« Le Défi » dans Histoire de Tel Quel par Philippe Forest

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« Le Défi » dans Histoire de Tel Quel par Philippe Forest
« Le Défi » dans Histoire de Tel Quel
par Philippe Forest
Dès 1956, [ …] Sollers a écrit à François Mauriac qui l'a invité à
lui rendre visite. Non sans un certain agacement, l'auteur du
Nœud de vipères s'en apercevra vite: il ne compte pas au nombre
des écrivains qu'admire le jeune Joyaux. A Barrès, celui-ci
préfère Rimbaud et Mallarmé, Francis Ponge et André Breton.
Entre le romancier consacré et le débutant, les liens sont d'une
autre nature. Mauriac le soulignera à l'occasion de la parution
du Défi : « Ce Philippe retrouve dans mes livres l'odeur de la
banlieue où, en 1936, il est né, des adolescents qui lui
ressemblent et qui souffrent et s'irritent au contact de la même
faune. Il tient à moi par les racines et, si vieux qu'il vive, il
n'oubliera jamais, je le crois, la lumière de ce jour doré, l'année
de ses 19 ans, où il vint pour la première fois à Malagar ». Le
prestige indiscutable dont jouit Mauriac, il le tire sans doute de
son œuvre romanesque que Sollers a lue, mais plus encore
d'appartenir déjà à une certaine légende de la littérature :
consacré par l'attribution du prix Nobel en 1952, il est l'homme
pour qui Proust fut une présence vivante avant que d'être un
nom sur la couverture d'un livre; de la Résistance à
l'engagement contre les guerres coloniales, il est aussi le
symbole d'une intégrité et d'un courage politiques qui peuvent,
à bon droit, forcer l'admiration. On l'a vu déjà, lorsque, en
décembre 1956, Sollers écrira à Cayrol, il ne manquera pas de
se recommander discrètement du parrainage bordelais de
Mauriac.
Le 2 juillet 1957, - de la maison familiale de l'île de Ré où il passe
régulièrement ses vacances, Sollers confie à son ami
Boisrouvray qu'il « proustise à mort[[François Mauriac, BlocNotes, 1952-1957, Paris, Flammarion, p. 391-394;]] », De cette
lecture procédera pour une bonne part l'écriture du premier
roman auquel d'ores et déjà il travaille. Dans cette même
lettre, il fait part à son ami de deux nouvelles plus prosaïques :
Le Seuil vient de lui verser une somme importante pour la
publication du Défi et on lui en promet le triple pour un livre
provisoirement intitulé : Solitude[[qui deviendra : Une curieuse
solitude]]. Ce double accord vient conclure plusieurs mois de
négociations. Depuis sa rencontre avec Cayrol, Sollers est
évidemment en relation avec Le Seuil et c'est bien dans Écrire
que paraîtra finalement Le Défi. Mais Sollers a également signé
un accord avec Grasset et si, du côté de Gallimard, Arland
refuse avec obstination la publication de 1'« Introduction aux
lieux d'aisance »[[une autre court texte de jeunesse, du Sollers
potache, (écrit pendant les cours…), (note pileface)]], Georges
Lambrichs, pour sa part, souhaiterait compter le protégé de
Ponge au nombre de ses écrivains. Il sera ainsi question un long
moment qu'Une curieuse solitude, le premier roman de Sollers,
paraisse dans la collection blanche. Jusqu'en septembre 1958,
la couverture sous laquelle paraîtra ce livre restera incertaine.
PHILIPPE SOLLERS: DU DÉFI À UNE CURIEUSE SOLITUDE
En septembre 1956, Sollers écrit donc Le Défi. Dans un avantpropos daté du mois suivant et resté inédit, il définit ainsi son
projet : « J'ai essayé avec Le Défi d'atteindre à ce pur domaine
de l'être où ce dernier est sommé de se défendre sous peine de
ne plus exister suffisamment [[Dossier Sollers, archives du
Seuil.]]. » Propos ambitieux qui, somme toute, rend assez bien
compte d'un récit qui, derrière l'histoire d'un amour
adolescent, emprunte un peu au Bataille de L'Expérience
intérieure. Les premiers lecteurs du Défi furent loin d'être
convaincus de la qualité de ce texte. Sollers, se souvient
Boisrouvray, de par son charme, son humour et son
intelligence, jouissait auprès de ses camarades d'un
indiscutable prestige. Au terme de la lecture publique que,
dans une chambre d'étudiant, il fit de son texte, ce fut, rappelle
encore Boisrouvray, la consternation. On pouvait difficilement
croire que cette emphase et ce romantisme complaisant
fussent l'œuvre de Sollers.
Le ton du Défi se situe à mille lieues en effet de celui de l’« Introduction aux lieux d'aisance ». Rien ne reste de la légèreté
joueuse, de la virtuosité comique du poème présenté à Ponge
dans la gravité satisfaite de la nouvelle soumise à Cayrol. Et ce
qui étonne surtout dans ces premières tentatives littéraires,
c'est la formidable plasticité de leur écriture. Incertain encore
de son style, Sollers essaie sa voix dans les registres les plus
divers. Il se risque à des études qui sont également des
expériences, attentif aux réactions que ses ébauches
susciteront chez ses interlocuteurs. Or, ceux-ci - et telle est la
clé du succès immédiat de Sollers - n'ont rien de plus pressé
que de se reconnaître dans le miroir qui leur est ainsi tendu.
