B.Amann - p. 1 - PRESSE ET FINANCE AU XIXe siècle ET AU

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B.Amann - p. 1 - PRESSE ET FINANCE AU XIXe siècle ET AU
PRESSE ET FINANCE AU XIXe siècle ET AU DÉBUT DU XXe siècle EN FRANCE
Introduction
"Donnez moi 300 000 francs d'annonces et je me charge de placer toutes les actions de la plus
mauvaise entreprise qu'il soit possible de trouver.."1 . Ces mots prononcés par un journaliste en
1837 donnent le ton des rapports entre la finance et la presse au XIXe siècle. Et c'est, on aura
l'occasion de le voir un ton relativement modéré par rapport à ce qu'est la réalité.
Mais avant d'en venir plus précisément à ce journalisme vénal2 ou à ces félonies
financières3 pour reprendre les termes de Charles Kindleberger, il paraît nécessaire d'évoquer
rapidement l'état économique de la France au XIXe siècle et l'état du secteur bancaire à cette
époque.
Quel est l'état économique de la France à cette période? A la chute de l'Empire, la France,
affaiblie par un quart de siècle de guerres contre une Europe coalisée est largement en retard par
rapport à la Grande-Bretagne. C'est un pays réduit géographiquement (ramené aux frontières
initiales d'avant la Révolution) et démographiquement (les guerres révolutionnaires et
impériales ont coûté plus d'un million d'hommes). Les échanges atlantiques pour l'essentiel ne
sont plus que de lointains souvenirs. L'axe Grande-Bretagne-États-Unis a pris le relais. Il y a
certes des propriétaires fonciers issus de la logique révolutionnaire. L'industrie est bien faible,
les matières premières coûteuses et l'appareil technique en retard. Avec en 1815, la surprise de
la paix, le pays va s'attacher à - pour reprendre des termes modernes - inverser la tendance. Le
XIXe siècle va être une période de forte croissance.
Quatre phases (cycles de Kondratieff4 ) peuvent être distinguées5 dans cette croissance
- 1815-1850: tendance à la stagnation ou à la baisse des prix (phase B);
- 1851-1873: mouvement inverse; tendance à la hausse, ou plus exactement à des prix
"soutenus" (phase A);
- 1873-1896: tendance nette à la baisse ou stagnation (phase B);
- 1896-1914: hausse évidente (phase A).
Reste que le XIXe siècle va subir un certain nombre de crises, qui passeront de crises
dites de "subsistance"6 à des crises "intermédiaires"7 et à des crise de surproduction
industrielle (à partir du dernier tiers du XIXe siècle) avec les manifestations caractéristiques qui
en découlent: krach boursier, faillites bancaires et extension à l'appareil industriel et commercial.
Si on a pu souligner le retard économique de la France au début du XIXe siècle, la
même constatation peut être faite en ce qui concerne le secteur bancaire. On met ainsi en
évidence que le montant cumulé des dépôts dans les banques françaises en 1860 était cinquante
fois inférieur à celui de la Grande-Bretagne, qu'il y a une nette prédominance des espèces
1 Lévy-Boyer M. (1964), Les banques européennes et l'industrialisation internationale dans la première
moitié du XIXe siècle, PUF pp.632.33
2 Kindleberger Ch. (1989, 1994), Histoire mondiale de la spéculation financière, éditions P.A.U. p. 119
3 Kindleberger Ch. op. cit. p. 121
4 ces cycles se définissent en fonction de leur amplitude. Leur détermination est fondée sur une étude de
l'évolution des prix. L'amplitude d'un mouvement Kondratieff est approximativement d'un demi-siècle. Il se
divise en deux grandes phases. Une phase A de montée des prix, une phase B de baisse des prix.
5 Beltran A. et Griset P. (1994), La croissance économique de la France 1815-1914, Armand Colin
6 due essentielement à une production de grains insuffisante
7 trouvant généralement leur origine dans une mauvaise récolte qui en réduisant les achats des paysans en
biens industriels se propageait au secteur secondaire
B.Amann - p. 1 -
métalliques (ou d'anciens moyens de paiement comme les lettres de change) qui trahirait une
demande en crédits médiocre et une circulation de faible amplitude1 . Assez progressivement, la
situation va connaître une évolution importante.
Traditionnellement, les entreprises françaises avaient l'habitude de se financer par elles-mêmes
et ne désiraient pas dépendre d'autrui. Il s'agit bien souvent par ailleurs d'entreprises familiales.
Les industries du début du siècle demandent des investissements peu importants qui peuvent
généralement pour l'essentiel être mobilisés par une famille. La situation change avec
l'industrialisation croissante au cours du XIXe siècle et avec le développement du chemin de
fer et avec l'urbanisation haussmanienne. L'épargne familiale ne suffit plus. De nouvelles
structures financières sont mises en place sous le Second Empire, pour répondre à ces
exigences nouvelles. Le système bancaire va se développer de manière importante et va
s'ouvrir à de nouveaux services. A partir du Second Empire vont être lancés de grands
emprunts2 qui favoriseront une intense spéculation.
Une situation donc, tant au niveau économique général, qu'à celui des banques qui est a
priori celle d'un retard mais que l'on tente à grands pas de combler. Cette marche rapide est
nécessairement génératrice d'excès. La presse dont on va voir le développement y est très
largement associée.
Ainsi pour caractériser ces liaisons, on peut dire qu'elles sont au départ des liaisons
dangereuses. (1) Des liaisons simplement dangereuses. De liens de soutien, d'intérêts mutuels
entrelacés, on va insensiblement glisser vers des liens de domination par la finance.
Avec le temps, à l'occasion d'un certain nombre d'affaires qui seront envisagées, elles
vont devenir des liaisons scandaleuses.(2)
1. Les liaisons dangereuses
En réalité ces liaisons dangereuses de la presse et de la finance ne sont qu'une facette d'un
mouvement beaucoup plus général. Il y a beaucoup à dire sur les liaisons dangereuses de la
presse avec le monde politique. C'est en fait un triptyque presse-politique-finance (1.1.) qui est
mis en place et largement dénoncé.
A un second niveau et si l'on tente - autant que faire se peut - de se dégager de la donne
politique, c'est un véritable réseau entre presse et finance qui est mis en place (1.2.).
1.1. Le triptyque Presse-Politique-Finance
L'examen de ces relations entre Presse, Politique et Finance suppose que l'on envisage
tout d'abord la situation générale de la presse et les formidables mutations qu'elle subit au XIXe
(1.1.1.) et ensuite, les mécanismes de ces relations (1.1.2.).
1.1.1. La situation générale de la presse
1 Beltran A. et Griset P. (1994), La croissance économique de la France 1815-1914, Armand Colin
2 le portefeuille de valeurs mobilières françaises passe d'une dizaine de milliards au début du Second
Empire à environ 50 milliards en 1878 et à une centaine de milliards en 1903. Beltran et Griset op.cit. p.
144
B.Amann - p. 2 -
La période révolutionnaire1 a donné une impulsion considérable à la presse. Même si
l'Empire soumet les journaux à une surveillance sévère, les titres se multiplient et se
diversifient. Le tirage de la presse quotidienne de Paris passe entre 1803 et 1870 de 36 000 à 1
million d'exemplaires. Au niveau national, il s'imprimait en France en 1870 28 exemplaires
pour 1 000 habitants (Albert et Terrou 1979)2 .
Quelles sont les raisons de cet accroissement important?
- La première c'est le prix. Avec l'industrialisation des méthodes de fabrication, le prix de vente
des journaux chute considérablement.
Jusque dans les années 1840 en effet le développement de la presse a sensiblement été freiné
par le prix élevé des abonnements: 80 F par an soit plus que le salaire mensuel moyen d'un
ouvrier parisien. C'est le 1er juillet 1836 que paraissent 2 journaux, le Siècle et la Presse dont
l'abonnement est fixé à 40 F3 .
