Quelle place pour la spiritualité dans le monde du XXIe siècle ? La

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Quelle place pour la spiritualité dans le monde du XXIe siècle ? La
Quelle place pour la spiritualité dans le monde
du XXIe siècle ?
La spiritualité, une dimension de l’homme
par Michel Fromaget
Au fil des réflexions préparatoires à ce colloque : « Quel humanisme pour demain ? », j’ai
pu noter, à deux ou trois reprises, l’affirmation suivante :
« Actuellement, nous ne savons pas penser ce que nous savons faire ».
Je souscris, bien sûr, sans réserve à un tel constat, qui ouvre d’ailleurs de vastes perspectives à l’éthique contemporaine. Mais, ayant à nous entretenir aujourd’hui de « spiritualité », j’aimerais que nous partions d’une constatation qui se situe encore plus en amont.
Je la formulerais volontiers ainsi :
« Actuellement, nous ne savons pas penser, non seulement ce que nous faisons, mais aussi,
et surtout, nous ne savons pas penser cela-même que nous sommes ».
Autrement dit : « Actuellement, nous ne savons pas, ou ne savons plus, penser l’homme ».
Or, comme le constatait Bouddha il y a déjà plus de deux millénaires et demi : « Tout
commence par la pensée : quand la pensée est fausse l’affliction s’ensuit comme la roue de
la charrette suit le pas du bœuf » (Dhammapada).
De mon point de vue, l’équation est sûre et limpide : l’état d’affliction, ou de crise, voire
d’effondrement, dans lequel est actuellement plongée notre civilisation et, par delà, la
souffrance de la terre entière, tout cela est le produit, et aussi la preuve, de l’inadéquation, et même de la malignité d’une conception particulière de l’homme qui n’est autre
que celle élue, promotionnée et imposée par l’Occident moderne. Cette inadéquation
disqualifie non seulement notre anthropologie, mais notre cosmologie aussi, car les
deux sont rigoureusement indissociables. Or, donc, en quoi consiste cette funeste inadéquation ? Oh ! Elle est bien simple à dire, et elle est déjà dite depuis des millénaires.
Mais si peu aujourd’hui l’entendent de manière juste. Je la résumerai ainsi : l’univers
accessible à l’homme est tissé de trois dimensions ontologiques. Mais l’homme moderne
n’en authentifie que deux. Et ce qui vaut de l’univers, vaut aussi de lui-même, puisque,
de cet univers, il est une part capitale. Le procès est donc celui-ci : la réalité accessible ou
existentielle est ternaire, mais la représentation qu’en accrédite l’homme contemporain, et
sur la base de laquelle il construit sa personne, oriente son action et conçoit la politique
de ses gouvernements, cette représentation est seulement binaire, seulement dualiste.
Afin de mieux expliquer de quoi il retourne, bien que le christianisme aborde semblablement la même question, permettez-moi d’évoquer à nouveau l’enseignement du
Bouddha. A la suite de l’hindouisme, où règne Shiva, le dieu de l’ascèse, le Grand Yogi,
le « Mahayogin », qui est qualifié de trilokesvara ce qui le désigne comme « Maître
des trois mondes », le bouddhisme distingue trois ordres de réalité : Kamavacara, soit
la sphère des « réalités matérielles et formelles », Rupavacara, soit celle des « réalités
immatérielles et formelles », et Arupavacara qui est celle des « réalités immatérielles et
informelles ».
COLLOQUES 2015-2016 - QUEL HUMANISME POUR DEMAIN ?
