1e prix enseignement général - Daphné Itodon

Transcription

1e prix enseignement général - Daphné Itodon
Souvenirs
Alcool :
n.m, de l’arabe al-kuhlowdotl.
Liquide contenant essentiellement de l’éthanol, obtenu par distillation des jus
fermentés renfermant du glucose. (Larousse)
Alcoolisme : n.m
Dépendance à l’égard de l’alcool et ensemble des manifestations pathologiques
qui en résultent.
Synonyme : Ethylisme (Larousse)
Voilà ce qui résume ma vie. Je ne me souviens pas quand est-ce que ça a commencé. Je ne
me souviens pas du moment où le brouillard a envahi mon existence. Un brouillard opaque et
froid, qui ne laisse rien transparaître. Ni bonheur, ni malheur. Je n’entends rien, je ne vois
rien, seulement une main, régulièrement, qui remplit un verre devant moi. Qu’est-ce que je
bois ? Je n’en sais rien. Porto, Vodka, Rosé, Whisky… Cela m’importe peu. Je veux
seulement sentir le liquide chaud, parfois brûlant couler dans ma gorge. Je veux seulement
apaiser cette angoisse perpétuelle, cette souffrance persistante qui me ronge dès que le
brouillard se dissipe légèrement. Alors je tends une main tremblante, et lâche quelques pièces
sur la table. Mon verre se remplit, et le brouillard revient. Je me sens bien et j’attends, assis,
que ça recommence.
- « Un café noir s’il vous plait. »
Ma main s’arrête au-dessus de mon verre. J’essaye d’analyser ce que je viens d’entendre.
Entendre, oui, c’est ce que je ne comprends pas. Je n’ai plus rien entendu depuis que le nuage
opaque s’est installé autour de moi. Seulement des bourdonnements, des débris de voix qui
m’étaient insupportables. Mais cette fois, c’était clair et précis. Une phrase courte et sèche.
- « Merci. »
Ça recommence. Je crois que ma tête se soulève, je ne vois plus mon verre et la brume
semble mobile. Soudain mon regard se fixe, je vois une ombre, une silhouette. Mes paupières
se plissent. Je vois des longs cheveux, un visage. C’est une jeune fille je crois, elle a l’air
pensive ou peut-être en colère. Son visage m’est familier, mais je n’arrive pas à me souvenir.
Je la fixe, j’essaye de me rappeler ce nez, ce front, ces traits. J’essaye de dissiper le brouillard
qui envahit mon esprit. Je vois une enfant, une femme, un jardin. J’ai mal à la tête, une nuée
noire et épaisse laisse place à la brume. Un cri strident résonne dans mes oreilles. C’est
insupportable, mes tempes me lancent. Je lève la main, mon verre se remplit d’un liquide brun
et je laisse à nouveau quelques pièces sur le bord de la table. Ma vue s’éclaircit au fur et à
mesure que je bois. Je me sens mieux. Je lève à nouveau les yeux. Elle me regarde. Je sens le
coin de mes lèvres se soulever, j’essaye de lui sourire. Elle détourne le regard d’un air gêné.
Je ne sais pas ce qui m’a pris. Pourquoi ai-je essayé de lui sourire ? Je me souviens que
lorsque le nuage n’était pas encore tout à fait opaque, les gens que je voyais encore me
dédaignaient, je les dégoûtais de ce que je devenais. Mais qu’est-ce que je suis devenu ? Je ne
sais pas. Je crois que ça ne m’intéresse pas de le savoir. Si des personnes étaient écœurées rien
qu’en me regardant, c’est que ça ne devait pas être quelque chose de gratifiant. Alors je m’en
fiche, je suis dans ma brume et ça me suffit.
-
« Vous ne devriez pas boire comme ça. »
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Souvenirs
La brume se dissipe à nouveau. Elle est assise en face de moi, à ma table.
- « Enfin, je veux dire… ce n’est pas bon pour vous, vous vous détruisez la santé.
