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MONTÉE DU TOTALITARISME ISL AMIS TE
par Antoine Sfeir*
Le chiisme aujourd’hui
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OUS SOMMES AUJOURD’HUI EN TRAIN DE VIVRE la diabolisation de l’Iran. Quand on
parle de l’Iran par exemple, on évoque l’islamisme. Faut-il inclure le chiisme?
Pour islamiser le champ politique, économique et social dans lequel il se développe, le chiisme devrait déjà « chiitiser » les sunnites qui représentent environ 90 %
des musulmans dans le monde, puis s’occuper des autres. Or le chiisme n’est qu’une
minorité représentant 9 % des musulmans dans le monde.
En premier lieu, le chiisme est concentré en Iran, où il représente 98 % de la
population. En même temps, il y a des îlots chiites un peu partout dans le monde
musulman: en Afghanistan, au Pakistan, en Inde (on dit que l’Inde n’a que 14 % de
musulmans, mais ils représentent quand même 114 millions de personnes!) et, bien
entendu, dans tout l’espace arabe.
Ajoutons que les Iraniens ne sont pas seulement chiites : ils sont Perses et la
« persitude » est chez eux beaucoup plus importante que tout le reste. La seule fête
des Iraniens qui vide chaque année Téhéran et les grandes villes iraniennes, c’est
norouz, c’est-à-dire la fête zoroastrienne du nouvel an iranien – la fête du printemps.
Les autres fêtes religieuses sont, elles aussi, des réaffirmations identitaires car les
Iraniens rappellent à juste titre qu’en tant que Perses, ils sont une minorité noyée
dans une mer d’Arabes et de Pashtouns, et qu’en tant que chiites, ils sont quasiment
noyés dans un océan sunnite.
Cela leur fait peur. Et quand on parle des Iraniens, il faut commencer par dire
qu’ils ont peur. Si l’on se base uniquement sur les déclarations du Président de la
République iranienne, on qualifiera ces manifestations de peur de rodomontades.
C’est en effet une réalité. Mais il faut aller plus loin.
* Antoine SFEIR est directeur des Cahiers de l’Orient. Il est l’auteur, notamment, de Vers l’Orient compliqué (Grasset,
2006) et d’Al Qaida menace la France (Le Cherche Midi, 2007).
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De quoi ont-ils peur? Ils n’ont plus peur de cet « océan arabe » parce qu’ils ont
des cartes au sein de l’espace arabe. La première, c’est qu’ils viennent d’y construire
un « califat » chiite. Le premier, depuis le Xe siècle, au-delà des frontières iraniennes.
Comment ont-ils pu le construire? Passer à Bagdad, à Damas, puis dans le sud du
Liban avec le Hezbollah? Comment ont-ils pu le construire si ce n’est que, jusque-là,
il y avait la césure de Bagdad?
La connaissance de l’Autre, pour aboutir éventuellement et idéalement à sa reconnaissance, est fondamentale, même à l’intérieur de la région. Quand les Américains
sont arrivés à Bagdad, ils ont annoncé très clairement qu’ils voulaient construire un
nouveau Moyen-Orient et apporter la démocratie. Notre tort a été de ne pas les
croire. Mais ils ont une approche de la démocratie qui n’est pas la nôtre: les ÉtatsUnis ont été formés par des communautés successives qui ont vécu les unes à côté des
autres. La démocratie, pour eux, se réduit au suffrage universel – ce n’est déjà pas mal,
mais quand ils ont 50 % d’abstentions, ce ne provoque pas de crise, ni ne fait l’objet
d’un questionnement intellectuel chez eux, alors qu’en France, quand on frôle les
40 %, cela fait la une des journaux et l’on commence à s’interroger. Pour nous, la
démocratie est l’aboutissement d’un long processus initiatique censé faire de nous au
moins des électeurs éclairés. Pour eux il suffit qu’en Irak on vote à trois reprises pour
considérer déjà les Irakiens sur le chemin de la démocratie.
Il n’en reste pas moins qu’il est normal à leurs yeux que les Kurdes votent pour les
Kurdes, les chiites pour les chiites et les sunnites pour les sunnites. Les chiites ont
donc 57 % des voix et ont tous les pouvoirs
sauf à Bagdad. Et les sunnites qui avaient
tous les pouvoirs les ont tous perdus, sauf à
Bagdad. Aujourd’hui nous assistons à la
bataille de Bagdad, une ville immense, très
étendue, cinq millions d’habitants, avec un
centre traditionnellement sunnite et une
périphérie tout aussi traditionnellement
chiite.
