1 D`une barbarie l`autre

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1 D`une barbarie l`autre
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LES DIALOGIQUES DU MEMORIAL DE CAEN
Cycle 2007-2010
Cycle : LE GRAND DESARROI DU XXIe SIECLE
par Charles-Edouard Leroux
[email protected]
Chapitre 1
D’une barbarie l’autre
A la mémoire de Thérèse Delpech (1948-2012)
En 2002, Pascal Quignard a écrit, dans le premier volume de Dernier royaume, Les ombres
errantes : « C’est le mot de Toukaram : j’ai souffert des maux effrayants. J’ignore ce que me réserve
encore mon passé ». En écho au « mot de Toukaram », saint et poète indien du 17e siècle,
je
voudrais aborder la réflexion sur notre monde présent à partir de la manière dont le passé nous habite
aujourd’hui. Que nous le voulions ou non, nous sommes tous tributaires d’une lourde, très lourde
mémoire, celle d’un XXe siècle dont la barbarie fut telle que nous en demeurons, tantôt comme
acteurs, tantôt comme victimes, tantôt comme témoins, et, aujourd’hui encore, en tant que
descendants immédiats des acteurs, des victimes et des témoins, profondément traumatisés. Sans
doute les traumatismes se font de moins en moins apparents, d’autant moins apparents que
l’insouciance, sinon l’indifférence, voire l’oubli, constituent depuis quelque temps une posture obligée
de la société du loisir et de la consommation. Mais enfin, ce n’est pas parce que nous masquons les
horreurs du passé que celles-ci ne continuent pas de nous tarabuster… Posture si répandue qu’elle
conduit un historien réputé, Tony Judt, à souligner « la difficulté que nous avons à dégager un sens du
siècle troublé qui vient de s’achever et à en tirer les leçons ». J’ai employé il y a un instant le terme de
barbarie ; je suis tenté de penser que c’est le terme le plus propre à désigner des aspects essentiels
du XXe siècle. Depuis Hegel, la philosophie s’efforce de déterminer aussi clairement que possible ce
que le philosophe d’Iéna a caractérisé, au début du XIXe siècle, comme l’esprit du temps ou l’esprit
d’une époque, associé à ce que la même tradition nous a appris à nommer l’esprit d’un peuple, en
l’occurrence, pour nous, l’esprit européen.1
1
Je ne dirais pas forcément l’esprit occidental, car il y a lieu parfois d’opérer une différence, des différences d’esprit de plus en
plus sensibles entre l’Europe et l’Amérique, en dépit d’un destin historique commun pour une grande part. cf. Serge Latouche :
L’occidentalisation du monde. Ed. La Découverte, 1989.
2
Ainsi Edgar Morin s’est-il livré, dès 1962, à une analyse extrêmement intéressante de cet esprit du
temps constitutif de nos sociétés issues de la Seconde Guerre Mondiale ; quelques années plus tard,
il complète son propos par une analyse des perturbations et crises des années 1965-1975, marquées
par l’apogée de la culture de masse, avec ses trois axes : information, consommation et loisir 2. Les
intitulés de ces deux volumes indiquent la teneur du diagnostic : volume 1, Névrose ; volume 2,
Nécrose !… Mais parler d’esprit du temps pour nous, aujourd’hui, au début du XXIe siècle, c’est
d’abord répondre à une exigence dont la nature nous est ainsi suggérée par Pascal Quignard :
« Quant au visage humain, l’esclavage, le christianisme, les tranchées, les gaz, les fascismes, les
déportations massives, les guerres mondialisées, les dictatures communistes, l’impérialisme
démocratique enfin en ont ruiné la figure. Il n’y a plus d’humanité hallucinogène. Il y a une prodigieuse
désorientation irréversible, insensée, tempétueuse, terrible. » Par humanité hallucinogène, entendons
une humanité capable de se rêver, de se projeter dans des univers de pensée captivants auxquels se
substitue présentement le désenchantement. Soulignons : « Une prodigieuse désorientation
irréversible, insensée, tempétueuse, terrible ». Voilà, semble-t-il, où nous en sommes. C’est pourquoi
je voudrais insister sur ce que la question de notre avenir est suspendue à celle de notre mémoire.
C’est par exemple ce qui préoccupe au premier chef Thérèse Delpech, lorsqu’elle publie en 2005 un
ouvrage intitulé très précisément L’ensauvagement ; avec en sous-titre : Le retour de la barbarie au
XXIème siècle. La réflexion de Thérèse Delpech est une tentative extrêmement stimulante de
psychologie et de philosophie historiques, dont l’objectif est de nous aider, à l’aube du XXIe siècle, à
tourner le dos à cet ensauvagement du XXème siècle, qui ne fut pas seulement notre barbarie (c’està-dire la barbarie des Européens, des Occidentaux), mais peut-être, par des effets en retour, la plus
grande barbarie de l’histoire humaine (les morts et les victimes guerres et des totalitarismes du XXe
siècle se comptent par centaines de millions), et qui pourrait bien, si nous n’y prenons garde, se
retourner contre nous. Il s’agit en somme de faire en sorte que notre avenir ne soit pas la répétition de
notre passé. Faut-il parler de pessimisme ? En tout cas, le propos se trouve encore une fois ratifié par
Tony Judt qui n’hésite pas à prédire : « Dans les prochaines décennies, je crois, nous regarderons la
demi-génération qui sépare la chute du communisme, en 1989-1991, de la catastrophique occupation
américaine de l’Irak comme des années de dévastation par les sauterelles : une décennie et demie
d’occasions manquées et d’incompétence politique de part et d’autre de l’Atlantique ». Au point que
des historiens qui confrontent le siècle des Lumières et des Révolutions » (XVIII-XIXe) à notre long
XXe siècle en arrivent à définir ce dernier comme le siècle des excès, en raison de ses contradictions
et de ses extrémismes auxquelles, précisons-le, la science et la technique ne sont pas étrangères,
non plus que note culte de la croissance. Et ce n’est pas le début de XXIe siècle qui peut démentir ce
constat ; les attentats du 11 septembre 2001 en constituent le symbole prémonitoire ; la résurgence
de la course à l’arme nucléaire, le symptôme le plus angoissant. Dans l’ordre économique et pour ce
qui touche à la vie quotidienne, nous avons une conscience, et même une connaissance, de plus en
2
Pour un approfondissement de cette question : Université de tous les savoirs, tome 6 : Qu'est-ce que la culture : l'esprit du
temps. 844 pages Odile Jacob, 2001.
3
plus aigüe de difficultés considérables auxquelles seront confrontées les prochaines générations en
matière de ressources et d’environnement.