- C’est la seule chose que je sais faire. Et c’est la seule qui m’intéresse. »
Cela faisait longtemps que je n’avais pas parlé. J’ai la langue pâteuse, les mots ont parfois du
mal à sortir et je parle sur un ton bourru.
- « Mais vous devez forcément savoir faire quelque chose d’autre…
- Pourquoi est-ce que ça vous intéresse, que je boive ou pas ?
- Parce que mon grand-père était comme vous.
- Comme moi ?
- Il buvait tout le temps.
- Et alors ?
- Alors il n’a pas profité de sa vie, de ses amis, de sa famille. Et son entourage n’a pas
profité de lui non plus. J’avais un grand-père mais c’est comme s’il n’existait pas.
C’était un être morne et sans âme, les rares fois où il parlait, c’était pour demander de
l’alcool. Ma mère en a beaucoup souffert, de voir son père ainsi… Et moi aussi
d’ailleurs, à chaque fois que je voyais les grands-parents de mes amis, je me
demandais pourquoi est-ce que moi je n’y avais pas droit. Pourquoi est-ce que je
n’avais pas un grand-père normal, qui buvait sans excès, seulement le week-end, et qui
emmenait ses petits-enfants partout ? Pourquoi est-ce que mon grand-père ne souriait
jamais, ne riait jamais ?
- … Pourquoi est-ce que vous me dites tout ça ? Je ne vous connais pas, et vous ne me
connaissez pas. Alors qu’est-ce que ça peut vous faire que je ressemble à votre grandpère ?
- Parce que j’ai mal au cœur en pensant que d’autres enfants subissent la même chose
que moi. »
Mon regard se durcit. Je baisse les yeux et resserre ma main sur le verre posé en face de
moi. Un visage d’enfant apparaît. C’est une petite fille. Elle rit aux éclats. Ma vision
devient floue et je sens la nuée noire revenir. Je lève mon verre et m’apprête à boire.
- « Excusez-moi, je ne voulais pas être aussi dure. Je suis insistante c’est vrai, je ne
devrais pas vous parler comme ça. Vous m’avez souri tout à l’heure, alors je me suis
dit que peut-être vous vouliez parler. Je ne vous connais même pas. C’était idiot, je
m’en rends compte maintenant. Je suis désolée… »
Elle se lève et s’apprête à retourner à sa table.
- « Vous avez une moto ?
- Pardon ?
- Vous avez des casques avec vous, alors je me demandais si vous aviez une moto. Moi
aussi je faisais de la moto avant. »
Elle se rassoit.
- J’attends un ami, c’est lui qui fait de la moto et il a oublié son casque la dernière fois
qu’il est venu.
- C’est quoi comme modèle ?
- De moto ? Heu… Je ne sais pas, je ne m’y connais pas vraiment en fait. Vous en aviez
une ? »
Des images me reviennent en mémoire. Du goudron, des routes, deux roues, du métal
noir et brillant. J’entends le rugissement d’un moteur puissant, qui couvre tous les
bruits environnants.
- « Oui, une Harley 883 Roadster noire. Un bijou.
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Souvenirs
- Ca fait longtemps que vous ne conduisez plus ?
- Oui.
- Et ça ne vous dirait pas de refaire des tours avec ? Qu’est-ce que vous en avez fait ?
Le brouillard revient.
- « Je… Je ne sais plus.
- Vous l’avez vendu ? »
J’ai beau chercher, le brouillard s’épaissit.
- «… Je n’arrive pas à me souvenir.
- Je pose trop de questions, dites moi si je vous ennuie.
- Ca faisait un moment que je n’avais parlé à personne, ça ne me dérange pas.
Elle rit, gênée. Je souris.
- « Vous êtes seul ?
- Oui. Depuis plusieurs années les gens ne veulent pas s’approcher de moi. Je les
dégoûte je crois.
- Mais vous n’étiez pas comme ça avant ? Vous aviez une famille ?