Pour refermer la parenthèse de ce « califat » chiite, soulignons que l’Iran est
devenu un acteur incontournable, avec des
leviers chiites en Irak, en Syrie – où les
alaouites sont au pouvoir – et le Hezbollah
libanais. Mais l’Iran dispose aussi de cartes
dans la péninsule arabique – là, il ne s’agit
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plus simplement d’un jeu géopolitique. Mais d’un jeu pétrolier, essentiellement.
Quand on sait qu’en Arabie saoudite, si 10 % de la population seulement est chiite,
cette population est concentrée dans la partie pétrolière, orientale, de l’Arabie, et
qu’elle représente 30 % de la province, quand on sait que 30 % des Koweïtiens sont
chiites, que 70 % de Bahreinis dirigés par un roi sunnite, sont chiites, que 27 % des
Émiratis sont non seulement chiites mais d’origine iranienne, on comprend que ce
sont de cartes maîtresses qui n’ont pas encore été abattues par l’Iran.
Est-ce à dire qu’il faut avoir peur de l’Iran? Je ne le crois pas sauf si on se limite à
considérer que la voix de l’Iran c’est celle d’Ahmadinedjad. Alors non seulement nous
devons avoir peur, mais nous devons tout de suite fourbir nos armes. Mais cela participe de la diabolisation de l’Iran.
Les Iraniens sont chiites, mais le chiisme est bien plus un instrument du pouvoir
qu’autre chose. Que s’est-il passé dans le monde chiite au XXe siècle? À la différence,
énorme, du sunnisme, le chiisme a un clergé. Et au risque de choquer, j’insiste sur le
fait que ce clergé est non pas désigné comme dans les autres religions mais coopté de
la manière la plus démocratique qui soit.
Si nous étions des chiites ayant décidé de consacrer notre vie à la connaissance de
la religion, nous consacrerions six ans à étudier le droit musulman – ce qui ferait de
chacun d’entre nous, un « faki », un juriste, un jurisconsulte; nous étudierions également la jurisprudence puis nous ferions le fameux « effort d’interprétation » (ichtihad) qui ferait de nous, au bout des six ans, à condition que nous soyons reconnus
comme tels, des gens aptes à faire l’« effort d’interprétation », à pratiquer l’ichtihad.
Nous serions alors entre clercs et nous le resterions puisqu’on attendrait que l’un
d’entre nous essaye de développer une interprétation plus affûtée que les autres. Si le
président de séance était ce personnage, quelques-uns d’entre nous le suivraient et il
deviendrait naturellement « le texte de Dieu ». À son tour, l’un d’entre nous développerait sa propre interprétation et deviendrait à son tour « texte de Dieu ». Il serait un
ayatollah. On l’élèverait dans notre reconnaissance. Mais même là, nous resterions
entre clercs.
Quand le peuple s’en mêle, les choses se passent autrement. C’est le peuple qui
désignerait celui d’entre nous qui deviendrait une « référence », une majahiya, et il
paierait alors de sa personne, il donnerait de lui-même afin que cette référence puisse
construire des écoles d’interprétation, avoir sa propre organisation religieuse. C’est le
peuple qui prendrait cette décision. Ali Sistani par exemple fait partie d’une des deux
« références » du monde chiite aujourd’hui. Il y a de petites « références » en Iran,
mais les deux grandes sont celles d’Ali Sistani en Irak et l’autre, celle du cheikh
Mohammed Hussein Fadlallah, l’ancien guide du Hezbollah.
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En 2004, quand le jeune mollah Moktada Al Sadr lança la révolution en Irak
contre les forces américaines, il y eut trois semaines de combats. Mais tout d’un
coup, on entendit parler la « référence », Ali Sistani. Que dit-il? Cela suffisait: il fallait coopérer avec les Américains; il allait se faire soigner du cœur, à Londres et allait
revenir.
Quand il est revenu, au bout d’une semaine, plus rien; la révolution s’était arrêtée parce que le « référent », le madja, avait parlé. De la même manière, pourquoi
Mohammed Hussein al-Fadlallah, l’autre référent du monde chiite, n’est plus le
guide du Hezbollah? Parce que, sans aucun doute, le plus grand référent chiite du
XXe siècle, un ayatollah irakien du nom de Mohammed Bakr el Sadr, qui vivait à
Najat dans la ville sainte, un opposant à Saddam Hussein, s’est retrouvé en exil à
Beyrouth. Là, s’appropriant un ancien dogme chiite du XVIIIe siècle, il a commis
deux opuscules « Notre philosophie » et « Notre économie ». De manière très résumée, il y dit que puisque dans le chiisme l’imam est celui qui guide la communauté, la
société, l’imam n’a pas à faire de politique ou d’économie. L’imam censure la politique et l’économie. Il dit ce qui est licite ou illicite mais pour cela, il faudra qu’il soit
un véritable faki, un jurisconsulte. Il a donc créé – ou recréé puisque c’était déjà en
formation dès le XVIIIe siècle – le dogme de la primauté du jurisconsulte, lequel chapeaute, censure à la fois le politique et l’économique.