Ainsi en 1880:
Journaux républicains
Petit Journal
Petite République
Lanterne
Intransigeant
Paix
Petit National
France
Petit Parisien
Rappel
Marseillaise
Nouveau Journal
Temps
Liberté
Mot d'Ordre
Siècle
XIXe Siècle
National
Événement
Réveil social
Justice
Vérité
République française
Voltaire
Citoyen
Petit Républicain
Télégraphe
Journal des Débats
Journal à un sou
Journaux conservateurs
Tirages
583 820
196 372
150 531
71 601
52 949
46 837
43 753
39 419
33 535
28 818
27 384
22 764
17 921
16 316
15 082
14 881
14 543
14 085
13 316
12 847
12 263
11 506
10 451
10 351
9 890
8 464
6 935
5 643
Figaro (avec supplément)
Petit Moniteur
Soleil
Petit Caporal
Petite Presse
Gaulois
France nouvelle
Moniteur universel
Univers
Peuple français
Estafette
Pays
Patrie
Monde
Paris-Journal
Gazette de France
En Avant
Français
Union
Défense
Civilisation
Ordre
Gazette des Tribunaux
Constitutionnel
24 titres:
Tirages
104 924
100 476
45 190
25 051
22 629
14 854
14 554
13 872
10 367
9 463
8 846
6 715
6 434
6 130
6 051
5 864
4 948
4 718
4 592
4 288
3 735
3 153
2 918
2 135
431 707
Non Classables
1 art. XI de la Déclaration des Droits de l'Homme du 26 août 1789 "La libre communication de la pensée
et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme: tout citoyen peut donc parler, écrire,
imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi"
2 contre 3 pour 1 000 en 1832, 28 pour 1 000 en 1867 p. 32
3 Soit un prix de vente théorique au numéro de 10 centimes [Albert et Terrou 1979]
B.Amann - p. 3 -
Prolétaire
Globe
Soir
Droit
Presse
Courrier du Soir
5 600
4 625 Gil Blas
28 257
4 556 Grand Journal
10 236
31ll
2 048 TOTAL GÉNÉRAL:
1 9l9
60 titres 1 984 521
34 titres: 1 514 321
Document n° 1. La presse en 1880 (Sources: Bellanger Cl., Godechot J., Guiral P. et Terrou F. dir.
(1972), Histoire générale de la presse française p. 233)1
Les autres journaux furent obligés de suivre. Les décrets des 5 et 6 mars 1848 qui
suppriment le timbre et le cautionnement2 accentuèrent le mouvement à la baisse. Beaucoup de
journaux se vendaient au numéro à 5 centimes (soit 57 centimes en valeur actuelle). Ce prix
sera généralisé après 1870.
La presse atteint ainsi des couches sociales nouvelles: la petite bourgeoisie et le peuple
des villes. Le moyen d'accroître la diffusion est considérable.
Dépenses
Papier du journal (au rendement 10 fr. par mille tirés)
Impression (100 fr. par jour)
Composition (160 fr. par jour)
Départ (comprenant la mise sous bande, le pliage
et l'expédition en province)
Affranchissement pour 10 000 exemplaires
Rédaction
Administration
Frais généraux (loyer, éclairage..)
Total
Recettes
Vente au numéro:
Paris, 6 000 numéros à 3 fr. 50 le cent
Province 2 000 exemplaires à 3 fr. le cent
Correspondants (libraires) province, 1000
exemplaires à 3 fr. le cent
Abonnements:
Paris 1000 abonnés
Province 1 200 abonnés
Annonces:
Industrielles
Financières
Bouillons (journaux invendus et livrés
comme vieux papiers
6 000
3 000
4 800
700
2 100
3 000
800
2 000
22 400
6 300
1 800
900
2 000
3 000
1 500
1 500
Total
600
17 600
Document n° 2. Bilan mensuel d'un journal paraissant à Paris (sources: Destrem H., les conditions
économiques de la presse p. 145)
1 Ce tableau fut publié par la Lanterne le 21 août 1880 et fut établi par les services de la Préfecture de
Police grâce aux déclarations des imprimeurs.
2 qui réapparaît avec la loi du 6 juillet 1871
B.Amann - p. 4 -
Reste que la situation économique de la presse à 5 centimes est très précaire. Cette
diminution importante du prix des journaux rend très difficile la survie et pour le moins pousse
à la recherche d'autres moyens de financement que ceux tirés de la simple exploitation du
journal.
Le bilan mensuel de l'un de ces journaux paraissant à Paris le montre bien. Il s'agit en
l'occurence d'un quotidien qui tire à 20 000 exemplaires, ce qui est plus qu'honnête, et qui en
réalité se vend à
10 000 exemplaires.
Dans ces conditions un journal perd donc 4 800 F. environ par mois1 .
- La deuxième raison à ce développement , c'est une raison de politique générale. Au cours du
XIXe siècle, la politique va être de plus en plus libérale en faveur de la presse. Ainsi, en 1872,
on supprime définitivement le brevet d'imprimeur et de libraire, ce qui efface un efficace moyen
de pression des préfets.
Depuis 18702 , on a autorisé le transport des journaux par chemins de fer sans acquitter la taxe
postale. La loi du 18 juillet 1881 est une des grandes lois qui marque les débuts de la IIIe
République. D'une manière générale, elle entraîne la suppression des mesures préventives3 , la
réduction au minimum des formalités administratives et la quasi-suppression de toute
incrimination des opinions. Toutes ces modifications en faveur de la liberté de la presse
trouvent leur source dans l'idéologie républicaine qui y voit la consécration des grands principe
républicains. Cette presse à bon marché est une "..promesse tacite de la République au suffrage
universel.."4 .
Alors il convient néanmoins de nuancer cet angélisme car les républicains connaissent
bien le mot de Tocqueville "le seul moyen de neutraliser les journaux était de multiplier leur
nombre".
Dans ces conditions, jouissant d'une liberté quasi-totale, la presse va connaître une
expansion considérable. Le tirage des quotidiens est multiplié par 2,5 à Paris et par 3 ou 4 en
province.
Qu'en est t'il en ce qui concerne la presse financière?
On fait remonter au XIVe siècle à Venise, les première traces d'informations
financières. C'est une époque de grands échanges commerciaux, d'innovations en matière de
gestion et dans cette logique l'information commerciale est un nouveaux service. Ainsi en 1435,
une chronique rapporte la joie des marchands de retour d'Alexandrie qui on pu vendre 50 ce
qu'ils avaient acheté 40 en Égypte5 . La première véritable gazette qui apparaît à Venise au début
du XVIIe siècle est essentiellement lue par des banquiers et des hommes d'affaires6 . Et c'est un
mouvement européen. En 1665 est lancée en Angleterre The Oxford Gazette7 ou encore en
1 Destrem H. (1902), les conditions économiques de la presse, Thèse, Université de Paris p. 145
2 décret du 16 octobre 1870
3 notamment le fait que tout journal ou écrit périodique peut être publié sans autorisation préalable et
dépôt de cautionnement (art. 5)
4 Eugène Pelletan, rapport déposé auSénat le 18 juin 1881
5 Frederic C. Laure, Studies in Venetian Social and Economic History, Variorum Reprints, Londres 1987,
cité par Henno J. (1993), La presse économique et financière, PUF Que sais-je? p. 8
6 op.cit. loc. cit.
7 qui deviendra très rapidement The London Gazette
B.Amann - p. 5 -
1675 à Amsterdam la Gazetta de Armsterdam. En France, La Gazette de Théophraste
Renaudot avait été lancée en juin 1631 et contenait des informations économiques. C'est sous le
règne de louis XV (1715-1774) qu'apparaissent les premiers journaux spécialisés. Pour n'en
citer que quelques uns:
-- A partir de 1751, le Journal œconomique donne des informations entre autres sur le
commerce
- En 1754, le Nouvelliste économique apparaît.
- En 1759, c'est le Journal du Commerce1 qui compte au nombre de ses fondateurs Pierre
Samuel Dupont de Nemours et le marquis de Mirabeau
Avec la Révolution, les journaux vont véhiculer les idées du temps. C'est par exemple à
partir de 1790, La Feuille villageoise qui veut éduquer les paysans et promouvoir une société de
petits propriétaires.
Avec la Restauration (essentiellement avec la seconde restauration et le règne de LouisPhilippe 1er), les titres économiques et financiers se multiplient. L'essor est général à partir de
1836, avec l'introduction de la publicité. A partir de 1835, les feuilles consacrées à la finance et à
la Bourse se multiplient. La plupart d'entre elles sont en fait éditées par des banques ou des
charges d'agent de change qui les diffusent gratuitement.
La presse financière d'une manière générale va beaucoup profiter, et amplifier, le
mouvement décrit précédemment au niveau de la presse générale. Ainsi, une répartition par
thèmes des titres de la presse parisienne montre la prédominance et la croissances des titres
consacrés au commerce et à la finance:
C'est essentiellement au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle que les relations
troubles de la presse et de la finance vont s'affirmer. Assurément, la libéralisation déjà sensible
dans les années 1870 mais accrue par la loi de 1881 en sera un moteur important.
