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Université de Lyon Université lumière Lyon 2 Institut d'Études Politiques de Lyon Le continent européen face au crime organisé : Un enjeu moderne de sécurité. BESANCON Kevin Mémoire de quatrième année Les relations Russie/Union Européenne/Europe orientale/Balkans Sous la direction de : MARCHAND Pascal (Soutenu le : 02 Septembre 2013) Membres du jury : MARCHAND Pascal BOURGOU Taoufik Table des matières Remerciements . . Epigraphe . . Introduction . . CHAPITRE I : LE CRIME ORGANISE A LA CROISEE DES CHEMINS . . Première Partie : DE QUI PARLE-T-ON EN EUROPE ? . . Section A/ Le quatuor baroque italien . . Section B/ La mafia russe . . Section C/ La mafia turque (ou maffya) . . Section D/ Les protomafias . . Deuxième Partie : LE MONDE POST- GUERRE FROIDE : TERRAIN PROPICE DES MAFIAS . . Section A/ L’instabilité mondiale . . Section B/ La mondialisation des flux : se faire petit dans un monde de géants . . Section C/ Les conflits modernes : Une opportunité pour le crime organisé . . Troisième Partie : UNE PERIODE PROPICE AUSSI A LA LUTTE CONTRE LE CRIME ORGANISE . . Section A/ Les sociétés démocrates-libérales et le recentrage de la sécurité sur l’individu . . Section B/ Une opportunité politique à saisir pour l’Europe . . Section C/ De l’opportunité politique à l’utilité réelle . . CHAPITRE II : LA NATURE DE LA MENACE POUR LE CONTINENT EUROPEEN . . Premiere partie : LA MISE A MAL DE LA MAIN INVISIBLE . . Section A/ L’aspect local : le racket et le pizzo . . Section B/ Le niveau intermédiaire : le faussement de la concurrence des entreprises . . Section C/ Le niveau global : Le blanchiment d’argent dans l’économie réelle . . Deuxieme partie L’ATTEINTE A L’AUTORITE POLITIQUE ETATIQUE . . Section A/ Crime Organisé et construction des Etats : des logiques dangereusement similaires . . Section B/ L’encadrement des diasporas : une intégration par défaut . . Section C/ Du filet social au contrôle politique : une allégeance indéfectible ? . . Troisieme partie : cas d’étude : LE TRAFIC DE DECHETS : ILLUSTRATION D’UNE MENACE POLYMORPHE . . Section A/ L’aspect local : pollution, insalubrité et corruption . . Section B/ L’aspect européen : distorsions de concurrence, sous-développement et trafics divers . . Section C/ L’aspect global : l’Europe, sous-traitante de la gestion des risques . . CHAPITRE III : LA PROSPECTION : TENDANCES DES ANNEES A VENIR POUR LE CRIME ORGANISE . . Premiere partie : LES EVOLUTIONS DANS LES METHODES . . Section A/ Cybertrafics et drogues de synthèse . . Section B/ Réseaux et Intermédiaires . . 5 6 7 11 11 11 13 14 15 16 16 18 19 20 21 22 23 25 25 25 27 28 30 30 32 34 35 36 37 38 41 41 41 43 Section C/ Les conséquences de la crise : le crime organisé dans la vie quotidienne .. Deuxieme partie : LE DEVELOPPEMENT DES ACTIVITES A MOINDRE RISQUES . . Section A/ Se rendre indispensable pour perdurer : l’insertion du crime organisé dans la sphère financière . . Section B/ La fraude à la TVA, talon d’Achille de l’Européanisation . . Section C/ Le flux incontrôlable des conteneurs : un trafic parmi d’autres . . Troisieme partie : L’ADAPTATION DE LA LUTTE . . Section A/ Le recours à la sécurité privée : entre vraie solution et fausse bonne idée .. Section B/ La coopération des services : limites d’un succès . . Section C/ L’attaque latérale . . Conclusion . . Bibliographie . . Articles Universitaires . . Rapports . . Revues . . Communiqués de Presse . . Articles de Journaux . . Documentaires . . 44 46 46 48 51 52 52 54 55 57 58 59 60 60 60 61 62 Remerciements Remerciements A Taoufik Bourgou, B.L. et X.R. pour les entretiens précieux qu’ils m’ont accordé, aussi bien sur le fond que sur la forme. A Marie Coiffard, Charline Darmaillacq et Pierre-Yves Clerc pour les conseils avisés qu’ils m’ont apporté. BESANCON Kevin - 2013 5 Le continent européen face au crime organisé : Un enjeu moderne de sécurité. Epigraphe « Une arme en soi ne tue jamais personne » Mickael Kalachnikov 6 BESANCON Kevin - 2013 Introduction Introduction L’épigraphe utilisé, attribué à Mickail Kalachnikov, inventeur du célèbre fusil d’assaut AK-47, fait probablement partie de la légende urbaine, cependant, il illustre une caractéristique essentielle du crime organisé qui a guidé les recherches de ce mémoire : en ce domaine, la menace ne réside pas dans ce qui est visiblement dangereux, mais s’insère dans des processus relativement inoffensifs que l’utilisation pernicieuse rend menaçants, bien souvent à moyen ou long terme, de manière indirecte. La première difficulté de quiconque souhaite s’intéresser à ce phénomène réside dans le simple fait de définir ce terme, de lui attribuer des signes distinctifs inclusifs ainsi que des limites claires. Et pour cause, Jean Ziegler, débute son ouvrage : Les Seigneurs du 1 Crime : Les nouvelles mafias contre la démocratie en démontrant que l’ONU propose vingt-sept définitions différentes pour le crime organisé. Chacune de ces définitions diffère en raison de visions politiques diverses ou d’approches méthodologiques peu compatibles telles que la définition par le mode d’organisation, la définition par l’action ou encore la définition par l’histoire. On peut ajouter à ces définitions celles produites par chaque grand sommet international ou européen consacré à la criminalité organisée tels la Conférence de Naples du G7 en Novembre 1994, le sommet de Birmingham du G8 en Mai 1998 ou encore la Convention de Palerme des Nations-Unies de Décembre 2000. La définition retenue pour ce mémoire sera cependant, et pour éviter toute teinte politique, celle proposée par un juriste, Nicolas Queloz, Professeur de Criminologie et de droit pénal à l’Université de Fribourg. Cette définition regroupe l’ensemble de celles proposées à l’international en écartant le superflu et laissant toutefois une marge de manœuvre dans son interprétation. La criminalité organisée est le fait de groupements (généralement de type familial) ou d’associations de criminels (de type gangs professionnels au pluriel) qui poursuivent une volonté délibérée de commettre des actes délictueux, soit exclusivement, soit en lien avec des activités légales et dont la préparation, la méthode et l’exécution des tâches caractérisent par une organisation rigoureuse, stratégique et professionnelle. Elle est une véritable entreprise ou industrie du crime, visant une stratégie de rationalisation et d’extension internationale qui opère dans les trois domaines d’activités suivants, sans négliger ses liens avec la petite criminalité : actes terroristes, intimidations ; organisation d’activités au pluriel et de trafics illicites extrêmement rémunérateurs comme l’exploitation de casinos ou le proxénétisme … ; et enfin la criminalité en col blanc ou criminalité économique comme les moyens de recyclage des profits criminels. Elle procure par conséquent des gains importants, voire gigantesques. Sa structure en filières et en réseaux nationaux et transnationaux donne à la criminalité organisée d’une part un très grande capacité d’adaptation aux changements politiques, socio-économiques, juridiques et d’autre part ces réseaux offrent à la criminalité organisée des atouts de pouvoir et d’influence très importants. 1 ZIEGLER, J. Les seigneurs du crime Les nouvelles mafias contre la démocratie. Seuil. 1998. 183 p. BESANCON Kevin - 2013 7 Le continent européen face au crime organisé : Un enjeu moderne de sécurité. Pour compléter cette définition, Jean Michel Dasque, juriste lui aussi puisqu’administrateur à la Direction Générale de la Justice de la Commission Européenne, propose une typographie des groupes criminels, largement reprise ci-dessous, selon leur hiérarchie dans le crime 2 organisé. En premier lieu il distingue tout simplement les mafias traditionnelles, qu’il qualifie d’aristocratie du crime, ces groupes sont ancrés historiquement sur un territoire qu’ils contrôlent, très structurés, ils sont liés par des rites spécifiques d’intégration et d’appartenance qui se justifient souvent par les légendes et mythes autour de la création de cette entité. De ce mode d’organisation découle une caractéristique majeure : ces groupes survivent à la mort ou la mise à l’écart du chef. 3 On peut à ce titre réutiliser la métaphore du caméléon de Jean-François Gayraud pour illustrer la flexibilité des mafias qui savent toujours s’adapter et se reconvertir, faire profil bas puis revenir (y compris sous le communisme ou le fascisme). Cette adaptabilité est ce qui les différencie principalement des cartels, protomafias et autres gangs. En second lieu s’illustrent les protomafias et cartels, les premiers sévissant essentiellement sur le territoire européen et les seconds en Amérique Latine. Ces groupes sont relativement récents, créés dans des pays en crise ou en transition politique difficile. Leur naissance est peu entourée de mythe, ils sont peu philanthropes vis-à-vis de la population qu’ils contrôlent, forment une alliance temporaire entre des groupes criminels dans un but commun d’accaparement d’un marché spécifique et disparaissent ou mutent profondément à la mort ou la mise à l’écart du chef. Les gangs, qui fonctionnent en petites unités peu hiérarchisées, disposent d’un contrôle lâche sur un petit territoire mais empruntent aux mafias et protomafias le principe du racket et la violence qu’ils pratiquent d’ailleurs allègrement et cruellement, avec beaucoup moins de stratégie que les mafias traditionnelles. Pour l’Europe, et plus spécifiquement pour la France, on parle alors de « bandes », mais sont incluses ici seulement les plus puissantes et les plus organisées disposant d’un arsenal ou d’un chiffre d’affaires important. Leur disparition n’attend pas la mort ou la mise à l’écart du chef mais parfois une simple opération de police ou une dispute à la tête du groupe. Jean-Michel Dasque précise enfin, et nous conclurons ici la définition théorique du crime organisé, que les cloisons entre ces groupes ne sont pas étanches, ils coopèrent et évoluent pour se resituer en permanence dans la hiérarchie criminelle, à la hausse mais aussi parfois à la baisse. Depuis la fin de la Guerre Froide, les préoccupations concernant le crime organisé au niveau international se sont développées, et ce, dans un souci de recherche des nouvelles sources du danger, mais aussi en raison d’une prétendue nouvelle ère de prospérité pour le crime organisé. A ce titre, la Conférence de Naples de décembre 1994 est sans équivoque dans 4 sa déclaration de préambule , les Nations-Unies affirment que le crime organisé prolifère rapidement au niveau mondial, remettant en cause la sécurité, la souveraineté des Etats et le développement économique mondial. Les Nations-Unies affirment alors que la situation est alarmante et que la réaction des Etats et des organisations internationales est une urgence, celle-ci devant se faire sous l’égide de la coopération internationale et de 2 DASQUE J-M. Géopolitique du Crime International. Ellipses. 2012. 236 p. 3 4 8 GAYRAUD, J-F. Le monde des mafias Géopolitique du crime organisé. Odile Jacob. 2008. 447 p. Voir Annexe 2, Déclaration de Préambule de la Conférence de Naples. BESANCON Kevin - 2013 Introduction l’allocation de moyens appropriés. Par la suite, de nombreux sommets internationaux reprendront peu ou prou ces constats, comme par exemple le sommet du G8 de 1998 à Birmingham où les grandes puissances affirment que l’un de leur trois défi principaux pour le 5 XXIème siècle sera la lutte contre le crime organisé et le trafic de drogue . Entre-temps, en 6 1996, la National Security Strategy des Etats-Unis mettait l’accent sur les conflits urbains avec notamment les « guerres » dans les bidonvilles et missions anti crimes en affirmant que la sécurité à l’intérieur des frontières devenait aussi importante que la sécurité à l’extérieur. Ces déclarations d’intentions se transforment ensuite rapidement en actes et l’ONU lance en grande pompe, à Vienne, le Bureau du Contrôle des Drogues et de la Prévention du Crime en 1997 (Devenu ONUDC en 2002, ONU contre la Drogue et le Crime) l’Union Européenne lance à son tour un organe de coopération contre le crime organisé, Europol, en 1999. Cet élan nouveau des années quatre-vingt-dix s’essoufflera assez vite suite aux attentats du 11 septembre 2001 et la relégation du crime organisé au rang de menace bien inférieure à celle du terrorisme. Dix ans plus tard, les préoccupations concernant le crime organisé semblent à nouveau à l’ordre du jour. Les Etats-Unis eux-mêmes l’ont gratifié de menace équivalente au terrorisme dans leur Strategy to Combat Transnational Organized 7 Crime de 2011 , une première. La même année, Sofia Alfano, députée européenne italienne, défend le projet européen de résolution contre le crime organisé. Celui-ci donnera naissance à l’unique commission spéciale du moment au parlement Européen : 8 la Commission contre le crime organisé, le blanchiment d’argent et la corruption . Devant l’ampleur du travail, le rapport final a été repoussé à maintes reprises pour finalement être fixé au 9 septembre 2013. Si l’on en croit ses membres, il sera la pierre angulaire d’une nouvelle stratégie européenne de lutte contre le crime organisé. Affaire à suivre. Alors dans ce contexte, pourquoi se limiter au territoire européen dans la présente étude ? En réalité, cette limite continentale, plus qu’une limite confortable pour éviter de traiter un phénomène mondial, s’explique par le caractère central de l’Europe dans les trafics mondiaux, aussi bien comme point de départ que comme destination de ceux-ci, s’intéresser à l’Europe c’est donc chercher à dénouer une situation qui permettrait d’en comprendre beaucoup d’autres ailleurs dans le monde, de même, endiguer le crime organisé en Europe c’est le réduire considérablement au niveau mondial. Afin de mieux se rendre compte du phénomène, une carte récapitulative des trafics mondiaux parle d’elle-même. Aussi, il est à noter que se limiter au crime organisé sur le sol européen, c’est s’intéresser à une forme spécifique de celui-ci. En effet, les mafias et groupes affiliés qui sévissent sur le territoire européen disposent de leurs propres logiques, d’une histoire particulière, qui font que les étudier dans un processus mondial tend à faire perdre de sa pertinence à l’analyse. Ces caractéristiques particulières sont la coexistence historique avec des Etats forts, le relatif respect de codes dans l’action, la culture du secret et de l’invisibilité, 5 Communiqué de presse. G8, 1998. URL : http://www.g8.fr/evian/francais/navigation/documents_du_g8/ archives_des_precedents_sommets/sommet_de_birmingham_-_1998/lutte_contre_la_drogue_et_la_criminalite_internationale.html 6 “ A National Security Strategy of Engagement and Enlargement” . Février 1996. URL :http://www.fas.org/spp/military/docops/ national/1996stra.htm 7 « Strategy to Combat Transnational organized Crime » 25 Juillet 2011. URL: http://www.whitehouse.gov/administration/eop/ nsc/transnational-crime 8 Commission Criminalité organisée, corruption et blanchiment de capitaux. URL. http://www.europarl.europa.eu/committees/ fr/crim/home.html BESANCON Kevin - 2013 9 Le continent européen face au crime organisé : Un enjeu moderne de sécurité. l’opportunité de la fin du communisme à l’Est ou encore la faiblesse des liens avec les 9 syndicats ouvriers et patronaux, marché prisé par les mafias du reste du monde. (à consulter sur place à la bibliothèque de l'Institut d'Etudes Politiques de Lyon). Ainsi, le crime organisé est bien une préoccupation du monde moderne en matière de sécurité, pourtant, il ne nécessite pas la même approche que les priorités sécuritaires traditionnelles. La menace est différente de celles envisagées par les Etats jusqu’ici, l’ennemi ne se dévoile pas comme dans le cas d’une rivalité étatique ou du terrorisme, ne vise pas à la suppression de l’Etat, mais souhaite vivre dans son ombre, il nécessite en cela des outils spécifiques d’analyse. En quoi le crime organisé représente-t-il un enjeu moderne de sécurité pour le continent européen ? Traiter d’un tel sujet revêt cependant quelques difficultés qu’il faut préciser. Pour reprendre l’analyse de Rob Walker dans Inside/Outside International Relations as a Political Theory, les relations internationales souffrent toujours d’une vision qui, spontanément, nous pousse à différencier le traitement de l’interne et l’international. Dans l’espace mondialisé qu’est le monde post-guerre froide, Rob Walker préconise alors d’analyser les relations internationales principalement en termes de flux et de nœuds afin de mieux comprendre des phénomènes transnationaux tels le crime organisé ou le terrorisme. Mêler l’intérieur et l’extérieur dans une telle approche nécessite aussi d’emprunter à différentes disciplines universitaires pourtant cloisonnées telles la géopolitique, la criminologie, les politiques publiques et la sociologie. On voit ici que traiter du crime organisé est par nature bancal scientifiquement parlant et le présent mémoire s’attachera à éviter que les « sauts » entre disciplines ne laissent derrière eux la compréhension du lecteur. 