Ce dogme ne représente en aucune manière toute la communauté chiite dans le
monde. Bien au contraire: l’Iran choisira son jurisconsulte et Khomeiny va être le
premier jurisconsulte en Iran. Avant de proclamer la constitution iranienne, il aura
la chance de pouvoir faire valider cette Constitution iranienne par Mohammed Bakr
el Sadr en 1979, lequel, l’année suivante, sera liquidé par Saddam Hussein ainsi que
toute sa fratrie). Petite anecdote, juste pour rappeler que le Proche-Orient est bourré
de contradictions : les opuscules de Mohammed Bakr el Sadr ont été publiés à
Beyrouth à l’imprimerie catholique des Pères jésuites du Liban!
Ce dogme ne va pas diviser mais au contraire susciter des adeptes de plus en plus
nombreux dont le nouveau secrétaire général du Hezbollah libanais Hassan Nasrallah
qui, lui, a choisi un jurisconsulte à la différence de l’ancien Guide du Hezbollah. Ce
qui veut dire que lorsque le jurisconsulte lui demande quelque chose, il est difficile à
Hassan Nasrallah de le lui refuser. Il ne s’agit pas seulement d’un alignement politique ou financier mais d’un alignement dogmatique, ce qui rend le divorce plus difficile. Imaginez Monseigneur Vingt-Trois, archevêque de Paris dire non au pape de
Rome. C’est inconcevable!
C’est un peu la même chose, dans la configuration actuelle. On ne peut affirmer
cependant que le jurisconsulte représente l’ensemble de la communauté chiite dans le
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monde. Beaucoup de communautés chiites refusent
d’adopter ce dogme-là.
Il n’en reste pas moins que le chiisme lui-même est
en pleine mutation un peu partout. La présence iranienne a renforcé le chiisme dans le monde, notamment dans des espaces comme la péninsule arabique
où les chiites essaient de plus en plus d’affirmer leur
identité par rapport au reste de la population.
Aujourd’hui nous assistons à une sorte de représentation en quelque sorte exubérante des chiites, parce
que depuis treize siècles ils sont rarement arrivés au
pouvoir, ils ont été régulièrement opprimés, réprimés
et en tout cas marginalisés, ce qui a entraîné le fameux concept de la taqia, de la dissimulation religieuse: lorsque je suis chiite, devant tous les autres, qui sont de bons
sunnites, il est non seulement de mon droit mais même de mon devoir de dire que je
suis sunnite moi aussi, comme eux. Étant minoritaire, et même ultra-minoritaire,
mon devoir est de sauvegarder l’individu au sein de la communauté. Aujourd’hui, le
chiisme s’incarne à travers l’Iran, l’Irak depuis peu, et à travers des milices comme le
Hezbollah qui essaient dans l’espace national où elles vivent, de procéder à des coups
d’État, populaires comme on l’a vu au Liban, gouvernementaux quand les conditions
existent, ou en essayant de s’unir au sein du gouvernement avec des gens qu’elles
accusent elles-mêmes d’être des traîtres à la solde de la France et des États-Unis, et
enfin par des coups d’État extra-communautaires en essayant de diviser les autres
communautés pour ne pas être obligées de se rapprocher des autres communautés.
Aujourd’hui, le Hezbollah essaie simplement d’articuler le nouveau Liban autour,
non pas de la communauté chiite – à la limite, ce n’est pas important pour eux – mais
au contraire d’articuler le nouveau Liban autour de la communauté du Hezbollah
devenue exclusive par rapport aux autres communautés, y compris les autres chiites.
Sans doute d’aucuns objecteront que l’Iran est quand même un danger avec le
nucléaire. Mais de quel droit interdirions-nous à l’Iran d’avoir accès au nucléaire, y
compris au nucléaire militaire ? Du droit que quand on voit un fou comme
Ahmadinedjad s’exprimer, on se dit qu’il est capable d’appuyer sur le bouton? Mais
Ahmadinedjad n’est pas habilité à appuyer sur le bouton ! Tout président de la
République qu’il soit, il n’est pas le Sarkozy iranien. Il n’est que le n° 5 du pouvoir. On
trouve d’un côté les instances révolutionnaires, avec les comités, les fondations, qui
sont de véritables acteurs économiques, excessivement riches. Très souvent elles
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monopolisent l’économie du pays avec leur bras armé, les Gardiens de la Révolution,
et surtout leurs milices populaires.