Le tableau qui suit met en évidence à la fois la prédominance dans les thèmes de la
presse parisienne de ce que l'on considère comme "commerce et finances" et surtout
l'accroissement de ces thèmes qui entre 1865 et 1879 double quasiment, ce qui n'est pas le cas
de la majorité des autres thèmes.
Thèmes
Technologie, industrie et chemins
de fer
Littérature et philosophie
Religion
Commerce et finances
Beaux-arts, musique, théatre
Jurisprudence et administration
Modes
Médecine et pharmacie
Agriculture
Lectures récréatives, journaux
d'enfants
Sciences
Histoire et Géographie
Politique
Enseignement
1865
1879
%
variation
91
134
47,25
87
84
77
67
64
54
46
40
34
90
71
153
62
104
70
80
38
139
3,45
-15,48
98,70
-7,46
62,50
29,63
73,91
-5,00
308,82
25
25
25
20
48
23
68
31
92,00
-8,00
172,00
55,00
1 qui deviendra par la suite Le Journal d'Agriculture, du Commerce et des Finances
B.Amann - p. 6 -
Armée
Sport
Divers (dont bibliographie,
archéologie, spiritisme)
Total
16
14
44
29
23
38
816
1201
81,25
64,29
-13,64
Document n° 3. Les thèmes de la presse parisienne 1865-1879 (Sources: Albert P., Histoire de la
presse politique nationale au début de la IIIe République p. 153)
1.1.2. Les mécanismes des relations Presse-Politique-Finance
En termes de théâtre, on parlerait de mise en place de la scène. Deux éléments servent
de base au décor.
- Premier élément, on l'a dit, on le sait, une presse relativement libre depuis les diverses
évolutions entre 1870 et 1881.
- Deuxième élément, des ministères successifs qui manquent largement de stabilité et d'autorité.
Et le reste du décor se construit facilement.
- La principale méthode de construction de ce décor s'appelle "fonds secrets". C'est une litanie
annuelle. Le vote du chapitre du Ministère de l'intérieur consacré aux "agents secrets de la
Sécurité de l'État" donne lieu à de tumultueux débats sur lesquels pèse l'accusation d'utiliser une
partie de ces fonds à subventionner des journaux1 . Fallières en 1888 l'avoue implicitement en
déclarant "si l'on trouve un moyen de me débarrasser des subventions à la presse, je suis prêt à
l'accepter..". En 1879, entre mai et novembre, la Paix 2 va recevoir 125 577F de subventions.
Et que penser des 60 000F versés en 1883 par Jules Ferry et Waldeck-Rousseau au Mot
d'Ordre de Valentin Simon?
En fait la liberté accordée à la presse génère un tare fondamentale: la vénalité.
D'aucuns s'en réjouissent presque, comme Jean Jaurès qui écrit dans la Revue bleue 3
en 1897 " La presse elle-même, et par la loi de contradiction et de dissolution du régime
capitaliste, fait son œuvre... (Les journaux) aident à la désorganisation du monde mauvais qu'ils
représentent. Ils le font avec cette superbe inconscience des régimes condamnés... Ils ont une
belle vertu de destruction; c'est la seule à laquelle ils puissent prétendre. Nous ne leur en
souhaitons pas d'autres".
D'aucuns le déplorent comme Anatole Leroy-Beaulieu, également en 1897 dans la
Revue bleue 4 qui regrettent que "la presse se soit abaissée et se soit laissé corrompre en se
vulgarisant... Aujourd'hui, s'il reste une presse d'élite sérieuse digne de sa haute mission, elle est
débordée par une presse nouvelle, moins curieuse d'instruire que d'amuser, jalouse avant tout de
plaire et résignée pour plaire à flatter les préjugés, les vices, les passions, les ignorances des
lecteurs. C'est bien la presse de la démocratie, mais d'une démocratie dont l'éducation morale,
dont l'éducation littéraire ou politique n'est pas faite et qui n'a, au-dessus, personne pour la
faire".
- Une autre méthode de construction du décor, dès lors que les fonds secrets se révèlent
insuffisants, est celle des marchés de l'État. Le nombre des entrepreneurs de travaux publics
parmi les commanditaires des journaux français est révélateur.
1 Bellanger Cl., Godechot J., Guiral P. et Terrou F. (dir.), Histoire générale de la presse française, t. III de
1871 à 1940, PUF p. 249
2 considéré comme le journal officieux de l'Élysée
3 4 décembre 1897
4 8 décembre 1897
B.Amann - p. 7 -
- Enfin, et non des moindres, la publicité financière vient prendre le relais lorsque fonds secrets
et marchés publics n'arrivent plus à fournir la manne servie à la Presse.
Ce qui a jusqu'alors été dit ne concerne pour ainsi dire que le Gouvernement. La même
démarche pourrait être faite en ce qui concerne le Parlement, avec peut être encore plus
d'amplitude.
Reste que le constat est bien sombre et comme l'écrit Anatole France dans L'Ile des
Pingouins " La France est soumise à des compagnies financières qui disposent des richesses du
pays et, par les moyens d'une presse achetée, dirigent l'opinion"1 .
C'est ce réseau Presse-Finance qui va au cours du temps prendre de plus en plus d'ampleur qu'il
convient à présent d'envisager.
1.2. Le réseau Presse-Finance
Moyen de pression fort sur le monde politique, moyen efficace sur l'opinion publique, la
Presse va apparaître à partir de 1881 comme indissociablement liée au monde de la finance. Le
réseau repose à la fois sur une stratégie (1.2.1) et sur des acteurs bien implantés (1.2.2) .
1.2.1. La stratégie
L'opinion publique, les romanciers, voire les journalistes eux-mêmes en font un thème
extrêmement banal.
La description romancée qu'en donne Émile Zola dans l'Argent. publié en 1891 est assez
révélatrice. On connaît le talent de vulgarisateur de l'homme2 et derrière Saccard le banquier de
Zola, il y a en réalité un peu Jules-Isaac Mirès, financier et agioteur qui avait créé en 1850 la
Caisse des Actions Réunies et qui dès 1851 acheta le Pays et le Constitutionnel, journaux
politiques qu'il mis aux services de ses intérêts et de ceux du gouvernement. Les frères Péreire
quant à eux avaient acheté la Liberté, et y avaient mis un homme à eux, une sorte de chef de la
publicité de la Société Transatlantique. Eugène Bontoux après la création de l'Union Générale
avait fait de même avec la Finance et le Clairon.3 .
La stratégie comporte plusieurs étapes.
Dans l'Argent., le lancement de l'Union Universelle, la banque de Saccard est assuré par
l'Espérance. l'Espérance, journal catholique en détresse lorsque Saccard l'achète, a à son actif
une probité sans faille et mène une guerre féroce contre l'empire. Pour Saccard l'intérêt d'acheter
le journal est double.
- Tout d'abord, insidieusement, les louanges de son entreprise sont chantées par l'Espérance. La
campagne n'est ni violente ni spécialement approbative: elle explique, discute de façon à petit à
petit s'emparer du public et à l'étrangler correctement4 . Articles rédactionnels louangeurs,
défense continue, poussent la Banque pour que les affaires lui arrivent, pour que les émissions
s'adressent à elle5 .
- Ensuite, Saccard sait que lorsqu'une maison de crédit a un journal, officieusement ou
officiellement, pro-gouvernemental ou d'opposition, la maison est certaine de faire partie de
1 Anatole France (1908), L'Ile des pingouins, Calmann Levy
2 vr. Amann B. (1996), La vulgarisation en gestion chez Émile Zola in Enseignements et recherches en
gestion, évolutions et perspectives, Coll. Histoire, Gestion, Organisations, Presses de l'Université des
Sciences Sociales de Toulouse pp. 109-135
3 Sur ce sujet on se reportera avec intérêt à Bouvier (1960) et à Gilles (1954) voir également infra
4 L'Argent op. cit. p. 174
5 Zola, notes Fasquelle M.S. 10.269 fos 301-305
B.Amann - p. 8 -
tous les syndicats que forme le ministre des Finances pour assurer le succès des emprunts de
l'État. De tels syndicats étaient chargés de mener à bien l'emprunt. On s'adressait donc pour le
constituer aux établissements les plus populaires.
La deuxième étape est celle de l'achat de feuilles financières d'importance moindre.
