La vie devant soi

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La vie devant soi
Luxemburger Wort
Donnerstag, den 21. Mai 2015
FESTIVAL DE CANNES
La vie devant soi
Rencontre avec le jeune réalisateur Eric Lamhène
«Youth» de Paolo Sorrentino et «Mountains May Depart» de Jia Zhang-Ke
PAR MARIE-LAURE ROLLAND
(À CANNES)
Très différents dans leurs formes,
les deux longs métrages présentés
hier ont en commun de proposer
une réflexion sur le temps qui
passe. «Le seul sujet intéressant»,
a observé Paolo Sorrentino lors de
la conférence de presse qui a suivi
la projection.
Le réalisateur italien était très
attendu après son Oscar du meilleur film étranger en 2014 pour «La
Grande Bellezza» et son Grand
prix du jury au Festival de Cannes
en 2008 pour «Il Divo». Ce familier de la Croisette revient avec un
casting anglo-saxon dans lequel Sir
Michael Caine (acteur oscarisé qui
n'était pas venu à Cannes depuis
50 ans) et Harvey Keitel interprètent les rôles de deux vieux
amis, le compositeur Fred Ballinger et le réalisateur Mick Boyle. Ils
se sont retrouvés dans un hôtel de
luxe en Suisse pour y suivre une
cure de remise en forme. Tandis
que le musicien a définitivement
arrêté sa carrière et refuse même
la proposition d'aller jouer devant
la Reine d'Angleterre qui souhaite
l'anoblir, le réalisateur travaille à
son prochain projet de film avec
une équipe de jeunes assistants qui
l'ont accompagné en Suisse. Pour
l'un, la vie est derrière lui. Pour
l'autre, elle est encore à construire, même s'il souffre autant que
son copain de problèmes de prostate. Tous deux ont pleinement
conscience que leur temps est
compté. Ils bavardent sur leur jeunesse passée, sur le désir intact et
leurs frustrations de vieillards.
Après avoir fait de Rome le décor de son dernier film, Sorrenti-
Zhang Yi (Zhang Jinsheng) et Zhao Tao (Tao) dans «Mountains May Depart» du réalisateur chinois Jia Zhang-Ke.
(PHOTO: FESTIVAL)
no plante cette fois sa caméra dans
les alpages suisses, non sans renoncer au cadre théâtral que lui
offre l'hôtel. On y croise toutes
sortes de personnages qui vont finir par secouer l'apathie de Fred
Ballinger: un acteur qui prépare
son prochain rôle (Paul Dano), la
fille du compositeur et son assistante (Rachel Weisz), un star de
Hollywood (Jane Fonda), un alpiniste, une ancienne star du foot,
Miss Univers, une masseuse, un
apprenti violoniste...
Le film séduit par l'atmosphère
joyeusement nostalgique qu'il dégage, par une direction d'acteurs
d'une grande cohérence qui donne
à chacun sa juste place dans la
composition, mais aussi par le soin
apporté à l'esthétique d'ensemble.
Les prises de vue de Sorrentino –
qui travaille depuis des années
avec le même chef photo Luca Bigazzi – peuvent se lire comme une
succession de tableaux d'esprit
Renaissance faisant la part belle
aux lignes de fuite et au clair-obscur, fusionnant en une même matière rêves et réalité. Du grand art!
Changement de cadres
C'est aussi le meilleur du cinéma
chinois que l'on a pu retrouver
avec «Montains May Depart», de
Jia Zhang-Ke. Un réalisateur qui a
remporté le Lion d'or à la Mostra
de Venise en 2006 pour «Still
Life» et qui a obtenu la Palme du
scénario à Cannes en 2013 avec
«Touch of Sin». Cette fois, il nous
raconte l'histoire de Tao (Zhao
Tao), une jeune fille originaire de
Fenyang (comme le réalisateur).
Elle est courtisée par ses deux amis
d'enfance et va choisir le plus fortuné des deux. Elle a un enfant, que
le père appelle «Dollar» – tout un
programme – et la famille va vivre
à Shanghai pour saisir les opportunités du boom économique.
Quelques années plus tard, elle divorce et revient dans son village
natal. Son mari de son côté refait
sa vie et émigre en Australie. Elle
ne reverra plus son enfant.
L'originalité du film tient à ce
qu'il est découpé en trois parties
distinctes qui s'étalent sur 25 ans:
la jeunesse de Tao en 1999, son retour dans sa ville natale en 2014,
la vie de Dollar en Australie en
2024. Pour chaque séquence, le
réalisateur a choisi d'utiliser un
format de cadre différent, passant
du 1,33 au 1,85 puis au format scope.
Progressivement, l'écran s'ouvre,
traduisant l'évolution de la société
chinoise vers la modernité, mais
aussi la déformant imperceptiblement (le format scope est utilisé avec des objectifs anamorphiques).
Le film offre un très beau portrait de femme à travers le personnage de Tao, cette jeune fille
qui reste fidèle à elle-même, malgré les revers de la vie. C'est aussi
une réflexion sur le temps qui
passe et la manière dont il influe
sur les sentiments. C'est enfin un
regard sans concession sur la nouvelle société de consommation
chinoise et sa perte de ses valeurs
que l'on croyait pourtant immuables, comme les montagnes.
L'équipe de «Youth» avec Paul Dano, Jane Fonda, Harvey Keitel, Rachel Weisz et Michael Caine.