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Cette catégorisation tripartite, nous intéresse ici au plus haut point. Tout d’abord parce
qu’elle est une bonne introduction à celle des trois ordres physique, psychologique et
spirituel, dits encore dimensions du corps, de l’âme et de l’esprit, identifiés par les traditions spirituelles orientales et occidentales. Mais ensuite, et c’est aujourd’hui très
important, parce que les qualificatifs concernant la matière et la forme dont elle se sert,
vont permettre à chacun de réaliser, simplement et rapidement, que pour commencer
à connaître la troisième et mystérieuse dimension, celle de l’esprit donc, il y a un prix
à payer. Or l’expérience m’a enseigné que, même parmi les humanistes a priori ouverts
aux questions spirituelles, bien peu sont près à payer ce prix. Or donc il importe au
plus haut point de savoir si, en notre for intérieur, en notre âme et conscience, nous
sommes, oui ou non, prêts à payer ce prix. Car, si nous ne l’étions pas, rien de ce que
nous entendrons ou lirons sur l’esprit ne portera jamais de fruit. C’est là pourquoi, à
la faveur d’une première partie intitulée « Le coût réel de la metanoïa » nous allons
tenter de regarder ce coût droit dans les yeux. Dans une seconde partie « Vie et liberté
de l’esprit », je m’attacherai à suggérer, de la manière la plus claire possible, ce qui se
cache derrière ces mots et qui est suressentiel. Une troisième partie, facultative (tout
sera fonction du temps résiduel), sera réservée à quelques ultimes réflexions concernant
la spiritualité et l’humanisme contemporains.
I - Le coût réel de la metanoïa
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Le sens des qualificatifs matériel et immatériel précédemment utilisés ne pose pas grand
problème. Les réalités physiques sont « matérielles » en ce qu’elles sont perceptibles par
nos sens. Ainsi mes yeux ne voient pas vos idées, ni vos pensées, car elles sont justement
« immatérielles ».Quant au qualificatif de formel, il dit que non pas seulement les objets
physiques ont une « forme » qui permet de les identifier, mais aussi les entités psychiques
ou mentales, telles les pensées, les idées, les affects, concepts, Il est en effet possible de
les définir, d’en préciser les contours, il est possible de les cerner, de les délimiter par le
langage, de les explorer par l’intelligence. Or voici que le bouddhisme, et par-delà toutes
les grandes traditions spirituelles d’Orient, insistent pour dire qu’il existe au sein du réel
un troisième ordre, celui de l’esprit, qui est immatériel et informel. Donc un monde de
réalités aussi bien invisibles aux yeux du corps, qu’inintelligibles et impensables à l’intelligence de l’âme. Vous voyez la difficulté : que peut-on donc dire au sujet de telles choses ?
Déjà, au VIIIe siècle av. J.C., Shankara, le grand Maître hindou de la « non-dualité »,
de l’Advaïta, nous prévenait en ces termes transparents : « L’esprit est ce devant quoi les
mots reculent ». Au XIIIe siècle, Maître Eckhart aura aussi cette parole : « Nul ne comprend ce que l’on dit de l’esprit, qui ne le connaît déjà ». Arrêtons-nous un instant pour
mieux entendre ce que ces deux maîtres insignes nous disent de la sorte.
Pour Shankara, tout d’abord, les mots, dont il évoque ici la débandade, sont prioritairement des signifiants du langage désignant des concepts, puisque le signifié, l’esprit, est
abstrait. Plus que des mots, le procès ici intenté est donc celui des concepts. Pour deux
raisons. Tout d’abord parce que tout concept, étant fondé sur le passé qui le valide, ne
peut être qu’inadéquat pour signifier ce qui précisément explose le passé, ce qui justement est neuf. Or l’esprit, comme nous le comprendrons mieux, est imprévisible, il est
jaillissement, il est vie, il est toujours neuf. D’autre part, le propre du concept, comme
le dit son étymologie, est de « contenir », donc de « délimiter », de « séparer », de
« définir ». Or donc ce qui est illimité ne peut être délimité, ce qui est infini ne peut être
défini, ce qui est unité ne peut être séparé. D’où la difficulté, ou plutôt l’impossibilité,
de penser l’esprit avec des concepts. C’est dans ce sens exact que Krishnamurti écrit :
L'AVENIR DE L'HOMME DANS NOS SOCIÉTÉS - MICHEL FROMAGET
« Une personne, qui a un intense désir de découvrir la vérité, de savoir ce qu’est l’amour
dans le vrai sens de ce mot, ne doit avoir dans l’esprit aucun concept d’aucune sorte » (Se
libérer du connu, 2015, p. 56).