Elles pullulent à Paris, Zola cite le chiffre de quatre ou cinq cents1 . Bien souvent lancées par
des banquiers véreux, elles sont vendues à un prix qui n'en couvre même pas
l'affranchissement2 (comme le précise Zola "donc, l'affaire est ailleurs.."). Le journal est fait
pour attirer les capitaux et le fondateur joue avec les capitaux des clients que lui amène le
journal. Pendant quelques mois, le journal donne des renseignements très sérieux, de façon à
conquérir la confiance, puis "fait un coup". A ceci, on rajoute une agence de publicité financière
qui envoie gratuitement ou pour un prix dérisoire, un bulletin financier à une centaine des
meilleurs journaux de province. Très rapidement, les maisons rivales doivent compter avec3 .
Une troisième étape est le recours à des journaux non directement liés à la maison de
crédit. On traite à forfait avec les grands journaux politiques et littéraires. Un courant de notes
aimables et d'articles louangeurs y est entretenu moyennant finances4 .
A la lecture de ces lignes, on s'aperçoit assez aisément que le but a largement évolué. il
ne s'agit plus de faire pression sur tel ou tel parlementaire ou sur tel ou tel ministre. Il s'agit de
favoriser la spéculation, il s'agit de soutenir artificiellement les cours (ou à l'inverse de les faire
baisser), et plus encore il s'agit de toucher cette masse considérable de petits épargnants
disséminés dans la France entière.
Il est intéressant de confronter le récit du romancier Zola avec des faits avérés. Zola
évoque trois étapes dans le mécanisme:
- La première consiste, par l'intermédiaire d'un journal à chanter, insidieusement les louanges
de l'entreprise. Ces journaux sont souvent contrôlés par des intermédiaires spécialisés qui
traitent à forfait, moyennant un pourcentage compris entre 10 et 25% et qui garantissent une
"bonne presse" à l'affaire5 . Il ne s'agit pas là de publicité ou d'annonces mais d'articles publiés
dans le corps du journal. D'avenel le dénonce en 1901 dans la Revue des Deux Mondes en des
termes particulièrement clairs. Le but, il est "de créer ou maintenir autour des affaires une
atmosphère favorable alors même qu'elle est inapparente et ne se manifeste que par le silence et
l'absence de bruit. Cette branche d'industrie eut son apogée dans la période qui précéda le krach
mémorable de 1881 lorsque les émissions nombreuses devaient, pour atteindre les bas de laine,
employer la voie des journaux..."6
Et en dehors du paiement proprement dit, d'autres moyens sont utilisés. Ainsi a t'on
recours pour s'attirer les faveurs des directeurs de journaux à l'ancêtre de ce qu'aujourd'hui on
appelle les "stocks options". Le mécanisme n'a pas changé. On offre des actions à acquérir au
taux d'émission, dans un délai déterminé. Bien évidemment la hausse du cours de l'action
achetée au cours initial, permet un confortable bénéfice. Si le cours ne monte pas, le contrat est
caduc. Ce n'est là qu'une version malsaine d'un intéressement de la Presse au succès des
émissions.
- La deuxième étape est celle de l'achat de feuilles financières d'importance moindre. Leur
recensement est difficile et reste à faire.
1 op.cit., loc.cit
2 L'abonnement au Moniteur des Tirages Financiers était de 2 fr l'an.
3 L'Argent op. cit. p. 174
4 L'Argent op. cit. loc.cit.
5 Bellanger et alii. op.cit. p. 262
6 Revue des Deux Mondes 1er février 1901
B.Amann - p. 9 -
La multiplication des feuilles financières est une des caractéristiques de la période. On en
compte à Paris:
- 35 en 1869
- 39 en 1872
- 74 en 1877
- 130 en 1879
- plus de 150 en 1881
Elles ont une existence éphémère, elles sont vendues très peu cher (4 F par an pour un
abonnement) et sont directement ou indirectement des organes de maisons de banques dont
elles soutiennent les spéculations.
Titres
Bulletin Financier
Le Capitaliste
Le Journal des Rentiers
Le Conseiller, gazette des
Chemins de fer
Le Conseiller de l'Épargne
Cote de la Bourse et de la
Banque
Le Crédit
Le Crédit national
Le Crédit public
L'Écho agricole
L'Écho du Commerce
L'Économiste français
L'Épargne française
Le Fermier
La Finance nouvelle
Les Fonds publics
L'Impartial financier
L'industrie
Tirage
Titres
4 000 L'industrie
2 250 Journal des Actionnaires
1 400 Journal d'Agriculture et de
Commerce
h 13 300 Journal d'Agriculture
pratique
h
7 000 Journal des Chemins de fer
q
1950 Journal des Économistes
q
h
h
h l0 000 Journal de la Bourse
h 12 000 Le Messager de Paris
h
2 000 Le Moniteur de la Bourse et
de la Banque
q
2 000 Le Moniteur financier
h
4 300 Le Moniteur des tirages
financiers
h
2 600 Le Moniteur des valeurs à
lot
h
1 440 Le Mouvement financier
h
2 880 Le Portefeuille
h
3 450 Paris-Bourse
h
3 000 La Réforme économique
h 15 600 La Semaine Financière
h
1920 Le Tirage financier
h
h
h
Tirage
1920
1 460
4 600
h
4 600
h
m
2 470
1 400
h 63 000
q
4 200
h 16 000
h 99 500
h 50 800
h
80 000
h
h
h
840
600
1 383
23 400
h
6 500
h 27 200
Document n° 4. Tirage en octobre 1880 des principales feuilles financières (Sources: Bellanger et
alli. p. 268)
Ainsi, Charles Savary1 , de la Banque de Lyon et de la Loire2 contrôle ou manipule 500
journalistes qui chantent les louanges de l'entreprise tout en faisant prendre à leurs lecteurs ces
communiqués largement payés pour des articles émanant de la rédaction du journal3 . Elles sont
très largement diffusées, gratuitement parfois dans la clientèle des rentiers et ont un tirage de
plusieurs dizaines de milliers d'exemplaires. Leur influence dans la réussite ou l'échec d'une
entreprise peut être considérable.
L'exemple d'Édouard Portalis et des journaux qu'il dirigea est révélateur. En décembre
1879 il lance la Vérité: le journal que doublait une feuille hebdomadaire, le Message financier,
était en fait l'organe de Lepelletier, directeur du Crédit de France. Après la faillite de Lepelletier
1 Il a été sous-secrétaire d'État à la justice dans le ministère Dufaure (1878)
2 Constituée en avril 1881 et déclarée nulle par le Tribunal de commerce de Lyon le 5 mai 1882
3 Tribunal de commerce de Lyon, audience du 16 février 1883
B.Amann - p. 10 -
en 1884 le journal décline. En 1886, Portalis reprend le XIXe siècle. En 1887-1888, il provoque
le krach de la Compagnie des Métaux de Secrétan, en l890 il provoque la faillite de la Banque
du Louvre. En 1889-1891 il mène campagne contre le Crédit Foncier, en 1891 il fait échouer
pour des raisons financières un emprunt portugais lancé par le Comptoir d'Escompte. Il attaqua
les cercles de jeu, la Compagnie Générale Transatlantique.
Condamné en octobre 1894, par le tribunal de la Seine, à rembourser l40 000 F à la
faillite de l'Assurance Financière de Boulan à qui il les avait estorqués, il prend alors la fuite.
En octobre 1880, les tirages de principales feuilles financières étaient les suivants:
- La troisième étape est le recours à des journaux non directement liés à la maison de crédit.
D'une manière générale, tous les journaux politiques consacrent des pages à l'actualité
financière: bulletins financiers, cours de la bourse et commentaires divers. A partir de la fin du
Second Empire des journaux vont affermer leur rubriques à des banques ou à des organismes
financiers. Le nombre de ces affermages s'élèvera considérablement après les années 1870. Des
noms que l'on rencontrera plus tard comme Edouard Cahen, Gustave Batiau ou encore Henri
Privat sont à l'origine d'une véritable industrialisation du procédé.
Le cas du Figaro est révélateur à ce sujet. En 1874, les dirigeants du Figaro avaient
affermé la partie financière du journal à la Société Anonyme de la Banque Parisienne. En 1880,
les nouveaux dirigeants rompent le contrat. Le prétexte annoncé est celui de l'indépendance du
journal, en réalité, il semble bien être une volonté de soutien de la Banque hypothéquaire. Reste
que le procès intenté par la Banque Parisienne au Figaro (procès que la banque gagnera) permet
d'avoir une idée du contrat. Il est extrêmement précis et rigoureux:
"...La rédaction de la partie financière du Figaro est exclusivement confiée à la
Société Anonyme de la Banque Parisienne: en conséquence aucun article ou
entrefilet se rattachant directement ou indirectement à la Bourse, aux fonds publics,
aux établissements de crédit, aux banques, aux valeurs cotées ou non cotées, aux
émissions publiques, aux affaires industrielles ou financières francaises ou
étrangères ne pourra paraître dans le journal le Figaro à moins qu'il n'émane de la
Banque Parisienne... Le Figaro ne pourra publier d'autre publicité financière
qu'uniquement dans les annonces proprement dites... Le bulletin financier ne devra
pas dépasser 100 lignes... La direction du Figaro pourra demander des
remaniements du style de sa chronique mais la Banque Parisienne gardera en tout
temps pleine et entière liberté de jugement, d'appréciation et de ligne de conduite... "
Document n° 5. Extraits du contrat Le Figaro - Banque Parisienne (Sources: Bellanger et alli. p.