9 10 DASQUE J-M. Géopolitique du Crime International. Ellipses. 2012. 236 p. BESANCON Kevin - 2013 CHAPITRE I : LE CRIME ORGANISE A LA CROISEE DES CHEMINS CHAPITRE I : LE CRIME ORGANISE A LA CROISEE DES CHEMINS Opportunités et dangerosités du monde moderne. Les constatations internationales évoquées en Introduction font toutes état d’une même observation, le crime organisé progresse à vive allure depuis la fin du monde bipolaire. Pourtant, ce crime organisé n’est pas apparu ex-nihilo à la chute du mur de Berlin, et en particulier sur le continent européen où il fait partie des inquiétudes des Etats et des populations depuis le XIXème siècle. Le tournant des années quatre-vingt et quatre-vingtdix ne peut se comprendre qu’en appréhendant correctement ce qu’ont été les mafias européennes depuis leurs débuts, c’est ce cheminement auquel s’attachera la première partie de ce chapitre. La suite est logique, s’il y a bien eu une évolution dans les deux dernières décennies, il faut s’attacher à ce qui favorise ce changement : aux opportunités du monde moderne. Ce monde moderne n’est pourtant pas l’Eden souvent évoqué pour les mafias, leur endiguement représente lui aussi une opportunité pour les autorités politiques et l’intérêt de la lutte contre ces groupes n’a jamais été aussi clair que dans le monde actuel. C’est ce dualisme opportunité/intérêt que s’attachera à démontrer la troisième partie de ce chapitre. Première Partie : DE QUI PARLE-T-ON EN EUROPE ? Sur le sol européen, les trois types de groupes du crime organisé cohabitent : les mafias « traditionnelles », les protomafias et les bandes criminelles. Une présentation de tous ces groupes est nécessaire pour comprendre ensuite quels acteurs et quelles cultures sont en jeu lorsqu’ils seront évoqués au cours de ce mémoire. Cette présentation des groupes ne se veut pas exhaustive dans l’historique présenté mais succincte et mettant en avant ce qui va ensuite servir pour la compréhension du développement. Seront donc présentées ici les mafias italiennes, russes, turques ainsi que les protomafias. Les bandes criminelles ne le seront en revanche pas, une description plus poussée que celle fournie en introduction s’avérant peu utile dans la présente étude. Section A/ Le quatuor baroque italien Les mafias italiennes commencent leur activité au début du XIXème siècle sous forme de sociétés secrètes agissant d’abord contre l’occupation napoléonienne du territoire, puis, comme soutien des barons locaux au moment de l’unification italienne dans la seconde 10 moitié du XIXème siècle . Dans ce sud de l’Italie, pauvre, rural et peu administré par le pouvoir central car fraichement rattaché au gouvernement de Rome, ils agissaient alors 10 LUPO, S. Histoire de la Mafia Des origines à nos jours. Champs histoire. 1996. 398 p. BESANCON Kevin - 2013 11 Le continent européen face au crime organisé : Un enjeu moderne de sécurité. comme hommes de mains des chefs d’entreprises, propriétaires terriens et rares autorités politiques. Ils utilisaient sur commande la violence contre les populations pour leur faire accepter les décisions, que ce soit à propos du salaire horaire, du temps de travail ou encore de la création d’un nouvel impôt. Petit-à-petit, ils se sont imposés à quiconque voulait exercer une activité sur leur territoire, proposant une protection rémunérée contre une violence qu’eux même exerçait si l’individu refusait, il s’agit là des débuts du racket de grande ampleur. Mises à mal sous Mussolini par une action féroce du pouvoir central, elles disparaitront presque totalement (notamment pour la Camorra) avant de réapparaitre explicitement après la Seconde Guerre Mondiale. Soutenues par les autorités américaines au même titre que la mafia des Yakuzas au Japon, elles seront chargées de réorganiser le territoire et d’utiliser leurs vieilles méthodes pour contrecarrer la poussée communiste. Ils ont alors bénéficié d’une relative bienveillance du pouvoir central jusque dans les années 80, Ils ont pu développer un commerce basé essentiellement sur la contrefaçon, le détournement 11 de marchés publics à leur profit, le racket et les jeux . Les années quatre-vingt représentent un tournant où la menace communiste s’estompe et où les activités mafieuses ont explosé, 12 notamment avec le trafic de drogue, révélé par l’affaire de la « pizza connection » , ce qui les a rendues bien plus visibles à la population et donc plus gênantes pour le pouvoir. Depuis, la hiérarchie des mafias italiennes se recompose notamment sous la poussée de la ‘Ndrangheta et le déclin de Cosa Nostra, les criminels tentent désormais d’adopter profil bas mais leur puissance financière ne fait qu’augmenter, ce qui complique parfois cette invisibilité. Chacune de ces mafias disposent d’activités de prédilection identifiables : La Sacra Corona Unita, dernière-née de ces mafias italiennes, est apparue dans les années 1970, résidu de la politique de Rome qui consistait à envoyer les mafieux dans les prisons 13 des Pouilles et notamment dans la ville de Lecce . Très vite, ils s’installent dans la région (notamment les camorristes, à l’étroit à Naples) et font office de relais dans les nouveaux accords entre mafias turques et italiennes pour le trafic de drogue. La Sacra Corona Unita est aussi la grande bénéficiaire de la montée en puissance de la mafia albanaise depuis les années quatre-vingt (elle aussi relais de l’axe Turquie-Italie pour l’héroïne), leur proximité géographique aidant, elle excelle ainsi particulièrement pour faire entrer dans l’Union Européenne des armes d’Ex-Yougoslavie, de l’Héroïne et des immigrants clandestins surtout destinés à la prostitution. La Camorra napolitaine, mafia essentiellement urbaine, travaille dans le trucage des marchés publics (notamment l’enlèvement de déchets) et la contrefaçon de vêtements, elle est impliquée aussi dans divers trafics à travers le monde du fait de sa dissémination mondiale, le pays le plus touché étant l’Espagne. La ‘Ndrangheta qui a le vent en poupe et est actuellement la plus puissante et la plus fermée 14 de toute (avec un chiffre d’affaires annuel estimé à près de 50 milliards d’Euros ), semble avoir délaissé ses activités premières d’enlèvement d’individus fortunés pour se reconvertir dans le trafic extrêmement lucratif de cocaïne en provenance d’Amérique Latine, mais aussi de corruption de marchés publics (ici bien plus les travaux publics). Cosa Nostra, quant à elle, en perte de vitesse depuis les années 90 après avoir perdu le marché de la cocaïne, et ce, en raison d’une exposition trop forte de ses chefs qui a mené à une répression féroce de l’Etat italien. En effet, l’ancien boss de Cosa Nostra, Toto Riina, l’a mené au suicide 11 12 Ibid Cosa Nostra avait repris à la fin des années 1970 le marché de la cocaine à destination des Etats-Unis à la chute de la « French connection » de la Côte d’Azur, pour parvenir à faire entrer la drogue aux Etats-Unis, la méthode de Cosa Nostra consistait notamment à la cacher dans des boites de pizza qui arrivaient par importation. 13 14 12 GAYRAUD, J-F. Le monde des mafias ROUDAUT, M. Marchés Criminels Géopolitique du crime organisé. Odile Jacob. 2008. 447 p. un acteur global. Puf. 2010. 286 p. BESANCON Kevin - 2013 CHAPITRE I : LE CRIME ORGANISE A LA CROISEE DES CHEMINS quand, après vingt ans d’impunité en Sicile, après avoir éliminé tous ses rivaux et avoir mis sous tutelle l’ensemble de l’administration de l’île, qui avait atteint des sommets en matière de corruption, n’a pas supporté que les juges Giovanni Falcone et Paolo Borsellino s’intéressent à cet état de fait au début des années quatre-vingt. Toto Riina et les Corleonesi, du nom de sa « famille » originaire du village de Corleone, ont alors choisi la stratégie de l’affrontement direct avec l’Etat, à visage découvert, en assassinant le préfet de police de Palerme, les juges Falcone et Borsellino, un député de la commission anti-mafia et en revendiquant une quasi-indépendance. Le résultat a été sans appel, l’Etat étant toujours plus fort et l’opinion (y compris des mafiosis) y voyant une distorsion des rapports de force, la mafia sicilienne a subi un séisme répressif de la part des autorités de Rome, Toto Rina et les Corleonesi ont donc tous terminé leur aventure en prison, en cavale à l’étranger ou à la morgue dès le milieu des années quatre-vingt-dix, et ainsi, l’affaiblissement de Cosa Nostra a conduit à un juste retour à l’équilibre des puissances entre Etat et mafias. Aujourd’hui donc, Cosa Nostra s’est recentrée sur le racket et la corruption de marchés publics tandis que la ‘Ndrangheta a repris le marché de la cocaïne, en évitant bien la surexposition qui a 15 tant coûté à Cosa Nostra . Section B/ La mafia russe Les vory v zakone (les voleurs dans la loi, aussi appelés Bravta : « les frères », qui désigne l’ensemble des membres alors que vory v zakone désigne bien plus l’élite de ces mafias, même si le terme s’est parfois appliqué à l’ensemble des mafieux avec le temps) trouvent aussi leurs origines au XIXème siècle. Dans la vaste Russie tsariste sous-administrée, ils s’étaient organisés en contre-société avec ses codes propres, cette loi des brigands servait aussi à les démarquer des petits voleurs amateurs pour former une sorte de bourgeoisie du crime. Très peu hiérarchisée, ou du moins organisée de manière plus horizontale que verticale, à la différence des mafias italiennes, l’allégeance se démontrait plus en participant à une caisse commune, l’obschak, pour laquelle ils reversaient une partie de leurs butins, celle-ci servait à entretenir les familles des prisonniers ou faire face à toutes sortes de 16 difficultés . Si les Bolcheviks se sont en partie alliés avec eux pour gagner le pouvoir et notamment pour leur trouver des fonds en braquant des banques (c’est d’ailleurs comme ça que Staline est entré au Parti Communiste), ils leur imposeront ensuite une chasse féroce du fait de leur caractère « aristocratique » et de leur désir d’indépendance dans l’action. Dans les goulags communistes donc, ces voleurs réussiront à nouveau à s’organiser en formant une sorte d’élite des goulags organisant l’infiltration de nourriture, d’alcool, de tabac et de vêtements avec la complicité des gardes touchant au passage un pécule bienvenu en ces temps difficiles. Ces années au Goulag leur permettront une sorte d’acculturation, leur permettant de renforcer les codes et dogmes communs, illustrés par leurs nombreux tatouages symbolisant leurs origines géographiques, leurs faits d’armes et leur place dans la hiérarchie. La Seconde Guerre mondiale occasionne un cas de conscience pour de nombreux vory, leur code leur interdisant toute collaboration avec une quelconque autorité extérieure, ils ne peuvent théoriquement pas s’enrôler dans l’armée. Une partie choisira pourtant cette option et la fin des années 1940 sera le théâtre d’un affrontement meurtrier 17 entre les « modernes » et les « traditionnels » . Avec la mort de Staline en 1953, les Goulags se vident peu à peu et beaucoup de ces criminels se voient libérés. Le pouvoir communiste 15 16 17 LUPO, S. Histoire de la Mafia Des origines à nos jours. Champs histoire. 1996. 398 p. CHALIDZE V. Le Crime en Union Soviétique. Olivier Orban. 1978. 242 p. (trad France Marie Watkins) Ibid BESANCON Kevin - 2013 13 Le continent européen face au crime organisé : Un enjeu moderne de sécurité. réhabilitera alors de vieilles pratiques tsaristes en s’attachant les services de certains de ces groupes (Plutôt des « modernes » donc) essentiellement pour éliminer de nombreux opposants à la fois sur le territoire soviétique mais aussi en dehors. Il s’agissait aussi d’entretenir des liens et d’approvisionner les différents groupes communistes activistes à 18 travers le monde dans ce contexte de guerre froide . La mafia russe au sens large connait un nouvel élan avec la Perestroïka et la fin du communisme en prenant le contrôle à bas coût, en utilisant bien souvent la violence pour convaincre, de nombreuses entreprises soviétiques en liquidation. La pratique du racket, de la protection privée, de l’exportation illégale des immenses stocks d’armes - tout cela permis par l’intégration dans les mafias de milliers d’anciens membres du KGB, débauchés par le nouveau pouvoir mais, disposant de réseaux et de savoirs faires d’une valeur inestimable dans le monde criminel - feront 19 des années 90 un âge d’or des mafias russes . Depuis, la Russie de Vladimir Poutine a vu la criminalité visible diminuer avec le renforcement de l’Etat, cependant le flou règne toujours sur les liens entre les autorités centrales et locales et ces groupes dont beaucoup d’anciens chefs ont quitté le territoire russe, une fois enrichis, pour s’installer à l’Ouest. Il est à noter que le terme mafia russe ne signifie pas que l’ensemble des membres fasse partie de l’ethnie russe, en réalité on devrait bien plus parler de mafia russophone puisque des groupes de vory sont en fait géorgiens, arméniens, tchétchènes, azéris ou encore ouzbeks. S’il existe des connexions entre ces groupes, elles sont souvent le reflet de la situation diplomatique de ces ethnies, il y a par exemple peu de liens entre les criminels 20 tchétchènes et russes . On ne peut réellement identifier de spécialité dans les activités mafieuses russes tant elles sont nombreuses et présentes sur des marchés variés, allant du trafic d’êtres humains aux drogues de synthèse en passant par le trafic de véhicules volés et le trafic d’armes. Cependant, il est clair que ces dernières années, les mafias russes se sont spécialisées dans la criminalité de haut niveau : cybercriminalité et falsification de documents administratifs et bancaires, du fait de l’intégration de nombreux jeunes diplômés 21 issus des universités et ne trouvant pas leur place sur le marché du travail . Section C/ La mafia turque (ou maffya) Les babas (papas) turques sont une mafia qui trouve son origine dans le rassemblement des bandes de gangsters au sortir de la Première Guerre mondiale. Ceux-ci, surnommés les Kadabayi, formaient des sortes de milices patriotes autonomes chargées plus ou moins officiellement d’administrer, de rendre la justice, de collecter des taxes dans les territoires de l’Est pendant que les rares autorités politiques s’occupaient de mener la guerre à l’Ouest. Leur réel développement en tant que mafia a lieu essentiellement à partir de la pénalisation 22 de la consommation de l’opium en Europe de l’Ouest, au tournant des années 20 . Leur position privilégiée entre Asie et Europe leur a permis de relier les centres de production des lieux de consommation principaux. Ils ont alors intégré les méthodes mafieuses auprès de spécialistes puisqu’ils sont en contact direct avec les mafias italiennes depuis cette époque. Dans les années 1970-80, ils s’allieront aux loup-gris, milices d’extrême-droite chargées 18 HANDELMAN, S. Comrade Criminal 19 Russia’s new Mafiya. Yale University Press. 