Mais il y a plus encore, qui certes dépasse peut-être la précédente parole de Shankara,
mais qui lui demeure étroitement lié et qui est si essentiel au présent propos. Car si les
concepts entravent la pensée de l’esprit, ils brouillent son éventuelle perception. Bien
sûr, son immatérialité le soustrait à nos sens extérieurs. Mais si un sens interne et inconnu permettait de l’apercevoir ? Eh bien, là encore nos concepts, et par suite toutes nos
conceptions par eux étayées, nous en empêcheraient. Le fait est bien connu et clairement démontré par la psychologie expérimentale. Nous ne voyons pas tant la réalité que
la conception que nous en avons. Comme le disait si bien Bergson, nous ne voyons pas
tant les choses que les étiquettes que nous collons dessus. Ce faisant nous objectivons
le monde, nous le réifions, nous le pétrifions, nous le vitrifions. Sujet sur lequel Nicolas
Berdiaev a des phrases lumineuses.
Mais revenons plus précisément à la parole de Maître Eckhart : « Nul ne comprend ce
que l’on dit de l’esprit qui ne le connaît déjà ». Parole désespérante à bien des égards,
mais qui dit aussi qu’il est possible de connaître l’esprit, ce qui est quand même réconfortant. Mais à qui donc cela est-il donné ?
Pour le montrer, j’en référerai à l’excellente définition de la spiritualité donnée par Michel Foucault dans son Herméneutique du sujet (Gallimard-Seuil, 2001). La spiritualité
se définit comme « la recherche, la pratique, l’expérience par lesquelles le sujet opère sur
lui-même les transformations nécessaires pour avoir accès à la vérité ». La vérité visée
ici est celle de l’esprit, celle donnée par l’esprit. Autrement dit, si « je » veux connaître
la « vérité », si « je » veux connaître « l’esprit », contrairement à ce qui se passe dans le
processus gnoséologique classique où le sujet demeure extérieur et n’est pas impliqué, ici
la connaissance ne s’acquiert que si j’accepte de transformer « je », de métamorphoser
« je » et donc de sacrifier le « je » que jusqu’ici je suis. Il n’y a pas d’autre chemin, pas
d’autre moyen. Quel est donc ce chemin, quel est-il ?
Concernant cette question, les grands mystiques sont des guides très sûrs. Voici un passage très clair extrait d’un sermon de Jean Tauler (1300-1361), le plus célèbre disciple
d’Eckhart. Dans ce passage, vous pouvez considérer que les mots « Verbe », « Dieu » et
« Esprit » sont synonymes : « C’est pourquoi tu dois te taire : alors le Verbe (…) pourra
être prononcé en toi et tu pourras l’entendre. Mais sois bien sûr que si tu veux parler, lui
doit se taire. On ne peut mieux servir le Verbe qu’en se taisant et en écoutant. Si donc
tu sors complètement de toi-même, Dieu entrera tout entier. Autant tu sors, autant il
entre, ni plus, ni moins ». Parole explicite, limpide, n’est-ce pas ? Non moins que celle-ci,
qui est d’Eckhart lui-même, lequel aimait à présenter l’homme ouvert à l’esprit, - qu’il
appelle « l’homme noble » ou « l’homme pauvre » -, comme étant celui qui « ne sait
rien », qui « n’a rien » et qui « ne veut rien ». Donc celui qui, par instants au moins, est
capable de s’abstraire non seulement de tout souci concernant son avoir et son avenir,
mais aussi de tout conditionnement, de tout savoir - donc de toutes connaissances, de
toutes conceptions, concepts, réflexions, raisonnements ou conclusions hérités du passé.
