Spiritualite mariste a quatre voix

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Spiritualite mariste a quatre voix
SPIRITUALITE MARISTE A QUATRE VOIX
Une conférence par P. Gaston Lessard sm pendant la rencontre des quatre congrégations
Maristes, le 24 septembre 1988. Dans la deuxième partie on donne une attention particulière à
la Promesse de Fourvière.
Qu'allons-nous faire? Vous allez consacrer la journée à étudier comment chacune des
quatre congrégations maristes peut contribuer, à sa manière, à remplir la mission mariste dans
l'Église aujourd'hui. Il y a l'œuvre de Marie, ce que Marie veut faire par nous pour être soutien
de l'Église en ce temps-ci. Et il y a ce que chacune de nos congrégations est devenue au cours
de ses cent cinquante ans, en gros, de vie. L'œuvre de Marie : nous avons en commun le désir
d'y participer, de la faire, avec tout ce que nous possédons, toute notre passion, tous nos
talents. Ce que chaque congrégation est devenue : c'est ce que nous avons de propre, ce qui
nous distingue, ce qui fait que le concert mariste dans l'Église est riche de différents
instruments, de plusieurs voix.
Je vous propose une démarche en trois temps : saluer d'abord les fondateurs et la
première pionnière : par ordre d'âge, Jeanne-Marie Chavoin, Marcellin Champagnat,
Jean-Claude Colin et Françoise Perroton. Déjà, leur seule présence rappelle la Société de
Marie à laquelle nous nous rattachons tous et les particularités propres à nos congrégations.
Ensuite, essayer de sentir ce qui les anime tous les quatre, la vision de l'église à nouveau
naissante, l'œuvre de Marie. Enfin, voir comment les réalisations concrètes ont pris chacune
leur route. Peut-être cette rapide vue d'ensemble ouvrira-t-elle des pistes pour votre réflexion.
I
Le 29 janvier 1834, vers la fin de son premier séjour à Rome, Jean-Claude Colin écrit
au cardinal Odescalchi, le préfet de la congrégation des évêques et réguliers. C'est à lui que, à
défaut de pouvoir le faire au pape, Jean-Claude Colin a ouvert son cœur sur l'expérience
spirituelle qui l'a poussé, pendant ses premières années de Cerdon, à écrire les constitutions de
la Société (OM = Origines maristes, docc. 819, § 40 b; 848, § 5), et maintenant il réclame
pour mère Saint-Joseph, « supérieure et première fondatrice des sœurs de la Congrégation de
Marie », la permission de venir à Rome :
Cette sœur, écrit Colin, a été prévenue de la grâce dès l'enfance; en 1817, de l'avis de
ses directeurs, elle quitta sa famille et commença avec une compagne la congrégation
des Sœurs de Marie déjà nombreuse. Le Seigneur lui a communiqué plusieurs lumières
sur la Société et les vertus de Marie. Elle désire ouvrir son cœur au Père commun des
chrétiens (CMJ = Correspondance de mère Saint -Joseph, doc. 10).
Six semaines plus tôt, Colin écrivait de Rome à la même Jeanne-Marie Chavoin :
Prenez courage au milieu de vos peines; il faut que nous enfantions dans la douleur la
Société, comme notre bonne Mère nous a enfantés aux pieds de la croix pour ses
enfants adoptifs (CMJ, doc. 9, § 4).
Il est difficile d'affirmer plus fortement qu'aux yeux de Jean-Claude Colin la fondatrice
des sœurs maristes partage pleinement le souci de la Société à fonder et que son expérience
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spirituelle constitue même un apport important à la compréhension de l'esprit de Marie qui
doit animer la Société. Colin disait d'elle, vers 1839 : « C'est des trois branches de la Société
celle qui a le plus l'esprit de foi, de prière » (RMJ = Recueil Mère Saint-Joseph, doc. 141).
Son estime pour elle s'étendait à sa manière de diriger : « A Bon-Repos, chez les sœurs, nous
avons, grâce à Dieu, une supérieure ronde qui donne à ses religieuses une vertu guerrière,
hardie, vraie » (RMJ, doc. 138). Certes, dit Colin, on lui reproche « d'être un peu vive. Mais
qu'on me montre encore une maison qui aille comme la sienne » (RMJ, doc. 143, § 5).
Vieille déjà de plus de vingt ans, cette parfaite entente de vues entre deux fortes
personnalités se transformera quelques années plus tard en une douloureuse
incompréhension. Mais ce conflit tardif ne doit pas nous faire oublier les vingt, les trente
années pendant lesquelles l'intimité spirituelle entre Jeanne-Marie Chavoin et Jean-Claude
Colin a enrichi le trésor de la tradition mariste.
Tenter d'éclaircir comment en est venue à cesser l'harmonie qui régnait entre les deux
fondateurs nous entraînerait dans une direction autre que celle où vous voulez aller
aujourd'hui. Souvenons-nous seulement que le changement de climat dans les rapports a
surtout pris place chez Jean-Claude Colin. Même au plus fort de l'orage, Jeanne-Marie
Chavoin a gardé la foi qu'elle avait toujours eue en la mission de Jean-Claude Colin vis-à-vis
de la Société. Elle continua d'exercer envers lui la charge qu'elle avait assumée depuis
Cerdon, celle de le rappeler à son devoir de croire en l'avenir de la Société. La conscience de
ce rôle lui inspira en 1849 les lignes suivantes, qui ont pour but de convaincre le père Colin de
s’occuper enfin d’écrire la règle des sœurs maristes mais qui nous révèlent en même temps
l'attitude de Jeanne-Marie vis-à-vis du fondateur :
Qui peut mieux que moi s'abandonner et se confier à toutes les décisions que vous
voudrez prendre à notre égard, pour l'accomplissement de cette divine volonté qui vous
a été manifestée dès les commencements.