1997. 408 p. SOLDATOV, A ; BOROGAN, I. Les héritiers du KGB Enquête sur les nouveaux Boyards. François Bourin Editeurs. 2011. 379 p. 20 21 22 14 ANTOINE, J-C. Au cœur du trafic d’armes Des Balkans aux banlieues. Vendémiaire. 2012. 216 p. CASTAGNET A-G. « Les organisations et leurs sociétés », Revue internationale et stratégique 3/2001 (n° 43), p. 93-101 GAYRAUD, J-F. Le monde des mafias Géopolitique du crime organisé. Odile Jacob. 2008. 447 p. BESANCON Kevin - 2013 CHAPITRE I : LE CRIME ORGANISE A LA CROISEE DES CHEMINS par les autorités militaires de rétablir l’ordre en éliminant toutes sortes de contestataires et terroristes dans le chaos ambiant. Cette alliance avec le pouvoir se perpétue ensuite avant de donner lieu à différents scandales dans les années quatre-vingt-dix où la collusion pouvoir et mafia apparait au grand jour lors de différentes affaires au sommet de l’Etat, et notamment en 1998 avec la privatisation de la banque publique Turkbank. Les deux partis se partageant le pouvoir des années 1983 à 2002, le Parti de la Mère Patrie et le Parti de la Juste Voie, ne peuvent plus, au début des années 2000, cacher leurs liens évidents avec les plus grands chefs mafieux. En 2002 donc, l’AKP, le Parti de la Liberté et de la Justice de Recep Tayyip Erdoğan, remporte les élections notamment sur le thème de l’intégrité visà-vis des groupes mafieux. X.R. note à ce propos que la tolérance de l’Europe envers les mafias s’est illustrée particulièrement au cours de cet épisode puisqu’au lieu de se réjouir de la fin d’un régime complètement gangréné par les mafias, les autorités européennes n’ont 23 fait que s’inquiéter de l’arrivée d’un parti islamiste (modéré) au pouvoir . On voit bien là les effets du 11 septembre et la priorité du terrorisme sur toutes les autres menaces. Depuis, les mafieux se sont écartés peu à peu des arcanes du pouvoir et se rapprochent notamment du PKK, parti des travailleurs du Kurdistan, groupe indépendantiste oscillant entre politique, 24 terrorisme et trafic d’héroïne. Section D/ Les protomafias Les protomafias sont quant à elles constituées presque exclusivement de groupes criminels d’Europe de l’Est et des Balkans. Pour les groupes balkaniques et notamment la mafia 25 albanaise , leur développement est essentiellement dû aux trafics durant les guerres des Balkans des années quatre-vingt-dix et les embargos internationaux qui se sont abattus sur les nations d’ex-Yougoslavie. La mafia albanaise est alors devenue la plus puissante de toutes celles-ci en bénéficiant de sa position stratégique au cœur des Balkans (alors verrouillés par les embargos de 1992 à 1996, mis à part pour l’Albanie) de la proximité des mafias italiennes, d’un soutien politique fort puisqu’ils finançaient en grande partie 26 le Parti Démocratique Albanais qui a gagné les élections de 1992 , et d’un contexte chaotique notamment avec les émeutes de 1997 qui ont vu le pillage des immenses stocks d’armes de l’armée albanaise. A la différence des autres protomafias, ils obéissent plus ou moins strictement à un code : le kanun, vieille tradition albanophone de justice privée mêlant honneur et respect de la famille, ressuscitée à la chute du communisme principalement au sein des groupes mafieux et des campagnes. Aujourd’hui, les mafias albanaises s’occupent essentiellement de trafic d’héroïne en provenance de Turquie, de trafic d’armes de l’ensemble des pays de l’Est et de trafics d’êtres humains. Pour les autres groupes, il s’agit plus d’une création de circonstance, de l’habitude de la « débrouille » dans l’ancien système communiste corrompu qui s’est ensuite érigée en mode de vie pour une partie de la population désœuvrée et abandonnée par l’administration dans les années quatre-vingt-dix.Il faut ajouter à cela que, de même que pour les mafias 23 24 25 RAUFER X. « L'Union Européenne, la mafia turque et... l'Arlésienne » , Outre-Terre 1/2005 (n . GAYRAUD, J-F. Le monde des mafias o 10), p. 83-95. Géopolitique du crime organisé. Odile Jacob. 2008. 447 p. On parle souvent de “mafia albanaise » pour désigner ces groupes mais la plupart des spécialistes s’accordent pour ne pas lui attribuer le statut de mafia au même titre que les groupes présentés précédemment. Aussi, on parle là de l’ethnie albanaise et non de la nationalité, les mafias albanaises regroupant des individus originaires d’Albanie, du Kosovo, de Macédoine et du Monténégro. 26 CHASSAGNE, P ; GJELOSHAJ Koël. « L'émergence de la criminalité organisée albanophone » , Cahiers d'Etudes sur la Méditerranée Orientale et le monde Turco-Iranien [En ligne], 32 | 2001, mis en ligne le 13 mai 2005. BESANCON Kevin - 2013 15 Le continent européen face au crime organisé : Un enjeu moderne de sécurité. russes présentées précédemment, beaucoup d’anciens agents des services secrets (Et particulièrement les anciens du terrible Sigurimi albanais), mais aussi d’anciens policiers, militaires et douaniers se sont reconvertis dans le crime sans réelle autre alternative 27 d’emploi mobilisant leurs compétences . A ce titre, le cas de la formation de la mafia 28 bulgare, aujourd’hui extrêmement puissante, est symptomatique . Les activités de ces mafias sont essentiellement du ressort du vol à grande échelle, du trafic d’êtres humains, du racket et de la sécurité privée mais il leur arrive aussi de s’essayer au trafic de drogue sans réellement percer à grande échelle. Deuxième Partie : LE MONDE POST- GUERRE FROIDE : TERRAIN PROPICE DES MAFIAS La partie suivante s’inspire de constats d’auteurs défendant l’intégration à part entière du crime organisé dans la géopolitique. Pour cela ils affirment que les déterminants géopolitiques modernes que sont la fin de l’ordre bipolaire, la mondialisation économique et les conflits de basse intensité représentent un catalyseur idéal pour l’expansion des mafias et leur intégration dans le grand jeu des relations internationales. Sans aller jusqu’à en retenir leurs conclusions, cette partie revient sur le constat d’un monde favorable à la prolifération des activités mafieuses. Section A/ L’instabilité mondiale 27 28 29 16 La fin de la Guerre Froide a entrainé un bouleversement géopolitique admis par tous : le monde ne s’envisage plus en deux « camps », mais en une multitude d’entités aux alliances évolutives. Ce monde post-guerre froide est un monde où l’ennemi ne va plus de soi pour les grandes puissances, où l’on accorde plus d’importance à de nouveaux acteurs (pays émergents, firmes multinationales, organisations non-gouvernementales) et où les frontières entre les activités des groupes terroristes et des groupes criminels s’amenuisent. Nous parlons bien ici du niveau mondial et non de l’Europe où cette hybridation est beaucoup moins évidente. Pour X.R., ces groupes dangereux sont présentés comme 29 « amorphes et acéphales » , comprendre ici qu’ils ne possèdent ni une organisation et une activité fixe, ni une tête clairement identifiée. Ce même auteur parle alors de « chaos global », non dans le sens commun de situation de fin du monde mais dans le sens de la science physique où le chaotique signifie le non-ordre, une situation d’entre deux attendant un retour à l’ordre avec une identification de qui fait quoi et avec qui ? Le monde actuel serait donc à la recherche d’une stabilité des atomes. La guerre froide était effectivement vue comme une période de menace permanente mais présentait au moins l’avantage de créer une situation globale assez stable, les « camps », s’ils n’étaient pas toujours aisément définissables, étaient au moins décelables. La stabilité résidait aussi dans l’approche de la sécurité dans les relations internationales : il s’agissait d’une sécurité utilisant avant tout des moyens militaires contre un ennemi extérieur identifié géographiquement, idéologiquement et même matériellement. ANTOINE J-C. Au cœur du trafic d’armes Des Balkans aux banlieues. Vendémiaire. 2012. 216 p. Rapport consultable en Ligne: “Examining the links between organized crime and corruption” URL: http://www.csd.bg/ RAUFER, X. Les nouveaux dangers planétaires . CNRS Editions. 2012. 256 p. BESANCON Kevin - 2013 CHAPITRE I : LE CRIME ORGANISE A LA CROISEE DES CHEMINS Au-delà de ce constat global relativement commun, la fin du monde bipolaire a indirectement favorisé le développement de la grande criminalité en laissant des groupes activistes sans soutien économique. De fait, de nombreux territoires à la périphérie des deux blocs faisaient l’objet d’une attention particulière de chacun des belligérants, ces derniers y soutenaient tour-à-tour des mouvements indépendantistes et/ou révolutionnaires, se livrant ainsi à une guerre indirecte pour étendre leur influence. On peut citer ici les Etats les plus emblématiques touchés par ces guerres indirectes : l’Afghanistan, l’Angola, la Colombie et le Nicaragua. Ces soutiens se sont réduits ou ont disparu durant les années 80. Mais les haines et les antagonismes, réels ou attisés par l’un des deux blocs, entre ethnies, nations, religions ou même quartiers n’ont pas cessé dans la foulée, de nouveaux phénomènes du même type ont même éclos après avoir longtemps été tenu en sommeil par les enjeux de la Guerre Froide. Ces sources de violence ont alors pu pleinement s’exercer une fois la pression des enjeux des deux grands retombée. Pour remplacer le soutien précédent, ces groupes belliqueux ont fait appel aux groupes criminels, faisant office de fournisseurs, cela quand ils n’ont pas eux même choisis de se criminaliser pour se financer. On peut noter ici la corrélation évidente entre le détachement des FARCs (forces armées révolutionnaires colombiennes) du parti communiste colombien - et donc du grand frère soviétique dont le soutien s’amenuisait - au cours des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix et l’entérinement du trafic de drogue comme mode de financement principal et, à terme supplantant même 30 l’activisme politique de ces derniers . Aussi, plus directement, la « balkanisation » du monde, l’apparition rapide de nouveaux Etats sous le coup de l’effondrement des anciens Etats communistes, que sont l’URSS et la Yougoslavie, a favorisé l’explosion du crime organisé en Europe. Si cela entrainé la création d’Etats juridiquement parlant, car reconnus par le droit international ou au moins par certains autres Etats, ceux-ci ne disposent pas toujours d’un appareil étatique au sens où l’on entend ce concept dans les pays « anciens ». En effet, avant d’être une entité juridique reconnue, un Etat existe par son action, sa capacité à encadrer et à maitriser son territoire et ce qui s’y déroule, c’est ce qui lui garantit une légitimité à agir et un savoir-faire en matière de contrôle social. Les Etats nouvellement créés n’ont bien souvent en aucun cas ces capacités de contrôle, d’organisation et d’attraction des populations, cette situation constitue alors un Eden pour les groupes criminels extérieurs qui peuvent y proliférer en sous-traitant à moindres frais, favorisant par là le développement d’une criminalité organisée locale garantissant au territoire de rester sous-administré, cela en raison d’une corruption 31 qui devient endémique . L’intérêt commun des criminels locaux et étrangers est en effet de maintenir cet état de fait d’un pouvoir faible et devant compter avec eux pour administrer et développer son territoire. On observe alors le phénomène géopolitique de « zones grises », où Etats et groupes criminels de puissances diverses se partagent le territoire et où les rapports de force évoluent fréquemment. On oppose à cela l’équilibre relativement stable dans les « anciens » Etats ayant l’habitude de la présence du crime organisé sur leur territoire et sachant le contenir. Mickael Roudaut propose alors une nouvelle grille de lecture de l’espace mondial entre Etat dits « fonctionnels » qui parviennent à limiter, endiguer le crime organisé, et les autres Etats, qui ont un degré variable de corruption et de pénétration du crime organisé qui peut aller jusqu’à représenter une alternative, une contre-société par 32 rapport à celle proposée par l’Etat officiel . Ces situations atteintes dans des Etats en crise 30 GOOTENBERG, C. « La filière coca du licite à l’illicite : Grandeur et décadence d’une marchandise internationale. ». Hérodote 1/2004 (N°112), p. 66-83. 31 32 GAYRAUD, J-F. Le monde des mafias ROUDAUT, M. Marchés Criminels Géopolitique du crime organisé. Odile Jacob. 2008. 447 p. un acteur global. Puf. 2010. 