C’est ainsi à partir de l’histoire concrète, en particulier de l’histoire moderne, que philosophes et
historiens travaillent à constituer les origines de cet ensauvagement qui a produit les tragédies du
XXème siècle et qui demeure la source où s’alimente notre incertitude présente. Commençons par
faire preuve de sens historique en nous rappelant que l’avènement des barbaries n’est pas soudain,
mais résulte dans la longue durée d’une combinaison de facteurs dont nous ne pouvons ignorer
l’importance. Ainsi le cataclysme de 1914 ne date pas simplement, comme on l’affirme si souvent, de
la Guerre de 14, mais de la manière dont l’Europe du XVIIIe siècle a été saisie par la Révolution
Française et son apothéose napoléonienne. Nous devons ces premiers soupçons, ces premiers
diagnostics à la lucidité de Balzac et de Tolstoï. Pour la lucidité de Balzac, je renvoie à un ouvrage
collectif dirigé naguère par Nicole Mozet* et Paule Petitier: Balzac dans l’histoire. Mais il me semble
intéressant d’insister plutôt sur la référence à Tolstoï*, qui nous a délivré avec Guerre et Paix (18631869) l’une des plus belles leçons susceptibles de sortir un peuple du désarroi: ce qui a assuré la
supériorité du Maréchal Koutouzov sur Napoléon fut sa profonde conviction que ce qui décide du sort
des batailles, ce n'est pas le savoir-faire des stratèges, mais le moral des troupes, et plus
généralement l'esprit de la nation. La grande idée que Tolstoï nous a rendu familière moins de
quarante ans avant le Premier conflit mondial est que la guerre de 1812, qui a abouti à la débâcle de
la plus puissante armée d’Europe ne se contente pas d'opposer entre eux, comme le veut la tradition,
des généraux et leurs armées : elle fut une guerre nationale, à laquelle participèrent
(inconsciemment ?) tous les Russes. Il semble que la leçon ait été flagrante au XXème siècle,
notamment dans les guerres de décolonisation ; et peut-être le sera-t-elle encore au XXIe ? Il n’est
même pas certain que nous devrions le souhaiter…
Je voudrais insister ici sur une idée philosophique primordiale que la Révolution française et son
expansion – pour ne pas dire son exportation – napoléonienne vont ancrer dans l’esprit européen,
c’est cette idée que la violence de l’histoire, ce que Hegel appelait le négatif, est le moteur du progrès.
Et, de fait, le XIXe siècle européen s’est nourri de la conviction que le développement historique allait
forcément dans le sens du progrès. Cela a conduit, au fil du temps, à justifier après-coup, au nom de
grands idéaux, un certain nombre de violences et de malheurs, pour la raison qu’ils étaient les
moments nécessaires d’un progrès. C’est ce que traduit en l’occurrence l’extension de la dialectique
hégélienne au mouvement de l’histoire préconisé par Marx et Engels, idée qui se prolonge jusque
dans les années soixante du XXe siècle, qui ont vu notamment s’affronter Jean-Paul Sartre* et
Raymond Aron* sur cette question cruciale du rôle de la violence dans l’histoire. En tout cas, cette
Europe sûre d’elle-même et de son destin va vivre, et faire vivre au monde, au XXème siècle, un
ensemble d’expériences dramatiques que résume le terme d’ ensauvagement tout autant que celui de
barbarie.
Il semble ainsi qu’en matière de mémoire, il importe plus que jamais d’entendre et de méditer les
rappels des historiens. Puisque nous commémorons le centenaire de la déclaration de la Guerre de
1914, intéressons-nous aux « signes avant-coureurs » qui ont conduit au déclenchement de la
4
Première Guerre Mondiale. Thérèse Delpech consacre (en 2005) une partie de son essai à l’année
1905 qui, à ses yeux, peut bien cristalliser à elle seule l’essentiel d’un drame qui, en ce début de XXIe
siècle, n’est peut-être pas achevé, et dont trois évènements constituent les signes avant-coureurs.
D’abord, la guerre russo-japonaise de 1904-1905, qui constitue non seulement première défaite
occidentale face à une puissance asiatique, mais en outre, pour la première fois dans l'histoire
contemporaine de l'Extrême-Orient, la défaite d'un peuple blanc devant un peuple de couleur. Les
suites en sont immenses, puisque cette défaite russe face aux Japonais va d’une part détourner les
ambitions russes vers les Balkans, racine de ce qui conduira à la Première Guerre Mondiale ; et
d’autre part provoquer la Révolution russe de 1905 qui débouchera sur celle de 1917. Les
conséquences en sont considérables également du côté japonais, dans la mesure où l’onde de choc
de la guerre russo-japonaise conduira les peuples asiatiques (Japon, puis Chine, et d’autres) à
prendre conscience que les Européens (ou les Occidentaux) ne sont pas aussi invincibles qu’ils le
croient : l’année 1905 constitue sûrement le premier symptôme de l’ébranlement des Empires
coloniaux qui va prendre toute son ampleur à partir de la Deuxième Guerre mondiale. Bien que, pour
toutes ces raisons, la Guerre russo-japonaise ait fait couler beaucoup d'encre, de Jack London (18781916), correspondant en Corée pendant la guerre russo-japonaise, à Tolstoï (La guerre russo-
japonaise, 1904), à Claude Farrère (La bataille, 1909) et à Natsumê Sôseki*, il semblerait qu’un peu
plus d’un siècle après cet événement majeur qui a fait vivre l’Occident dans une atmosphère de fin du
monde dont témoigne cette abondante littérature, nous ayons tendance à une amnésie dommageable
– à laquelle une réflexion pluridisciplinaire et internationale a tâché de remédier, sous la direction de
Dany Savelli*, qui ordonne son travail de mémoire autour de la bataille de Tsushima, une île située
entre le Japon et la Corée, où se déroula la plus grande bataille navale de tous les temps, dont la
défaite russe n’a pas manqué d’exacerber la crainte fin-de-siècle du « péril jaune », expression bien
connue qui apparaît précisément lors de la guerre Russo-japonaise.3
Toujours en 1905, insistons également sur la première Révolution russe, qui constitue un
avertissement solennel pour le régime du Tsar, et qui conduira à l’effondrement du régime en 1917.
L'accumulation des défaites militaires face au Japon a pour conséquence une accélération du
processus de remise en cause de l'autocratie tsariste en Russie. A la vague de contestation menée
par les nobles dans les campagnes, et aux grèves ouvrières, dont la répression culmine avec le
« dimanche rouge » de janvier 1905 à Saint-Pétersbourg, et qui fait un millier de morts, ajoutons
l’opposition des régions périphériques (Pologne, Finlande, Caucase) à la politique de russification,
facteurs auxquels il faut ajouter la déstabilisation de l'armée, illustrée par la fameuse mutinerie de
l'équipage du cuirassé Potemkine en rade d'Odessa, en juin 1905 4. Une agitation révolutionnaire qui
conduit à l’assassinat du Grand-duc Serge en février 1905 et se solde, à Saint-Pétersbourg et à
Moscou, par la constitution des premiers conseils de marins ou d'ouvriers, les soviets, qui tentent
d'organiser un contre-pouvoir politique. Précisons encore que, deux mois après la signature du traité
de Portsmouth avec le Japon, Nicolas II finit par admettre la garantie des principales libertés ; c’est la
3
Jack London, Gaston Leroux, Léon Tolstoï, Pierre Frondaie : 1905. Autour de Tsushima. 1012 p. Rééd. Omnibus, 2004
4
Richard L. Hough : La mutinerie du cuirassé Potemkine : 27 juin 1905. 240 p. Tallandier, 2011.