Cette notation d’Eckhart confirme l’interprétation donnée plus haut de celle Shankara.
Mais voici que grâce à ces maîtres, - et j’aurais pu aussi bien citer Jésus-Christ lui-même,
chacun d’entre-nous entrevoit déjà très clairement la transformation épistémologique,
la metanoïa que nous avons à consentir, et par suite le prix que nous avons à payer si,
alors que nous traitons de l’esprit, nous voulons nous entendre, nous grandir et porter
réellement du fruit.
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Autrement dit, et très concrètement, nous arrivons ici avec des idées souvent très arrêtées et durement acquises sur la vie et la mort, la causalité et la liberté, le bien et le mal,
le réel et l’illusoire, le vrai et le faux, l’homme et l’univers, le transcendant et l’immanent,
le temps et l’éternité, le religieux et le spirituel, la laïcité et l’humanisme, l’existence ou
l’inexistence de Dieu, le Dieu personnel et le Dieu impersonnel, la spiritualité sans Dieu
ou avec, etc. En bref ! Pour nous approcher de la vérité dont parle Michel Foucault,
sommes-nous prêts, au plus profond de nous-mêmes, - il n’y a ici aucune tricherie possible -, sommes-nous prêts, oui ou non, à nous libérer du carcan de nos arguments, de
nos raisonnements et savoirs, et d’eux non seulement, mais aussi de notre imaginaire,
puisque le silence demandé par Tauler est total ? Sommes-nous accueillants au « rien »
de Maître Eckhart ? Sommes-nous prêts comme le demande Krishnamurti à « nous
libérer du connu » ? Si oui, il ne fait alors aucun doute que l’esprit, tôt ou tard, nous
parlera et que nous l’entendrons. Sinon, nous n’entendrons que nous-mêmes, que le
bruit que nous faisons avec nous-mêmes, et l’esprit, quand bien même serions-nous
à son sujet très savants, nous restera totalement étranger. L’importance suressentielle
d’une telle option n’a certainement échappé à personne. Cette option est d’autant plus
décisive qu’en notre for intérieur, elle est totalement et parfaitement libre.
II - Vie et Liberté de l’esprit
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Alors qu’il s’agit de traiter des deux premiers ordres de réalité, des ordres physique et
psychique, les concepts, dont nous avons parlé, sont les bienvenus. Tel n’est pas le cas,
nous l’avons bien compris, pour traiter du troisième qui est l’ordre spirituel. Heureusement, pour en parler et écrire, d’autres signifiants se présentent à nous : ainsi des symboles, des analogies, des métaphores, des images poétiques, ainsi que d’autres figures du
discours. Nous ne nous ferons pas faute d’y avoir recours. Comment autrement parler
de l’esprit ?
Mais, en premier lieu, une précision capitale : les mots « âme » et « esprit », tels qu’entendus par l’anthropologie spirituelle courante, doivent être compris en un sens précis,
celui de leur étymologie biblique, qui n’est pas, il est vrai, celui du vocabulaire courant.
Ainsi, le mot « âme » - anima en latin, psyche en grec -, n’a ici aucune signification religieuse ou spirituelle, ni, non plus, sentimentale ou romantique. Il signifie simplement :
le mental, le psychisme, la part psychique de l’être. Quant à « l’esprit » ici en question
(spiritus, pneuma) et à l’inverse, mais vous l’avez déjà compris, il ne désigne en rien la
pensée ou l’intelligence, ou plus largement le psychisme ou le mental. Car l’esprit, tel
qu’ici compris, est une réalité comme secrète et voilée, - parce qu’invisible aux yeux
du corps, et incompréhensible à l’intelligence de l’âme. Au vrai, l’esprit est une réalitélimite et mystérieuse, une réalité spécifiquement religieuse, spirituelle. Nous pourrions
dire tout aussi bien transcendante ou transcendantale, surnaturelle, ou divine. Une
manière explicite de montrer l’esprit consiste à le mettre en regard avec les deux autres
composantes ontologiques de l’être humain, soit donc : le corps et l’âme. Ceci non sans
avoir fermement fait remarquer au préalable que ces trois ne forment en aucun cas trois
parties de l’homme. Pas plus la saveur, la forme ou la couleur d’une cerise, d’un citron
ou d’un kiwi n’existe en elle-même. La vérité est que ces trois composantes sont parfaitement unies, mais sans aucune confusion, et parfaitement distinctes, mais sans aucune
séparation.