286 p. BESANCON Kevin - 2013 17 Le continent européen face au crime organisé : Un enjeu moderne de sécurité. viendraient à leur tour menacer les Etats fonctionnels en raison de la volonté d’extension permanente des groupes criminels. En parallèle de cette fragmentation il y a eu, dans les Etats post-communistes en transition, une période de liquidation qui a mené à une situation d’ultra-libéralisme improvisé où « tout est à vendre » et où des fortunes pouvaient se créer dans une illégalité de toute façon constituant la règle puisque de règles il n’y en avait plus vraiment. Les riches de la corruption d’antan ont alors pu le devenir encore plus en s’accaparant les anciens biens collectifs jusqu’à ce que, selon Thierry Crétin qui reprend les rapports d’Interpol, 40% des 33 entreprises russes soient détenues par des groupes criminels au début des années 2000 . Les mafias qui ont explosé « à l’Est » dans les années quatre-vingt-dix deviennent alors des acteurs de poids avec lesquelles les nouveaux Etats doivent désormais compter, il y a donc une nouvelle stabilité Etats-mafias à trouver. Section B/ La mondialisation des flux : se faire petit dans un monde de géants « Une ligne de cocaïne sniffée en Europe tue un mètre carré de forêt tropicale dans les Andes et finance une centaine de munitions d’AK-47 en Afrique de l’Ouest ». Il s’agit là de l’accroche de Mickael Roudaut dans son ouvrage consacré aux marchés criminels et cherchant à mettre en lumière la face noire de la mondialisation. Pour lui, l’explosion du crime organisé dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix peut s’expliquer par la métaphore de la « perfect storm » météorologique, ce phénomène s’explique par l’agrégation géographique et temporelle de phénomènes qui, pris séparément, n’ont que peu d’impacts, mais leur accumulation entraine une tempête parfaite et dévastatrice. Dans ce schéma, la nouvelle phase de mondialisation des années quatre-vingt-dix sert de catalyseur mettant en contact les groupes criminels avec les stocks d’armes des anciens pays communistes, les terroristes avec les trafiquants de drogue et les banquiers avec l’argent du crime. Le moteur de cette mondialisation sous influence libérale (parfois appelée troisième mondialisation) : l’essor des échanges économiques. En effet, le regain d’échanges commerciaux depuis les années 90 (multiplié par trois entre 1990 et 2011, et par quinze entre 1950 et aujourd’hui) est issu d’une logique libérale internationale qui veut que les économies soient toujours plus ouvertes et que les barrières frontalières (tarifaires, qualitatives et quantitatives) soient toujours plus faibles pour apporter la croissance, la juste concurrence et l’amélioration qualitative des biens. La fin du monde soviétique a été interprétée, et l’est encore bien souvent, comme une victoire du monde capitaliste sur les autres idéologies, il s’agissait donc de persévérer dans cette voie en laissant toujours plus de places aux idées qui en découlent. Au niveau international, le GATT (General Agreements on Tarrifs and Trade) devenu OMC en 1994 (Organisation Mondiale du Commerce) favorisait toujours plus cette ouverture, au niveau régional différentes entités se créaient pour supprimer les frontières physiques et monétaires à l’échange commercial (Schengen et Marché unique en Europe en 1993, ALENA en 1994 pour les nord-américains, projet de coopération économique de l’ASEAN lancé en 1991), l’objectif étant de permettre la fluidité des échanges par une rapidité toujours accrue de ceux-ci. En effet, les entreprises sont entrées en guerre contre leurs coûts fixes depuis la fin du système fordiste et le stock constitue alors une plaie qu’il faut éradiquer : le meilleur moyen est donc de rendre ces stocks 33 18 CRETIN, T. Mafias, à la découverte des sociétés du crime. Chronique. 2009. 160 p. BESANCON Kevin - 2013 CHAPITRE I : LE CRIME ORGANISE A LA CROISEE DES CHEMINS mobiles. Logiquement, la rapidité des flux devient un impératif pour être approvisionné le plus rapidement possible et être débarrassé en un temps record de ces marchandises une fois transformées. Ceci afin que jamais des produits ne se retrouvent immobilisés tant qu’ils ne sont pas finis et en attente du client final. Ainsi, afin de transporter les immenses stocks auparavant contenus dans entrepôts gigantesques, il a fallu que les moyens de transports se gigantisent à leur tour et le flux maritime est alors apparu comme la meilleure alternative, jusqu’à couvrir aujourd’hui 90% du commerce mondial. Ceci notamment permis par l’utilisation de cargos au tonnage toujours plus élevé et l’explosion de la conteneurisation ainsi que l’augmentation de la taille de ces derniers. Pour Mickael Roudaut donc « la création de ce grand marché […] s’accompagne inévitablement du risque accru de fraudes, nécessitant en conséquence, une adaptation 34 des moyens et des méthodes utilisés par les services répressifs et judiciaires » . Le chiffre alors avancé par ce même auteur est éloquent : augmentation des saisies de contrefaçons 35 en croissance de 1000% sur le territoire européen entre 1998 et 2004, sans même une réelle augmentation des politiques visant à multiplier les saisies. L’argument qui suit est donc simple : si la mondialisation est responsable de l’explosion des activités criminelles, la réponse doit être envisagée mondialement et pour cela, entrer pleinement dans le champ de la géopolitique. Section C/ Les conflits modernes : Une opportunité pour le crime organisé La fin de la Guerre Froide n’a pas entrainé la paix escomptée, pire, les conflits se sont multipliés depuis les années quatre-vingt-dix. Ceux-ci ont alors été caractérisés par la recrudescence –et non l’apparition – de conflits « de basse intensité », « asymétriques » ou encore « irréguliers ». Ces mots valises recouvrent en fait une réalité simple : la plupart des guerres actuelles ne se font pas Etat(s) contre Etat(s) mais sont le fait d’au moins un groupe non-étatique utilisant des techniques de guérilla ou de terrorisme, avec des moyens relativement faibles, ou du moins pauvres technologiquement. Jean-Charles Antoine, spécialiste du trafic d’armes, évoque alors le fait que sur les quarante-neuf conflits ayant eu lieu dans les années quatre-vingt-dix, quarante-sept ont eu des ALPC (Armes 36 Légères et de Petits Calibres) pour principal matériel de guerre Ces nouveaux conflits représentent alors une opportunité claire pour les organisations criminelles qui ont les capacités de transporter ce petit matériel en quantités. Cette tâche a été facilitée à l’extrême dans les années quatre-vingt-dix avec la possibilité d’accès relativement aisée aux stocks d’armes soviétiques, mais aussi yougoslaves et albanais. Dans la même logique qu’évoquée précédemment, Jean-Charles Antoine explique alors comment d’anciens agents des services secrets de ces Etats, habitués à livrer des armes pour soutenir toutes sortes d’insurrection, ont simplement repris leur ancien business mais cette fois en agissant à leur compte, bien que l’implication de gouvernements dans ces opérations reste floue, celle-ci est du moins devenue certainement moins idéologique que commerciale. Pour expliciter cela, revenir sur l’ancien schéma soviétique de production et d’expédition d’armes est nécessaire. Ainsi, les côtes ukrainiennes et moldaves servaient d’espaces de stockage aux ALPC produits principalement en Bulgarie, Roumanie, Hongrie, 34 35 36 ROUDAUT, M. Marchés Criminels un acteur global. Puf. 2010. 286 p. RAUFER, X. Les nouveaux dangers planétaires . CNRS Editions. 2012. 256 p. ANTOINE, J-C. Au cœur du trafic d’armes Des Balkans aux banlieues. Vendémiaire. 2012. 216 p. BESANCON Kevin - 2013 19 Le continent européen face au crime organisé : Un enjeu moderne de sécurité. Pologne et Tchécoslovaquie, ces ALPC rejoignaient ensuite leur destination en partant de l’aéroport de Tiraspol en Moldavie, des ports d’Odessa en Ukraine, Varna et Bourgas en Bulgarie, Constantza en Roumanie. A la fin de l’URSS, ces stocks d’armes ont bien souvent été abandonnés par l’armée soviétique qui se retirait. On estime par exemple ème qu’en Transnistrie, région autonomiste Moldave, la 14 armée du général Lebed a laissé 37 derrière elle 56 millions de tonnes d’armement, principalement des ALPC . Dans le chaos des années quatre-vingt-dix, il était alors facile de corrompre les rares gardes de ces fortunes potentielles immenses pour ensuite revendre ces armes à bas prix aux différents groupes armés qui abondaient à travers le monde. Jean-Charles Antoine affirme même que les stocks étaient si grands et si facile d’accès dans la Moldavie des années quatre-vingt-dix 38 que les criminels ne s’affrontaient même pas pour détenir le marché . Pour le transport, les trafiquants d’armes ont tout simplement réutilisé les anciennes zones de départ des convois (évoquées précédemment) qui disposaient déjà des infrastructures et du matériel adapté. Il fallait alors préalablement obtenir les certificats de transport de l’administration locale, sous-payée, facilement corruptible donc. Les seconds à corrompre étaient les policiers ou douaniers, sous-payés eux aussi, pour qu’ils ferment les yeux ou même participent au 39 chargement . Des schémas similaires sont observables en ex-Yougoslavie et en Albanie. Bien sûr, ces nouveaux conflits n’ont pas favorisé que le trafic d’armes et pas uniquement non plus les mafias de l’ex-URSS. En effet, les armes s’échangent souvent contre d’autres produits illicites et le plus souvent des drogues. L’UCK, l’armée de libération du Kosovo, a ainsi fourni à la mafia albanaise (si l’on considère qu’ils constituent deux entités distinctes) des armes issues des stocks de l’armée yougoslave ou albanaise qui étaient ensuite échangées contre de la Cocaïne avec les trafiquants colombiens, ces derniers les revendant ensuite aux différents groupes armés du continent sud-américain et notamment 40 les FARCs . Ce contexte de conflits de basse intensité au niveau mondial favorise aussi les déplacements de population, et donc les filières d’immigration clandestine favorisant ellemême les réseaux de prostitution. Dans les deux cas, immigration clandestine et trafic de drogue, et même pour un « résidu » du trafic d’armes à destination de l’Europe de l’Ouest, l’implication des mafias italiennes et des protomafias représente l’aboutissement du cercle mafieux européen, bénéficiaire des « conflits de basse intensité » qui traversent le monde depuis les années quatre-vingt-dix. Troisième Partie : UNE PERIODE PROPICE AUSSI A LA LUTTE CONTRE LE CRIME ORGANISE Cette partie se veut moins pessimiste que la précédente, voire quelque peu idéaliste,en effet s’il semble que le monde post-guerre froide soit taillé pour l’expansion des mafias, il semble aussi qu’il favorise la lutte à leur encontre. Il ne s’agit donc pas ici de critiquer les évolutions du monde comme amenant l’insécurité, l’incertitude, mais au contraire de chercher comment ces évolutions fournissent aussi des opportunités d’appréhension des 37 38 39 40 20 Ibid Ibid Ibid Ibid. BESANCON Kevin - 2013 CHAPITRE I : LE CRIME ORGANISE A LA CROISEE DES CHEMINS menaces. Cependant, saisir une opportunité politique a bien plus de sens si elle s’avère utile sur le long terme et c’est cet intérêt d’avenir que la troisième section tentera de démontrer. Section A/ Les sociétés démocrates-libérales et le recentrage de la sécurité sur l’individu Le fait que l’Etat s’attèle de plus en plus à la tâche du crime organisé est aussi une nécessité de la société actuelle. En effet, l’Etat d’aujourd’hui est de plus en plus dans l’action du quotidien, il s’agit d’une réponse à la société de l’immédiat qui veut que ce soit à l’individu de se projeter dans l’avenir et de faire les choix qui lui incombent, à l’Etat 41 de tout faire pour qu’il ait la liberté de le faire sans entraves . Dans ce contexte l’Etat n’est plus réellement dans la diffusion d’une idéologie qui s’accompagne du fait qu’il doive lutter contre un ennemi extérieur, avec des discours millénaristes et le soutien de l’entière population. Aujourd’hui, la sécurité consiste donc avant tout à protéger les individus de ce 42 qui les atteint au quotidien, ce qui les empêche de construire librement leur avenir , la sécurité comprend alors de nouveaux enjeux qu’ils soient environnementaux, sanitaires ou 43 sociétaux . En cela, le crime organisé représente une menace, que ce soit sous forme de contrefaçon à grande échelle, de trafic de drogue, de déchet, d’êtres humains, d’organes ou d’armes mettant en danger la santé ou la vie des individus de manière massive. C’est en réalité dans la modernité donc que s’inscrit l’enjeu de la lutte contre le crime organisé pour les Etats et autorités européennes, comme une adaptation aux attentes actuelles des individus. Certains auteurs, dont les constats ont été repris dans la partie précédente, ont trop vite conclu que la menace provenait du libéralisme et/ou de la mondialisation et qu’il fallait alors modérer ces processus. En réalité ces phénomènes ne représentent pas en euxmêmes une menace, mais c’est l’utilisation qui en est faite par les groupes du crime organisé qui se fait menaçante. De fait, les sociétés libérales abouties impliquent nécessairement d’accentuer la lutte contre le crime organisé, menace qui pèse en grande partie sur les individus. Si l’on ajoute à ces phénomènes de changement social la baisse actuelle des menaces 44 provenant d’autres Etats ou de groupes terroristes il s’agit désormais de s’attaquer au phénomène du crime organisé, longtemps occulté dans les paradigmes sécuritaires pour cause de menaces plus larges ou perçues comme telles. Ce changement a été très bien 45 intégré au niveau même des plus hautes sphères militaires puisque le Livre Blanc de la Défense de 2008, le premier depuis 1994, s’intitule en réalité Livre Blanc de la Défense et de la Sécurité Nationale. Cette notion de Sécurité Nationale en est la grande nouveauté, il implique de prendre en compte les liens entre menaces intérieures et extérieures, mais surtout, il explique comment doit être appréhendée la sécurité au XXIème siècle : « La stratégie de sécurité nationale a pour objectif de parer aux risques ou menaces susceptibles de porter atteinte à la vie de la nation.[…] La troisième 41 42 CHEVALIER, J. L’Etat post-moderne. LGDJ. 3 éd. 2008. 266 p. RAMEL, F. « La sécurité humaine : une valeur en rupture dans les cultures stratégiques du Nord ? » . Etudes Internationales, Volume 34, numéro 1, mars 2003, p. 79-104. 43 BALZACQ, T. « Qu’est que la sécurité nationale ? », Revue internationale et stratégique 4/2003 (n°52), p.33-50. 