5
fin de la monarchie absolue en Russie. Alors que nous commémorons la Guerre de 1914, comment
ne pas évoquer ces moments majeurs qui font partie des clés de la compréhension du siècle ? En
témoigne par exemple le roman, peu lu aujourd’hui, d’Andrei Biély*: Petersbourg5 ; nourri de
Dostoïevski, cet écrivain d’avant-garde qui fut l’un des inspirateurs du futurisme russe, évoque ces
« années de décomposition » en rendant compte dans un style prodigieux, du contraste entre
l’inconscience d’une classe dominante sûre d’elle-même, moralisatrice, paperassière, et l’état d’esprit
des cercles terroristes anarchistes de la capitale des Tsars. Bien sûr, la guerre de 1914 contribuera à
précipiter l’effondrement du régime tsariste. Mais là encore, une remarque de Thérèse Delpech est
judicieuse : la Révolution russe de 1905 résulte d’un climat de défaite et de révolution qui provoque
une nouvelle vague d’émigration juive vers les Etats-Unis, portant à quelque deux millions le nombre
de Juifs fuyant les pogroms depuis l’assassinat du Tsar Alexandre II en 1881 – émigration qui est à
l’origine de l’importance actuelle de la communauté juive aux USA, si bien expliquée par Françoise S.
Ouzan dans son Histoire des Américains juifs, (2008). Enfin, troisième signe avant-coureur de
l’ensauvagement du XXe siècle: la crise de Tanger de mars 1905, qui constitue la première crise
marocaine entre la France et l’Allemagne ; on ne saurait trop rappeler cet épisode majeur au cours
duquel on a de justesse évité la guerre, qui aura quand même lieu en 1914. La crise de Tanger est
une crise internationale opposant les puissances européennes au sujet de la colonisation du Maroc,
qui sera réglée, dans un premier temps, par la conférence d'Algésiras et la démission, à la demande
de l'Allemagne, du ministre des Affaires Etrangères français, Théophile Delcassé. Elle est provoquée
par un discours de l'empereur Guillaume II à Tanger le 31 mars 1905, au cours duquel, s'opposant à
l'instauration d'un équivalent de protectorat de la France sur le Maroc, celui-ci exige un Etat « libre et
indépendant » afin de maintenir présent les intérêts allemands. Elle constitue l’une des premières
crises du début du XXe siècle, et signale la tension qui, suivie de la crise d'Agadir en 1911, conduira à
la Première Guerre mondiale.6 Je m’autorise ces rappels parce que je crois que notre manière
d’appréhender ce que nous appelons l’actualité, par exemple en ce qui concerne les « révolutions
arabes » dont la réalité est beaucoup plus complexe et bien moins « prometteuse » qu’on ne le croit7,
ou la situation critique du Proche-Orient, c’est par devoir de mémoire que nous nous mettrons en
capacité de maîtriser, autant que faire se peut, les évènements.
Faute de cela, des évènements tels ceux de 1905 sont devenus les trois signes annonciateurs de
l’ensauvagement du siècle. Ils résument ce qui constitue le nœud de notre ensauvagement, et que la
philosophe Hannah Arendt*, citée par Thérèse Delpech, formule ainsi en 1954 : 1914 constitue bel et
bien « la fin d’un monde » : « Les jours qui ont précédé la Première Guerre mondiale et ceux qui l’ont
suivie sont séparés non pas comme la fin d’une vieille époque et le début d’une nouvelle, mais comme
le seraient la veille et le lendemain d’une explosion ». Et par conséquent en inaugure un autre : celui
d’une barbarie au cœur même de la civilisation de l’humanisme, des droits de l’homme et du bien-être.
Le symbole de ce basculement d’un monde prospère vers le chaos, nous pouvons le saisir dans
5
En 1924, Léon Trotski (1879-1940) consacre à Andréi Biély un chapitre élogieux de Littérature et Révolution, 368 p., Ed.
Julliard 1962.
6
Serge Bernstein et Pierre Milza : Histoire de la France au XXe siècle. Tome 1. 1900-1930. 576 p. Ed. Complexe.
7
Eric Denécé (direction): La face cachée des révolutions arabes. 528 p. Ellipses Marketing, 2012.
6
l’intensité de l’immense fresque d’Alexandre Soljenitsyne, La roue rouge, consacrée aux causes et au
déroulement de la révolution, dont le « premier nœud », Août 14, est centré sur les dix jours de cette
année où se joua le sort de la IIe armée russe, commandée par le général Samsonov, qui se suicida à
l'issue du désastre militaire. Outre la captivante restauration d’une mémoire brisée, Alexandre
Soljenitsyne (qui rédige Août 14 dans les années 70) engage un intéressant dialogue implicite avec
Tolstoï, dans la mesure où, contrairement à l’auteur de Guerre et Paix (qui figure dans le roman),
l’auteur de La roue rouge croit que l'histoire est faite par les individus. En cette année du centenaire
de la Grande Guerre, la lecture de Soljenitsyne nous est l’occasion d’un beau rappel mémoriel.
Pourquoi ces rappels ? Parce qu’il est primordial de nous souvenir qu’à chaque nœud tragique du
siècle (en 1905, en 1914, 1933, 1939…), très peu d’esprits ont été à même de saisir ce qui se jouait,
et notamment l’extension de la guerre à l’Asie, à l’Afrique et au Moyen-Orient. Et la conséquence en
fut que l’ensemble du XXe siècle a subi et aggravé cet ensauvagement, dont nous n’avons pas fini de
mesurer l’ampleur ni d’analyser les causes, et dont les suites continuent de peser sur le XXIe siècle
commençant. D’où cette nécessité, pour qui est animé du souci de l’avenir, de toujours se tourner vers
les rares esprits à avoir fait preuve de clairvoyance. Thérèse Delpech rend hommage, par exemple, à
la lucidité de Heinrich Heine, « le » grand poète de l’Allemagne bismarckienne. Fort de son
observation de l’Europe et des tracas qu’il a subis en tant que Juif, Heine* avait la volonté manifeste
de résister aux idées dominantes, ce dont témoigne par exemple Le Rabbin de Bacharach, roman
historique écrit pour s’opposer à la recrudescence de l’antisémitisme dans l’Allemagne… de 1840 !
Marie-Ange Maillet*, dans la biographie qu’elle a consacrée en 2006 au poète allemand, montre que
la moderne université de Munich, nouvellement créée (en 1802), et qui s'enorgueillit de quelques
noms illustres, dont les philosophes Schelling et Franz Von Baader, s’est refusée à accorder une
chaire au jeune écrivain juif désireux de s'intégrer à la société allemande de la Restauration – en
l’occurrence la Bavière de Louis 1er – sous la pression du puissant groupe catholique munichois.