(...)
Quel autre que vous, mon Très Révérend Père, peut savoir que vous avez été choisi de
Dieu et de Marie, notre Mère, d'une manière particulière, pour conduire sa Société, et la
conduire toute entière, sans qu'il fût question de retrancher les branches d'avec le tronc,
et cela sans nuire aux droits de nos seigneurs les évêques (CMJ, doc. 40, §§ 2 et 5).
Hélas ! Jeanne-Marie ne comprend pas que la situation a beaucoup changé depuis les
belles années de Cerdon où elle pouvait se permettre de parler à Jean-Claude Colin avec la
plus entière liberté. Jusqu'en 1836, la Société de Marie à plusieurs branches était un grand
rêve porté par plusieurs. Certes, Jean-Claude Colin a consenti « à être le point de ralliement »
(OM, doc. 396, § 1), mais il n'y a pas de supérieur proprement dit, et Jeanne-Marie Chavoin et
Marcellin Champagnat sont vraiment des partenaires à part entière. Or, le 31 janvier 1834,
Rome a fermement rejeté le projet de Société de Marie à plusieurs branches (OM, doc. 304).
Bien sûr, deux ans plus tard, en contrepartie de l'acceptation de la mission d'Océanie
occidentale, elle a approuvé sous le même nom de Société de Marie la seule branche des
prêtres, mais précisément en excluant de cette approbation les frères, les sœurs et le tiers ordre
(OM, doc. 373, § 3). Le 24 septembre 1836, Colin devient donc supérieur général de la seule
société des prêtres. Cette nouvelle situation va changer profondément sa perspective sur les
rapports entre tronc et branches. Mais pendant que l'exercice de sa fonction l'absorbe et
transforme sa vision du grand projet mariste, le rêve primitif reste bien vivant chez
Jeanne-Marie Chavoin et chez Marcellin Champagnat. Ce décalage est sans doute à la racine
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du conflit qui mena à la rupture entre le père Colin et mère Saint-Joseph et d'une mésentente
analogue qui aurait peut-être fini de la même manière si Marcellin Champagnat n'était pas
mort si tôt.
Mais il est grand temps d'introduire celui-ci. J'aime le voir d'abord présentant à
Jeanne-Marie Chavoin trois postulantes qu'il lui envoie :
Je leur ai dit que, si elle ne vous portaient pas un parfait renoncement à elles-mêmes,
une soumission à toute épreuve, une grande ouverture de cœur, une vocation
persévérante et un vrai désir d'aimer Dieu à l'imitation de Marie, de ne pas pousser plus
loin leurs démarches ; elles m'ont répondu que tels étaient leurs sentiments et les vœux
de leur âme.
Je leur ai dit que vous garderiez cette lettre pour leur rappeler leur promesse en temps et
lieu ; elles m'ont dit qu'elles le voulaient bien et qu'elles étaient prêtes à signer tout cela
de leur sang même, s'il était nécessaire (LC = Lettres Champagnat, doc. 25)
L'expression « ne pas y aller par quatre chemins » semble avoir été inventée pour
décrire Marcellin Champagnat. Mais il ne s'agit pas seulement chez lui de franc parler. Il
s'agit, plus profondément, d'esprit de foi, de générosité, de dévouement, qu'il possède
lui-même et qu'il sait susciter chez les autres.
Voyons-le encore le 24 septembre 1836, jour de l'élection du supérieur général des
prêtres. Un protocole établi d'avance prévoit qu'après l'élection « les scrutateurs iront aussitôt
conduire le nouvel Élu au fauteuil, et un de l'assemblée adressera un petit mot aux
assistants » (OM, doc. 402, 17). Champagnat, déjà élu scrutateur, est invité à adresser le
« petit mot ». Il l'adresse non aux assistants mais au nouvel élu. Le P. Maîtrepierre a gardé un
vif souvenir de la scène :
... Le P. Champagnat se présente devant lui et, d'un ton distinctement et rudement
accentué, commence ainsi son allocution : M. le Supérieur, nous venons de vous faire
un bien mauvais cadeau que de misères vous attendent dans votre administration !
Votre dignité ne vous élève que pour vous exposer aux vents et aux tempêtes et, au
dernier jour, vous répondrez de chacun de nous (OM, doc. 752, § 47).
Une autre version de ce dernier membre de phrase n'est guère plus rassurante : « Quand
vos enfants passeront devant le grand Juge, vous resterez sur la sellette et, si un seul est
condamné par votre faute, vous en répondrez » (OM, doc. 684, § 1).
Un tel discours n'était pas fait pour alléger un fardeau que Jean-Claude Colin sentait
déjà peser trop lourdement sur ses épaules. Il nous indique, par contre, à quel niveau de foi se
situaient spontanément ces premiers compagnons. Comme dans la lettre à Jeanne-Marie
Chavoin, nous saisissons sur le vif la rude franchise qui est un des traits les plus attachants de
Marcellin Champagnat. Pas de détours, les deux pieds sur la terre, et, en même temps, c'est
dire à Colin : « Si jamais je m'écarte du droit chemin, je compte sur vous pour m’y ramener ».