44 45 Voir Annexes deuxième partie, entretien avec X.R. Archives du ministère de la Défense, Livre Blanc sur la Défense et la Scurité Nationale. Consultable en Ligne. URL : http://archives.livreblancdefenseetsecurite.gouv.fr/ BESANCON Kevin - 2013 21 Le continent européen face au crime organisé : Un enjeu moderne de sécurité. finalité est de défendre les valeurs du pacte républicain qui lie tous les Français à l’État : les principes de la démocratie, en particulier les libertés individuelles et collectives, le respect de la dignité humaine, la solidarité et la justice. » On observe, avec cette stratégie de sécurité nationale l’évolution du champ de la sécurité prenant en compte des domaines plus vastes que ceux de la défense nationale avec qui elle cohabite désormais. Si l’individu n’y est pas évoqué directement, la priorité accordée à la défense des libertés individuelles et à la justice se rapproche effectivement de cette sécurité des individus. Ainsi, s’il est absurde de dire que des menaces de grande ampleur de type militaire n’existeront plus dans les années à venir pour l’Europe, il convient aussi de ne pas vivre que sur cette potentialité et de profiter de l’occasion de leur affaissement, fusse-t-il temporaire, et de l’évolution de la société européenne et de ses attentes envers l’autorité politique, pour se focaliser sur le crime organisé. Section B/ Une opportunité politique à saisir pour l’Europe On l’a vu, combattre le crime organisé est en adéquation avec les exigences modernes de sécurité, cependant les nécessités ne font pas les politiques et il faut pour cela trouver une opportunité politique réelle à agir. Il n’est pas sous-entendu ici que rien n’est fait pour combattre le crime organisé en Europe, que ce soit de la part des Etats ou des institutions européennes, mais partant du constat que le crime organisé progresse – et nous y reviendrons dans la suite de ce mémoire – il est légitime de s’interroger sur l’efficacité de ce qui existe actuellement. La situation actuelle de crise économique au niveau européen peut expliquer les difficultés à entreprendre de nouvelles politiques d’envergure ou même de se focaliser sur d’autres objectifs que la reprise économique, pourtant, il ne semble pas absurde d’affirmer que combattre le crime organisé en période de crise peut s’avérer un pari gagnant. En effet, le dernier rapport Eurobaromètre de 2011 démontre que 54% de la population européenne voit le crime organisé comme une menace très importante pour la sécurité 46 de l’Union (juste derrière le terrorisme à 57%) . Ce même sondage révèle aussi que pour les années à venir, le crime organisé et la cybercriminalité arrivent en tête, et de loin, des préoccupations sécuritaires des individus. Si les sondages ne peuvent être la seule source de la mise en place d’une politique, on peut d’ores et déjà constater que la lutte contre ces phénomènes peut rapporter politiquement, surtout, si l’on pousse plus loin l’analyse de ce sondage qui met en avant le fait que les individus considèrent bien souvent que les politiques en la matière sont suffisantes au niveau national mais en aucun cas au niveau européen. Ainsi, en pleine crise économique et en période d’euroscepticisme, réaliser des avancées en matière de lutte contre le crime organisé peut s’avérer bénéfique pour des institutions européennes accusées de tous les mots et ne parvenant pas à démontrer leur efficacité sur le plan économique. Dans certains nouveaux Etats européens comme la République Tchèque et la Bulgarie où la criminalité organisée reste l’inquiétude principale des individus, 47 même en période de crise , l’action de l’Europe aurait alors une réelle visibilité. Il ne faut pas oublier non plus que l’unification des peuples se construit aussi en partie dans la lutte, alors, sans aller jusqu’à développer une vision bismarckienne de ce processus, on peut comprendre que l’’Union Européenne gagnerait probablement à endiguer le crime organisé 46 47 Rapport consultable en Ligne :Eurobaromètre : « Internal Security Opinion 2011» http://ec.europa.eu/public opinion/archives/ Rapport consultable en Ligne: Center for the Study of Democracy, “Examining the links between organized crime and corruption” , 2011. URL: http://www.csd.bg/ 22 BESANCON Kevin - 2013 CHAPITRE I : LE CRIME ORGANISE A LA CROISEE DES CHEMINS en revêtant pour une fois le costume de l’autorité politique qui lui manque tant. On l’a vu plus tôt, l’AKP a gagné les élections en Turquie en 2002 en partie sur le thème de la rupture avec le crime organisé, certes dans une situation de collusion extrême entre mafia et politique mais il reste qu’il n’est pas improbable d’imaginer qu’une ambition affichée en la matière, au niveau européen, ne permette d’améliorer l’adhésion au projet. Section C/ De l’opportunité politique à l’utilité réelle Si l’on reprend l’idée de « l’Europe des petits pas » si chère à Robert Schuman, on peut espérer qu’une fois l’opportunité politique de la lutte contre la criminalité organisée saisie, d’autres étapes de la construction européenne pourront alors s’engager. Cette européanisation de la lutte implique en effet nécessairement la collaboration des services de sécurité intérieure classique : police, justice, renseignements, ce qui, et on l’a vu plus tôt, dans une Europe où les sécurités s’entrecroisent, permet d’élaborer une base de confiance, d’habitude de travail en commun des acteurs nationaux de la sécurité, habitude qui permet ensuite de rendre plus crédible aux yeux de ces mêmes acteurs la possibilité de voir plus loin, et notamment en ce qui concerne la sécurité, extérieure cette fois, de l’Union Européenne. Didier Bigo explique en cela l’importance de l’acculturation des professionnels de la sécurité au niveau international, au sein des organes de coopération tels l’OTAN ou Interpol. Ceux-ci, prenant l’habitude de travailler avec leurs homologues étrangers et constatant l’efficacité de la coopération avec ces derniers ont alors tendance à privilégier cette voie plutôt que celle des partenaires nationaux traditionnels dans de nombreux cas. L’effet est réel lorsque les politiques extérieures menées par les Etats en sont ensuite 48 influencées par ces pratiques, ce qui serait déjà le cas . Pour l’Europe donc, débuter par la lutte contre les groupes criminels pour ensuite entretenir des ambitions en matière de politique extérieure peut s’avérer pertinent. La coopération des services, potentiellement plus poussée qu’au niveau des organisations internationales en raison d’une homogénéité culturelle et politique plus forte, pourrait contribuer à créer une sphère de professionnels de la sécurité évoluant dans une confiance croissante et capable de travailler sur des domaines de plus en plus sensibles. Le glissement vers une Europe de la sécurité extérieure serait donc sans doute plus naturel pour des professionnels encore sceptiques face à l’enthousiasme d’européens idéalistes prônant une mutualisation brutale de l’ensemble des métiers de la sécurité. Pour illustrer la progressivité de la coopération en matière de mesures visant à lutter contre les actions du crime organisé, mais aussi l’importance de la volonté des Etats pour qu’un tel processus réussisse, on peut reprendre l’une des observations préliminaires de l’OEDT (Observatoire Européen des Drogues et Toxicomanies) qui signale dans son rapport européen sur les drogues 2013 que la collaboration européenne commence à se développer, de la volonté même des Etats, en matière de stratégie antidrogue : « La plupart des pays ont établi une commission interministérielle sur la drogue, complétée par un organisme national de coordination en la matière qui est chargé de la gestion quotidienne des activités globale en matière de drogue, cela afin de documenter l’élaboration de la stratégie suivante. En Europe, la majorité de ces évaluations sont internes, réalisées par l’agence ou l’institution responsable du plan d’action, mais de plus en plus de pays commandent des évaluations 48 BIGO, D. « La mondialisation de l’insécurité ? ». Cultures et conflits [En ligne], Tous les numéros, Suspicion et exception, mis en ligne le 06 Janvier 2010. URL : http://conflits.revues.org/1813 . BESANCON Kevin - 2013 23 Le continent européen face au crime organisé : Un enjeu moderne de sécurité. conjointes ou externes. Actuellement, la plupart des pays européens projettent 49 d’entreprendre une évaluation de leur stratégie antidrogue en cours. » Du reste, une Europe développant un réel savoir-faire dans la lutte contre la criminalité organisée ne serait que plus forte dans ses missions extérieures. En effet, s’il n’existe pas encore d’études assez sérieuses pour être citées ici sur l’impact réel du trafic d’opium dans l’échec de douze années de présence en Afghanistan, il n’est pas irrationnel de prétendre 50 que celui-ci a été, au minimum, « significatif » avec une taxe sur le pavot et l’opium que touchent les talibans et qui leur fournit à elle seule un revenu net se situant entre 90 et 51 160 millions de dollars par an . A cela on peut ajouter les échanges drogue/matériel de guerre qui ont lieu en Asie centrale, et notamment dans le désert tadjikistannais, où les mafias russes échangent l’opium exclusivement contre des kalachnikovs, en général six 52 AK-47 contre un kilo d’héroïne . L’apport semble réel puisqu’à en croire l’ONUDC, 900 tonnes d’opium et 375 tonnes d’héroïne quittent chaque année le territoire afghan, et au moins une centaine de tonnes d’héroïne passe par l’Asie centrale avec un taux de saisie 53 par les autorités inférieur à 5% . La récente opération Serval au Mali a elle aussi consisté à 54 affronter des chefs de guerre aux activités criminelles avérées , et ce n’est pas anodin que « l’Emir d’AQMI (Al Qaeda au Maghreb Islamique), responsable notamment de l’attaque de la centrale d’In Amenas en Algérie en Janvier 2013 soit aussi très connu dans la région 55 sous le nom de « Monsieur Marlboro » pour son rôle prééminent dans la contrebande de cigarettes. Le potentiel d’attraction du crime organisé sur de tels théâtres d’opération 56 contribue bien souvent à prolonger le conflit et une meilleure compréhension de ces mécanismes et des mesures pertinentes d’endiguement, même inspirées du continent européen où le contexte est bien différent, représenterait un indéniable avantage dans la conduite d’opérations futures. 49 Rapport consultable en Ligne. OFDT, « Rapport Européen sur les drogues 2013 » , Mars 2013. URL : http:// www.ofdt.fr/BDD/publications/docs/edr2013rap.pdf 50 51 LABROUSSE, A. « Afghanistan, Opium de Guerre, Opium de Paix » . Mille et une nuits. 2005. 394 p. Communiqué de Presse ONUDC 21 octobre 2009. URL : http://www.unodc.org/documents/press/releases/ AddictionCrimeandInsurgency-pressreleaseFINAL-French.pdf 52 53 STARKEY, J. « How the Afghan Heroin Trade is fueling the Taliban insurgency”. The Independent. 29 Avril 2008. Communiqué de Presse ONUDC 21 octobre 2009. URL : http://www.unodc.org/documents/press/releases/ AddictionCrimeandInsurgency-pressreleaseFINAL-French.pdf 54 55 56 24 Voir Annexe deuxième partie, Entretien avec B.L. BELE, P. « Mokthar Belmokthar « Msiter Marlboro » » . Le Figaro. 24 Mai 2013. JAGIELSKI, W. « Ben Laden est mort mais la guerre continue ». Courrier Iinternational. 03 Mai 2011. BESANCON Kevin - 2013 CHAPITRE II : LA NATURE DE LA MENACE POUR LE CONTINENT EUROPEEN CHAPITRE II : LA NATURE DE LA MENACE POUR LE CONTINENT EUROPEEN La menace se caractérise par ce qui est hostile et qui doit être craint, cependant, elle se différencie du danger de par son caractère essentiellement potentiel et moins évident, moins 57 décelable à première vue. L’idée ici est bien de démontrer des mécanismes sélectionnés pour leur exemplarité en matière de modélisation des phénomènes mafieux et de leurs conséquences, illustrant ainsi des phénomènes mafieux ou protomafieux similaires. L’objectif n’est pas ici d’être exhaustif et de couvrir l’ensemble des trafics un à un mais de démontrer les dynamiques de ces activités et les menaces qu’ils font peser à différents niveaux sur le continent européen. Pour cela, certaines activités seront en partie éludées du fait de la faiblesse de la menace qu’elles représentent, d’autres qui ont apparemment peu de liens seront traitées au sein des mêmes thématiques du fait des dynamiques qu’ils impliquent plutôt que de leur nature. Premiere partie : LA MISE A MAL DE LA MAIN INVISIBLE Cette partie s’attache à démontrer comment, directement et indirectement, l’action des mafias menace l’économie réelle et ses fondements libéraux. Ces menaces sont alors envisagées par la différence dans la puissance de l’impact, en premier lieu un frein à l’économie locale, en second lieu un faussement de la concurrence et du mérite de l’efficacité, et enfin en termes de bouleversements économiques à long terme. Section A/ L’aspect local : le racket et le pizzo S’il est bien une activité commune à la plupart des mafias et protomafias, à travers l’histoire et l’espace, c’est l’imposition d’une taxe sur les entreprises locales en échange d’une protection réelle ou fictive. L’un des exemples le plus abouti et organisé de cette taxe est le pizzo, le racket des entreprises par les mafias italiennes à hauteur de 10 milliards d’Euro par an. Cette activité mafieuse inquiète d’ailleurs de plus en plus puisque la commission anti-mafia et les organisations professionnelles qui estiment que 70 à 80% des entreprises 58 siciliennes sont touchées et plus de 50% pour les calabraises. 57 58 RAUFER, X. Les nouveaux dangers planétaires . CNRS Editions. 2012. 256 p. ROUDAUT, M. Marchés Criminels un acteur global. Puf. 2010. 286 p. BESANCON Kevin - 2013 25 Le continent européen face au crime organisé : Un enjeu moderne de sécurité. Il est à noter que si certaines entreprises se dirigent volontairement vers les organisations mafieuses, la plupart n’ont pas réellement le choix et il s’agit bel et bien d’un racket asphyxiant pour celles-ci. Bien souvent, elles s’acquittent du pizzo mais ne cherchent pas à se compromettre plus largement dans les activités du crime organisé en acceptant leurs prestations. Alors si elles payent, c’est qu’il est difficile d’échapper à ce racket pour les petites entreprises, tant les organisations se montrent « convaincantes ». L’intimidation s’opère par graduation et est désormais proche pour de nombreux groupes 59 criminels sur le territoire européen. Au départ il s’agit simplement de montrer son potentiel en envoyant bien souvent une enveloppe contenant une cartouche d’arme à feu, ou bien une photo des enfants du dirigeant devant leur école, ou bien les deux. Si cela ne convainc toujours pas le mauvais payeur, le stade supérieur consiste à handicaper l’entreprise en lui volant son courrier et principalement ses factures et ses envois de commande, mais aussi en collant l’ensemble des serrures chaque matin, ce qui freine considérablement l’activité. Si l’entreprise peut vivre avec cela, très vite, la violence se fait voir avec l’incendie de véhicules ou de bâtiments de l’entreprise, le tabassage aléatoire d’employés afin que ces derniers poussent le chef d’entreprise à s’acquitter de sa dette, ou même, quittent tout simplement l’entreprise. Si en général ce stade suffit à convaincre les chefs d’entreprise les plus réticents, il reste une dernière étape qui consiste tout simplement à le « liquider » en espérant qu’un individu un peu plus docile reprenne la société. Toutefois, les mafias n’ont pas toujours intérêt à éliminer physiquement le chef d’entreprise, le jeu n’en vaut pas toujours la chandelle au sens où la somme est bien souvent minime, ne justifiant pas que les criminels s’attirent les représailles policières pour si peu. La voie choisie est alors différente et leur est justement permise par le contrôle d’une grande part de la population : l’élimination matérielle. La mafia déclare ainsi l’individu persona non grata et personne ne peut traiter avec lui ou même lui adresser la parole sans représailles. En attendant une période plus propice pour l’assassiner, la mafia stoppe tout simplement toute amplitude économique ou sociale à l’individu qui ne peut plus rien faire d’autres que quitter la région, ruiné. L’acquittement du pizzo ne peut donc être vu comme une participation volontaire à une entité criminelle et il est bien des entreprises rackettées qui ne considèrent en aucun cas l’action