Situation qui
a conduit
l’auteur de De l’Allemagne** à prophétiser pour son pays, un siècle
exactement avant l’avènement du IIIe Reich, une révolution d’une sauvagerie sans précédent auprès
de laquelle la Révolution Française n’apparaîtra plus, écrit-il, que comme « une innocente idylle » !8
Un autre exemple de clairvoyance historique nous est donné par Thomas Carlyle, historien et
essayiste britannique, qui fut non seulement considéré naguère comme le plus grand anglais depuis
Shakespeare, mais encore l’un des esprits les plus virulents et les plus lucides de l’époque victorienne
(la reine Victoria a régné plus de 60 ans !), précédant de loin les analyses incisives de Lytton Strachey
et du Bloomsbury Group9. C’est Carlyle* qui écrit ceci, dès 1840 : « L’histoire est un ensemble
8
En janvier 1943, la rue Henri-Heine, dans le XVIe arrondissement de Paris, devient la rue Jean-Sébastien Bach par décision
des autorités d’Occupation, au moment même où a lieu, au Palais de Chaillot, une grande manifestation célébrant le dixième
anniversaire du III Reich…
9
Le Bloomsbury Group désigne un certain nombre d'artistes et d'intellectuels britanniques dont les démarches ont accompagné
le XXe siècle jusqu'au début de la Seconde Guerre mondiale. On y trouve des écrivains dont Virginia Woolf, E. M. Forster et
Mary MacCarthy, le biographe et essayiste Lytton Strachey, de l'économiste John Maynard Keynes, des peintres tels Duncan
7
chaotique où les évènements prennent forme à partir d’éléments innombrables »10. Formule très
importante, par laquelle Carlyle appelait ses contemporains à la vigilance, en leur rappelant que
l’histoire n’est pas écrite d’avance, et qu’elle ne leur sera pas forcément favorable. Il serait judicieux
de notre part d’entendre encore cette leçon. Nul mieux que Carlyle n'a dénoncé avec plus de
persévérance et de violence l'imposture de son siècle. Et pourtant, il n’est guère plus lu, au moins en
France, depuis plusieurs décennies, bien qu’il ait néanmoins considérablement influencé les plus
grands esprits européens parmi lesquels Taine, Renan, Emerson, Proust, et Barrès. En l’occurrence,
et à l'encontre des préjugés de son temps, Carlyle réhabilite les grands hommes et leur rôle dans
l'histoire (par exemple Mahomet, Dante, Shakespeare, Luther, Cromwell, Rousseau ou Napoléon),
attitude dont nous avons depuis longtemps perdu l’habitude et qui nous permettrait pourtant de
résister un tant soit peu au diktat des déterminismes socioéconomiques et historiques. Le chef
d’œuvre de Thomas Carlyle*, Les Héros, écrit en 1840 et traduit en français 1887, était introuvable en
français depuis l’édition A. Colin de 1928 ! Il a néanmoins été réédité en 1998.
Mais je voudrais surtout, et, j’espère, sans chauvinisme, donner sa part à Paul Valéry*. L’auteur de
Regards sur le monde actuel, publié en 1931, écrivait ceci : « Le passé, plus ou moins fantastique, ou
plus ou moins organisé après coup, agit sur le futur avec une puissance comparable à celle du
présent même »11. Il n’est pas de formule mieux à même de rendre compte de notre situation actuelle.
Précisons que, dans l’esprit de Paul Valéry, la loi de l’histoire, pour autant qu’il y en ait une, se résume
d’un mot : l’imprévu. Quand on sait le sens des nuances de la langue chez Valéry, on ne peut
manquer de souligner qu’il écrit l’imprévu, et non l’imprévisible. C’est en tout cas la leçon que l’auteur
de La Crise de l’esprit** semble dégager du séisme que fut la guerre de 14. La pensée de Paul Valéry
est très instructive à cet égard, dans la mesure où il associe deux idées : d’une part, que le destin
historique surprend, et donc, très probablement, que l’histoire n’est pas écrite d’avance (nous
retrouvons là le thème cher à Thomas Carlyle); voilà qui remet en cause la mystique du progrès
portée par les grandes philosophies de l’histoire au XIXe (hégélianisme, positivisme, marxisme) dont
j’ai fait mention plus haut. Mais en même temps, si l’imprévu n’est pas l’imprévisible, cela signifie que
l’avenir peut être maîtrisé pour autant qu’il est la conséquence du passé et que le passé peut être
connu. Là réside l’enjeu du devoir de mémoire. Dans l’après-guerre de 1914-1918, Paul Valéry s’est
imposé comme celui qui pouvait penser avec une grande lucidité, et de manière nouvelle, les
politiques et les civilisations. C’est pourquoi il convient d’insister sur La Crise de l’esprit, conférence
prononcée à Londres (en anglais !) en 1919, qui demeure également un classique de l’analyse du
destin européen à l’ère de l’industrie. Faisant référence à Paul Valéry, Bernard Stiegler*, dans un
ouvrage consacré à La décadence des sociétés industrielles (2004), désigne nettement notre désarroi
présent comme le prolongement de la crise intellectuelle et spirituelle ouverte à l’issue de la Première
Guerre mondiale, quand Valéry prononçait cette phrase demeurée célèbre : « Nous autres,
civilisations, savons maintenant que nous sommes mortelles… ». Cette formule est sans doute
Grant, Vanessa Bell et Roger Fry, et des critiques littéraires, artistiques et politiques parmi lesquels Desmond MacCarthy, Clive
Bell et Leonard Woolf. Cf. Anne-Pascale Bruneau & al. : Le Groupe de Bloomsbury. Gallimard, 264 p., 2009.
10
Cité par Thérèse Delpech en exergue de la troisième partie, chapitre 3.
11
Cité par Thérèse Delpech, op. cit., IIIe partie.
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tellement connue que nous finirions par ne plus nous rendre compte du choc psychologique qu’elle a
pu provoquer dans nos esprits européens. Et Bernard Stiegler de rappeler que cette même question
de l’Europe, du destin européen, est également pensée, à cette même époque, par un grand
philosophe allemand, Edmund Husserl, dans un ouvrage demeuré classique : La Crise des sciences
européennes et la phénoménologie transcendantale … écrit en 1935-1936 ! A la veille du deuxième
conflit mondial, le fondateur de la phénoménologie formule ainsi, de façon très suggestive, le titre du
premier chapitre: « la crise des sciences comme expression de la crise radicale de la vie de l’humanité
européenne ». Intitulé qui revêt une force particulière si l’on a à l’esprit l’idée, déjà familière à Thomas
Carlyle, mentionné plus haut, que la Première Guerre Mondiale inaugure l’introduction massive des
acquis de la science et de la technique dans la guerre. Bernard Stiegler nous invite donc à nous saisir
des questions présentes comme un héritage et une poursuite d’une même histoire, de notre histoire
européenne. A cet égard, 1992, année du martyre de Sarajevo, dont le siège fut plus long que celui
de Leningrad12, prend une force symbolique particulière, puisque Sarajevo fut déjà point de départ de
la Guerre de 191413. Précisons qu’en reliant sa réflexion à ces prémices historiques, Bernard Stiegler
établit une relation entre une crise de l’esprit (c’est la formule de Valéry) ouverte avec la Première
guerre mondiale, et une décadence, celle du siècle qui aboutit à notre désarroi présent. En tout cas,
insistons sur ce que des esprits tels que Heinrich Heine, Thomas Carlyle et Paul Valéry firent preuve
en leur temps d’une grande capacité visionnaire, qui met en jeu notre aptitude présente à prévoir et à
maîtriser l’avenir. Ces auteurs ont en commun la conviction que l’histoire est imprévue, soit en raison
de l’aveuglement des hommes, soit à cause du surgissement de faits auxquels on ne peut s’attendre,
soit enfin en raison de la trop grande complexité des évènements, qui condamnent les hommes à ne
pas voir venir l’orage à temps.