D’un autre côté, on rencontre en Iran un État comme un autre, avec un Président
de la République, un gouvernement et un Parlement. Au-dessus de ces deux instances, se trouve celui qu’on appelle le Guide, le jurisconsulte, l’ayatollah Ali Khameini. Il
faut ajouter trois organismes qui ne dépendent que du Guide, et n’ont aucun compte
à rendre, ni à l’une ni à l’autre des deux premières instances:
- le Conseil de discernement qui dit les choses licites et illicites, qui dit même qui est
un bon ou un mauvais musulman et qui intervient quand il y a des candidats, pour
dire s’ils sont aptes à affronter le suffrage universel;
- l’assemblée des experts – 87 clercs élus au suffrage universel eux aussi – qui représentent les différentes écoles d’interprétation. Ces clercs sont d’autant plus importants que ce sont eux qui infirment ou qui confirment, qui démettent ou qui élisent le
Guide. Ils sont censés être un contre-pouvoir au Guide;
- le Conseil national de Sécurité, sans doute l’organisme le plus important aujourd’hui,
celui qui a autorité sur la Défense et sur la Sécurité publique dans le pays.
Enfin, en cinquième position, arrive le Président de la République qui, depuis le
15 décembre 2006, date des dernières élections municipales et à l’Assemblée des
experts, a subi quatre défaites: aux municipales où il n’a pas gagné une seule municipalité dans tout le pays et à l’Assemblée des experts, où son candidat, l’ayatollah Taqi
Mesbah Yazdi, qu’il opposait au Guide, est arrivé seulement en sixième position.
Enfin, le 22 février 2007, une motion de défiance a été votée mais elle a été arrêtée par
le Guide pour ne pas créer un précédent. Dernier événement important, enfin: l’enlèvement, le 23 mars 2007, des quinze marins britanniques qui relevait quasiment d’un
acte mafieux de la part de Pasdarans dans le sud de l’Iran, c’est-à-dire en plein norouz.
Il a fallu que deux éminents dignitaires du régime, le Président du Conseil de Sécurité
du régime et le conseiller du Guide en matière de politique étrangère mettent leur
démission en jeu pour récupérer les marins britanniques alors qu’Ahmadinedjad
avait déjà commencé à surfer sur la communication les concernant. Il a été obligé de
les rendre. Cela ne veut pas dire qu’Ahmadinedjad va s’en aller. Mais il est très probablement l’objet d’un processus d’étouffement par les mollahs qui n’acceptent plus de
voir un Président, émanant des instances révolutionnaires, être à la tête de l’État. C’est
d’ailleurs la première fois que cela se produisait.
Je répète la question: est-ce pour cela qu’il faut avoir peur de l’Iran? Peut-être sur
le plan de la bombe nucléaire, mais on ne peut pas aujourd’hui ne pas lui permettre
d’accéder au nucléaire civil. Or que disent les Européens? Lorsque les Iraniens leur
disent leur peur, en soulignant qu’ils ont donné la bombe nucléaire aux Pakistanais et
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leur demandent qui, si demain les islamistes pakistanais s’emparent du pouvoir – ce
qui est une probabilité assez élevée - les défendra contre le désir des Pakistanais de
déferler sur leurs frontières, que répondent-ils ? Il n’y a de pacte de défense avec
aucune puissance européenne occidentale et dans le même temps, les Européens disent qu’étant signataire du TNP, l’Iran a le droit d’accéder au nucléaire civil. Pourtant,
il semble impossible pour les Européens de le permettre complètement à l’Iran. Ils
veulent une « clef » pour ouvrir tous les matins le réacteur, le fermer le soir et… garder la clef!
Les Iraniens sont, comme une partie des Français, fiers, orgueilleux et susceptibles
parce qu’ils se considèrent comme les descendants de l’empire perse et ont l’impression qu’on les traite « comme des Arabes ». Ils refusent donc cette attitude européenne là – tout en commençant à négocier avec les Américains.