de cette mafia comme légitime, mais face à l’impossibilité de l’Etat les protéger, acceptent de jouer le jeu de la région concernée. On peut donc imaginer que leur fidélité n’est pas une menace réelle pour l’Etat qui, en reprenant du terrain par rapport à la mafia sur la zone concernée, s’attirerait presque immédiatement leur faveur. Pour l’instant, l’action des Etats reste ambiguë puisqu’en règle générale, ceux-ci peuvent difficilement protéger les entreprises des intimidations à moins de développer un arsenal policier et judiciaire très coûteux. En revanche il est très facile de sanctionner ces entreprises pour complicité lorsqu’elles paient le pizzo ou son équivalent, et les Etats ne s’en privent pas. De même, un mafieux qui révèle les entreprises qui paient cet impôt peut voir sa peine réduite, de l’autre côté, une entreprise qui dénonce l’organisation qui lui réclame cet impôt n’obtient bien souvent pas ou peu de protection mais les fuites policières lui garantissent à coup sûr 60 des représailles terribles des criminels locaux . Si ici ont été abordées essentiellement les méthodes de racket italiennes, celles-ci sont un cas d’école, un modèle adaptable de ce qui existe dans toute société vivant sous l’emprise des mafias. Dans la Russie des années quatre-vingt-dix, le racket prenait une forme beaucoup plus violente et plus directe du fait de la faible potentialité de représailles 59 60 26 Ibid Ibid BESANCON Kevin - 2013 CHAPITRE II : LA NATURE DE LA MENACE POUR LE CONTINENT EUROPEEN 61 de l’Etat . Désormais, les mafieux russes utilisent une technique moins spectaculaire mais au moins aussi efficace, celle-ci consiste, avec l’aide de spécialistes de l’informatique recrutés à leur sortie de l’université, à mettre en place des bootnets, des ordinateurs fictifs envoyant des milliers de messages bloquant une adresse email d’un chef d’entreprise ou des milliers d’ordre de blocage du site internet d’une petite entreprise incapable de se protéger contre ce type d’attaque. Pour retrouver un fonctionnement normal, ceux-ci doivent alors s’acquitter d’une taxe, régulière ou unique, matérialisant ainsi une forme moderne de 62 racket difficilement traçable . Au final, la paralysie des activités économiques dans la période où la mafia se fait convaincante, l’amputation d’une partie des bénéfices d’une entreprise et la mise à l’écart de certaines entreprises compétentes qui ont refusé de s’acquitter des taxes du racket représente un frein réel à l’économie d’un territoire. Cela contribue aussi à repousser l’implantation d’entreprises extérieures, au détriment donc du développement du territoire concerné. Section B/ Le niveau intermédiaire : le faussement de la concurrence des entreprises C’est un phénomène qui s’observe dans beaucoup de domaines traversant ce mémoire : lorsque les contraintes légales sont trop fortes, l’activité trop encadrée ou encore un marché trop fermé d’accès, certains individus se contentent d’adopter une attitude propre de façade pour agir en sous-main avec des groupes isolés de ce cadre juridique, des groupes criminels 63 donc, pour au final être mêlés à des activités exclusivement illicites . On appellera alors cela le phénomène de l’Amphisbène du nom de ce serpent de la mythologie romaine qui disposait d’une seconde tête, plus sournoise, à l’extrémité de son corps, là où on ne l’attend pas. En effet, phénomène inquiétant, de plus en plus de grandes entreprises italiennes 64 s’acquittent du Pizzo , évolution étonnante puisque celles-ci sont considérées comme en mesure de se protéger et les mafias ne les approchent que peu. Le phénomène s’explique alors autrement : ces grandes entreprises se tournent elles-mêmes vers les mafieux pour bénéficier des avantages de cet impôt. En ressort alors une sorte de « Pax Mafiosa » qui unit mafieux et entreprises et fait passer la corruption à un stade supérieur : la collusion. On obtient alors un réseau de criminalité qui voit de plus en plus l’action de l’Etat comme une 65 interférence au fonctionnement normal de la zone géographique concernée . Mais quels avantages présente l’association avec une mafia pour une entreprise ? Qu’est ce qui en fait un acteur à part de la compétition économique classique ? X.R. explique la réussite des mafias dans les affaires légales ou grises (entre légalité et illégalité) par deux facteurs essentiels : elles peuvent se permettre de payer beaucoup plus que le secteur 61 RADAEV, V.. « Entreprise, protection et violence en Russie à la fin des années quatre-vingt-dix » , Cultures & Conflits 42 | été 2001 62 KOUTOUZIS, M. PEREZ, P. Crime, trafics et réseaux . Géopolitique de l'économie parallèle. Ellipses. Juin 2012. 316 p. 63 GAYRAUD, J-F. Le monde des mafias 64 65 Géopolitique du crime organisé. Odile Jacob. 2008. 447 p. ROUDAUT, M. Marchés Criminels un acteur global. Puf. 2010. 286 p. Ibid BESANCON Kevin - 2013 27 Le continent européen face au crime organisé : Un enjeu moderne de sécurité. traditionnel et donc s’attirent les meilleurs éléments à elles, mais aussi, elles utilisent un moyen que les autres entreprises ne peuvent utiliser dans une telle proportion : l’intimidation. En effet, les mafias en contrepartie de cette taxe, peuvent éliminer des concurrents de l’entreprise, obtenir très rapidement un permis de construire ou même permettre de racheter 66 un concurrent à prix dérisoire après l’avoir longtemps tourmenté . Mais leur aide ne s’arrête pas là, elles peuvent aussi approcher les familles et proches de certains talents clés afin qu’ils réalisent un travail complexe pour eux, faire de même auprès de personnels administratifs pour qu’ils facilitent des procédures qui prennent du temps pour les autres entreprises, ou à l’inverse qu’ils fassent en sorte que certaines entreprises concurrentes de celles pour qui les criminels opèrent n’obtiennent jamais une 67 autorisation administrative . A ce titre, Eric de Montgolfier, procureur de la République de Nice de 1999 à 2012 affirme même que bien des entreprises du BTP ne peuvent survivre sur la Côte d’Azur sans travailler avec le crime organisé, accepter la corruption pour perdurer et étendre leurs marchés, et même obtenir des permis de construire pour des zones protégées. Selon lui, la criminalité n’est alors plus sournoise et marginale mais au cœur d’une partie du système économique. Il ajoute même que pour agir de la sorte, il faut bien évidemment disposer d’une certaine proximité avec des politiciens locaux qui acceptent au minimum de fermer les yeux sur les activités mafieuses, et ce, tant qu’elles ne sont pas trop exposées 68 aux yeux du grand public. On voit ici la sophistication de l’activité mafieuse qui ne se limite plus à une relation de protection avec les entreprises, ou du moins qui élargit ce travail de prestations variées aux entreprises, auparavant réservées aux seules entités les plus proches des « boss » mafieux. Ainsi, cette collusion ne se limite plus à une simple entrave à l’activité de toutes les entreprises comme le fait le pizzo, mais à une insertion dans la concurrence économique qui avantage nettement certaines entreprises au détriment d’autres, qui, refusant de se rapprocher des criminels, se voient éjectées d’un marché, public ou privé. Le risque pèse là aussi sur la concurrence, mais à plus grande échelle, en créant une distorsion qui fait que ce ne sont plus les entreprises proposant le service le plus qualitatif, le plus efficace ou le moins cher qui s’imposent, mais celles qui se sont le plus compromises avec les criminels. Avec un Etat qui cherche toujours plus à normer les activités économiques et des acteurs mafieux qui cherchent toujours plus à s’insérer dans l’économie réelle en proposant d’outrepasser ces normes contraignantes, on comprend la progression rapide du crime organisé, surtout lorsque l’Etat n’a plus réellement les moyens de contrôler l’ensemble des normes produites. Section C/ Le niveau global : Le blanchiment d’argent dans l’économie réelle Le blanchiment d’argent représente un impératif pour toute activité criminelle, et particulièrement lorsqu’on parle d’activités d’ampleur générant des quantités d’argent considérables. Fortement médiatisé lorsque des affaires éclatent, il n’est pourtant pas toujours perçu comme une menace directe mais bien souvent comme un moyen de fluidifier l’économie en insérant de grandes quantités de cash dans le circuit. Pourtant, ce flux représente une réelle menace pour l’économie, et ce, à plusieurs titres. 66 67 68 28 GLIMOIS, N. « Argent sale, le poison de la finance ». Mano A Mano et France Televisions. 52’. 2012 CHAMPEYRACHE, C. « Mafia et économie légale : pillage et razzia » , Hérodote 3/2009 (n° 134), p. 125-137. GLIMOIS, N. « Argent sale, le poison de la finance ». Mano A Mano et France Televisions. 52’. 2012 BESANCON Kevin - 2013 CHAPITRE II : LA NATURE DE LA MENACE POUR LE CONTINENT EUROPEEN Dès 1998, l’ONU et le FMI alertaient sur les risques économiques que faisait peser le blanchiment d’argent à grande échelle. A l’époque en effet, ce blanchiment aurait été responsable de diverses crises bancaires et économiques majeures, au Japon en 1990, au Mexique en 1994 et enfin en Thaïlande en 1997. Ces crises hors du continent européen, ne seront pas analysées ici, cependant, la pertinence de l’analyse faite par le FMI à l’époque reste valable pour le blanchiment qui se déroule actuellement en Europe : « le blanchiment de l'argent a sur le comportement financier et la performance macroéconomique un impact qui se manifeste de plusieurs façons :des politiques erronées procèdent de mesures fausses dans les statistiques relatives à la comptabilité nationale; les taux de change et d'intérêt deviennent instables en raison des transferts de fonds transfrontaliers inattendus; le peu de solidité des avoirs entraîne un risque d'instabilité monétaire; la fausseté des déclarations de revenu perturbe la levée des impôts et la répartition des dépenses publiques; les ressources ne sont pas correctement affectées, en raison des distorsions 69 intervenues dans la fixation du prix des produits de base » Ces éléments expliqués rapidement nécessitent d’être repris. En effet, lorsqu’une méthode de blanchiment apparait efficace aux criminels, ceux-ci tentent alors de la reproduire. Ce blanchiment touche alors fortement une activité et peut la faire apparaitre comme une activité rentable alors qu’en réalité, elle ne l’est que par l’apport de l’argent sale. Ainsi, si elles existent, les aides étatiques dans ce domaine auront tendance à diminuer, mais aussi, des investisseurs « honnêtes » vont tenter de bénéficier de la bonne santé de cette activité en y développant leurs propres filiales. Seulement, les bénéfices ne seront pas toujours au rendez-vous, et l’on voit ici l’atteinte claire à la performance économique avec un appel d’air faussé qui empêche des investissement réellement rentables. Aussi, le crime organisé est caractérisé par des revenus extrêmement instables pour diverses raisons : les saisies, les saisons pour la production de drogue, l’arrêt des conflits, la perte de rentabilité d’un marché, etc. En cela, l’afflux d’argent est extrêmement variable et crée donc des variations d’activité importantes pour les entités dans lesquelles il est investi, que ces investissements soient au courant ou non de la provenance mafieuse de l’argent. Ainsi, se créeront des bulles et des effondrements réguliers dans les activités au sein desquels le crime organisé a placé son argent : immobilier, BTP, services, services 70 financiers . L’économie libérale ne pouvant s’accommoder des bulles répétées cherche constamment à les endiguer influençant alors la mise en place de mesures de la part du gouvernement ou des professionnels de l’activité eux-mêmes, cherchant à rétablir la stabilité économique du domaine sinistré. Il en ressort que l’économie légale est extrêmement affectée par cette concentration sur des incidents fictifs et sur lesquels ils ne peuvent rien. Le temps et l’argent investis dans la recherche de solutions en sont tout autant qui ne sont pas investis dans des secteurs réellement demandeurs de mesures qui peuvent, 71 elles, faire progresser l’activité économique . Plus récemment, Tracfin semble s’intéresser particulièrement au blanchiment qui aurait lieu dans la viticulture française et dans les transferts footballistiques. Ces activités génèrent en effet des circulations considérables 69 Communiqué de Presse, Département de l’information de l’ONU. Mai 1998.URL : http://www.un.org/french/ ga/20special/featur/launder.htm 70 71 ROUDAUT, M. Marchés Criminels un acteur global. Puf. 2010. 286 p. Rapport consultable en Ligne : « The IMF and the Fight Against Money Laundering and the Financing of Terrorism” 21 mars 2013. URL: http://www.imf.org/external/np/exr/facts/aml.htm BESANCON Kevin - 2013 29 Le continent européen face au crime organisé : Un enjeu moderne de sécurité. d’argent et seraient de plus en plus utilisées pour y insérer de l’argent sale se noyant 72 dans les quantités gigantesques et dans l’opacité des transactions . Nul doute que si ces inquiétudes sont avérées et font l’objet d’enquêtes approfondies, les sommes d’argent en question arrêteront d’affluer et l’on risque alors d’assister à un effondrement soudain et 73 incontrôlable de ces secteurs, conséquence directe de la crevaison de la bulle fictive . La menace et l’influence du blanchiment d’argent dans la sphère financière sont difficilement dissociables de ces processus, cependant, ces éléments seront analysées dans le troisième chapitre consacré à la prospective, et ce, du fait des évolutions de ce phénomène dans le contexte de crise économique. Deuxieme partie L’ATTEINTE A L’AUTORITE POLITIQUE ETATIQUE Cette partie se veut une explication des processus qui mènent les groupes criminels à vouloir encadrer de plus en plus la vie de leurs membres, mais aussi de la population du territoire sur lequel ils opèrent. Si Tommaso Buscetta, le célèbre repenti de la mafia siciloaméricaine, affirmait en 1963 que le mafieux est un animal essentiellement économique, et ce, par opposition au quidam qui serait par nature un animal politique, selon la célèbre maxime aristotélicienne, nous verrons ici que le crime organisé, pour perdurer et prospérer économiquement, doit parfois se rapprocher du dirigeant politique. Section A/ Crime Organisé et construction des Etats : des logiques dangereusement similaires Pour comprendre le danger réel de la fourniture de prestations similaires à celles offertes par un encadrement étatique, mais cette fois par le crime organisé, sera reprise ici l’analyse 74 de Charles Tilly comparant la construction des Etats européens depuis la renaissance à la construction des mafias depuis le XIXème siècle. Ces deux phénomènes procèdent selon lui d’un processus progressif semblable en de nombreux points. En effet, il démontre qu’à l’origine, les souverains d’Europe entretenaient des rapports conflictuels qui constituaient l’essentiel de leur activité, et, avec le besoin permanent de combattants et de financements, ils ont petit à petit organisé leurs territoires et leurs populations de manière à renforcer les liens qu’ils entretenaient avec ceux-ci. Le but profond de ce rapprochement était en réalité bien plus stratégique que sentimental : prélever toujours plus d’impôts, amener une partie toujours plus large de la population à combattre pour eux, mais aussi, favoriser l’accumulation de capital par une partie de la population, cette population enrichie étant capable de prêter de l’argent en quantité à l’Etat et d’investir de manière massive dans l’industrie militaire. Ce faisant, les détenteurs du pouvoir politique ont créé des identités, d’abord régionales puis nationales, galvanisées par l’intériorisation des ennemis au cours 72 Rapport consultable en Ligne : « Rapport d’activités et d’analyse 2012 ». Janvier 2013 URL : http://www.economie.gouv.fr/ tracfin/publications-2 73 74 Ibid TILLY, C. La guerre et la construction de l'Etat en tant que crime organisé . In: Politix. Vol. 13, N°49. Premier trimestre 2000. pp. 97-117. 