Dans tous les cas, l’un des enjeux fondamentaux portés par le devoir de mémoire vient de ce que
l’ensauvagement du monde, en l’occurrence celui qui est lié aux Grandes guerres14 et aux tragédies
qui les ont accompagnées et suivies, est dû aux erreurs fatales commises dans les différentes
capitales européennes. Rappelons-nous que la première et la plus grave de ces erreurs concerne
évidemment la question allemande à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Outre que ce sont les
traités de paix eux-mêmes qui portaient en eux les germes de la Seconde Guerre mondiale, de 33 à
39, ce sont pour le Chancelier Hitler des années de victoires pacifiques, telle l’absorption de l’Autriche,
puis de la Tchécoslovaquie, puis le pacte avec Staline. Comment se fait-il que les démocraties
occidentales n’aient pas été en mesure de voir ni le réarmement allemand de 1933, ni la lutte contre
le Traité de Versailles, ni le retrait de la SDN de la part des puissances de l’Axe ? Cet exemple majeur
est de ceux qui nous amènent à suivre Thérèse Delpech dans la formulation de deux problèmes :
Pourquoi n’avons-nous pas été en mesure d’anticiper et d’éviter les cataclysmes ? A la lumière des
tragédies passées, sommes-nous en mesure de faire preuve de clairvoyance aujourd’hui ?
12
Il a duré du 5 avril 1992 jusqu'au 29 février 1996 ! Le nombre de morts civils est estimé à 10 000. Cf. Maya Kandel : Mourir
pour Sarajevo ? Les Etats-Unis et l’éclatement de la Yougoslavie. 383 p. Ed. CNRS, 2013.
13
Jovan Divjak : Sarajevo mon amour. Entretiens avec Florence La Bruyère. 298 p. Ed. Buchet-Chastel, 2004.
14
Nicolas Beaupré : Les Grandes guerres. 1914-1945. Histoire de France sous la direction de Joël Cornette. 1143 p. Ed. Belin,
2012.
9
Je trouve appréciable la réponse de Thérèse Delpech à la première question ; elle tient en une
formule : « la corruption des principes ». Cela concerne essentiellement les aberrations écrites et
défendues par des intellectuels européens. Cette question ressortit au genre toujours très prisé qu’est
le mensonge historique, dont George Orwell* a élaboré toute la dimension dans sa fameuse fiction
198415, George Orwell** dont la traduction récente des Ecrits politiques des années 1928-1949 illustre
la clairvoyance exceptionnelle si peu partagée par ses contemporains. La corruption des principes, qui
n’est pas sans rappeler Montesquieu (quand il analyse la décadence des Romains), nous conduit à
cet esprit d’orthodoxie dénoncé par le philosophe Jean Grenier* à la fin des années 30. Sur fond de
guerre d’Espagne et de montée des fascismes, nombre d’intellectuels adhéraient légitimement aux
aspirations sociales du marxisme et du communisme. Adhésions que Jean Grenier, qui fut le
professeur, puis le maître et l’ami de Camus, estimait incompatibles avec la liberté intellectuelle qui
aspire à la vérité et à la sacralité des valeurs. Jean Grenier voyait dans cette tyrannie de l’orthodoxie
un drame des intellectuels condamnés, au nom d’un impératif social en lui-même légitime, à accepter
un certain nombre de mensonges. Ce que revendique précisément Jean Grenier, contre l’esprit
d’orthodoxie, c’est le maintien de l’autonomie de la conscience, quelle que soit la légitimité de la lutte
sociale et des objectifs pratiques que ces luttes induisent. Avant Jean Grenier, c’est Julien Benda* qui
dénonçait, en 1927, La trahison des clercs : « Les hommes dont la fonction est de défendre les
valeurs éternelles et désintéressées, comme la justice et la raison, que j'appelle les clercs, ont trahi
leur fonction au profit d'intérêts pratiques.» De la même façon, nous disposons aujourd’hui du concept
de pensée unique qui permet de dénoncer chez un certain nombre d’intellectuels (journalistes,
écrivains) l’annexion de la conscience (politique, philosophique, morale) aux choix idéologiques du
moment – encore une fois : quelque légitimes que fussent ces choix. Mon rapprochement entre l’esprit
d’orthodoxie et la pensée unique doit nous permettre, en définitive, de dénoncer, de la part d’un
certain nombre de journalistes et d’intellectuels, une confusion des genres nocive pour la qualité du
débat démocratique, à savoir la confusion entre l’adhésion légitime à telle ou telle cause, nationale ou
internationale, politique ou humanitaire, et la tâche primordiale de maintenir la liberté critique de
l’esprit.
Revenons sur deux exemples assez connus: celui d’Aragon, pendant la Guerre froide, en 1948,
prenant le parti de l’ingénieur agronome Lyssenko, auteur d’une pseudo théorie génétique censée
révolutionner la production agricole soviétique. Lorsqu’Aragon fait paraître De la libre discussion des
idées dans la revue Europe d’octobre1948, il a déjà assuré le relais de la propagande soviétique dans
un article des Lettres Françaises du 26 août de la même année. Ce faisant, Aragon cautionnait par là
non seulement l’élimination de plusieurs scientifiques en désaccord avec Lyssenko, mais également
l’échec agricole de Staline, qui a engendré des famines et une quantité innombrable de morts.
Episode que le grand biologiste Jacques Monod a naguère qualifié d’« épisode le plus étrange et le
plus navrant de toute l’histoire de la Science » dans sa Préface au livre de Jaurès Medvedev* :
Grandeur et chute de Lyssenko (1971). L’autre exemple concerne Simone de Beauvoir* soutenant la
révolution culturelle chinoise : « Ces masses s’éduquent elles-mêmes, elles approfondissent leurs
15
Thérèse Delpech rend hommage à plusieurs reprises à la « formidable clairvoyance » de Georges Orwell (1903-1950).
10
liens, elles élèvent en même temps le niveau de la production et le niveau de l’amitié. C’est cette
impression que je garde avant tout de la Chine : l’amitié est l’envers d’une nécessité économique, elle
y est le moteur de la production». Mais l’auteure de La longue Marche ne dit rien de l’élimination
physique d’intellectuels défenestrés ou tués d’une balle dans la nuque et dont le nombre est
considérable. Thérèse Delpech rend sur ce point hommage à l'éminent sinologue Simon Leys*, qui
dénonça les errements de la révolution culturelle chinoise avec Les Habits neufs du président Mao
(1971) à l'heure de la vague de fond maoïste en Europe ; mais le livre de Simon Leys fut brûlé à la fac
de Vincennes16. Il conviendrait d’analyser avec précision cette tendance actuelle à l’uniformisation des
idées dans nos démocraties, plutôt réputées pour la richesse du débat intellectuel et la diversité des
points de vue dans la culture et dans la pensée ; elle constitue l’indice d’un appauvrissement, voire
d’une stérilisation de la pensée qui doit d’autant plus nous alarmer qu’elle touche au premier chef les
intellectuels eux-mêmes. A tel point que Jean Sévillia* ne craint pas de parler d’un « terrorisme de la
pensée » qui sévit, notamment, en France, depuis la Libération, et impose de manière absolue des
dogmes qui, par définition, interdisent toute discussion et toute contestation : « Pratiquant l'amalgame,
le procès d'intention et la chasse aux sorcières, cette mécanique totalitaire fait obstacle à tout vrai
débat sur les questions qui engagent l'avenir ». Ces procédés n’ont pas disparu, et ils sont même
devenus aujourd’hui l’apanage de ceux qui nous combattent, comme c’est le cas par exemple de la
nébuleuse Al-Qaida, et, plus globalement, des islamismes en tous genres, par une sorte d’effet
boomerang de l’histoire : « Nous avons entraîné le monde dans nos guerres. Il nous entraînera dans
le siennes », écrit T. Delpech.