173)
Ce n'est là qu'un exemple parmi d'autres. La quasi-totalité de la presse est dès 1880 aux
mains des groupes financiers.
Un schéma donc, décrit de manière romanesque par Zola qui cadre assez bien avec la
réalité.
Reste que "l'abominable vénalité de la presse française"1 va prendre assez rapidement
une forme beaucoup plus organisée, beaucoup plus structurée avec la mise en place de
véritables officines, occultes mais puissantes. En quelque sorte, le marché s'organise avec la
mise en place des acteurs.
1.2.2. Les acteurs
1 Selon les termes de Raffalovitch
B.Amann - p. 11 -
On peut laisser à Jean Jaurès le soin de le décrire: "Il s'est organisé un trust des bulletins
financiers; c'est une organisation unique, centrale, qui, à la même heure, sur toutes les affaires
qui se produisent, donne exactement la même note et vous voyez d'ici l'influence formidable
qu'exerce nécessairement sur l'opinion une presse qui, par tous ses organes de tous les partis,
donne, à la même heure, le même son de cloche, discrédite ou exalte les mêmes entreprises et
pousse toute l'opinion comme un troupeau dans le même chemin."1
A partir de 1886, deux groupes tiennent le marché.
- Premier groupe puissant, autour d'Edouard Cahen qui est directeur du Journal des Travaux
Publics
- Deuxième groupe puissant, autour de Batiau, agent de publicité du Crédit Foncier et du Crédit
Lyonnais, et d'Henri Privat, bulletinier financier de l'Evénement et du Français, liés à la Société
Générale des Annonces pour Paris et à l'Agence Havas pour la province. Batiau, en 1878 avait
été chargé de la publicité du Crédit Foncier. L'ampleur de la publicité financière de cet
établissement est considérable. En fait en quinze ans les frais d'émission des emprunts avaient
atteint 115 millions dont 60 en publicité, 22 allant directement à la presse. Certains journaux et
journalistes recoivent des mensualités régulières. On cite des moyennes de subventions à la
presse pour ces années allant de 1,6 à 2 millions de francs2 . La méthode est bien rodée. Deux
agents sont spécialisés, l'un pour la presse politique, l'autre pour la presse financière. Ils
touchent une commission de 10% et bien peu de feuilles, sans nuances politiques par ailleurs,
restent étrangères à cette ditribution3 .
- A partir de 1900, un nouveau groupe apparaît autour de la personne d'Alphonse Lenoir
(ancien secrétaire de Batiau et de Cahen), et de Léon Rénier.
Comme le déclare4 le fils d'Alphonse Lenoir à propos de son père "Son métier officiel
était de traiter avec la presse pour les très grandes émissions... mais, de même que Batiau, autre
distributeur de publicité, il avait un rôle occulte qui lui donnait une certaine influence. Lorsque
des ministres en particulier ou même un cabinet tout entier avaient besoin du concours de
journaux pour telle ou telle affaire en cours, tel ou tel vote pour lequel il fallait préparer
l'opinion, c'est Lenoir qui se chargeait de visiter les journaux et de leur distribuer des subsides
exceptionnels. Lorsque des campagnes étaient faites, soit contre des financiers importants, soit
contre des particuliers notoires, des Reinach par exemple, soit contre des membres du
gouvernement, c'est à Lenoir le plus souvent que l'on demandait d'arranger cela et de faire
cesser la campagne lorsque cette campagne gênait ceux qui en étaient l'objet.". Une influence
donc qui ne se limite pas à seule sphère financière.
Ce que des rapports de police appellent le "trust Rénier" traite avec les plus grands journaux
parisiens et Rénier a amené environ 80 journaux de province.
L'influence de Rénier à travers ces journaux est considérable. En 1880, le Petit Journal
assurait plus d'un quart du tirage de la presse parisienne. En 1914, le Petit Parisien, le Petit
Journal, le Journal et le Matin assurait les trois quarts du tirage global des journaux et plus de
40% de celui de tous les quotidiens français. Ils font tous partie du "trust Rénier".
On en est à ce niveau, à des relations qui sont simplement pourrait on dire dangereuses.
On a bien touché par moment aux limites du scandale. On y a touché avec Rénier, on y a touché
également avec Portalis et son XIXe siècle. En réalité le plus dur reste à venir avec cette fois ci
un certain nombre de scandales au cours desquels petits épargnants et grands courtiers seront
1 discours à la Chambre le 6 avril 1911
2 C'est ce qu'a révélé l'enquête de l'inspecteur général des finances Machart en 1890. Robert-Coutelle E.
(1890), Le crédit foncier jugé par lui même, 1870-1890, Paris; Jeannet C. (1892), Le capital, la
spécultation et la finance au XIXe siècle, Paris
3 Enquête Machart op. cit.
4 Rapport Sûreté Générale 1918 (F7 13969) cité par Bellanger et alii
B.Amann - p. 12 -
ruinés. Les liaisons entre la presse et la finance ne sont plus seulement dangereuses, elles
deviennent scandaleuses.
Quotidiens
le Petit Parisien
le Petit Journal
le Journal
l'Echo de Paris
le Gaulois
l'Éclair
la Lanterne
la Petite République
la Libre Parole
la Liberté
la Presse
la Patrie,
l'Action française
l'Autorité
Somme versées
par le "trust"
600 000
600 000
500 000
300 000
250 000
150 000
150 000
150 000
100 000
100 000
100 000
100 000
100 000
100 000
Tirage 1910
1 400 000
835 000
810 000
120 000
30 000
103 000
33 000
67 000
47 000
63 000
50 000
40 000
19 000
24 000
Document n° 6. Les versements du "trust Rénier"
2. Les liaisons scandaleuses
Sans pour autant vouloir glisser vers le sensationnel, un certain nombre de scandales
financiers, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle mettent en évidence l'implication
très forte de la presse. Deux éléments en favorisent l'émergeance.
- Le premier c'est on le sait, l'influence des journaux financiers. On estime qu'en avril 1881, 228
journaux financiers agitent le seul marché parisien. Et c'est sans compter les bulletins financiers
de 95 journaux politiques1 , tous plus ou moins directement affermés.
- Le deuxième c'est en 1881, l'apparition des caisses de report qui permettent de faire miroiter
aux petits déposants les mirages des profits assurés du prêt boursier. Se mêlent en outre dans
ces affaires "..tous les mécontents du catholicisme, de l'armée, de la magistrature et des vieux
possèdants"2 . La technique est simple: il s'agit de prêts à courte échéance aux spécultateurs à
terme, allant d'une liquidation boursière à l'autre et dont le taux de report repésente l'intérêt versé
aux prêteurs. Cet intérêt est fonction de l'offre et de la demande de prêts (ces reports qui
rapportent de 4 à 5% fin 1880 passent à 8 à 10% au printemps 1881 et 10 à 12% à l'automne).
Le lien avec le soutien artificiel est ici évident. Il suffira à une coalition de reporteurs, aidés par
la presse (entre autres) d'influencer à la hausse ou la baisse le marché.
Dès lors, le mécanisme auto-génère sa propre destruction. Partant d'une spéculation à la
hausse, elle est à la merci des capitaux reporteurs. La position est intenable dès lors que l'on ne
peut trouver sur place les ressources nécessaires.
Un article dans la Revue des Deux Mondes de l'économiste Cucheval-Clarigny pose
bien les termes du problème en termes économiques: il s'agit de la proportion entre les
ressources disponibles du marché et les placements offerts au public. L'auteur avance le chiffre
de 14,5 milliards de valeurs émises en France en 2 ans et demi, tout en évaluant l'épargne
annuelle à 2 milliards3 . Le soutien artificiel et forcené de la Presse, ajouté à ces mirages des
1 Cochut A. (1883), p. 525
2 Chirac A. (1885) t. 1. p. 341
3 Revue des Deux Mondes 1er août 1881
B.Amann - p. 13 -
profits assurés du prêt boursier ne peut qu'aboutir à des scandales financiers et à des Krachs
boursiers.
