a été bien mise en exergue. La violence de son écriture se détermine à travers les termes qu’il emploie pour dévaloriser l’homme et rehausser le statut de la femme. A partir de ces trois grandes parties du travail, nous avons répondu à la problématique qui consiste à savoir quel est le statut de la femme dans la société maghrébine? Ce qui est remarquable à travers l’œuvre, c’est qu’il s’agit d’une littérature de dénonciation culturelle, puisque l’auteur a une manière satirique de critiquer le 54 caractère non épanoui de la tradition, dans la mesure où il incrimine le dénigrement de la femme en tournant les hommes au ridicule. Il juge de façon défavorable la conception de la femme qui sert uniquement à faire des enfants, plus exactement des enfants mâles. Sa manière d’écrire explique donc son engagement, car en tant que sociologue et porte–parole du peuple qui, en majeur partie, est privé de tout moyen d’expression, il est conscient de la maltraitance féminine. Le roman est ainsi une sorte de témoignage. D’ailleurs, de cette œuvre, si on devait en tirer une leçon : « nul ne peut vivre heureux dans le mensonge et l’imposture. Aussi la femme ne devrait pas baisser les bras mais plutôt faire face à l’injustice qui s’impose sur elle. » Bien qu’on ait traité la condition de vie de la femme au Maghreb à travers le roman, on peut dire que cela ne fait pas le poids par rapport à ce que la femme vit réellement dans sa société. Actuellement, la société maghrébine essaie de remettre en question cette condition peu favorable de la femme. Cette dernière veut lutter contre l’injustice. Et depuis quelques années elle commence à être la préoccupation majeure des sociologues, politiciens et hommes de lettre. Cette convergence de discours confirme à première vue que la problématique féminine est devenue actuelle et nécessaire. Notre travail sera donc une référence pour d’autre recherche concernant toujours ce domaine d’étude, car la femme n’est pas la seule problématique de la société maghrébine, l’enfant a aussi sa part. Mais si nous avons choisi de nous consacrer sur la condition de vie de la femme, c’est parce que nous avons notre part de responsabilité, en tant que femme, de placer celle-ci à sa juste valeur. D’ailleurs, force est-il de constater que le problème de la femme touche aussi notre pays. Plusieurs femmes malgaches vivent également le même traitement, bien qu’elles soient plus ou moins libres par rapport aux femmes arabes. Les travaux que nous venons d’établir pourront donc rapporter quelques nouvelles idées pour l’enrichissement des contenus du roman. Malgré tout ce qu’on a pu écrire sur la psychologie féminine, au lieu de hiérarchiser les différences avec l’homme, il serait préférable de les mettre en harmonie. La femme ne doit plus se contenter des rôles secondaires, mais affirmer sa 55 personnalité, afin qu’elle soit respectée dans toute sa dignité. Nous savons d’ailleurs que la femme fait la richesse de l’humanité. BIBLIOGRAPHIE OUVRAGES CRITIQUES . DEJEUX, Jean, Littérature maghrébine d’expression française, Paris, PUF, juillet, 1992, 127p . LAHCEN, Mouzouni, Le roman marocain de langue française, Edition Publisud, Paris, 1987, 202p . Littérature maghrébine d’expression française, Francophone » (N°48), EDICEF /AUPELF, 1996, 271p OUVRAGES DE REFERENCES 56 collection « Université . BLACHERE, Régis, Traduction du Coran, Maisonneuve et Larose, 1966, 758p . GHASSAN, Ascha, Du statut inférieur de la femme en Islam, L’Harmattan, 1987, 238p . GOLDMANN, Lucien, Pour une sociologie du roman, Edition Gallimard, 1964, 372p . SCHIMMEL, Annemarie, L’Islam au féminin, Edition Albin Michel S.A, Paris 2000, 219p . FREUD, Sigmund, Introduction à la psychanalyse, Edition Payot, 1961,451p OUVRAGES GENERAUX . Larousse analogique (N°36679), juin 1985,856p . Le Petit Larousse Grand Format, Dictionnaire encyclopédique (N°17215), décembre 1992 . RAJEMISA-RAOLISON, Régis, Rakibolana Malagasy, Fianarantsoa, janvier 1985, 1061p WEBOGRAPHIE Islam : la religion musulmane www.atheisme.free.fr/themme/Islam.htm, consulté le 28 août 2008 L’Enfant de Sable et La Nuit Sacrée ou le corps tragique www.justor.org/pss/396995, consulté le 25 septembre 2008 57 Tahar Ben Jelloun, auteur marocain www.taharbenjelloun.org , consulté le 15 octobre 2008 TABLE DES MATIERES INTRODUCTION…………………………………………………………………………………………4 PREMIERE PARTIE: LA FEMME DANS LA SOCIETE MAGHREBINE…………………………………….8 CHAPITRE I: SITUATION FAMILIALE DE LA FEMME……………………………………………………...9 1.1. LA FEMME EPOUSE ET MERE………………………………………………………………….9 1.2. LA RELATION HOMMES-FEMMES…………………………………………………………...13 CHAPITRE II: INFERIORITE SOCIALE DE LA FEMME…………………………………………………..18 2.1. INEGALITE ENTRE L'HOMME ET LA FEMME………………………………………….......19 2.2. DISCRIMINATION DE LA FEMME…………………………………………………………....22 DEUXIEME PARTIE: LA FEMME MAGHREBINE FACE A LA VIOLENCE……................................24 CHAPITRE I : VIOLENCE FAMILIALE ET RELIGIEUSE………………………………………………….27 1.1. VIOLENCE AU SEIN DU FOYER………………………………………………………..……..27 1.2. VIOLENCE AU SEIN DE LA RELIGION……………………………………………………....30 CHAPITRE II: CONSEQUENCES DE LA VIOLENCE……………………………………………………..33 2.1. AFFLICTION DE LA FEMME…………………………………………………………………..34 58 2.2. PERTE DE COHERENCE FAMILIALE…………………………………………………….......37 TROISIEME PARTIE : LA FEMME MAGHREBINE ET SES REVENDICATIONS……………………38 CHAPITRE I: RECHERCHE DE LA PERSONNALITE…………………………………………………….43 1.1. CRISE D'IDENTITE……………………………………………………………………………...43 1.2. QUETE DE LA FEMINITE………………………………………………………………………46 CHAPITRE II: REVOLTE DE LA FEMME…………………………………………………………………...50 2.1. REVOLTE CONTRE L'HOMME (CAS D'AHMED)…………………………………………....50 2.2. REVOLTE CONTRE LA SOCIETE……………………………………………………………..54 CONCLUSION…………………………………………………………………………………………52 BIBLIOGRAPHIE……………………………………………………………………………………...56 59