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MICHEL BULTEAU ALLEN GINSBERG LE CHANT DE L’AMÉRIQUE LITTÉRATURE ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE BONBulteau Allen Ginsberg.indd5 05/06/2006, 14:26 À la mémoire sainte de Jack Kerouac BONBulteau Allen Ginsberg.indd7 05/06/2006, 14:26 BONBulteau Allen Ginsberg.indd8 05/06/2006, 14:26 « Il serait bon que vous rencontriez Allen Ginsberg. » Je réentends la petite voix d’Henri Michaux, perdue au fond du téléphone. Ce devait être en février 1976. Il avait revu, dans l’aprèsmidi, Allen et Gregory Corso et avait pris pour le lendemain un rendez-vous pour moi, avec eux. Leur première rencontre datait de 1958. Michaux avait offert à Allen un exemplaire de L’Infini turbulent. Eh bien, Michaux, Allen et moi sommes dans le taxi, en route pour Shakespeare and Company. Gregory nous attend dans la librairie. Allen joue sur son harmonium de poche et chante le mantra : Hare Krishna Hare Krishna Krishna Krishna Hare Hare Hare Rama Hare Rama Rama Rama Hare Hare. Il nous a expliqué qu’il s’agit d’un mantra traditionnel et dévotionnel dont il ne fallait surtout pas sous-estimer l’importance dans le Bhakti Yoga. Le soir de la Saint-Sylvestre 1963, Allen, à Mathura, s’est promené sous les étoiles, 9 BONBulteau Allen Ginsberg.indd9 05/06/2006, 14:26 le long de la Yamuna à la recherche de Krishna. Le dieu bleu cette nuit-là n’avait pas été tenté par l’esprit du lointain Manhattan. Je demande à Allen s’il connaît le Swami Prabhupada. Il me répond qu’il figure dans un de ses poèmes « consacré aux Swamis ». Le Swami Prabhupada – celui que le poète Patrick Geoffrois avait baptisé le Juif Noir – je venais de le rencontrer grâce à Patrick et j’avais mal supporté son discours moralisateur. Néanmoins la tyrannie hindouiste avait déjà commencé son travail et j’avais offert à Michaux un exemplaire de la Bhagavad-gita commentée par A. C. Bhaktivedanta Swami Prabhupada. Dans le taxi avec Allen et moi, Michaux s’est mis à psalmodier le maha-mantra. L’harmonium d’Allen nous entraîne dans un rêve stroboscopique et nous sommes simplement étonnés de voir surgir des fragments de rues de Paris par les fenêtres du taxi. 10 BONBulteau Allen Ginsberg.indd10 05/06/2006, 14:26 Je conviens avoir été pour Allen, à New York en 1976, un jeune poète encombrant et agité. C’est un peu pour cela qu’il m’envoya voir le cinéaste Jack Smith. À l’époque, je n’avais pas encore pu voir Flaming Creatures qu’il avait tourné durant l’automne et l’été de 1962. Je me souviens d’Allen me prenant par les épaules et me disant : « Il te plaira, j’en suis sûr. Il n’a même pas l’électricité ! Simplement fais attention, il vit dans un quartier dangereux. » Jack habitait un minuscule studio dans Alphabet City et il fallait enjamber des groupes de Portoricains assis dans les escaliers pour aller frapper à sa porte. Avec Jack, nous marchions dans l’East Village et nous nous arrêtions dans les cafétérias pour boire des cafés, des jus d’orange et manger des gâteaux fourrés au citron, des gâteaux à la cerise recouverts de crème chantilly, « Nous sommes des Dracula qui allons mordre 11 BONBulteau Allen Ginsberg.indd11 05/06/2006, 14:26 Oldenburg ! » disait-il. Jack était un homme délicat, blessé, sophistiqué, compliqué, imprévisible, généreux, fou, élégant, paranoïaque, violent, tragique, drôle, cruel. L’homme du wild side, le vrai transformer, c’est lui. Pour s’en persuader, il suffit de feuilleter The Beautiful Book contenant les photos de Mario Montez, Francis Francine, Joel Markman, Arnold Rockwood, quatre des modèles favoris de Smith. À quoi on peut rajouter les « 16 photographies immortelles » de Marian Zazeela. Smith avait été un des pionniers de la photographie en couleurs. Son exposition à la galerie Limelight, en 1960, où il présenta trente photos couleurs de grand format, fut très remarquée. Suffisamment pour que Jack ne fasse plus que du noir et blanc. Je ne me souviens plus qui m’a raconté que sa rencontre avec Richard Avedon, à une partie organisée par Truman Capote, l’avait grandement déçu. Pas mal de gens, en 76, avait laissé tomber Jack. Allen était de ceux-là. Pas une seule fois Jack ne m’a parlé des poèmes d’Allen. Je crois me rappeler qu’il avait lu Le Festin nu et Les Garçons sauvages. Mais il avait aussitôt ajouté qu’il « préférait autant Oscar Wilde ». En septembre 89, Jack Smith rentra au Beth Israel Hospital. Allen vint lui rendre visite. Dans la chambre, il y avait Ira Cohen et Penny Arcade. « Comment se fait-il que tu prends tellement 12 BONBulteau Allen Ginsberg.indd12 05/06/2006, 14:26 soin de Jack, Penny ? demanda Allen. – Parce que je l’aime, répondit Penny. – Parce que je ne suis pas un carriériste né, lança Jack à Allen. Pourquoi est-il là ? Je ne veux pas le voir ! Il ne m’a pas adressé la parole pendant dix-sept ans. Il faisait semblant dans la rue de ne pas me voir ! murmura Jack. – Il est là pour te rendre un dernier hommage, Jack, car tu es mourant, dit doucement Penny. – Eh bien, je n’ai rien à faire de sa considération ! Je ne veux pas de lui ici ! Je veux que vous me donniez des cachets pour en finir. Je souffre horriblement », poursuivit Jack. Puis il fallut changer Jack de chambre. Allen était toujours présent. « Je m’en vais maintenant, mais je reviendrai te voir, dit Allen comme s’il parlait à un enfant. – Non !, aboya Jack. – J’y tiens, dit Allen en se penchant sur Jack, ce n’est pas un problème pour moi. – C’est inutile ! », la voix de Jack était devenue perçante, son visage était rouge, mais Allen secouait sa main en souriant. 13 BONBulteau Allen Ginsberg.indd13 05/06/2006, 14:26 DU MÊME AUTEUR AUX ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE Masques et modèles, poèmes, 1989. Minuties, proses, 1989. Flowers, récit, 1989. Poèmes 1966-1974, 1993. La Vie des autres, instantanés, 1995. À New York au milieu des spectres, 2000. La Reine du Pop, 2001. Un héros de New York, roman, 2003. Précis de dynamitage – anthologie électrique 1966-2000 (collectif), 2005. Hoola hoops, poèmes, 2006. © SNELA La Différence, 30, rue Ramponeau, 75020 Paris, 2006. BONBulteau Allen Ginsberg.indd4 05/06/2006, 14:26