Cayrol se laisse séduire. Ponge et Paulhan découvrent dans 1'«
Introduction aux lieux d'aisance » l'hommage irrespectueux
d'un disciple à son maître. Mauriac et Aragon, on le verra,
liront, qui dans Le Défi qui dans Une curieuse solitude, le souvenir
émouvant de leur propre jeunesse. Dans la bien sinistre France
des années cinquante, le désir de transmission est fort chez ces
grands écrivains qui déjà ont dépassé le milieu de leur vie. Il les
amène à instituer Sollers le légataire de leur art, le jeune
écrivain qui, leur survivant, leur permettra de ne pas mourir
tout entier.
Quoi qu'il en soit, Le Défi paraît donc en octobre 1957 dans le
numéro 3 d'Écrire[[Dossier Sollers, archives du Seuil.]].
Modestement, la presse rend compte de ce texte au même
titre que de ceux qui composent la nouvelle livraison de la
revue. Si, pour ce bref récit, Sollers connaît du jour au
lendemain la célébrité, c'est que François Mauriac, dans son «
Bloc-notes» du 12 décembre, intervient de manière
retentissante pour sortir de l'anonymat le jeune inconnu. Il
relate la première visite que celui-ci, l'année précédente, lui fit
à Malagar et, s'il parle peu du Défi, trace de Sollers un portrait
attachant et attendri. Mauriac, visiblement, se plaît à retrouver
en lui le souvenir de l'adolescent bordelais qu'il a été. Se penchant avec bienveillance sur un écrivain de 21 ans, il sacrifie au
goût de son temps pour la jeunesse et a le sentiment, comme il
l'avoue lui-même, d'apporter sa « contribution personnelle à la
"Nouvelle Vague" ». L'article s'achève en fanfares : « Voilà donc
un garçon d'aujourd'hui, né en 1936. L'auteur du Défi s'appelle
Philippe Sollers. J'aurai été le premier à écrire son nom. Trentecinq pages pour le porter, c'est peu - c'est assez. Cette écorce
de pin dont, enfant, je faisais un frêle bateau, et que je confiais
à la Hure qui coulait au bas de notre prairie, je croyais qu'elle
atteindrait la mer. Je le crois toujours [[François Mauriac, Bloc-
Notes, 1952-1957, op.cité.]]. »
Le maître bordelais s'étant exprimé, la presse littéraire, sans
toujours partager entièrement son enthousiasme, se range à
son avis et célèbre dans Le Défi la naissance d'un véritable
écrivain.
Ainsi que l'avait prévu Ponge, tout cela prend l'allure d'une «
lame de fond». Le Il mars 1958, pour Le Défi, Philippe Sollers se
voit attribuer le prix Félix-Fénéon. Ce même mois, la NRF, à
défaut de 1'« Introduction aux lieux d'aisance», publie dans son
numéro 63 un long extrait du prochain roman à paraître: Une
curieuse solitude. Le texte en est achevé depuis la fin de l'année
précédente. Le découvrant, Jean Cayrol a adressé à Paul
Flamand une note, datée du 17 janvier, qui dit assez bien
l'impression que ce livre a produite sur lui : « Je trouve cette
"éducation sentimentale" très bonne. Dire que ce manuscrit a
été écrit à 20 ans, c'est incroyable, Cette confession qui n'est
autre que le roman d'un effort, d'une trouée est excellente,
justesse dans les rapports des êtres, justesse dans les analyses,
dans les jugements portés, justesse dans l'écriture [...]. Quelle
maîtrise [[François Mauriac, Bloc-Notes, 1952-1957, op. cité. ]] ! »
[…]
Comme Mauriac l'avait fait pour Le Défi, Aragon intervient à son
tour [pour Une curieuse solitude]. Dans un article-fleuve publié
par Les Lettres françaises, le 20 novembre 1958, il reconnaît dans
ce premier roman la marque du talent qui, déjà, fait les grands
écrivains: « Le destin d'écrire est devant lui, comme une
admirable prairie. A d'autres de préjuger de l'avenir, de donner
des conseils. Pour moi, j'aime à me contenter d'admirer. Cette
fois au moins. C'est que ce n'est pas tous les jours qu'un jeune
homme se lève et qui parle si bien des femmes [ ... ]. Et je sais,
pour ma part, un peu mieux grâce à Philippe Sollers, que, non,
nous ne mourrons pas tout entiers. Puisque les choses
essentielles d’autres après nous vont les sentir, les toucher, les
voir, en parler[[déjà quelqu’un relève un thème que Sollers
reprendra de façon récurrente, l’invocation des cinq sens (note
pileface)]]. Puisque nous pouvons bien disparaître, l’amour
demeure. La vie. Ce mot après quoi, on ne peut presque en
écrire aucun autre.[[ Aragon, « Un perpétuel printemps », Les
Lettres françaises, 20 novembre 1958.]] »
Philippe Forest
Histoire de TelQuel (1960-1982)
Seuil, p. 28-30

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