Moins de quatre ans plus tard, sa générosité sans bornes étant venue à bout d'un
physique à toute épreuve, Marcellin Champagnat va lui-même se présenter devant le grand
juge. Pendant les années qui précèdent et qui suivent sa mort, survenue le 6 juin 1840, les
congrégations issues du projet de Fourvière se sont développées, les sœurs plus lentement que
les pères, les frères, comme depuis le début, beaucoup plus vite, mais tous de manière
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constante. En 1845, l'Océanie mobilise près de la moitié des pères (une quarantaine, alors
qu'ils ne sont pas tout à fait soixante en France). Une trentaine de frères, dont plusieurs ont fait
profession comme petits frères de Marie, travaillent avec les missionnaires comme frères
coadjuteurs. Depuis le début, tout le monde sent bien que les femmes auraient un rôle clé à
jouer dans le travail d’évangélisation. Mais comment les exposer, sur le bateau et dans les îles,
à des conditions de vie que les hommes s'imaginent seuls capables de supporter? Et puis, que
ne diront pas les protestants sur le prétendu célibat des prêtres catholiques? Ces obstacles
insurmontables, Françoise Perroton, à quarante-neuf ans, va les enjamber avec une audace
humble et entêtée.
Le 15 novembre 1845, à dix heures du matin, l'Arche d'alliance quitte le Havre. Ce
navire symbolise le projet grandiose de la Société d'Océanie, qui a recruté des centaines
d'actionnaires. Il emporte ce jour-là huit pères et cinq frères maristes et « quelques
passagers ». Ce départ est un des plus spectaculaires qui ont eu lieu depuis 1836. Il doit
marquer une ère nouvelle dans l'histoire des missions d'Océanie, car la Société d'Océanie
résoudra les problèmes de ravitaillement et de communication. Hélas, quelques années plus
tard l'entreprise va se solder par un échec. Parmi les quelques passagers se trouvait Françoise
Perroton. Elle-même qualifiait d’« action d’éclat » sa venue en Océanie (Nos pionnières, t. 1,
p. 16). Elle avait raison, mais personne sans doute ne passa plus inaperçu lors de
l'embarquement, et aucune lettre des missionnaires ne mentionne même sa présence sur le
navire pendant un voyage qui dura un an. Pourtant, alors que la Société d'Océanie n'a vécu que
quelques années, les douze années que Françoise Perroton passa seule à Wallis et Futuna
débouchèrent sur ce qui est maintenant la congrégation des sœurs missionnaires de la Société
de Marie.
II
Qu'avons-nous en commun en fait de spiritualité? Je vous propose une réponse abrupte,
sans nuances. Non pas pour qu'elle soit le dernier mot sur la question. Au contraire, pour
qu'elle serve de premier mot, un mot qui en provoque beaucoup d'autres. Le troisième temps
de notre démarche - qu'avons-nous en propre? - sera d'ailleurs le moment tout indiqué pour les
nuances.
Je dirais donc que nous avons en commun le projet de Fourvière. Et j’entendrais par là,
bien sûr, ce qu’avaient en tête les douze aspirantes maristes qui se retrouvèrent à la chapelle
de Fourvière le 23 juillet 1816 et qui nous est connu par le texte de la promesse à laquelle ils
souscrivirent solennellement ce jour-là. Mais j'élargirais aussi l'idée que je vous propose du
projet mariste pour y inclure deux ensembles : d’une part, ce qui a mené à l’événement de
Fourvière, à savoir les démarches qui ont abouti à la formation du groupe des douze ; d’autre
part, ce qui a prolongé cet événement, à savoir les adhésions postérieures à 1816 qui ont élargi
et enrichi le groupe fondateur, et là je pousserai jusqu'à Françoise Perroton et par elle
jusqu’aux pionnières qui sont devenues les sœurs missionnaires de la Société de Marie.
De quoi s'agit-il donc dans la promesse de Fourvière? D'instituer la congrégation des
Mariistes, qu'on appelle aussi la société de la sainte Vierge (OM, doc. 50, lignes 7-8 et 10). Le
texte comporte une promesse de fidélité au Christ Jésus dans le sein de l'église catholique
romaine, avec adhésion au pape et à l'évêque. Il nous dit aussi qu'on compte voir cette
institution venir à la lumière sous peu, « sous le régime, ami de la paix et de la religion, de
notre roi très chrétien » (lignes 21-22), et les signataires s'engagent à se dépenser pour sauver
les âmes par tous les moyens sous le nom et les auspices de la Vierge Marie (lignes 24-25).