30 BESANCON Kevin - 2013 CHAPITRE II : LA NATURE DE LA MENACE POUR LE CONTINENT EUROPEEN des différents conflits, jusqu’à parvenir aux Etats-Nations, puis, le hasard n’y étant pour rien, à devenir des Etats ultra-protecteurs (Etats-providences à l’Ouest et Communismes à l’Est) au sortir de la Seconde Guerre mondiale, dans une sorte de summum de l’idéal de fusion entre population et pouvoir politique. L’Etat en retour disposait d’une capacité de mobilisation humaine et économique maximale dans le cas du déclenchement d’un nouveau conflit, que ce soit par le service militaire ou l’industrie militaire florissante de ces mêmes années. Les nécessités de s’attacher la fidélité des sujets puis des citoyens ont donc poussé à transformer des concurrences claniques, voir individuelles - essentiellement pour contrôler des richesses, et ce, de manière similaire aux logiques mafieuses - en Etats structurés se confrontant les uns aux autres, tour à tour militairement et économiquement. L’objectif originel n’a selon Charles Tilly jamais eu avoir avec une quelconque volonté de créer une communauté culturelle, économique ou politique, ces désirs ont bien souvent été formulés ensuite pour mystifier la création des nations, des Etats, des systèmes politiques, et les légitimer, leur permettre de perdurer. De la même manière, on assiste à la formation d’un mythe autour de la création des mafias, et parfois des protomafias, avec un objectif : légitimer et fidéliser en impressionnant. Le retrait aujourd’hui de cet Etat implique donc d’ouvrir la voie à de nouvelles fidélités plus protectrices, du moins en apparence. Charles Tilly termine alors sa comparaison de manière équivoque en affirmant : «Aujourd’hui, l’analogie entre la guerre et la création de l’Etat, d’un côté, et le crime organisé de l’autre, 75 devient tragiquement juste » . On l’a vu, la fidélisation est donc l’essentiel du travail de l’Etat en construction, de même que le groupe mafieux. Ces fidélités obéissent au même besoin d’apparaitre comme légitime à protéger les individus et donc légitime à utiliser la violence, et même de disposer du monopole de celle-ci puisqu’il n’y a nulle protection légitime si violences concurrentes immaitrisables et donc instabilité sécuritaire. Cette instabilité peut bénéficier au fournisseur 76 de protection qui voit son activité justifiée mais l’historien de l’économie Frederic Lane a démontré que l’Etat a un intérêt économique réel à disposer du monopole, dans ce cas en effet, la protection lui revient beaucoup moins chère et il peut exiger plus de contributions des citoyens en justifiant cela par son efficacité maximale à repousser toute menace. Bien souvent, l’essence même de la différence entre la protection mafieuse et la protection étatique est présentée comme résidant dans le fait que la mafia est à l’origine de la menace pour laquelle elle propose sa protection, à l’opposé, l’Etat protégerait contre des menaces dont il n’est pas responsable. En réalité, Charles Tilly montre que bien souvent, les choix de l’Etat, principalement dans sa politique étrangère et énergétique, influence aussi la création de menaces et d’ennemis pour lui-même. Alors, avec le prétexte de protéger ses populations, l’Etat protégerait en réalité ses choix, pas toujours réalisés avec le consentement de la population ou du moins sans un consentement éclairé par des informations claires et un débat de fond. Charles Tilly, en reconnaissant qu’il exagère quelque peu la comparaison, présente simplement l’organisation étatique comme le stade avancé de l’organisation mafieuse, ayant réussi à apparaitre comme légitime à une très large majorité de la population. Si cette analogie quelque peu caricaturale doit être maniée du bout des doigts, il en reste néanmoins qu’elle comporte une forme de pertinence de par l’évidence de l’exposé et de par l’expertise reconnue de son auteur pour ce qui de la contestation sociale. En prolongeant quelque peu l’analyse, on peut alors comprendre les risques qu’il y a à voir se développer des activités mafieuses hors du commerce illicite et visant à asseoir un 75 Ibid 76 Ibid BESANCON Kevin - 2013 31 Le continent européen face au crime organisé : Un enjeu moderne de sécurité. pouvoir de type politique sur une population et un territoire. Sans aller jusqu’à imaginer une sécession prochaine des territoires mafieux, on peut envisager le risque de perte d’une grande part de leur souveraineté des Etats sur des zones contrôlées par des groupes criminels puissants financièrement et proposant des services proches de l’Etatprovidence aux populations de ces territoires. Il s’agit de faire de l’ensemble du territoire une « famille », une communauté unie dans un processus commun et peu disposée à opérer une quelconque autre allégeance, donc à coopérer avec les autorités centrales. L’Etat ne devient alors qu’un acteur éloigné, n’intervenant que dans les cas extrêmes, de manière exceptionnelle et ponctuelle. Cela va sans dire, ce type d’intervention se rapproche alors d’une intervention armée en territoire extérieur, en ajoutant à cela la faible souveraineté sur le territoire au quotidien, on observe alors l’ampleur du risque qui peut être comparable à un risque stratégique au sens où les conséquences subies par l’Etat central sont les mêmes que celles subies à la suite d’une défaite militaire (perte de souveraineté sur une partie du territoire ou du moins partage avec une autre autorité qui apparait légitime aux yeux d’une grande partie de la population). On se rapproche alors des affirmations de Jean-François Gayraud qui reconnait que si les groupes criminels ne sont pas une menace stratégique par nature, car ils désirent vivre dans l’ombre de l’Etat, ils peuvent le devenir par pratique, du fait de leur montée en puissance et de leur besoin de s’insérer dans l’économie et la politique 77 « classiques » . Alors, plus ou moins involontairement, les groupes criminels se retrouvent à assumer de plus en plus des prestations comparables à celles d’un Etat classique et cherchent même à accroitre leur emprise sur la vie politique locale. Section B/ L’encadrement des diasporas : une intégration par défaut Les diasporas ont toujours été un moteur essentiel de la propagation du crime organisé, en effet, quand des groupes nombreux d’individus quittent un territoire où le crime organisé est fortement implanté, certains d’entre eux sont alors tentés de reproduire les anciennes pratiques qu’ils ont pu expérimenter dans leur vie passée, en particulier s’ils ne parviennent pas à s’intégrer correctement sur leur nouveau territoire. De plus, le crime y voit bien souvent une opportunité d’étendre son activité en s’attachant les services de ces populations avec qui ils obtiennent un contact facile en raison de la langue commune, ou même d’une 78 connaissance de membres de la famille ou d’amis communs . C’est ce processus qui a mené par exemple à la création de la puissante mafia sicilo-américaine dès la fin du XIXème siècle qui, même à des milliers de kilomètres est restée longtemps contrôlée par des chefs 79 mafieux ne quittant pas l’île italienne, faisant office de fief. En Europe, ce même processus s’observe actuellement et il apparait que certaines diasporas, notamment albanaises et tchétchènes, disposent d’un encadrement fort par le crime organisé de leur pays d’origine qui favorise le captage d’une partie de ces populations 80 pour relayer ses activités . Les criminels d’une même diaspora fonctionnent alors en réseaux au sens où ils opèrent un maillage du territoire européen, traversant les frontières et disposant de « comptoirs » réguliers le long d’une route utilisée pour toutes sortes de trafics. On trouve ainsi un axe des clans albanophones allant du sud de l’Italie à la Mer du Nord et l’Atlantique. Les villes-étapes du chemin sont en premier lieu Bari, puis Rome, Savone, 77 78 79 Géopolitique du crime organisé. Odile Jacob. 2008. 447 p. Ibid LUPO, S. Histoire de la Mafia Des origines à nos jours. Champs histoire. 1996. 398 p. 80 32 GAYRAUD, J-F. Le monde des mafias ANTOINE, J-C. Au cœur du trafic d’armes Des Balkans aux banlieues. Vendémiaire. 2012. 216 p. BESANCON Kevin - 2013 CHAPITRE II : LA NATURE DE LA MENACE POUR LE CONTINENT EUROPEEN Gênes, Vintimille, une fois en France le trajet part de Nice, passe par Valence et atteint Paris. Le chemin se divise ensuite en plusieurs branches, la première part vers Londres, puis le Kent et enfin l’Irlande et maintenant l’Ecosse ; le second part vers la Belgique avant de se diviser de nouveau à Bruxelles, une première fois en direction d’Hanovre en passant 81 par Aix-la-Chapelle, et une seconde fois en direction d’Anvers . Tout le long de cet axe, les différentes opérations de police ont mis au jour des caches d’armes, de cocaïne, d’héroïne et de migrants clandestins, laissant imaginer un réseau très structuré et polymorphe. Si les mafias albanaises et tchétchènes se sont si bien implantées sur le territoire européen, c’est qu’elles ont bénéficié de plusieurs phénomènes concomitants, résultats des conflits ayant eu lieu sur leur territoire (sur le territoire Kosovar en ce qui concerne la mafia albanophone). En premier lieu, ces conflits ont entrainé l’accueil massif de populations issues de ces pays avec le statut relativement protecteur de réfugié. Parmi ces réfugiés se cachaient en réalité de membres des organisations mafieuses cherchant à étendre les activités du clan à l’étranger, de nombreux albanais se sont notamment faits passer pour 82 des Kosovars ne disposant plus d’aucun papier officiel , cela a été permis par la similarité de la langue et des connexions aisées entre les deux territoires. L’autre avantage de ces conflits réside dans l’arrivée massive de populations désœuvrées sur le territoire européen qui ne pouvait (ou ne voulait, le débat reste ouvert) pas toujours faire face à cet afflux soudain. Dans ce contexte de conflit, une partie de la population a fui le territoire d’origine sans aucune préparation, sans prévoir même un réel point d’arrivée et les filières criminelles d’immigration y ont alors vu une possibilité de proposer des « packs tout compris » proposant de prendre en charge l’émigration clandestine, choisissant la ville d’arrivée propice aux trafics, fournissant de faux ou vrais papiers et enfin un travail criminel plus ou moins bien rémunéré, pour rembourser toutes ces prestations. Afin d’éviter une intégration trop poussée sur le nouveau territoire et donc un risque de défection, ces clans criminels déplacent en permanence leurs « petites mains » au sein des « comptoirs » évoqués précédemment. Ainsi, il est difficile pour le nouvel arrivant d’apprendre la langue et les codes indispensables pour s’intégrer durablement, le repli communautaire et l’activité criminelle deviennent alors son seul horizon et l’ancien migrant poursuit son activité criminelle même bien après 83 avoir remboursé sa dette . Au final, il se construit alors un réel Etat dans l’Etat pour ces communautés criminelles qui obéissent à leurs propres codes plus qu’aux lois des Etats en question - qu’ils connaissent au final très peu - évoluent essentiellement dans leur langue, règlent leur différents par la violence puisqu’il leur est difficile de porter leurs litiges devant la justice, vivent d’activités illicites et ont même parfois leur propre « sécurité sociale » sous forme d’indemnités en cas de condamnation ou « d’accident de travail ». Encore une fois il s’agit de présenter ici un mécanisme illustrant un phénomène plus large, en effet, les villes-étapes décrites accueillent aussi des criminels issus d’autres diasporas, bosniaque, bulgare, rom, russe, azéri, géorgienne et encore d’autres, s’adonnant aux même types de trafics ou à des trafics complémentaires. Le fonctionnement de l’encadrement et de la fidélisation est alors relativement similaire avec un degré plus ou moins élevé de violence pour convaincre l’individu de continuer de participer à l’activité de sa « famille ». 81 Ibid et FARCY, F. « Comment s’implante la mafia à l’échelle locale, nationale puis européenne ». Notes d’alerte de la DRMCC. Décembre 2002. 82 83 ANTOINE, J-C. Au cœur du trafic d’armes GAYRAUD, J-F. Le monde des mafias Des Balkans aux banlieues. Vendémiaire. 2012. 216 p. Géopolitique du crime organisé. Odile Jacob. 2008. 