Le rire de l’enfant revient, ses pieds se balancent. Elle est assise sur une balançoire. Je la
regarde, je suis assis au bord d’une terrasse, dans un jardin. Il fait beau.
« Regarde papa, regarde ce que Lucas m’a appris à faire à l’école ! » Elle se balance de
plus en plus fort et se met debout sur le siège de la balançoire. Une femme apparaît à
côté de moi. Elle est élancée, brune, elle a des lèvres pulpeuses. Je n’ai jamais vu de
femme aussi belle. « Clara, je t’ai déjà dit de ne pas te balancer comme ça, tu vas te faire
mal ! » Je ris, la femme me regarde d’un air réprobateur, mais ne peut s’empêcher de
sourire. La petite fille se balance, elle continue de se balancer de plus en plus fort.
Soudain une chaîne part en vrille, la balançoire craque et l’enfant tombe.
Je vois du noir. Puis la lumière revient. Une lumière froide. J’ouvre les yeux, je ne vois
que du gris. Je suis allongé par terre, je sens le goudron sous la paume de mes mains, et
de la pluie ruisselle sur mon visage. J’ai mal à la tête. Je veux me relever, mais une
douleur intense me paralyse les deux jambes et le bas du dos. J’arrive tant bien que mal
à tourner la tête. Il y a beaucoup de monde, des personnes sur le bord de la route, des
personnes autour de moi, en bleu, en blanc, en rouge.
« Monsieur vous m’entendez ? Si vous m’entendez acquiescez de la tête. » Je hoche la
tête, mon corps est en feu. Des lumières colorées tout autour de moi. Des voitures,
beaucoup de voitures. On me prend le pouls je crois. Je ne comprends pas. Qu’est-ce que
je fais là ? Pourquoi ais-je aussi mal ? Je tourne la tête de l’autre côté. Mon cœur
s’arrête. Je vois ma moto, ou plutôt, les débris qu’il en reste. A quelques mètres une
camionnette. Elle est coincée dans la rambarde de sécurité. Il y a de la tôle froissée
partout. Et sous la camionnette, un bras qui dépasse. Un bras d’enfant. « Monsieur, ne
regardez pas par là, regardez moi. » Je n’arrive pas à détourner le regard. Je n’arrive
plus à respirer. Clara. Mes yeux se ferment. Le noir m’envahit.
Je me réveille. Une lumière blanche m’éblouit. Je suis allongé dans un lit, entouré de
murs blancs. Une femme est assise sur une chaise à côté de mon lit. C’est la femme qui
riait dans le jardin. Mais elle n’a plus la même apparence. Elle a des cernes, ses cheveux
encadrent un visage maigre et pâle. Ses yeux sont rouges. Je tends la main. Elle lève les
yeux, me regarde le visage crispé par la douleur. « Je suis désolée, je ne peux pas
continuer. Je ne veux pas me battre. Mon bébé est parti. Je suis désolée, je ne peux pas
rester. Je ne suis pas assez forte pour ça. Excuse-moi. » Elle se lève et s’en va. Elle titube
et son corps est secoué par les larmes qu’elle essaye de contenir. Clara.
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Souvenirs
Mon visage devient inexpressif. Je regarde dans le vide. Les murs deviennent mobiles, je
ne distingue plus le lit, ni la chaise. Je ne distingue plus rien. Un brouillard opaque et
froid apparaît devant mes yeux. Je ne vois plus rien. Clara.
- « Monsieur ? Monsieur ? »
Je n’ai pas envie de répondre, des larmes me montent aux yeux.
- « J’ai dit quelque chose de mal ?
- Laissez-moi.
- Je… Excusez-moi. »
Un bruit de chaise, elle s’en va. Les larmes ruissellent sur mes joues. Je prends mon verre, et
je bois. Le nuage devient noir. Je ne veux plus rien voir, je ne veux plus rien entendre.
Clara…
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Souvenirs

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