Ces liens scandaleux se nouent bien sûr dans les arrières chambres des conseils
d'administration, dans les salons des repas mondains, mais également à l'" Académie de chant"
car c'est ainsi que l'on a nommé la partie du péristyle de la Bourse où se réunissaient des
coulissiers marrons, grands éditeurs de feuilles de chantage et de manipulations.
Plusieurs de ces scandales, sans prétendre à l'exhaustivité peuvent être évoqués. Il s'agit
du krach de l'Union Générale (2.1.), de l'affaire de Panama (2.2.) et de l'affaire des emprunts
russes (2.3.).
2.1. Le krach de l'Union Générale
C'est en 1872 qu'Eugène Bontoux crée l'Union Générale, banque d'affaires au capital de
vingt-cinq millions de francs. Le conseil d'administration est composé de financiers,
d'entrepreneurs et d'aristocrates.
Le rappel de cette affaire (2.1.1.) permettra de mettre ensuite en évidence le rôle de la
presse (2.1.2.)
2.1.1. L'affaire de l'Union Générale
La banque a pour vocation de financer des projets dans les Balkans et en orient. Il
affirme vouloir donner à la Papauté spoliée les bases solides d'un large budget. Il obtiendra la
confiance des milieux religieux et conservateurs. En 1879, le capital sera porté à cinquante
millions de francs. Le krach empêchera la troisième augmentation de capital qui devait le porter
à cent cinquante millions.
L'annonce de la troisième augmentation de capital enfiévrera la Bourse. Les reports
s'effectuant à des sommes exorbitantes (de taux - déjà importants de 10 à 12% on passera à 30,
50 et même 100%1 ), la débâcle s'amorcera. Les spéculations de l'Union Générale sur ses
propres titres et de multiples irrégularités (bilans falsifiés, souscriptions fictives, truquages des
augmentations de capital..) en sont la source.
L'Union cesse ses paiements le 30 janvier 1882. Un investisseur porte plainte contre
Bontoux qui sera arrêté le 1er février il s'agit selon le Le Nouvelliste de Lyon d'un dénommé
Lejeune, négociant qui avait confié à la banque 240 000 F pour être placés en reports, ordres qui
n'avaient pas été exécutés). Condamné en mars à cinq ans de prison , celui qui gêne l'Empire
quittera très rapidement la France pour éviter sa peine2 .
2.1.2. Le rôle de la presse
L'union Générale et Bontoux ont très largement été soutenus par la presse. Bontoux s'est
assuré le le contrôle des publications Paul Dalloz,et fait entrer ses amis dans leur conseil (le
vicomte d'Harcourt actionnaire de l'Union, représente la banque chez Dalloz et devient même
administrateur pour l'Union en 1881), il achète des immeubles du quai Voltaire où se trouvent
de nombreux journaux édités par M. Dalloz et crée la Société de Publicité Universelle3 .
Il contrôle plusieurs journaux:
- La Finance (il détient 400 actions)
- Le Clairon (il détient 100 actions).
1 Revue des Deux Mondes 1er novembre 1881
2 Il rentrera avec sa femme en 1888 et s'installera dans leur chateau d'Allex
3 Dans le bilan de faillite de l'Union Générale (archives de la Seine), on retrouve dans le portefeuille de
l'Union 103 actions de la la Société de Publicité Universelle ( à 10 000f. l'une) et 244 obligations. Bouvier,
le Krach..op.cit. p. 53
B.Amann - p. 14 -
- le Bulletin du Crédit Provincial
- Le Messager de Paris (il détient 100 actions)
- Le Nouvelliste de Lyon
Le cas du Clairon est révélateur des liens presse-finance-politique. Le Clairon est lancé
en 1881 par un dissident du Gaulois, Cornely qui en fait un des organes monarchistes
importants. Bontoux gère la caisse noire des légitimistes. Il les avertira par ailleurs à temps
avant la faillite pour qu'ils puissent retirer les fonds placés à la banque. Le lien entre Bontoux et
le Clairon, organe légitimiste est autant de nature politique que financière.
Mais dans le système Bontoux, les différents moyens tendent tous vers une même fin.
De par son soutien à la cause légitimiste, il s'est attiré comme soutiens et clients de l'Union, une
très grande partie de la noblesse et de la haute hiérarchie de l'Église.
Le schéma est sensiblement le même (dans l'idée) avec Le Nouvelliste de Lyon créé en
mai 1879, quotidien conservateur et clérical, relais des tendances monarchistes et principal
soutien local à l'Union Générale. Il est peut être un peu plus fin que le précédant; en fait, la
feuille est affermée pour sa rubrique financière au Crédit Provincial des frères Saunier. Les liens
du Crédit Provincial le rattachaient incontestablement à l'Union Générale1 . Ledit Crédit
Provincial dispose en outre en toute propriété du journal boursier Le Portefeuille du Capitalise
et l'Estafette. Le mécanisme est largement amplifié avec la création par le Crédit Provincial de
différents syndicats de la Haute Banque Lyonnaise - voire Parisienne - dont chacun dispose de
relais dans la presse2 .
Avec la chute de l'Union Générale, la Presse (au moins Lyonnaise), loin de reconnaître
son rôle et son implication, mettra en avant des arguments tous aussi outrés et véhéments les
uns que les autres: ainsi mettra t'on en avance une "..conspiration ourdie par une société de
banquiers juifs d'Allemagne..une conspiration germano-judaïque.." (le Moniteur de Lyon 26
janvier 1882) ou encore une manoeuvre de "juifs allemands.." (Le Salut Public 22 janvier
1882). C'est le pseudo-syndicat Rotschild qui est visé. Antisémitisme prégnant d'une époque
qui n'en est pas avare.
2.2. Le scandale de Panama
C'est assurément le scandale le plus important de la IIIe République (2.2.1.). La presse
(mais pas elle seule) y est très impliquée à l'origine contre le projet (2.2.2.), ensuite en sa faveur
(2.2.3.)
2.2.1. L'affaire de Panama
Sans vouloir trop entrer dans les détails d'une affaire connue3 , il est nécessaire de
fournir quelques repères.
La Compagnie Universelle du Canal Transocéanique a été fondée en 1879 par Ferdinand
de Lesseps. Très rapidement, de grosses difficultés techniques apparaissent quant au percement
du canal. Les investissement nécessaires s'accroissent démesurément.
1 voir Bouvier, Le Krach...p. 117 et s., celà est également affirmé par des rapports de police, Arch. Préf.
Police; Ba, 90, rapport du 24 décembre 1881
2 En 1881: la Banque Générale de Lyon en mars, l'association financière Lyonnaise en août, le syndicat
financier Lyonnais en octobre (à l'origine: le Crédit Provincial), le Consortium Lyonnais en novembre, le
Consortium Industriel et Financier de Lyon et le Syndicat Financier Parisien en décembre (actionnaire
l'Union Générale - 15 000 actions en portefeuille).
3 voir par exemple sur le sujet Bouvier (1964), Bunau-Varilla (1892), Dansette (1934), Loewel (1913),
Tavernier (1908)
B.Amann - p. 15 -
La Haute Banque va assez rapidemment lâcher Lesseps.
Il se tourne alors vers les petits épargnants: les souscriptions portent pour 1882, 1883 et
1884 sur un total de 550 millions. Celà, malgrès le relais de la presse se révèle insuffisant. Il
cherche alors d'autres solutions. Il obtiendra le 9 juin 1888 une autorisation parlementaire
d'émettre un emprunt à lots comparable à celui qui avait été émis en 1868 pour le canal de Suez,
et qui s'était avéré très attractif pour les épargnants.
En novembre 1892 éclate le scandale, qui implique très largement le monde politique1
mais qui épargne tout aussi largement la presse.
2.2.2. Le rôle de la presse contre le projet
La première réaction de la presse est contre le projet de Lesseps. Dès la création de la
Compagnie Universelle du Canal Transocéanique, Lesseps sollicite le public en lui demandant
400 millions. L'émission d'Août 1879 est un échec retentissant. Sur les 400 millions demandés,
les souscriptions atteignent tout juste 30 millions.
Le rôle de la Presse qui n'a pas été sollicitée est loin d'être neutre dans cet échec. Émile
de Girardin, député et journaliste célèbre (il a lancé en 1836 la Presse et est devenu en 1856 le
maître de la Liberté) attaque l'émission. Le Messager de Paris 2 met en avance l'âge de
Lesseps et le caractère judicieux de l'utilisation de l'épargne française aux services d'intérêts
anglo-américains.