A propos du corps, tout d’abord. Celui-ci ouvre donc sur le monde physique, sur l'ordre
des réalités sensibles. Par ses cinq sens il ouvre sur le monde des objets. Mais le corps
n'est pas seulement ouverture et sensation. Il est aussi action : il me permet d'agir sur le
L'AVENIR DE L'HOMME DANS NOS SOCIÉTÉS - MICHEL FROMAGET
monde sensible. Au vrai, le corps est mon interface avec le monde extérieur, le monde
naturel où j’ai à vivre. Par lui, ce monde s'imprime dans mon âme et, par lui, mon âme
s'exprime dans ce monde. Il peut être aussi utilement comparé à un scaphandre qui me
permet de vivre dans le milieu naturel d’ici-bas.
L’âme, quant à elle, nous venons d’y insister, - conformément à son étymologie latine
anima et grecque psyche -, l’âme ouvre sur le monde psychique, sur l'ordre des réalités
intelligibles, sur le monde des sujets qui vivent autour de moi. L’âme, qui est faite des facultés psychologiques qui la composent : pensée, sentiment, mémoire… l'âme est aussi
action : par le langage, parlé ou non, elle agit sur le monde des âmes et des sujets. Moins
immédiatement soumise que le corps aux déterminismes de la causalité, de l’espace et
du temps, elle bénéficie d’un « gradient de liberté » plus élevé.
Parvenu à ce stade de notre exposé, le propre du funeste dualisme anthropologique occidental, dénoncé en début de cet exposé, est aisé à identifier : niant a priori et définitivement l’existence de toute autre dimension, il verrouille sans échappatoire l’être humain
dans la double prison de son corps et de son âme. Mais heureusement ! Heureusement !
depuis la nuit des temps, en Occident comme en Orient, il y eut des hommes pour expérimenter et expliquer que la condition humaine, loin de nous verrouiller dans notre
prison « corps et âme », a, au contraire, pour objet fondamental et raison ultime de nous
en faire sortir en nous accouchant à notre troisième dimension qui est celle que nous
nommons ici « esprit ». C’est de ce dernier dont il convient de dire maintenant un mot.
Comme l’âme et le corps, l’esprit est « ouverture » et « action ». Mais sur un monde
particulier : le monde spirituel. Une approche philosophique qui a bien du sens dit que
ce monde spirituel n’est plus celui des « apparences », mais celui des « essences ». Il
serait celui des réalités « en soi ». Qui le voit, connaît plus clairement la raison ultime
des choses, leur origine et leur fin. De manière générale, pour les philosophes, ce monde
est celui de la « Sagesse », pour les platoniciens celui des « Idées ». Pour les néoplatonicien celui de l’Un, pour les différentes religions du monde, il est celui de Dieu, de la
Divinité, de l’Inconditionné, de l’Incréé, du Non-né, Non-devenu, etc. Pour les chrétiens
il n’est autre que le « Royaume de Dieu ». L’esprit humain étant, selon les chrétiens, ce
lieu en l’homme où Dieu habite, ce lieu où la nature humaine se divinise et où la divine
s’incarne.