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C'est là, si l'on veut, l'ossature de l'événement de Fourvière. Qu'est-ce qui en forme la
chair et le sang? Ce sont les douze histoires personnelles qui y aboutissent. Et d'abord
l'expérience de Jean-Claude Courveille au Puy : les paroles de Marie qu'il entendit avec les
oreilles du cœur en 1812, qu'il raconta à ses camarades du grand séminaire de Lyon et
reconstitua quarante ans plus tard en un discours que nous connaissons bien : « Comme j'ai
toujours imité mon divin Fils en tout… » (OM, doc. 718, § 5). C'est aussi le cheminement de
ces paroles dans le cœur de ceux qui, s'étant sentis à travers elles rejoints par Marie, se
regroupèrent autour de Courveille pour répondre à cet appel. C'est Étienne Déclas, le premier
à qui s'adressa Courveille et qui faisait remonter là sa vocation de prédicateur de campagne
(doc. 591, § 7). C'est Marcellin Champagnat, qui dans les réunions préparatoires à Fourvière
avait fait accepter l'idée que la nouvelle congrégation comprendrait des frères enseignants
(docc. 591, § 8; 819, § 17). C'est Jean-Claude Colin qui vit se concrétiser dans le projet de
Courveille une aspiration qu'il portait en lui depuis longtemps, de sorte que, lorsqu'il entendit
parler du projet, il se dit : « Voilà qui te va! » (docc. 59 1, § 8; 819, § 9). C'est encore Étienne
Terraillon, qui écrit, en parlant de Jean-Claude Colin et de lui-même après qu'ils eurent
entendu le récit de Courveille :
Cette communication nous frappa pareillement au suprême degré et nous laissa comme
stupéfaits. Nous nous fîmes ensuite part de nos impressions mutuelles, et nous nous
déterminâmes à nous prêter résolument à l'exécution d'un projet qui nous avait ravi à la
première ouverture qui nous en fut faite (OM, doc. 750, § 3).
Mais en demandant ce que nous avons de commun et en répondant : le projet de
Fourvière, je n'arrêterais pas ce que j'entends par là à ce qui fut dit jusqu'au 23 juillet 1816.
Lorsque par exemple, un an plus tard, le frère aîné de Jean Claude Colin se joint au groupe des
aspirants maristes, c'est au projet de Fourvière qu'il donne ainsi son adhésion. Et lorsque peu
après Jeanne-Marie Chavoin et Marie Jotillon sont appelées de Coutouvre à Cerdon pour
commencer la branche féminine de la Société de Marie, nous comprenons que cette branche
faisait dès le début partie du projet. Comme Jeanne- Marie Chavoin le disait à l'évêque de
Belley : « Nous avons quitté notre pays et nos parents pour commencer la Société de la sainte
Vierge » (RMJ, doc. 101, § 7). Le tiers ordre lui-même est mentionné dès 1824 (OM, doc.
105, § 1), mais cette mention renvoie probablement aux efforts faits dès 1817 par Jean-Claude
Courveille pour le commencer à Verrières. Quand, presque trente ans plus tard, le père
Eymard agrégera Françoise Perroton au tiers ordre (Nos pionnières, n. 13), il amorcera le
processus d'appartenance des pionnières au projet de Société de Marie à plusieurs branches tel
qu'il existait déjà à Fourvière.
J’aimerais encore verser au dossier de Fourvière un texte qui nous donnera une idée non
plus de la structure du projet, mais de son contenu spirituel. Certes, il s'agit de paroles
prononcées par Jean-Claude Colin alors qu'il était supérieur général des pères. Mais celui-ci
s'y réfère aux tout débuts du projet mariste, à un moment où l'on est encore assez proche de la
cérémonie de Fourvière pour qu'il soit légitime de penser que les aspirants maristes partagent
les mêmes idées. Surtout, ce texte nous ouvre une perspective sur la manière dont continuaient
à travailler les paroles entendues par Jean-Claude Courveille au Puy et autour desquelles
s'était formé le groupe de Fourvière. Le 19 janvier 1848, au réfectoire de la maison générale,
le père Colin s'adresse à ses confrères :
Ne regardons pas ce que les sociétés qui nous ont précédés ont fait ; car quand une
société naît, c'est pour un besoin particulier. Oui, messieurs (et là il prit un ton
solennel), je suis bien aise de le répéter encore ici, ces paroles : « J'ai été le soutien de
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l’église naissante, je le serai encore à la fin des temps », ont été, tout à fait dans les
commencements de la Société, ce qui nous a servi de fondement et d'encouragement.
Elles nous étaient sans cesse présentes. On a travaillé dans ce sens, si je puis parler ainsi
(Entretiens spirituels, doc 152).
Ce texte offre l'avantage de nous permettre d'assister à la naissance de la Société de
Marie. Il nous montre la Société jaillissant des paroles du Puy et il nous permet, me
semble-t-il, de dire quelque chose sur le contenu du trésor que nous possédons en commun.
Moins d'ailleurs un contenu fermé que des lignes de force, des arêtes le long desquelles la
spiritualité mariste est toujours appelée à se développer.
« J'ai été le soutien de l'Église naissante, je le serai encore à la fin des temps ». Lorsque,
l’un après l’autre, les compagnons du grand séminaire de Lyon écoutent Jean-Claude
Courveille raconter son expérience au Puy et se laissent saisir par les paroles de Marie
qu'encadre le récit, ils entrent dans un réseau de relations entre trois grandes réalités : Marie,
l'Église et le temps. A mesure que le groupe de Fourvière, qui comprend déjà Marcellin
Champagnat et Jean -Claude Colin, s'élargit et se renouvelle jusqu'à inclure Jeanne-Marie
Chavoin et ses compagnes, ainsi que les différents groupes de tertiaires auxquels sera adjointe
Françoise Perroton, il continue de trouver dans ce réseau de relations son dynamisme et son
identité.
Mariistes, se disaient-ils au tout début. Terraillon parle du « bonheur d'être les premiers
enfants de Marie » (OM, doc. 750, § 5). Dans la suite du texte que nous utilisons,
Jean-Claude Colin dit : « Soyons heureux d'être de sa Société et de porter son nom »
(Entretiens spirituels, doc 152). Les moments les plus forts de la vie du groupe issu de
Fourvière sont ceux où, dans la cérémonie de consécration qui clôture la retraite annuelle, il
prend conscience de ce que veut dire porter le nom de Marie : c'est lui appartenir.