Reste que le jugement sur l'influence de la presse doit être nuancé comme le précise Jean
Bouvier:
"La presse, à elle seule, fut-elle responsahle de l'échec? Elle souligna tout simplement -même
si ce fut par dépit de ne pas avoir été sollicitée, argent en main, par Lesseps - les inconnues de
l'entreprise. Il faut par ailleurs tenir compte d'autres circonstances. Il est certain, d'une part, que
l'émission fut très hativement préparée; d'autre part, que la situation économique et boursière
n'était pas tout à fait sortie du marasme des années précédentes; l'atmosphére n'était pas encore à
la ruée sur les valeurs. Enfin, les grandes banques elles-mêmes paraissent n'avoir montré aucun
enthousiasme pour les projets grandioses de Lesseps".
Lesseps n'a pas mis pour cette émission la presse avec lui, il l'a contre lui. A la suite de
cet échec de, Lesseps a compris la leçon et a remis la direction financière à un groupe de
personalités qui viennent du journalisme et de la finance et qui se chargent de la rendre
favorable au public3 .
La grande période de collaboration médiatico-politico-financière débute.
2.2.3. Le rôle de la presse en faveur du projet
De retour des États-Unis, Lesseps dépose le 20 décembre 1880 les statuts de la
Compagnie Universelle du Canal Interocéanique. L'examen du conseil d'administration de la
Compagnie Universelle du Canal Interocéanique montre que Lesseps a bien compris la leçon
puisqu'y figure Émile Girardin. Celui là même qui avait été tellement hostile au projet un an
plus tôt. Et bien sûr l'émission sera une réussite.
La suite des opérations sera assez similaire. Ce soutien de la presse se manifestera à
chaque étape
Il ne s'agit pas de suggérer qu'il y a un total lien de cause à effet. Tout simplement que la
presse contribua à masquer à l'opinion publique la situation réelle. On le sait, de grosses
difficultés techniques sont apparues quant au percement du canal. Les difficultés financières
1 Voir sur cette question Garrigues J. (1997) pp. 133-136.
2 numéros des 28, 29 et 30 juillet 1879, cité par Bouvier (1964)
3 Bouvier (1964) p. 45
B.Amann - p. 16 -
sont considérables. En 1881, on a annoncé un coût de 500 milllions. En 1885, on est à 1 200
millions1 (dont la plus grande partie reste à trouver), les délais sont impossible à tenir. En dépit
de tous ces faits (dont une grande partie est connue grâce au rapport de l'ingénieur des Ponts et
Chaussées Rousseau), la presse continue ses louanges:
- Ainsi, on rassure, l'argument majeur est la présence des grandes banques dans l'affaire: La
revue de presse dans le Bulletin du Canal interocéanique2 du 15 septembre 1884 est révélatrice:
- La République française: On doit tenir compte du concours apporté par la haute banque à
l'importante opération financière qui se prépare... Il résulte des renseignements puisés aux
sources les meilleures que cette opération sera couronnée d'un plein succès; cela n'a rien de bien
sur prenant, si l'on considère à la fois la faveur dont jouit M. de Lesseps auprès de l'épargne, et
l'importance de la clientèle des grands établissements de crédit.
- Le Gaulois: Toute la haute banque à Paris et à Londres est autour de M. de Lesseps. Qu'est-ce
que cela veut dire, sinon que les hommes les plus compétents ont confiance dans sa sincérité,
dans sa haute probité, ce qui est hors de débat, mais aussi dans l'exactitude de ses prévisions et
de ses calculs. Croit-on que des maisons de banque et des établissements donneraient à une
affaire le concours de leur crédit, s'ils n'avaient pas la pleine certitude du succès de l'entreprise?
Et pense-t-on que ces sociétés manquent de moyens d'étude et de vérification? La vérité simple,
on le sait, c'est que les banques ne donnaient précisément aucun crédit à la Compagnie dans les
affaires d 'émissions obligataires.
Et ajoute Jean Bouvier (op.cit.) encore pourrait-on citer les Débats, le Temps, le Siècle,
la Presse, le Journal des chemins de fer, le Journal de Paris, le Figaro, le Petit Journal, le
Moniteur Universel, la Bourse parisienne, le Journal des Actionnaires, le Soleil, l'Intérêt
public...
- Si l'argument du soutien de la haute banque ne suffit pas, on avance l'argument de la confiance
totale des actionnaires. Ainsi, au lendemain de l'assemblée des actionnaires de juillet 1886:
- Le Figaro: Pas une seule voix discordante; pas une seule main levée contre la série des
résolutions présentées. Une longue acclamation patriotique!
- L'Evénement: Nous devons dire que notre conviction s'est encore fortifiée... Il est des
moments qui consolent de bien des amertumes; l'émotion de M. de Lesseps, à la fin de la
séance, nous l'a prouvé une fois de plus.
- Le Gil Blas: Tous ceux qui ont assisté à cette réunion en emportent cette impression; cette
armée de capitalistes est décidée à suivre jusqu'au bout le chef qu'elle s'est choisi.
- Le Gaulois: La séance a été levée à quatre heures et demie, au milieu d'un véritable délire de
joie exubérante.
- La République Française: Le rapport de M. de Lesseps analyse exactement, sans parti pris
optimiste, avec un évident effort vers la vérité, la situation de l'entreprise qui a passé par tant de
vicissitudes diverses mais qui va être menée à bonne fin, comme Suez. On retrouvre les
mêmes types d'appréciation à l'lntransigeant, au Temps, au Pays3 ...
Le 4 février 189, le tribunal civil de la Seine prononce la dissolution de Compagnie
Universelle et ordonne sa mise en liquidation. L'intervention des experts va permettre de
connaître des détails plus précis sur les subventions versées à la presse. Un premier rapport est
rédigé par l'expert-comptable Rossignol en 1889. Un deuxième rapport est dû à l'expertcomptable Flory en 18924 .
1 Bouvier op. cit. p. 74
2 créé par Lesseps le 1er septembre 1879
3 Bouvier op. cit. p. 77
4 L'expertise Flory (1892) a été intégrée au rapport parlementaire général Vallé sur l'affaire de Panama
(1893). Rapport Rossignol (1889), manuscrit 7, AQ, 12
B.Amann - p. 17 -
Le rapport parlementaire Vallé sur l'affaire de Panama dresse un bon tableau du résultats
de ces investigations.
"..Il est constant que l'apologie de l'entreprise de Panama, au moment de chaque émission et
alors même que le doute commençait à s'emparer des plus enthousiastes, n'a pas été
absolument désintéressé... Les articles publiés étaient pour la plupart rédigés avec des
éléments fournis par la Compagnie elle-même. C'était M. Marius Fontane qui donnait
documents et renseignements tandis que M. Ch. de Lesseps se chargeait des allocations. Le
résultat le plus clair c'est que la presse a été la propagatrice de nouvelles inexactes. Certes
nous savons à merveille que la presse n'est plus aujourd'hui ce qu'elle était jadis et nous
n'ignorons pas qu'il lui serait impossible de vivre si elle se bornait à faire un exposé des
doctrines... Nos mœurs sont ce qu'elles sont... La publicité est devenue un besoin... Mais ce
qu'il importe c'est que le journal contrôle les renseignements qui lui sont fournis..".
Le tableau qui suit, sur la base de l'affaire de Panama, a été établi à la suite de
recoupements des divers rapports d'experts.
A côté des sommes qui étaient directement attribuées aux journaux, beaucoup de chèques
étaient établis au nom personnel des journalistes. Les titres des journaux cités ne sont pas parmi
les moins prestigieux de l'époque et ne figurent pas non plus parmi les tirages les plus faible.
Le Temps
Journal
Hébrard
Le Petit Journal
Le Figaro
Journal
Articles
Art. financiers
Magnard
Ed. Millaud
Périvier
De Rodays
Le Gaulois
Journal
Arthur Meyer
Jacques Meyer
Hector Pessard
Revue des deux
Mondes
Léon Daudet
1819000 La
France
119 000
Journal
1 700
Lalou
000
504 000 Le Radical
500 450
Journal
169 000
H. Simond
25 500
V. Simond
213 100
La lanterne
30 000
Journal
12 350
Eugène Meyer
30 000
Le Gil Blas
20 000
Journal
300 800
Arthur Meyer
189 000
Jacques Meyer
72 000
Hector Pessard
32 300
Le Télégraphe
7 500
10 000 Journal
des
Débats
10 000
Georges Lavaux
Joussemet
270 000
255 00
15 000
252 000
77 800
75 000
100 000
246 000
206 000
40 000
213 400
163 400
17 000
18 000
15 000
194 000
47 708
33 175
14 533
Document n° 7. Les versements à la presse pendant l'affaire de Panama (Sources: d'après
Bellanger et alli.
p. 268 et Bouvier "les deux scandales..p. 116)
2.3. Le scandale des emprunts russes
B.Amann - p. 18 -
On évoquera rapidement l'affaire des emprunts russes (2.3.1.). Le scandale en réalité
réside dans l'abominable vénalité de la presse française (2.3.2.).