21
«J'aime raconter
des histoires»
Compétition officielle du Festival de Cannes
Alors que l'on s'approche doucement de la dernière ligne droite
dans la compétition du Festival de
Cannes, la septième journée a vu
entrer dans la course deux valeurs
sûres qui n'ont pas déçu et qui
pourraient bien se voir décerner
l'une ou l'autre palme. «Carol» de
l'Américain Todd Haynes avec Cate
Blanchett et «Son of Saul» du Hongrois László Nemes tiennent toujours le haut de l'affiche dans les
classements des critiques professionnels, mais décidément les jeux
sont loin d'être faits, pour le plus
grand plaisir des cinéphiles.
KU LT U R
(PHOTO: AFP)
PAR MARIE-LAURE ROLLAND
(À CANNES)
Lui n'a pas peur de se jeter dans
le bain. Alors que son camarade
Govinda van Maele – également
bénéficiaire de la bourse du Filmfund qui offre un ticket pour le
Festival de Cannes – est prudemment resté sur le sable, Eric
Lamhène a bien relevé le défi d'aller planter le drapeau luxembourgeois sur l'îlot situé en face du Pavillon national (voir aussi notre
édition d'hier). La tradition est
ainsi respectée cette année encore. Et cela pourrait durer. La
ville de Cannes vient de demander le classement de la Croisette et des îles du Leyrins au Patrimoine mondial de l'humanité.
Les revendications territoriales
des boursiers du Filmfund pourraient s'en trouver légitimées
puisque l'îlot sera d'une certaine
manière un peu moins français...
Un tropisme pour le Japon
Les traditions ne font pas peur à
Eric Lamhène que nous avons pu
rencontrer sur la Croisette. A l'entendre parler de cinéma, on pourrait même penser qu'il est un peu
«old school». Ce réalisateur aujourd'hui âgé de 32 ans confie que
ce qui l'a motivé à se lancer dans
ce métier, c'est qu'il «aime raconter des histoires». Une passion qui lui est venue très jeune,
dès l'école fondamentale. Un goût
qui l'oriente vers la filière littéraire au lycée tandis qu'il se gave
de films. A cette époque naît son
engouement pour le cinéma japonais. «Je me rappelle du choc qu'a
représenté pour moi ,Battle
Royale‘ de Kinji Fukasaku (19302003), qui traçait en creux le portrait de la société japonaise». Il va
découvrir les «classiques» tels que
Yasujirô Ozu (1903-1963), mais
aussi les contemporains comme
Takeshi Miike (1960*). «Cette culture me passionne. Aussi bien ses
traditions que ses gens», observe
Eric Lamhène.
Son séjour en Angleterre pour
poursuivre des études lui offre
l'occasion d'approfondir ses contacts avec les Japonais. Il s'inscrit
à un bachelor de cinéma à l'Université de Kent à Canterbury. Pour
se faire de l'argent de poche, il se
porte volontaire pour donner des
cours d'anglais à un groupe de
Nippons venus étudier en GrandeBretagne. Il finit même par s'installer sur leur campus.
Ses études sont alors théoriques. Il s'agit d'étudier l'histoire
du cinéma et les différentes
théories critiques. Une première
étape avant d'intégrer la «London
Film School» où il entre dans le
vif du sujet d'un point de vue pratique. On y étudie toutes les techniques de tournage pendant trois
ans (du noir et blanc à la couleur,
de l'argentique au numérique),
toutes les formes cinématographiques (du court au long métrage, du documentaire à la
fiction) mais aussi les différents
métiers de la profession.
Le travail de fin d'études doit
servir de tremplin professionnel.
Eric Lamhène décide alors de
tourner son premier court métrage au Luxembourg où il a déjà
Eric Lamhène est pour la première
fois à Cannes.
(PHOTO: MLR)
eu l'occasion d'avoir des contacts
avec le monde professionnel lors
d'une année de césure. Ce sera
«Lauschter», un film de 21 minutes réalisé en 2010 et qui met déjà
en scène Jules Waringo. «C'est un
gamin que je trouve génial comme
acteur, raison pour laquelle il a
tourné dans tous mes courts métrages à ce jour», observe le réalisateur. Ce premier film raconte
l'histoire d'un gamin de 12 ans qui
devient ami d'une jeune fille de 15
ans qui se sacrifie les bras. «Un
phénomène dont on parlait pas mal
à l'époque.»
La jeunesse reste à ce jour au
cœur de tous les projets de courts
métrages de fiction du réalisateur.
Ce en quoi il ne se différencie pas
beaucoup de la plupart de ses camarades qui aiment évoquer ce qui
les touchent plus directement. Il y
aura «Flo» en 2012 (l'histoire d'une
jeune fille qui tombe amoureuse
d'un pilote – interprété par Jules
Werner); un projet qu'il juge
rétrospectivement «trop lent et
trop long». Puis sont réalisés «Gëff
eens» en 2013 (sur base d'un scénario écrit par un lauréat du concours Café-Crème) et «Serena» en
2014, l'histoire d'un gamin de 13 ans
qui va violenter une femme pour
se faire bien voir de ses copains
plus âgés. Un sujet inspiré d'un fait
divers qui s'est déroulé au Luxembourg et à travers lequel il voulait
«montrer que la violence concerne aussi les milieux favorisés».
Ses prochains projets? Un documentaire sur une famille syrienne au Luxembourg qu'il a fini
de tourner et dont il va attaquer
le montage pour la série «RoutWäiss-Gro» sur RTL. Parallèlement, il travaille sur le «traitement» – c'est-à-dire la maquette
– du scénario de son premier long
métrage. «Un thriller plutôt ,art
house‘, un peu dans l'esprit des
films de Denis Villeneuve», dit-il.
Il dit aimer les films construits,
dans lesquels chaque geste de la
caméra a un sens, où le réalisateur peut garder le contrôle de
l'histoire. Un projet qui va lui demander de la ténacité. Et il n'en
manque pas.