Animal circus

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Animal circus
Animal circus
« Ce soir, dans votre ville », la seule phrase qui revient incessamment dans ma tête.
Celle que répète sans cesse le perroquet. Elle fait désormais partie du paysage et rythme mon
ennui.
Tourner en rond. Toute la journée. Je ne peux faire que ça. Tourner et retourner,
revenir toujours au même point.
Je suis prisonnier.
Ma vie se réduit à ces quatre murs. Tourner en rond encore et toujours. Je dors. Etre
nourri deux fois par jour. Le gardien vient glisser l’écuelle sous la porte, on ne sait jamais au
cas où je m’échapperais. Je ne fais que ça, tourner en rond, tous les jours. Je regarde le ciel
bleu au dehors, les nuages qui s’en vont, libres d’aller où bon leur semble, de parcourir le
monde. Comme je les envie.
Dans mon cagibi, les rayons du soleil peinent à percer d’autant que la pièce est
construite de telle sorte que je reste toujours à l’ombre. L’ombre de la solitude. Néanmoins,
lorsque le soleil est au zénith, il me réchauffe et l’espoir renaît. Je me mets à échafauder des
plans d’évasion, j’ai déjà essayé de creuser ou de briser les barreaux, rien à faire.
A début, je hurlais de douleur. Non pas cette douleur qui vous prend quand vous vous
blessez mais celle qui vous transperce le cœur quand vous savez que plus jamais vous ne
reverrez votre famille. Tous ceux auxquels vous tenez, ils vous les ont arrachés. Je hurlais à la
mort, je voulais que l’on m’abatte, que la fin du désespoir arrive enfin. Tout, sauf cette torture
de tourner en rond tous les jours. Le gardien me sommait de me taire, mais comme je
n’obéissais pas, il appelait l’infirmier qui venait m’endormir de force. Au bout d’un mois à
m’épuiser, j’ai commencé à me résigner et ma peine s’est transformée peu à peu en une rage
sourde contre ceux qui me retiennent ici. Prisonnier.
Avant, j’habitais en campagne. Je vivais tranquillement dans une petite chaumière aux
abords d’un bois avec ma femme et mes deux enfants. Ma femme restait avec eux pour faire
leur éducation pendant que moi, je partais travailler dans la journée, j’étais garde-forestier.
Avant. Maintenant, je ne suis plus rien. Rien qu’un être qui survit avec ses lambeaux de
souvenirs. Comme j’aimais marcher dans l’herbe, la sentir me caresser la peau. Profiter de
l’ombre des arbres. Quel bonheur ! Seul, régnant sur cette terre paisible. Quelquefois,
j’emmenais les enfants avec moi pour leur apprendre le nom des arbres ou comment trouver
de quoi subsister. Ils riaient, je me souviens bien de leurs rires. Cristallins, clairs quand ils
jouaient à se cacher dans les buissons. Je les sermonnais gentiment et je jouais avec eux, nous
passions des moments de pur bonheur ensemble. Et le soleil brillait en ce temps. Oui, il
rayonnait.
Puis, un matin, alors que je faisais ma ronde, ils sont venus, n’ont pas dit un mot, ont
échangé quelques paroles entre eux dans un dialecte qui m’était inconnu. Ensuite, ils sont
devenus menaçants, j’ai essayé de les chasser mais ils étaient trop nombreux. Ils m’ont
enchaîné traîné dans un fourgon et nous avons voyagé pendant deux jours entiers et nous
sommes arrivés ici. Ici, où aucun n’arbre ne pousse. Ici, où même le soleil ne peut pénétrer.
Ici, où je tourne en rond. Inlassablement.
Ces souvenirs me reviennent chaque nuit, dès que je ferme les yeux, je revois leurs
visages. Parfois, je crois les apercevoir dans les nuages. Maigre consolation, je ne suis pas
seul, la prison est comble. Apparemment, les autres ont été enfermés comme moi, sans autre
forme de procès que la force brute. Aucun échange possible, leurs langues me sont étrangères.
Sans doute est-ce une volonté des gardiens pour nous dissuader d’une rébellion massive. Mais
la roue du destin va tourner. Bientôt mon heure viendra.
Ma seule occasion d’évasion sera à la fin des heures de travail, où on ne manque pas
de nous exploiter. Chaque jour, chacun son tour, pour éviter les rencontres entre les détenus,
nous œuvrons laborieusement, surveillés par un contremaître qui ne connaît que les cris et les
bastonnades à notre égard. Des heures durant, nous devenons ses esclaves et « fais-ceci »,
« fais-cela », « non, pas comme ça. Recommence ». Unique juge de notre travail de bagnard,
le directeur vient tout vérifier à la fin de la journée, c’est le seul homme que craigne le
contremaître. Quand celui-ci se fait rabrouer, on peut être sûr que la prochaine fois, les coups
pleuvront. Nous ne sommes que des jouets entre ses mains de tortionnaire.
Evidemment, notre travail à l’extérieur est accompagné d’une enceinte grillagée. Les
gardiens sont très prudents. Des étrangers nous rendent parfois visite, nous jaugent, nous
observent comme si nous étions des bêtes de foire. Le directeur s’applique fièrement à leur
expliquer toute la modernité de l’entreprise. Durant ces moments-là, aucun écart n’est permis
sinon c’est la cellule d’isolement pour une semaine. Une fois notre labeur terminé, nous
rentrons dans nos cellules respectives, seul moment propice à l’évasion, l’instant où
l’attention du contremaître est relâchée et le directeur parti.
Les journées se succèdent, plus mornes les unes que les autres. Je tourne en rond. Je
m’impatiente. Bientôt viendra le moment tant attendu.
Aujourd’hui, j’ai décidé, ce sera aujourd’hui, le jour de ma liberté. Nous nous
appliquons à la tâche, le stress monte. Le contremaître sonne la fin des travaux. Je me
précipite dehors et parvient à me faufiler dans un trou que j’avais repéré et agrandi
discrètement au fil des mois. Je m’imagine déjà en train de fouler l’herbe, je goûte avec
délectation les rayons du soleil. J’avance. Je cours. Je ne tourne plus comme un lion en cage.
Je suis libre. Libre.
Un bruit assourdissant se fait entendre, des crissements de pneus sur l’autoroute. Une
lumière éblouit l’animal. Le camion percute le lion qui s’écroule, mort sur le coup. Le
conducteur descend précipitamment de son véhicule. C’est étrange, on dirait que le lion
sourit. Un homme arrive, essoufflé, regarde le lion terrassé et, horrifié s’exclame :
« Oh non ! C’était l’animal vedette du cirque ! »

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