Mais comprenons-nous bien : les trois mondes physique, psychique et spirituel ne sont
en aucun cas trois mondes, mais un seul et même monde. Un seul et même monde lu et
vécu à des profondeurs différentes. Mieux encore : un même monde lu et vécu par un
être qui, en nous-même, n’est plus le même. Ici joue le fameux et incontournable adage :
« Seul le semblable voit le semblable ». En sorte que, si la personne fait le choix de ne
vivre qu’en son « corps et son âme », et donc sur un mode seulement partiel, elle ne voit
le monde que partiellement, elle n’en voit que l’apparence. Par contre, si elle accepte de
cheminer vers son être en plénitude « corps, âme, esprit », alors elle commence à le voir
dans sa totalité, simultanément dans son apparence et son essence. Autrement dit dans
sa Réalité, sa Vérité et sa Beauté.
Mais comment donc l’homme s’éveille-t-il à son esprit ? Selon l’anthropologie spirituelle, - contrairement au corps et à l’âme du nouveau-né qui sont actifs, vivants,
« actuels », dès sa sortie du ventre maternel, sortie que cette anthropologie voit comme
sa première naissance -, l’esprit, pour être aussi réel que le corps et l’âme, n’en est pas
moins, à l’origine, seulement « virtuel ». Pour devenir « actuel », il doit être actualisé,
c'est-à-dire : reconnu, accepté et mis en œuvre. Cette actualisation, dès lors qu’elle est
authentique, entraîne dans l’ordre, non plus des apparences mais de l’essentiel, un
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bouleversement si profond qu’il est tout à fait semblable à une nouvelle ou seconde naissance. Ou encore aux métamorphoses biologiques, celles qui transforment les têtards en
grenouilles ou en salamandres, les chenilles en papillons.
La notion cardinale est ici celle de « seconde naissance ». Notion analogique car il s’agit
au vrai d’un processus progressif, continu et illimité. « Jamais derrière, toujours devant »
disait à son propos le vieux Maître suisse Maurice Zundel. Ce processus consiste donc
dans l’actualisation de la troisième dimension de l’être humain, autrement dit l’actualisation du potentiel d’être dont il a hérité à sa première naissance. A la faveur de cette
actualisation, il quitte sa phase immature, où il n’est que « corps et âme », et progresse
vers sa phase d’achèvement où il devient, progressivement, celui que de toute éternité il
est appelé à être, et qui est tissé de « corps, d’âme et d’esprit ».
Mais voici que le temps de cet exposé, forcément trop rapide, tire à sa fin. Je désire
clore en soulignant à la mine d’or ceci, sur quoi nous ne méditerons jamais assez, et qui
explique le titre de cette seconde partie. La vie conférée par la première naissance, la
naissance biologique, est une vie obligée, partielle, relative et temporaire. Une vie qui, cependant, offre la liberté de se situer par rapport à l’option fondamentale précédemment
évoquée, autrement dit, la liberté de naître de nouveau, ou bien de refuser cette bienveillante proposition. C’est là la première liberté, celle d’avant. Mais il y en a une seconde,
celle d’après. Car le propre de la vie ouverte par la seconde naissance, je ne pourrai développer cela, mais je vous demande impérativement de le retenir, ce propre est d’être :
libre, totale, absolue et éternelle. Qui a, ne serait-ce qu’un seul instant, expérimenté sa
troisième dimension, laquelle est l’esprit, sait de source sûre qu’elle est simultanément
ouverture sur la Beauté, la Vérité et l’Amour. De là vient que, sur cette terre, l’indice le
plus sûr de cette ouverture est la Joie. Une Joie d’être inexprimable. Marcel Proust, qui
un instant en goûta la grâce, l’évoque en ces mots lumineux, dans son fameux récit dit
« de la petite madeleine » :
«…je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux
m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes
de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon
qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt cette essence
n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel.