Appartenance faite de deux choix : le choix qu'elle fait de nous par la vocation, celui que nous
faisons d'elle par notre consécration. Se souvenir toujours du premier choix pour nourrir une
vie d'action de grâces, affirmer souvent le second pour renforcer la résolution de vivre de la
vie même de Marie, voilà deux démarches fondamentales de la spiritualité personnelle du
Mariste.
Mais il manquerait une dimension essentielle à ce double mouvement s'il n'incluait pas
le sentiment que le choix dont je suis l'objet est un appel à participer à une mission et si ma
consécration n'était pas le don renouvelé de tout moi-même à une tâche apostolique. En
d'autres mots, porter le nom de Marie veut dire participer à l'œuvre de Marie. Car pour le
Mariste, Marie est celle qui dit : « J'ai été le soutien de l'Église naissante, je le serai encore à la
fin des temps ». Marie, qui donne son nom à la Société de Marie, est animée par le souci de
l'Église; ceux et celles qu'elle appelle à former sa société donneront un sens au nom qu'ils
portent en partageant son amour pour l'Église.
L'Église est en effet la deuxième grande réalité avec laquelle le Mariste entre dans un
rapport caractéristique lorsqu'il se joint au groupe de Fourvière. Jean-Claude Colin aura plus
que les autres fondateurs maristes l'occasion de développer les thèmes issus de l'image de
Marie soutien de l'Église, en particulier celui de l'inconnus et cachés, mais l'image de Marie
dans son lien spécial avec l'Église n'est pas particulière à Colin, Elle est au cœur même de
l'inspiration du Puy, où elle affleure dans le parallèle entre Société de Jésus et Société de
Marie, parallèle qu'on retrouve dans les deux récits de Courveille (OM, doc. 718, § 5) et de
Terraillon (doc, 750, § 1). Instituer un tel parallèle, c'est dire ce que dit en d'autres mots le récit
de Courveille : ce que Jésus a fait pour son Église au temps de la réforme, Marie le fait au
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temps de la révolution. Les éléments communs aux deux termes du parallèle sont la
sollicitude de Jésus, que Marie fait sienne, et le besoin dans lequel se trouve l'Église. Les
éléments propres sont le danger spécifique qui menace l'Église (non plus l’hérésie, comme au
temps du protestantisme, mais l'incrédulité) et le fait que Marie, c'est bien évident, n'est pas
Jésus, et que, par conséquent, son rapport à l'Église n'est pas celui de Jésus.
Certes, les compagnons du séminaire Saint-Irénée n'avaient pas encore approfondi leur
réflexion sur Marie dans son rapport avec l'Église, mais quand, en 1833, Jean-Claude Colin
présente à Rome la vision grandiose d'une société à plusieurs branches qui rassemblerait sous
la protection de Marie tous les membres du Christ (Antiquiores textus, fasc. 1, p. 83: s, 109), il
parle au nom de ce qu'est devenu le groupe de Fourvière. Le projet est autant celui de
Marcellin Champagnat et de Jeanne-Marie Chavoin que le sien. Il est intéressant, à ce propos,
de lire les mots suivants, écrits par Marcellin Champagnat un mois avant le départ de
Jean-Claude Colin pour Rome : « L'idée du tiers ordre de Mr Colin me plaît assez » (LC, doc.
28). Cette idée du tiers ordre, vous la connaissez. Elle fait partie intégrante de la vision où, de
même qu'au commencement ainsi à la fin des temps, tous les fidèles forment un seul cœur et
une seule âme dans le sein de l'Église romaine (s, 109). Or, le propre de cette vision est qu'on
n'y distingue plus ce qui est l'Église et ce qui est la Société de Marie. L'idée de Société de
Marie s'est élargie au point d'être coextensive à l'Église. Par le fait même, l'Église se trouve
renouvelée, recommencée ; elle est à la fin ce qu'elle était au début. Voilà ce qu'a accompli la
présence en son sein des Maristes, ces femmes et ces hommes qui ont vécu à fond leur
appartenance à Marie.
« A la fin des temps comme au début », dit la présentation de 1833 ; « J'ai été le soutien
de l'Église naissante; je le serai encore à la fin des temps », dit Marie au Puy dans la version de
Jean-Claude Colin : « comme j'ai toujours imité mon divin Fils ..., maintenant que je suis dans
la gloire avec lui », dit la version de Jean-Claude Courveille dans sa première phrase, et elle
ajoute, dans la deuxième : « Comme dans le temps d'une hérésie affreuse…, de même…, dans
ces derniers temps d'impiété et d'incrédulité… » (OM, doc. 718, § 5). La dimension temps est
la troisième grande réalité constitutive du réseau de relations qu'est le projet de Fourvière.
Marie dans son lien avec l'Église dans le temps. Et un temps conçu comme commencement et
fin, le commencement fournissant le modèle de ce que doit être la fin. La dimension temps est
liée à plusieurs caractéristiques du projet mariste : l'Église de la fin des temps est une Église
en péril, le cœur de Marie s'émeut pour elle ; d'où un sentiment d'urgence qui anime le zèle
mariste. Mais aussi l'Église du commencement, l'Église naissante, est le modèle, le seul
modèle de l'Église de la fin des temps, qu'on ne distingue pas bien de la Société de Marie.