Venons-en maintenant à notre second problème : à la lumière des tragédies passées, et des
aveuglements qui les ont favorisés, sommes-nous en mesure de faire preuve de clairvoyance
aujourd’hui ? Penchons-nous sur un exemple : après les événements de la place Tiananmen, l’UE a
adopté en juin 1989 diverses mesures de sanction à l’égard de la Chine, dont le fameux embargo sur
le commerce des armes. Ce qui n’empêche pas les pays européens de continuer d’accorder des
licences d'équipements de défense à la Chine, et des documents européens attestent que la France
et le Royaume-Uni se taillent la part du lion sur ce marché. Comme toujours, le temps passe, les
relations se développent grâce à l’habileté des diplomates chinois 17, au point que l’embargo sur les
ventes d’armes à la Chine entretien un malaise croissant entre Chinois et Européens, malaise
sensible lors du sommet UE-Chine de septembre 2012. Evidemment, nous pouvons toujours débattre
de savoir si la levée de l’embargo européen vaudrait caution pour la poursuite d’atteintes aux Droits
de l’homme en Chine ? Il est vrai, par ailleurs, que les besoins chinois en matière d’armement sont
satisfaits depuis une quinzaine d’années par l’ex-complexe militaro-industriel soviétique, complétés
par des ventes israéliennes. En comptant que Taiwan, mais aussi la Corée et le Japon, ne cachent
pas leur crainte d’éventuelles ventes d’armes européennes à la Chine. Y aura-t-il demain affrontement
16
Thérèse Delpech renvoie au livre de Jung Tchang et Jon Halliday: Mao, the Unknown Story, Londres, 2005. Les auteurs font
état de 70 000 000 de morts !
17
Jean-Pierre Cabestan: La politique internationale de la Chine : Entre intégration et volonté de puissance. 460 p. Les presses
de Sciences Po, 2010.
11
autour de la Chine entre deux camps hostiles - Etats-Unis, Japon, Corée et Taiwan contre Français,
Britanniques, Allemands et autres Européens ? En tout cas, la perspective possible d’une politique à
courte vue de l’Union Européenne, montrerait que les tragédies du XXe siècle ne nous ont rien appris.
Un autre exemple: nous avons vécu pendant les années de Guerre Froide tout ce que l’apparition
de l’arme atomique comporte de risque d’interrompre tout simplement le cours de l’histoire humaine
en anéantissant la vie. On en a déjà tiré les conséquences, avec l’invention de la dissuasion (à partir
de 1949) parce que, ainsi que l’écrit Thérèse Delpech, « la peur de l’annihilation physique est
infiniment plus forte que celle de l’ensauvagement moral »18. Mais pendant ces années de Guerre
Froide, l'arme nucléaire est restée entre les mains du club des grandes puissances - États-Unis,
Union soviétique, Grande-Bretagne, France et Chine ; alors qu’en ce début de XXIe siècle ressurgit
plus que jamais l’inquiétude : les nouveaux acteurs détenteurs de l’arme nucléaire n’auront peut-être
pas la prudence de ceux des années de Guerre froide. Les travaux de Bruno Tertrais, qui travaille
depuis plus de dix ans sur le dossier de l’arme nucléaire, publiés en 2009, nous montrent à quel point
la situation a commencé à changer lorsqu'Israël, puis l'Inde, se sont également dotées de l'arme
atomique. Ces dernières années, c’est le Pakistan qui a mis sur pied un important réseau international
de prolifération des technologies nécessaires à la fabrication de la Bombe. Quand on sait que le
Pakistan a offert ses services à l'Iran, à la Corée du Nord, mais aussi à l'Irak et sans doute à d'autres,
comment ne pas envisager l’avenir avec inquiétude ? Dans Le marché noir de la bombe, Bruno
Tertrais* s’efforce de mesurer l’ampleur du danger, soulignant que désormais, ce sont l'Égypte,
l'Arabie saoudite, l'Algérie et la Turquie qui apparaissent comme des candidats potentiels. On sait
aujourd’hui que Ben Laden lui-même s'intéressait à l'arme nucléaire19. La situation de la Corée du
Nord est parlante à cet égard : quand, le 10 février 2005, Pyongyang se proclame officiellement
puissance nucléaire, son gouvernement annonce que le pays a « fabriqué des armes nucléaires par
mesure d'autodéfense face à la politique de moins en moins déguisée d'isolement et d'étouffement »
des États-Unis à son égard, ces armes étant prétendument destinées à demeurer « une force de
dissuasion ». Pourtant, le gouvernement nord-coréen annonce également la suspension, pour une
période indéfinie, de sa participation aux négociations à six qui réunissaient sur le sujet, depuis août
2003, les deux Corées, la Chine, le Japon, les États-Unis et la Russie, et qui étaient gelées depuis juin
2004 ! Tout ceci menant à l’essai d’une bombe atomique le 9 septembre 2006. La situation s’est
améliorée depuis quelques années, en particulier en raison de l’embargo américain sur les fonds
coréens, mais la Corée demeure une zone instable, ainsi qu’en témoigne le bilan réalisé par Claude
Helper* en 2007.
N’aggravons pas notre inquiétude ; en principe, l’expérience fait que nous sommes censés être
mieux préparés à gérer ces situations et à anticiper ; car, à la différence de nos aïeux, nous sommes
censés avoir pleinement connaissance de la sauvagerie dont l’histoire est capable. Pourtant, il semble
bien que nous demeurions impuissants à dégager les leçons des tragédies récentes, et Thérèse
18
T. Delpech, op. cit. p.97.
19Nasser
al-Bahri (avec Georges Malbrunot): Dans l’ombre de Ben Laden : révélations de son garde-du-corps repenti. 293 p.
Ed. Michel Lafon, 2010.
12
Delpech nous en livre une intéressante illustration : alors que les principales puissances européennes
ont tenté de dégager les leçons des deux Guerres mondiales, avec la Conférence de Paris (janvier
1919-août 1920), pour la Première ; avec le Procès de Nuremberg (novembre 1945-octobre 1946) et
les Conventions de Genève (1949) sur le droit de la guerre, pour le Seconde ; mais qu’ont-elles tenté
après l’effondrement de l’Union Soviétique ? Après la Révolution culturelle chinoise ? Et cela a le
grave inconvénient de priver les peuples du nécessaire travail de mémoire et de deuil. Il en résulte
une sorte de banalisation de la violence et de la cruauté pour les nouvelles générations; et les
conséquences pourraient bien en être terribles.