Aujourd’hui, ce que nous avons du mal à comprendre, c’est que, quand nous
disons bonjour à un Iranien, nous commençons une partie d’échecs et lorsque nous
refusons de jouer aux échecs, nous avons déjà perdu la partie. Nous avons aussi du mal
à comprendre que les Iraniens sont déjà dans un processus de négociations avec les
États-Unis. Au départ, il s’agissait seulement de parler de l’Irak. Maintenant, les
réunions entre les deux ambassadeurs à Bagdad se font régulières. Il leur arrive, de
l’aveu même des Américains, de parler d’autres choses que de l’Irak. Ce qui est certain,
c’est que si l’on analyse sur le plan géostratégique les intérêts américains et les intérêts
iraniens dans la région, on s’aperçoit que ce sont exactement les mêmes. J’en veux
pour preuve un incident survenu il y a quelques années dans le Golfe persique. Trois
îlots qui appartenaient en principe aux Émirats arabes unis avaient été occupés manu
militari par les Iraniens. En observateurs sans doute un peu innocents, on s’est dit que
si les Émirats ne pouvaient pas réagir, l’Arabie saoudite, qui était bien armée, allait le
faire. Mais elle n’a pas réagi. Alors on a pensé que les Américains allaient réagir. Pas du
tout. Les Américains étaient très contents de voir que la présence iranienne dans le
Golfe persique sécurisait totalement l’acheminement des hydrocarbures à travers ce
golfe.
Cela peut se répéter. Aujourd’hui, l’intérêt des Américains est de sceller une
alliance stratégique pour pouvoir gérer une région éloignée des États-Unis de dix
mille kilomètres à travers trois alliances dont aucune ne serait arabe: avec Israël, la
Turquie et l’Iran. C’est cela qui est en train de se mettre en place. Cela n’empêcherait
pas l’existence de relais, de gendarmes, de sous-puissances arabes mais uniquement
régionales: l’Arabie saoudite, pour la péninsule arabique; l’Algérie, pour l’Afrique du
nord; Israël, pour le Proche-Orient et l’Égypte, qui a été un très bon élève, pour la
vallée du Nil.
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Ce système a connu ses premières réussites: il y a quelques années, lorsque les
Palestiniens éternuaient, l’Europe s’enrhumait. Aujourd’hui, nous assistons à la mise
en place de conflits quasiment fermés. Que ce soit au Liban, où malgré l’interférence
de la Syrie au Liban, malgré l’instrumentalisation de celle-ci devant des instances
comme le Conseil de sécurité ou le Tribunal International, le conflit reste fermé.
En ce qui concerne le conflit israélo-palestinien, nous assistons aussi à sa fermeture, malgré une restructuration de la société israélienne comme de la société palestinienne avec des visions de l’homme et de la société complètement différentes ; et
enfin, nous assistons à la fermeture du conflit irakien. Les Américains, à leurs propres
yeux, sont en train de réussir leur guerre en Irak. Pas selon le point de vue arabe ou
européen. Mais quand on voit l’installation d’entités comme le Kurdistan irakien, le
pays chiite et bientôt l’enclave arabo-sunnite, on peut se dire que ce n’est que passager. Au Liban, ça s’est plutôt bien passé. Après la guerre, croit-on, tout le monde a pu
vivre normalement ensemble. C’est vrai à Beyrouth, parce qu’on y fait des affaires
ensemble, mais quand on rentre dans le pays, dans la montagne, les chrétiens sont
chez eux, les druzes sont chez eux, et les chiites sont chez eux, et les sunnites restent
sur le littoral.
Il ne reste plus que la Syrie. Et encore: ce qui ne s’était jamais vu depuis 1970, on
commence à adopter un vocabulaire communautaire. La mise en place de nations
communautarisées au sein de cette région n’est pas sans rappeler l’Empire ottoman
avec ses millets: ces entités se constituent à partir de déplacements de populations.
Cela s’est fait au Liban, en Irak. Il ne reste plus que la Syrie où cela pourrait se faire,
plus dans deux États sunnites à base religieuse: la Jordanie et l’Arabie saoudite. Voilà
les millets. Les chiites auront un État et même deux, et qui plus est, aux yeux des
Américains, le pouvoir sunnito-pétrolier – Algérie et péninsule arabique – serait
contrebalancé par un pouvoir chiito-pétrolier. Plus encore: par ce biais-là, les ÉtatsUnis contrôleraient les trois plus grandes réserves du monde: Arabie saoudite, Iran,
Irak.
La boucle est-elle bouclée ? Non car, on vient de le voir avec l’intervention de
Henry Laurens, un grain de sable peu toujours gripper la machine. Sera-ce Gaza ?
Le Liban ? La Syrie, ou tout simplement, une fois de plus, un élément extérieur ? La
machine américaine peut aussi se gripper elle-même, ce qui pousserait au retrait
des États-Unis d’Irak. Le chaos s’installerait à ce moment-là, certes, et l’Orient
serait encore un peu plus compliqué mais je l’espère, nos idées seraient un peu
moins simplistes…
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