Pour nous tous, sœurs, frères et pères maristes, sœurs missionnaires de la Société de
Marie, la question quant à notre identité trouve sa réponse en partant du nom de Marie que
nous portons. Mais il semble que nous avons en commun plus que ce nom : c'est à nous tous
qu'appartient de plein droit la manière concrète dont les douze aspirants rassemblés à
Fourvière ont compris ce que voulait dire s'appeler maristes. Porter le nom de Marie évoque
ainsi les paroles entendues au Puy par Courveille et l'effet qu'elles produisent sur Déclas,
Champagnat, Colin et les autres qui, le 23 juillet 1816 et pendant les années suivantes,
s'engagèrent avec eux à faire que ces paroles deviennent réalité, c'est-à-dire à ce que Marie
soit par eux dans l'Église de la fin des temps le soutien qu'elle avait été dans l'Église naissante.
III
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Recherchant le noyau commun aux congrégations maristes, j'ai centré notre attention
sur ce que représente Fourvière, à quoi nous nous rattachons tous. La démarche que je vous
propose maintenant est inverse : nommer ce que chaque congrégation apporte de différent
dans le concert de la spiritualité mariste. Membre d'une de nos quatre congrégations, je ne
connais les trois autres que de l'extérieur. Marchant sur une glace mince, je risque d'enfoncer à
chaque pas. Ma seule chance de salut est de passer vite et sans appuyer.
Pour identifier notre trésor commun, il y avait avantage à aller aux racines. La riche
diversité de nos manières de vivre la spiritualité mariste se manifeste mieux au point d'arrivée.
Aussi ferai-je surtout référence aux nouvelles constitutions de nos congrégations.
La famille mariste comprend deux congrégations féminines. Nous ne serons pas surpris
qu'elles vivent leur appartenance à Marie sur un autre mode que les frères et les pères. Déjà,
préparer un repas, soigner un malade, célébrer une liturgie représentent un ensemble de gestes
que les femmes ont appris à faire d'une manière différente des hommes et à travers lesquels
elles expriment une manière différente de voir le monde et de se voir dans le monde. En plus,
avec Marie les sœurs missionnaires de la Société de Marie et les sœurs maristes se retrouvent
entre femmes. Même à deux mille ans de distance, elles ont en commun l'expérience d'être
femmes dans une société et dans une Église où, par exemple, l'égalité entre les sexes est loin
d'être acquise. Vivre de la vie de Marie ne représentera donc pas pour elles le même genre de
défi que pour des hommes.
Cette différence entre femmes et hommes, qui imprègne pourtant le tissu de la vie de
tous les jours, n'est guère marquée dans les textes sur l'esprit de chacune de nos congrégations.
Nos textes législatifs offrent trois formulations récentes et apparentées de l'esprit mariste où
l'inconnus et cachés a une place importante : la formulation des pères en 1977 (constitutions,
2e partie, numéros 1-18 : « Etre mariste »), celle des sœurs missionnaires de la Société de
Marie (constitutions de 1984, numéros 47-56) et celle des sœurs maristes (constitutions de
1986, numéros 1-8). Les numéros 4 et 5 des constitutions des frères (1986) décrivent, eux
aussi, l'esprit de la congrégation, mais n'ont pas de parenté avec les trois autres textes. On
aurait pu s'attendre à trouver, dans les textes des sœurs, une lecture de la présence de Marie
dans l'Église et de l'inconnus et cachés qui reflète un mode féminin de relation à Marie distinct
d'un mode masculin. Ce qui frappe plutôt, dans des textes pourtant différents sous plusieurs
autres aspects, c'est l'absence de cette différence-là.
Par contre, au niveau de la vie concrète, sœurs missionnaires de la Société de Marie et
sœurs maristes représentent deux expressions féminines de la vie mariste fort distinctes l'une
de l'autre. Le problème n'est pas de sentir les différences, mais de les nommer. Comme il ne
s'agit pas ici de faire une étude, mais d'aider à un échange, je vous livre des réflexions qui ont
toute la fragilité d'opinions personnelles.
Quand je lis le texte des sœurs missionnaires de la Société de Marie sur l’inconnus et
cachés, je suis frappé par la présence du mot audace : « notre vocation dans l'Église est d'unir
l'audace apostolique à la présence discrète » (numéro 53). Le mot n'est pas pour surprendre
chez des femmes pour qui « service missionnaire et vocation mariste » n’ont jamais été
« qu’un seul appel » (numéro 47). Il est bien à sa place dans l'ensemble que forme l'inconnus
et cachés : chez Jean-Claude Colin, vous le savez, cette formule comprend une liste variable
de vertus comme pauvreté, modestie, simplicité, placées en tension avec l'ouverture à toutes
sortes de ministères ; la formule typique est : « ils se comporteront en tout avec tant de
modestie, etc., que, bien qu'ils doivent exercer tous les ministères utiles au salut des âmes, ils
paraissent néanmoins inconnus et pour ainsi dire cachés dans ce monde ». La liste des vertus
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puise dans un répertoire déterminé, celui des vertus d'effacement, mais la force de la formule
réside dans la tension entre ces vertus et ce que Colin appelait le zèle apostolique. Dans le
texte des sœurs missionnaires de la Société de Marie, la tension est bien maintenue (« unir
l'audace apostolique à la présence discrète »), mais dans un vocabulaire qui reflète
l'expérience qui fut la leur depuis l' « action d'éclat » de Française Perroton.