La même incertitude et le même désarroi semblent nous saisir lorsque nous tentons d’analyser le
monde auquel nous sommes confrontés depuis le 11 septembre, et de mesurer la réponse à donner
aux attentats contre les Twin Towers. Beaucoup d’idéologues, et pas seulement aux Etats-Unis, ont
fait leur la formule d’un politologue qui fait (malheureusement) autorité depuis 1993, celle du « choc
des civilisations », qui est le titre de l’ouvrage si célèbre de Samuel Huntington*. Rappelons la
conviction de Huntington, à savoir que si la mondialisation
efface l’importance des frontières
politiques, c’est désormais de part et d’autre des barrières religieuses et ethniques que se
regrouperont les peuples. Aux conflits idéologiques de naguère succèderait ainsi le choc des
civilisations... Si l’on veut bien suivre cette thèse, elle implique que désormais l’histoire que nous
commençons de vivre au XXIe siècle est celle qui va voir s’affronter la foi islamique et la culture
occidentale (chrétienne, juive, humaniste laïque). Le point de vue de Huntington est d’ailleurs loin
d’avoir perdu sa puissance d’influence, qu’il s’agisse, par exemple, du livre de Jean-Paul Roux*,
ancien professeur à l'École du Louvre et spécialiste du monde turc: Un choc de religions : La longue
guerre de l'islam et de la chrétienté ; ou des analyses, infiniment plus subtiles et moins caricaturales,
de Caroline Fourest* : Tirs croisés. La laïcité à l’épreuve des intégrismes juif, chrétien et musulman.
Fort heureusement, l’hypothèse de Huntington est pour le moment battue en brèche par des travaux
comme ceux de l’historien américain Richard Bulliet*, qui fait suite aux nombreux spécialistes de
l’islam qui ont combattu et combattent depuis des lustres notre perception réductrice d’un islam qui
serait en train de devenir l'ennemi n°1 de l'Occident. Richard Bulliet partage avec nombre
d’islamologues, dont Georges Corm*, spécialiste du Proche-Orient, le projet de nous permettre
d’approcher les conflits internationaux autrement qu’à travers le seul prisme islamique, en en faisant
apparaître d’autres enjeux, nationalistes, impérialistes ou économiques.
Plusieurs raisons peuvent ainsi laisser augurer pour le XXIe siècle d’un retour à l’ensauvagement,
c’est-à-dire ni plus ni moins qu’à une barbarie généralisée pour le monde. Outre la corruption de
l’intégrité intellectuelle, dont je viens de parler, une raison serait à chercher du côté d’une certaine la
défaite de la pensée politique, aggravée par l’accélération de l’histoire. Pensons à cette formule de
Daniel Halévy*, dans un ouvrage devenu un classique depuis sa publication en 1948: « L'allure du
temps a tout à fait changé, disait déjà Michelet en 1872. Il a doublé le pas d'une manière étrange.
Dans une simple vie d'homme, j'ai vu deux grandes révolutions, qui autrefois auraient peut-être mis
entre elles deux mille ans d'intervalle. » Cette accélération, cette précipitation du temps historique
peut expliquer qu’au sortir des tragédies qui ont ensauvagé le siècle, nous vivions dans une
13
désorientation collective généralisée, qui se traduit par le sentiment d’une impuissance à transformer
les situations ;
aux rêves prométhéens du XIXe siècle succède aujourd’hui un découragement
généralisé qui se traduit par une frénésie mêlée d’ennui et de désespoir, par une perte de confiance
dans les « valeurs de l’esprit ». Déjà Paul Valéry déplorait qu’en politique, on ne traite plus que de
problèmes économiques et sociaux, et que finalement les valeurs boursières soient le baromètre de
l’action politique. Dans la vie quotidienne domine « le principe de plaisir »20, qui se traduit par une
tyrannie de l’actualité au détriment de la mémoire. Le mythe européen de « la vie paisible », dont la
véritable nature consiste d’ailleurs en une surconsommation de tranquillisants, prouve que la société
de loisirs et l’hédonisme ambiants masquent très mal la peur de voir revenir les guerres et leur cortège
d’atrocités. Thérèse Delpech souligne très bien que la question qui hante (secrètement, et peut-être
inconsciemment) les Européens du XXIe siècle est : « Pourquoi l’histoire deviendrait-elle paisible ? »
Tant nous ne savons que trop ce qu’il en est résulté avec Hitler 21. Dans Les Irresponsables, publié en
Allemagne en 1950, Hermann Broch* analysait les conditions morales qui ont permis le phénomène
du nazisme et condamnait l'indifférence des petits bourgeois médiocres dont leurs idées politiques
vagues et confuses ne permettent pas de les considérer comme des responsables directs, bien que
ce soit leur état d'esprit qui ait rendu possible le nazisme, de telle sorte que l'« innocence » de tous
ces personnages est en réalité coupable. Ainsi Hermann Broch place-t-il dans la bouche d’Hildegarde
les mots suivants : « Un guide qui nous emmène au royaume de la mort, un chef qui nous conduit
vers ce qui n’est pas afin que nous retrouvions ce qui est, voilà ce qu’il nous faut à tous… ». Et le
narrateur de préciser un peu plus loin : « En vérité une menace pèse sur nous, la menace que
l’homme écarté de Dieu s’enfonce dans l’animalité ou plus bas encore… Notre angoisse va
grandissant ». Contrepoint tragique : « Nous sommes devenus des fils à maman dépourvus de lois, et
nous appelons la bête pour qu’elle nous commande ». Mais moins d’un siècle après la catastrophe,
nous avons beau évacuer le tragique et la mort, nous en savons trop pour devenir à notre tour des
« irresponsables. » Alors, comment sortir de ce désarroi, nous qui sommes plus que jamais écartés de
Dieu, et devenus les fils à maman de la grande nursery consumériste dont Peter Sloterdjik*, dans Le
palais de cristal (2006), semble prophétiser qu’elle annonce des lendemains terribles 22 ? Thérèse
Delpech ne baisse pas les bras : « La politique ne pourra pas être réhabilitée sans une réflexion
éthique » ; mais elle devrait insister sur qu’il ne saurait y avoir de réflexion éthique conséquente sans
travail de mémoire. N’est-ce pas d’ailleurs ce qu’elle suggère quand elle écrit que « rapprocher la
politique de l’éthique est un devoir envers les vivants. Mais c’est aussi un devoir envers les morts ».
Le devoir de mémoire est certes une exigence vis-à-vis de notre avenir, mais il est aussi une dette
envers les morts. La double exigence éthico-mémorielle apparaît ainsi comme une invitation à renouer
avec une tradition de la pensée politique qui conduit de Grotius et Kant (aux XVII et XVIIIe siècles) à
Hans Jonas*, dont Le principe responsabilité (1979) constitue le manifeste d’une refondation de la
20
21
Cf. chapitre 6.