2.3.1. L'affaire des emprunts russes
Dans ce cas encore, l'affaire est trop connue pour donner lieu à de longs
développements.
De 1889 à 1904, la Russie à placé en France pour près de cinq milliards et demi. Les
émissions vont se succéder. Au gré de ces émissions et du soutien de la presse française, elles
auront plus ou moins de succès.
En février 1914, les emprunts russe cumulés représentent 61,1% de l'ensemble des
créances françaises sur l'étranger et s'élèvent à un total de 36,4 milliards de francs. Ces créances
françaises sont alors cinq fois supérieures à celles de la Grande-Bretagne et quinze fois plus
élevées que celles de l'Allemagne.
2.3.2. L'abominable vénalité de la presse française
Ces termes sont d'Arthur Raffalovitch, économiste russe, installé à Paris et conseiller
secret du ministère des finances. Maître d'oeuvre des relations avec la presse pour soutenir les
emprunts russes, sa correspondance fut publiée partiellement dans l'Humanité entre 5 décembre
1923 et le 30 mars 1924 et en 1931 dans un ouvrage intitulé "...l'abominable vénalité de la
presse française"1 .
Les premières tranches d'émission avaient en fait donné lieu à assez peu de publicité.
Ainsi, au deuxième semestre 1896, il avait été distribué 72 161 F dans divers journaux
français2 .
La donne va changer à partir de la fin 1901 début 1902. Verneuil, syndic de la
Compagnie des agents de change va demander à Raffalovitch de plus gros efforts. Le budget
passe à environ 110 000F. Dès 1904, les mouvements de la Bourse de Paris3 et les menaces
sur les fonds russes vont entraîner la centralisation de leur défense autour du fameux Lenoir
déjà rencontré (supra 1.2.2.) et recommandé par Rouvier, ministre des finances. Les charges
sur le Trésor russe vont alors s'élever à environ 100 000F par mois.
Publicité
Publication des tirages
Matin
Bureau des tirages
Correspondance russe
Bulletin russe
Marché financier
1904
725 000
151 210
1905
782 700
48 500
35 000
15 961
28 800
16079
28 800
11 496
3 200
3 200
935 785 2 014 161
Document n° 8. Les dépenses du Trésor russe pour la presse française (Sources: d'après Bellanger
et alli. p.271)
1 Raffalovitch A. (1931), L'abominable vénalité de la presse française, Librairie du travail, Paris
2 Lettre Raffalovitch à M. de White 10/22 mai 1897
3 26 et 27 janvier 1904 et fin 1904 essentiellement à cause de menaces de guerre et des hostilités envers
le Japon
B.Amann - p. 19 -
Tout au cours de ces années, la liste des journaux qui bénéficièrent de ces distributions est
impressionnante. Les tableaux qui suivent ont été dressés sur la base des correspondances
Raffalovitch. Il ne sont pas exhaustifs et ne visent qu'à donner une idée, à diverses époques des
versements à la presse.
Dépenses automne 19011
Auxiliaire
Petit Parisien
Petit Parisien
Moniteur des Intérêts matériels
Petit Parisien
Moniteur des Intérêts matériels
Vie Financière
Mémorial diplomatique
Figaro
Montagne
Dépenses 19033
Temps
Journal des débats
Journal officiel
Économiste Européen
Messager de Paris
Nord
Économiste Français
Patrie
Monde Économique
Petit Parisien
Journal
Gaulois
Figaro
Revue Econ. et Financière
Rentier
Liberté
Dépenses 19044
Temps
Journal des débats
Journal officiel
Économiste Européen
Messager de Paris
Nord
Économiste Français
Patrie
Monde Économique
Petit Parisien
Journal
1
2
3
4
5
Correspondance
Correspondance
Correspondance
Correspondance
Correspondance
Raffalovitch
Raffalovitch
Raffalovitch
Raffalovitch
Raffalovitch
50 000
500
500
450
500
450
150
200
77 95
1 000
12 848
13 276
11 866
12 097
11 609
9 802
8 526
8 647
8 076
5 510
4 374
4 528
4 628
3 310
6 000
2 790
13 902
14 155
13 050
13 478
13 082
11 297
9 372
10 022
5 318
5 650
3 220
Payement 15 février 19062
Figaro
Petit Journal
Petit Parisien
Temps
Journal
Écho de Paris
Éclair
Débats
Autorité
Petite République
lntransigeant.
Radical
Rappel
Lanterne
Aurore
Gaulois
Marseillaise
XIX Siècle
Presse et Patrie
44 socialistes divers
Financiers
Information
Économiste Européen
Revue Économique
Vie Financière
Agence Fournier
Agence Nationale
Dépenses 19125
Journal Officiel
Temps
Économiste Européen
Économiste Français
Figaro
Gaulois
Journal
Journal des Débats
Liberté
Messager de Paris
Monde Économique
16/12/1901
23/01/1906
29/12/1904
29/12/1904
30/10/1913
B.Amann - p. 20 -
2 500
5 000
5 000
5 900
5 000
3 000
2 500
1 500
750
750
500
750
750
750
500
750
500
500
500
20 000
2 000
1 000
1 000
1 000
1 000
500
4 752
16 342
14 000
14 000
4. 126
4 000
5 656
10 480
6 231
15 148
4 282
Gaulois
5 139 Patrie
7 133
Figaro
5 222 Petit Parisien
6 450
Revue Econ. et Financière
6 660 Rentier
6 000
Rentier
6 000 Revue Économique et Financière 10 000
Liberté
3 368 République française
1 998
Matin
1 506 Écho de Paris
13 612
Écho de Paris
5 328 Matin
20 500
République Française
408 La Nouvelle Revue
192 50
Moniteur des Intérêts mat
5 068 Moniteur des Intérêts mat
9 131
Document n° 9. Les dépenses du Trésor russe pour la presse française 1901, 1903, 1904, 192
(Sources: d'après Raffalovitch op.cit)
Alors que dire en conclusion sur ces liaisons d'abord dangereuses puis réellement scandaleuses
de la presse et de la finance.
Trois remarques peuvent être faites pour tenter de nuancer l'impression de malaise qui ressort
de ces liaisons entre la presse et la finance à cette époque:
- La première - pour autant que l'enrichissement de Jean soit l'appauvrissement de Paul - c'est
que le mouvement n'est pas que français. Ainsi, en Grande-Bretagne, l'Economist du 21
octobre 1848 stigmatise: "L'état présent de prostration et d 'accablement (qui) n 'est qu 'une
juste sanction de la folie, de l'avarice, de l'arrogance insupportable, de la spéculation irréfléchie,
désespérée et dénuée de tout principe, qui dégradèrent la noblesse et l'aristocratie, polluèrent les
sénateurs et le Sénat et les négociants de toutes sortes". Les exemples regorgent à la même
époque partout ailleurs en Europe et aux États-Unis1 .
- La seconde c'est qu'il existe quand même une presse relativement honnête en ce domaine. En
dehors des quotidiens comme le Messager de Paris (1868), les Cours de la Banque et de la
Bourse (Cote Desfossés) (1895), la Cote de la Bourse et de la Banque (1873), l'Information
économique et financière des frères Chavenon (1899), les hebdomadaires l'Économiste français
de P. Leroy-Beaulieu, l'Économiste européen d'Édmond Théry avaient une bonne réputation,
sans que l'indépendance de leur jugement ait toujours été assurée.
- La troisième, c'est que le phénomène est peut être une conséquence de l'époque. Il convient de
garder à l'esprit que l'on est dans une période de soulagement après un quart de siècle de
guerres, que l'on est pour reprendre les termes de Galbraith dans une période d'euphorie
financière.
On est dans une période de changements profonds et ces périodes générent toujours leurs
propres vices. L'époque n'en a pas l'apanage.
1 voir Kindleberger op.cit. notamment p. 118
B.Amann - p. 21 -
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