Comprise au sens traditionnel du mot, l'expérience missionnaire est bien illustrée par la
démarche de cette pionnière par excellence : elle consiste à franchir les obstacles que tout le
monde s'accorde à considérer comme insurmontables. Cette démarche, des générations de
sœurs missionnaires y ont consacré le meilleur de leurs talents et de leur énergie. J'en prends
comme symbole le fait qu'elles aient osé se donner des sœurs médecins et dentistes quand
elles ont jugé que cela aiderait la mission. Quand je regarde les orientations de leur dernier
chapitre général, je vois qu'aujourd'hui encore les sœurs missionnaires de la Société de Marie
se situent sui les frontières qui sont à franchir : inculturation, justice et paix, promotion des
femmes. Il est tout naturel que, lorsqu'il s'agit de redire le mystère de la présence de Marie
dans l'Église, l'audace apostolique soit une composante de leur version de l'inconnus et
cachés. Par elles, la spiritualité mariste s'enrichit de cette note nouvelle.
Dans les constitutions des sœurs maristes, je m'arrête au numéro 7, qui invite à mieux
connaître Marie et qui propose l'image du foyer de Nazareth. J'y relève les expressions
suivantes : « le sens des valeurs intérieures et cachées », et « gardant et méditant en notre cœur
les paroles et actions du Seigneur ». Ces derniers mots nous renvoient à l'image que Luc nous
donne deux fois de Marie « retenant toutes ces choses dans son cœur » (Lc 2, 19 et 51).
Je rapproche de cet ensemble une expression du père Colin dans les constitutions des
sœurs maristes de 1856. Nous avons vu qu'une composante de l'inconnus et cachés était la
tension établie entre a) une liste de vertus tournant autour de la modestie et b) le zèle
apostolique. Quand il écrit pour les pères, le père Colin songe clairement à un contexte de
ministère : c'est dans l'exercice même du ministère que les pères devront maintenir la tension
entre modestie et zèle. Dans le texte des sœurs, la tension est maintenue entre deux éléments,
mais le climat n'est plus tout à fait le même : les sœurs s'efforceront « d'allier (…) la modestie,
l'amour de la retraite, la pratique des vertus solidement intérieures, avec les actes de la plus
cordiale charité pour le salut des âmes » (Antiquiores textus, fasc. 6, p. 104 ; voir aussi J.
Coste, Acta S.M., t. 6, p. 592).
Vis-à-vis de la branche féminine de la Société de Marie, l'attitude de Jean-Claude Colin
est claire : « J'avoue que je ne désire pas que les sœurs se répandent beaucoup : toute mon
ambition est qu'elles soient occupées à prier beaucoup pour la Société, pour ses œuvres, et à
faire l'office de Moïse » (Mayet 1, 51, cité en RMJ, p. 586, note 16). Les recherches
historiques des trente dernières années ont permis aux sœurs de redécouvrir le visage de
Jeanne-Marie Chavoin et, sans renier leur rôle de priantes, de mettre davantage en relief des
valeurs plus directement apostoliques qu'elle leur avait léguées, comme celles énumérées au
numéro 3 de leurs constitutions : « amour du travail, disponibilité aux tâches diverses, unité
entre prière et action ».
Les mots utilisés en 1856 par le père Colin pour parler de l'inconnus et cachés aux
sœurs maristes, « unir l'amour de la solitude et du silence, la pratique des vertus cachées, avec
les œuvres de zèle », ont tout de même passé dans l'article de 1868 sur l'esprit de la Société et
par là, sinon dans le texte même, au moins dans les documents annexes, des constitutions des
sœurs missionnaires de la Société de Marie (p. 53) et des sœurs maristes (p. 14). Aussi peut-on
considérer cette insistance sur Marie gardant « toutes ces choses » en son cœur et sur les
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valeurs intérieures et cachées comme l'apport plus particulier des sœurs maristes à l'héritage
spirituel mariste.
Les frères maristes ont en commun avec les pères maristes de vivre l'esprit de Marie sur
le mode masculin, mais ils diffèrent de ces derniers en ce que, depuis le début et sans
exception, ils ne sont pas prêtres. Plus spécifiquement, ils sont éducateurs. Ils apportent au
vécu mariste l'expérience de plusieurs milliers de personnes qui, à partir du père Champagnat,
ont élaboré et mis en œuvre une tradition éducatrice. Par eux, la présence de Marie dans
l'église imprègne toute une dimension de la vie d'une société, celle par laquelle se transmettent
de génération en génération connaissances et comportements.
On rencontre dans le discours du père Champagnat sur Marie des thèmes appartenant à
toute la tradition mariste, comme celui de Marie supérieure, ou plus propres au projet d'avant
1836, comme l'œuvre de Marie (LC, doc. 11), le temps d'incrédulité où nous sommes (ibid.),
le combat sous l'étendard de Marie (LC, doc. 132). Cette constatation n'est pas sans
signification : Marcellin Champagnat tenait de tout son être à la Société de Marie à plusieurs
branches à laquelle il s'était consacré dès Fourvière : « Il n'est rien que je ne sois prêt à
sacrifier pour sauver du naufrage l'œuvre de Marie » (LC, doc. 45 A). En même temps, il a
vécu son rapport à Marie à partir de la situation unique dans laquelle il se trouvait, et c'est
cette manière d'appartenir à Marie qu'il a transmise à ses frères.