Fritz Stern : Politique et désespoir. Les ressentiments contre la modernité dans l’Allemagne préhitlérienne . USA 1961,
traduction française Armand Colin 1990. Sur l’importance d’Hitler dans l’esprit de notre temps, et sur l’énigme de sa puissance,
on peut lire : Ron Rosenbaum : Pourquoi Hitler ? Lattès 1998. Volumineuse enquête sur les origines du nazisme.
22
Cf. chapitre 7.
14
politique fondée sur le souci des générations futures et la conscience des exigences de solidarité
entre les peuples (nations, humanité). Pleinement conscient que l'existence de l'humanité n'est plus
du tout un fait assuré, tant les capacités de s'autodétruire en peu de temps semble avoir atteint un
point de non-retour, Hans Jonas nous conduit à une autre raison de notre incertitude présente: le
décalage entre le progrès technoscientifique et l’éthique.
Ainsi que le suggère Bernard Stiegler dans l’ouvrage mentionné plus haut, qu’il s’agisse de crise
spirituelle ou intellectuelle, comme chez Valéry et Husserl, ou tout autant de décadence politique et
culturelle, la catastrophe, c’est-à-dire le dénouement que nous vivons aujourd’hui, relève dans l’esprit
du philosophe d’un évènement très précis : « la faillite d’un modèle industriel de production et de
consommation dont il s’agit désormais d’engager résolument la critique. » Un modèle industriel de
production/consommation qui est devenu, avec la numérisation, un système technique mondial ; et
Bernard Stiegler de poursuivre : « la mondialisation est avant tout une mondialisation du système
technique industriel ». Tel se constitue le thème fondamental du destin de l’homme d’aujourd’hui que
le constat de sa dépendance croissante à l’égard des technologies et de leur prolifération. Les XIXe et
XXe siècles ont vu des masses d’hommes traités comme des choses à échelle industrielle, dans
l’organisation du travail ainsi que dans l’ordonnancement des guerres, de 1914 aux camps de
concentration et au Goulag; et il en reste quelque chose dans nos comportements actuels, où
dominent, sinon l’indifférence, en tout cas le sentiment de l’impuissance face aux tragédies humaines.
De fait, les pires violences qui ont lieu aujourd’hui sont dans la continuité de celles qui ont marqué le
passé, comme si on n’avait pas su tirer les conséquences des guerres mondiales, du nazisme, puis
de l’URSS, de la Chine et du Cambodge. Dans ces derniers cas, l’examen du passé demeure
obstinément tabou, et cela, en dépit de témoignages très précieux, comme le livre de Zheng Yi*:
Stèles rouges, qui évoque notamment des scènes de cannibalisme dans la Chine de Mao 23. Le
cinéma participe aussi à cette prise de conscience, ainsi par exemple le film Adieu ma concubine
réalisé en 1993 par le Chinois Chen Kaige.
Et c’est cela qui est sans doute le plus marquant : aujourd’hui comme hier, la cécité concernant la
destruction de millions d’êtres humains. Ce n’est d’ailleurs pas forcément surprenant quand on pense
aux réticences que nous avons eues naguère encore à reconnaître et à dénoncer les régimes de
massacres. T. Delpech signale nous renvoie aux livres de David Rousset. De retour de déportation,
David Rousset (1912-1997) a publié dès 1946, L’univers concentrationnaire. C’est à lui que nous
devons l’adjectif concentrationnaire ainsi que le concept d’univers concentrationnaire. Le même
auteur publie en 1947 Les jours de notre mort, devenu un classique sur le sujet en ce qu’il associe au
témoignage sur les camps une réflexion sur un univers à part. David Rousset fait également partie
des premiers à avoir révélé l’existence des camps soviétiques… en 1949, soit vingt ans avant que
Soljenitsyne** ne publie aux Etats-Unis L’archipel du Goulag. Sans travail de mémoire, nous sommes
condamnés à répéter nos aveuglements.
23
Lire T. Delpech, op. cit. pp. 88 et 89 ; lire également pp. 90-91 sur la Chine et la Corée du Nord.
15
Il serait difficile d’achever cette exhortation au devoir de mémoire sans prendre en compte la
question importante du retrait du divin dans la compréhension de la barbarie du XXe siècle. Dressant
lui aussi le bilan de la barbarie du siècle, George Steiner* (né en 1929) assume tout au long de son
œuvre le profond malaise du monde présent à travers deux exigences contradictoires : ne rien oublier,
et espérer contre tout espoir, dont le lecteur trouvera une sorte de synthèse dans l’ouvrage intitulé Dix
raisons (possibles) à la tristesse de pensée. Steiner a le courage de soutenir que ce qu’on a produit
depuis cent cinquante ans a été encore pire que ce qu’avait produit la religion ; autrement dit, le déclin
du religieux pourrait bien avoir libéré en l’homme des instincts que la croyance parvenait au moins à
maintenir dans certaines limites. Et c’est ainsi qu’aux yeux de George Steiner, la Shoah représente
l’absolu de l’horreur, symptomatique de la « sortie de Dieu » du langage, au point de suggérer que
nous n’échapperons pas à un retour de la barbarie sans un recours à la poésie qui soit mesure de réhumaniser le langage, de lui restituer sa capacité de dialogue avec le divin, ce que confirme le
témoigne si sensible de Stéphane Hessel* dans une autobiographie qu’il a intitulée Ô ma mémoire. La
poésie, ma nécessité.
Si nous voulons échapper, et si nous voulons que nous-mêmes et nos enfants échappent à un
ensauvagement ou à un retour de l’ensauvagement, c’est-à-dire de la barbarie, au cours du siècle qui
commence, il nous faut d’abord guérir de notre désenchantement à l’égard de l’histoire, en somme
nous réconcilier avec la mémoire, sans chercher pour autant à en légitimer ou à en minimiser les
violences. Inquiet de ce qu’avec « trop d’aplomb et trop peu de réflexion, nous tournons le dos au XXe
siècle… », Tony Judt*, précocement disparu en 2010, constate que « non seulement nous n’avons
pas appris grand-chose du passé – ce qui en soi n’aurait rien de très remarquable –, mais, dans nos
calculs économiques, nos pratiques politiques, nos stratégies internationales et même nos priorités
éducatives, nous avons pris l’habitude de protester avec force que le passé n’a rien d’intéressant à
nous apprendre »24. Tony Judt dénonce en somme le plus grave et le plus inquiétant : le déni de
mémoire ! Face à ce constat qui augure rien moins qu’un retour possible à la barbarie, l’urgence est
de retrouver des convictions fortes, qui nous manquent tant, en faisant en sorte qu’elles ne s’exercent
pas au détriment des autres, comme le firent les idéologies de puissance d’antan. Cette force de
conviction intellectuelle et morale devrait nous rendre capables d’assumer sans aveuglement et sans
lâcheté des responsabilités internationales dans un monde devenu très difficile. Le reste est question
d’éducation, qui demande travail de mémoire, formation de l’esprit, reconnaissance et défense des
valeurs; et beaucoup de lucidité, en ne s’aveuglant jamais sur l’ampleur des tâches à accomplir.
________
24
C’est Tony Judt qui souligne.

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