D’où avait pu venir cette puissante joie ? Je sentais qu’elle était liée au goût du thé et
du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D’où
venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l’appréhender ? »
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III - Ultimes réflexions sur la spiritualité et l’humanisme contemporains
Deux questions retiennent durablement l’attention des penseurs qui interrogent le présent pour mieux préparer l’avenir. Étroitement intriquées, ces questions, sinon bien traitées du moins bien courtisées, sont celles posées par la définition d’un nouvel humanisme
et par la définition d’une spiritualité sans Dieu. On dit aussi une spiritualité laïque. Mon
propos n’est pas ici de tenter de répondre à telles questions, mais de montrer que l’anthropologie « corps, âme, esprit » ne saurait, à leur sujet, se contenter des mondanités
ordinaires. Au vrai, la lumière qu’elle dispense est si nette qu’elle interdit toute dérobade
et place chacun devant une responsabilité immense.
Afin que de cette responsabilité sans mesure, la mesure soit justement bien prise, vous
me permettrez, en cette fin d’exposé, d’accuser les contours. Concernant tout d’abord le
nouvel humanisme, chacun a compris que selon l’anthropologie dualiste l’homme existe
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per se, par lui-même et en lui-même, du seul fait de sa naissance biologique. De là le
fait que la société dualiste tend à lui accorder une liberté et des droits exorbitants, dont
celui d’exploiter ses semblables et de saigner la terre à blanc. L’erreur tient ici au fait
que l’homme seulement tricoté de « corps et psyche » n’a d’homme que le nom. N’étant
pas encore né à lui-même, il demeure l’objet et le représentant de ses instincts, de ses
passions, de son ego. En fait, il n’existe pas, il n’existe pas en tant qu’homme. Personne
n’aurait l’idée d’appeler une chenille papillon, ni de se conduire avec elle comme si elle
avait des ailes et savait voler. Or c’est bien là ce que fait la civilisation occidentale et c’est
dément.
Konrad Lorenz, le célèbre éthologue, a eu ce mot remarquable et d’une justesse inépuisable : « Le chaînon manquant entre le singe et l’homme, c’est nous ». Oui, l’homme
n’existe pas. Ce constat n’est pas d’hier. Déjà, en son temps, il faisait pleurer de honte
Isaïe : « Vous concevez du foin, vous enfantez de la paille. » (Is 33,11) A qui désire mieux
cerner les raisons et les horizons de cette absence, et paradoxalement entrevoir avec plus
de précision l’envergure réelle de l’homme authentique, de l’homme libre parce que libéré du carcan dualiste, je ne saurais mieux faire que de conseiller de se familiariser avec
l’œuvre de Maurice Zundel (1897-1975) ou avec celle de Nicolas Berdiaev (1874-1948)
dont j’ai déjà évoqué les noms. Quant à ce que nous pouvons faire personnellement en
de semblables circonstances, comme d’apprivoiser le silence et nous mettre à l’écoute de
ce qu’il y a de plus essentiel et de plus profond en nous et en l’autre, cela restera certainement dérisoire, mais cela n’en est pas moins absolument nécessaire comme le soulignait
Gandhi. Pour ma part, j’ai fait le choix de croire qu’œuvrer afin qu’un jour l’éducation
de nos enfants soit pensée sur la base d’un projet éducatif effectivement ternaire serait
déjà aller dans la bonne voie.