L'expression retenue par la tradition des frères maristes et incorporée dans leurs
nouvelles constitutions (numéro 4) comme caractéristique du rapport du père Champagnat à
Marie est celle de « Ressource Ordinaire ». Cette formule reflète bien la situation de
quelqu'un qui avait, en un sens, bâti toute son œuvre sur le crédit. Non seulement en
empruntant de l'argent - il le fit avec audace et on sait combien cruellement les dettes ont pesé
sur sa tête (LC, doc. 30, ligne 26), mais surtout en faisant crédit aux jeunes qui acceptaient de
partager sa folle entreprise. Vous connaissez la conversation rapportée par le père
Maîtrepierre dans laquelle le père Champagnat disait :
Moi, je me sers pour faire mes flèches du bois que j'ai sous la main ; quand j’ai besoin
d’un supérieur, d’un directeur, si je n’en trouve pas qui aient deux yeux, j'en mets un
borgne; quand je n'en trouve point qui marchent droit, j'en mets des boiteux, et je dis : Si
la sainte Vierge veut que ça marche, il faudra bien qu'elle s'en mêle; elle voit bien
qu'autrement ça ne pourrait pas aller (OM, doc. 752, § 55).
C'est là l'attitude d'un grand éducateur et d'un grand croyant : d'une part, il a misé sur les
talents cachés de ses frères, les provoquant par là même à émerger ; d'autre part, il a placé en
Marie toute sa confiance et il lui laisse tout le crédit tant de l'échec que du succès. Comme il
l'écrit aux frères Antoine et Gonzague à Millery :
Intéressez [Marie] en votre faveur, dites-lui qu'après que vous aurez fait votre possible,
tant pis pour elle si ses affaires ne vont pas (LC, doc. 20).
Dans la même lettre aux frères Antoine et Gonzague, le père Champagnat écrivait :
« Mes bons amis, mettez-vous en quatre pour bien faire marcher votre école », Voir en Marie
la ressource ordinaire est une attitude que les frères maristes ont apprise en faisant face chaque
matin aux enfants qui se présentent pour la classe et qui doivent trouver une école qui marche
bien. Ils apportent à la spiritualité mariste quelque chose qu'ils ont appris en faisant la classe.
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Les pères maristes, eux, apportent quelque chose qu'ils ont appris d'abord en prêchant et
en confessant. En effet, Jean-Claude Colin a donné ses meilleurs développements sur
l'inconnus et cachés en ce monde à propos de l'exercice de ces ministères parce que, en les
exerçant lui-même, il avait découvert les multiples aspects de cette approche apostolique.
Je relève dans nos constitutions approuvées il y a moins d'un an l'invitation à se
dépouiller « de tout intérêt personnel pour que rien ne fasse obstacle à l'écoute de la Parole de
Dieu » (numéro 23). L'attention portée à ce qui peut faire obstacle à l'écoute de la parole me
paraît caractéristique de l'angle sous lequel les pères maristes, à la suite de Jean-Claude Colin,
ont approfondi le mystère de Marie soutien de l'église à la fin comme au début.
Dans son contact immédiat avec les fidèles au confessionnal et en chaire, le
missionnaire était bien placé pour sentir ce qui, en lui-même et dans le visage que présentait
l'église, créait chez les pénitents ou chez les auditeurs des résistances au message de
l'évangile. Mais quelle ouverture, quelle disponibilité est nécessaire pour identifier en
soi-même l'obstacle qui crée la résistance chez l'autre. En partie grâce à ses propres antennes,
mais surtout en apprenant à se rendre présent d'une manière qui s'inspirait de la présence de
Marie dans l'église, Jean-Claude Colin avait développé un art de prêcher et de confesser qu'il
a enseigné aux pères maristes de son temps.
La sensibilité à ce qui crée obstacle à l'écoute de la parole de Dieu reste aujourd'hui une
dimension importante de la spiritualité mariste. Dans l'église et à l'extérieur de l'église, des
résistances existent, les unes sourdes, les autres plus ouvertes. Si nous savons nous situer dans
l'église de notre temps comme nous arrivons à percevoir Marie se situant dans l'église
naissante, peut-être saurons-nous reconnaître en nous et dans le visage de l'église que nous
projetons ce que rejettent en réalité les femmes et les hommes de ce temps lorsqu'ils disent
rejeter l'évangile.
Conclusion
Lorsque le groupe d'aspirants maristes se retrouvèrent à Fourvière le 23 juillet 1816, le
projet qu'ils portaient représentait déjà une certaine spiritualité, une certaine manière de vivre
la vie de l'Esprit à laquelle les appelait leur baptême. Lorsque, vingt ans plus tard, la branche
des pères reçut l'approbation du pape, cette spiritualité s'était enrichie de tout ce qu'avaient
vécu au long de ces années celles et ceux qui portaient avec joie le nom de Marie, pères,
frères, sœurs, tertiaires. Expérience qui nourrissait un enseignement et qui prenait forme dans
des textes de règle.
Au cours du siècle et demi qu'ont vécu depuis nos quatre congrégations, chacune a
développé et approfondi sa manière de vivre un rapport à Marie en réponse aux besoins du
temps. La tradition mariste constitue maintenant un trésor possédant à la fois une grande unité
et une grande diversité. Votre démarche aujourd'hui exprime la volonté de confirmer cette
unité et cette diversité. Elle est fondée sur la conviction que l'expérience spirituelle qui a
donné naissance à nos congrégations a encore beaucoup à apporter à la vie de l'église. Dans la
tâche de renouveau créateur qui nous sollicite, une des démarches les plus fructueuses sera
peut-être celle qui nous amènera à apprendre les uns des autres combien le projet de Fourvière
est riche de virtualités encore inexplorées.
Rome, le 24 septembre 1988
G. Lessard, s.m.
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