Concernant la spiritualité sans Dieu, vous me pardonnerez de malmener la « bienpensance » et de ne pas y aller par quatre chemins. Au fond, de deux choses l’une. Soit
l’expression trahit un simple refus d’une spiritualité imprégnée d’une représentation
archaïque et infantilisante de Dieu, telle celle de ce Dieu personnel et extérieur, pharaonique et tout puissant, qui continue de polluer les monothéismes occidentaux et
que Berdiaev et Zundel dénoncèrent avec tant de vigueur. Soit donc cette expression
signifie cela, et seulement cela, tout en restant « ouverte » à la possibilité de l’existence
d’une conscience supérieure, libre, intelligente et transcendante, voire bienveillante et
aimante, d’une conscience autonome à laquelle l’homme a la possibilité d’accéder et
de participer librement, et alors tout est sauvé car nous sommes là dans le cadre d’une
anthropologie réellement ternaire, effectivement spirituelle et « ouverte ». Soit donc
cette expression laisse la porte ouverte à la possible manifestation en l’homme d’une
Présence vivante aussi transcendante et inimaginable à notre nature ordinaire que l’est,
dans la perspective classique, la nature divine à la nature humaine. Soit donc elle croit à
cette possible présence intérieure d’un Hôte silencieux et mystérieux, présence à bien des
égards semblable à celle de l’imago dans la larve, de l’amandier dans l’amande. Et alors
l’essentiel est sauvé, puisqu’entrée dans un humanisme ternaire et gardien du mystère de
l’homme, cette conception de l’homme offre à ce dernier la faculté d’œuvrer à se détacher de celui-là qu’il croit être, mais qu’il n’est pas, pour l’aider à se transformer, enfin,
en Celui-là qu’il ne connaît pas, mais qu’il est. Et Celui-là est si précieux et ineffable,
il est d’un tel prix, que toute entreprise visant prioritairement à autre chose qu’à son
avènement est inconcevable.
Soit l’expression de spiritualité sans Dieu est pensée dans cette perspective ternaire et
ouverte, soit, non contente de rejeter le mot « Dieu », elle nie aussi catégoriquement
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la possibilité de l’existence, actuelle ou virtuelle, intérieure ou extérieure, de toute présence, de toute intelligence, de toute conscience, de tout être ou réalité vivante que le
mot « Dieu », dans quelque contexte que ce soit, a pu jamais désigner. Or, une semblable
négation, on le sait, est le propre de l’anthropologie dualiste. Elle est aussi, en général, celui de l’humanisme qui se réclame des Lumières et, si je ne me trompe, celui de
l’humanisme médiatique des Onfray, Ferry et autre Comte Sponville. Tous humanismes
qui, rapportés à celui des Marcile Ficin, Pic de la Mirandole, ou Erasme, font figures de
véritables trahisons. Mais, si tel est le cas, l’heure est très grave. En effet, l’expression de
spiritualité sans Dieu, telle qu’ici entendue, s’annonce alors comme ouvrant un nouveau
chemin, mais un chemin qui, en fait, boucle sur lui-même. Parce qu’il ne sort pas du
dualisme anthropologique, il ne conduit l’homme nulle part. Vous y réfléchirez, il n’y
a pas d’autre alternative : soit l’homme est ouvert à la possibilité une altérité véritable,
donc d’une transcendance, soit il est à genoux devant lui-même. Ou devant l’humanité,
ou devant la science, ou devant la politique, ou devant le profit et la mondialisation ce
qui signifie exactement la même chose. Il n’y a pas plus de spiritualité sans Dieu, sans
transcendance vraie, qu’on ne fait une omelette sans casser des œufs. A ce sujet, Nicolas
Berdiaev, notait dans son livre Esprit et Liberté : « L’esprit est précisément le lieu de
rencontre de la nature divine et de la nature humaine. Cette rencontre est le phénomène
originel (…). Il n’existe pas de vie spirituelle sans Dieu, avec la seule nature humaine »
(EL p. 53). Cela est une évidence qui est aussi pertinente dans le bouddhisme quoiqu’on
en dise. Est-il possible de dire cette évidence plus clairement, plus simplement que ne
le fait cette dernière phrase du philosophe russe ? Je ne crois pas. Il n’existe pas plus de
spiritualité sans transcendance qu’on ne fait l’amour tout seul. Pour cela il faut être
deux. Ou alors il s’agit d’autre chose.
Michel Fromaget est Anthropologue, Docteur d’État ès Lettres et Sciences humaines, et
Maître de conférences honoraire de l’université de Caen-Basse-Normandie.
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