447 p. BESANCON Kevin - 2013 33 Le continent européen face au crime organisé : Un enjeu moderne de sécurité. Section C/ Du filet social au contrôle politique : une allégeance indéfectible ? Si on l’a vu, il est relativement facile pour les groupes du crime organisé de s’attirer la fidélité d’une population exilée et désœuvrée, et ainsi de former une microsociété, la tâche est nettement plus difficile sur un territoire fixe avec une population ancrée là depuis des années. Cependant, le mécanisme d’autonomisation existe bel et bien. En premier lieu, il s’agit pour les mafias, de manière similaire aux Etats, de mettre en place un système de « filet social » face aux risques liés à la vie de mafiosi. De la même manière que vu précédemment pour ce qui se fait parfois au sein des groupes issus des diasporas, lorsqu’un membre de la mafia est en prison ou meurt, l’organisation prend alors en charge sa famille avec un système de « pension », mais peut aussi financer les études des enfants ou bien les soins médicaux exceptionnels, parfois cela va jusqu’à prendre en charge le financement d’une opération de chirurgie esthétique afin qu’un mafieux au visage 84 trop connu puisse « renaitre » . Le mafieux, par son action, a donc garanti à sa famille, et bien souvent même à sa famille éloignée, de ne pas vivre dans le besoin, ce qui n’est pas toujours une mince à faire dans les régions pauvres du sud de l’Italie, mais aussi en 85 Russie, en Europe de l’Est et en Turquie . On comprend alors l’emprise de la mafia et le rattachement d’une grande partie à ce système qui récompense la fidélité et la loyauté (l’omerta). Le revers de cet engagement mafieux est que si l’omerta n’est pas respectée, si 86 l’individu arrêté dévoile des informations aux autorités, alors sa famille se verra supprimée . Ce phénomène illustre bien une caractéristique du phénomène mafieux : l’organisation revêt son costume de bonne société, propre et protectrice, agissant pour le bien d’une population, mais seulement en période de fonctionnement normal, dès le retour des difficultés, les relents de système barbare réapparaissent comme finalement le seul moyen de préserver la puissance. C’est là la différence la plus visible pour une société selon qu’elle vive sous la coupe d’une organisation mafieuse ou d’un Etat moderne : la modération dans la réaction. Ainsi, en cas de difficultés, le premier « perd son sang-froid » et le système est mis en suspens provisoirement, tandis que pour le deuxième, les difficultés mettent peu à mal le fonctionnement ordinaire, des structures sont prévues pour affronter les difficultés sans bouleverser le système (on ne passe pas brutalement de la protection généreuse à la tuerie cruelle). L’essence même des groupes criminels est ainsi le plus visible dans ces « coups durs » : arrestations massives, perte d’un marché, « repenti » qui brise l’omerta, etc. Et l’on comprend bien qu’il n’y a qu’une apparence de « contrat social » entre la population et le pouvoir mafieux qui ne nourrit là que son propre intérêt en leurrant les individus. Cependant, pour des organisations tentaculaires telles que les mafias italiennes, russes ou turques, disposer de l’emprise sur un territoire doit obligatoirement passer par la fidélisation d’une partie de la classe politique et ne pas se limiter aux défavorisés locaux qui eux, s’ils offrent une main d’œuvre bon marché, ne disposent pas d’une réelle amplitude politique. Le but premier recherché dans le rapprochement avec les dirigeants politiques locaux est que ceux-ci n’accentuent pas la pression sur l’Etat central pour mener une politique anti crime organisé. En effet, ces politiques ont le plus souvent pour origine une exigence politique locale. 84 85 86 34 ROUDAUT, M. Marchés Criminels un acteur global. Puf. 2010. 286 p. GAYRAUD, J-F. Le monde des mafias Géopolitique du crime organisé. Odile Jacob. 2008. 447 p. LUPO, S. Histoire de la Mafia Des origines à nos jours. Champs histoire. 1996. 398 p. BESANCON Kevin - 2013 CHAPITRE II : LA NATURE DE LA MENACE POUR LE CONTINENT EUROPEEN Pour cela, les mafias utilisent divers stratagèmes. Un premier prend du temps, il consiste à prendre sous son aile un notable local, en général un chef d’entreprise, et, gratuitement, de lui faire bénéficier de tous les avantages que peut fournir une mafia à une entreprise (voir II) 1 B). Ensuite, une fois celui-ci visible sur la scène locale comme un entrepreneur ayant réussi, il bénéficie d’une aura considérable et peut se lancer en politique. Pour sa campagne, il profite du soutien de la mafia par le biais de financements élevés, l’obtention du silence forcé ou même de la complaisance de journalistes et enfin, bénéficie des votes de l’ensemble de la population rattachée de près ou de loin aux mafias 87 et obéissant aux consignes de vote . On voit donc bien là l’intérêt de la fidélisation primaire vue dans le paragraphe précédent : acquérir une réelle force politique. Une autre méthode plus directe mais ne permettant pas un contrôle total de l’individu, puisque celui-ci n’est pas entièrement redevable du groupe criminel, consiste tout simplement à « vendre » l’électorat mafieux à un candidat à une élection locale, en plus du prix à payer, celui-ci sera ensuite chargé au minimum de fermer les yeux sur les activités mafieuses. L’arrestation récente à Rome d’un Sénateur du PDL (Parti De la Liberté) est justement lié à des soupçons d’achat 88 massifs de voix à la ‘Ndrangheta . Mais quel poids électoral représentent les groupes du crime organisé ? Les seuls chiffres dont nous disposons actuellement concernent l’Italie, qui a mis en place une commission parlementaire antimafia disposant de beaucoup de moyens et réalisant des enquêtes approfondies sur l’enracinement du crime organisé dans ce pays « fief » du quatuor italien qui se répand désormais dans toute l’Europe. Ainsi, il en ressort que la ‘Ndrangheta contrôle environ 20% des voix en Calabre, ce qui suffit à faire basculer les majorités. A Palerme, ce sont près de 200 000 électeurs qui sont contrôlés par Cosa Nostra, ce qui implique nécessairement que la plupart des élus locaux doivent composer avec les 89 attentes des criminels pour espérer atteindre les plus hautes fonctions. Petit-à-petit, tenter de s’affranchir de cette répression étatique mène donc bien à tenter de s’affranchir de l’Etat tout simplement, au point de proposer quasiment un système de contre-société, avec une organisation mafieuse faisant office de doublon dans l’action pour de nombreux domaines du ressort des compétences étatiques traditionnelles (perspectives d’ascension sociale, filet social, juge de paix, système de prêts aux démunis, logements « sociaux », etc.) Cette action est alors justifiée par les groupes criminels comme une action paternaliste envers des populations qu’elles présentent comme leurs, et pour lesquelles elles auraient donc un devoir de protection. En réalité, sous ce mythe toujours entretenu et largement cru par une grande partie des populations concernées, c’est bien leurs intérêts que ces mafias protègent. Troisieme partie : cas d’étude : LE TRAFIC DE DECHETS : ILLUSTRATION D’UNE MENACE POLYMORPHE 87 88 89 GAYRAUD, J-F. Le monde des mafias Géopolitique du crime organisé. Odile Jacob. 2008. 447 p. AFP. « Italie : coup de filet anti-mafia à Rome et en Calabre. » Libération. 26 Juillet 2013 ROUDAUT, M. Marchés Criminels un acteur global. Puf. 2010. 286 p. BESANCON Kevin - 2013 35 Le continent européen face au crime organisé : Un enjeu moderne de sécurité. Si dans les deux précédentes parties, les activités mafieuses ont été abordées d’abord en partant de la menace qu’elle représente, cette partie s’attache à retracer le cheminement d’une activité et, au cours de ses différentes étapes d’en faire émerger les différentes menaces qu’elles représentent. En effet, contrairement à un ennemi classique qui agit par volonté de nuire, ici, la nuisance n’est qu’une conséquence de l’activité criminelle, qui, en soi, ne cherche pas créer le désordre, mais à prospérer économiquement, seulement, ce sont les marchés qu’elle contrôle et les méthodes employées qui ont indirectement des conséquences menaçantes à différents niveaux. C’est ce que cette partie s’attachera à démontrer : les menaces directes et indirectes, locales et globales. Section A/ L’aspect local : pollution, insalubrité et corruption Faisant régulièrement la une des journaux italiens et européens, l’amoncellement épisodique de poubelles dans les rues de Naples est révélateur d’un problème profond : l’accaparement du marché de traitement des déchets par la Camorra. En effet, la Camorra est devenue experte dans le traitement des déchets, du moins pour remporter les marchés publics le concernant. Ne respectant aucune norme environnementale, elle propose des prix défiant toute concurrence aux autorités, et ce, via des sociétés-écrans bien évidemment. Elle opère ensuite relativement simplement : elle déverse les ordures à ciel ouvert, et sans aucune mesure de traitement antipollution, sur des terrains qu’elle contrôle en banlieue ou dans la campagne napolitaine, pour cela, elle 90 empoche entre 1800 et 8600 Euros par camion . Une fois la pollution évidente pour tous, elle propose via d’autres sociétés-écrans, de dépolluer les zones concernées, bien sûr, comme elle ne le fera qu’en apparence, en déplaçant les déchets sur d’autres terrains qu’elle 91 contrôle, elle propose un prix dérisoire et remporte de nouveau le marché . A chaque fois que les autorités centrales tentent de mettre un frein aux activités de la Camorra, que ce soit en général (trafic de drogue, d’armes, racket) ou plus spécifiquement en ce qui concerne les ordures, la Camorra paralyse le système de ramassage des ordures et laisse la situation pourrir, tout comme les ordures. Sous la pression populaire liée à l’insalubrité manifeste de ces différentes crises des ordures napolitaines, le gouvernement cède et laisse la Camorra 92 agir librement . Ces crises des ordures présentent aussi l’avantage de focaliser les autorités sur leur résolution et non plus sur les enquêtes en cours sur les activités de la Camorra, le gouvernement en est même venu à faire appel à l’armée pour décontaminer la ville en 2008 93 et 2011 , ce qui implique une coordination chronophage pour les pouvoirs publics. Cela mobilise effectivement des moyens et des hommes qui ne sont pendant ce temps-là pas utilisés pour lutter contre la criminalité. On mesure bien ici le pouvoir de contrainte qu’exerce actuellement les mafias sur l’Etat italien, mais aussi le mécanisme mafieux du pompierpyromane puisque les habitants eux-mêmes réclament au gouvernement de relâcher la pression sur la Camorra afin que celle-ci les libère des ordures qui les envahissent. Au-delà de la menace que cela représente en matière de souveraineté pour l’Etat, cela l’empêche aussi de pourvoir à l’une de ses missions principales : celle d’assurer la santé publique. En effet, les conséquences sont désastreuses pour les régions concernées puisque les risques de cancer du foie, des poumons ou de l’estomac explosent selon un rapport de 90 91 92 93 36 ROUDAUT, M. Marchés Criminels un acteur global. Puf. 2010. 286 p. GLIMOIS, N. « Argent sale, le poison de la finance ». Mano A Mano et France Televisions. 52’. 2012 Ibid AFP « Ordures/Naples : Intervention militaire ». Le Figaro. 05 Mai 2011. BESANCON Kevin - 2013 CHAPITRE II : LA NATURE DE LA MENACE POUR LE CONTINENT EUROPEEN l’OMS de 2007, mais aussi, selon ce même rapport, dans certaines communes très polluées, la mortalité masculine augmente de 9% et la mortalité féminine de 12% par rapport à 94 la moyenne nationale . Ces pollutions ont aussi des conséquences désastreuses pour l’économie de la région et en particulier l’agriculture qui doit faire avec des sols toujours plus pollués. Cette pollution a d’ailleurs mené à l’élimination de plus de 6000 têtes de bétail en 2003, à Caserte dans la campagne de Naples, en raison de la présence d’un taux de dioxine dix fois supérieur à la normale dans le lait utilisé pour fabriquer la Mozzarella, spécialité 95 culinaire napolitaine . Au final, les conséquences ont été la baisse terrible des ventes du fromage italien à travers l’Europe, victime de sa réputation, et même du boycott officiel de 96 la Mozzarella par la Corée du Sud , un réel handicap pour l’économie locale. Section B/ L’aspect européen : distorsions de concurrence, sousdéveloppement et trafics divers De ce petit trafic limité à la ville de Naples, la Camorra a très vite cherché à étendre son « expertise » en matière de traitement des déchets, ainsi, elle a approché les grandes industries polluantes du Nord de l’Italie, quand ce ne sont pas elles qui ont directement contacté la Camorra, on en revient ici à l’Amphisbène. Celles-ci disposaient alors de déchets toxiques extrêmement difficiles et coûteux à recycler en raison de la pénurie italienne 97 d’installations de traitement de ce type de déchets . On observe alors des situations où les industries polluantes font traiter leurs déchets par des sociétés mafieuses qui ,au prix fort, les déverse simplement dans des décharges à ciel ouvert ou les enfouissent dans les campagnes du sud de l’Italie, et ce, sans aucune considération pour une quelconque norme de sécurité sanitaire alors que les déchets en question sont bien plus dangereux 98 que les déchets ménagers évoqués précédemment . Ce type de « traitement » peu cher comparé à un réel traitement rend l’activité des entreprises polluantes du Nord bien plus attractives que d’autres pratiquant le même type d’activités mais hors du territoire italien. La conséquence en est donc de nouveau le risque de distorsion de concurrence qui avantagerait ces entreprises italiennes, mais aussi, favoriserait une « bulle » dans ce type d’activités, qu’elle soit le fait de l’implantation d’entreprises étrangères dans la région ou bien de l’augmentation de l’activité des entreprises existantes. Ainsi, malgré tous les avantages que présente effectivement l’Italie en matière d’industrie chimique, on peut s’interroger sur la part attribuable à celui du traitement « low-cost » des déchets dans le renouveau du dynamisme de l’industrie chimique italienne depuis le début des années 2000 et même 99 l’implantation de nombreux grands groupes étrangers dans la région . Au final, l’acteur qui fait les frais de cette activité est l’Etat italien, régulièrement menacé de sanctions financières par l’Union Européenne et devant en permanence se justifier d’une 94 95 96 97 ROUDAUT, M. Marchés Criminels un acteur global. Puf. 2010. 286 p. AFP. « La Mozzarella victime des poubelles de Naples ». Le Figaro. 26 mars 2008 POPHAM, P. « Mozzarella crisis widens after South Korea boycott ». The Independent. 25 mars 2008. Communiqué de Presse de l’Union Européenne. 12 décembre 2006. URL : http://europa.eu/rapid/press- release_IP-06-1756_fr.htm?locale=fr 98 99 GLIMOIS, N. « Argent sale, le poison de la finance ». Mano A Mano et France Televisions. 52’. 2012 « Italie : l’industrie chimique » Notes sectorielles. France Monde Express. 14 décembre 2009. BESANCON Kevin - 2013 37 Le continent européen face au crime organisé : Un enjeu moderne de sécurité. situation catastrophique dans le traitement des déchets toxiques d’une industrie pourtant 100 en pleine expansion . Toutefois, en raison de cette toxicité extrême des déchets et des risques de représailles de l’Etat italien, les mafias cherchent alors à faire quitter les frontières italiennes à leurs déchets pour se diriger vers des territoires encore moins encadrés par les normes environnementales. La décharge de Glina, en banlieue de Bucarest, serait alors une de leurs destinations favorites. Cette activité extrêmement lucrative aurait même poussé les mafieux à investir dans cette décharge au moins pour deux raisons : le détournement de fonds européens destinés à la modernisation des installations de traitement de déchets, mais aussi la possibilité d’accueillir aussi des déchets provenant d’autres mafias ou protomafias 101 pratiquant aussi le trafic de déchets dans la région . On parle alors bien souvent de « sous-développement organisé » lorsque l’activité mafieuse capte des fonds destinés à la modernisation et dégrade considérablement l’environnement et la sécurité sanitaire d’une région déjà défavorisée. A travers cette question du trafic de déchets, on observe aussi les mécanismes de diffusion des activités mafieuses à travers l’Europe et la capacité permanente de ces groupes à conquérir de nouveaux marchés. Cependant, les implications de ce trafic ne s’arrêtent pas là, elles s’étendent même au-delà du territoire européen. Section C/ L’aspect global : l’Europe, sous-traitante de la gestion des risques Si la décharge de Glina semble être devenue récemment la destination favorite du trafic de déchets, elle ne constitue pas la destination exclusive de ce trafic. En effet, le trafic de déchets serait aussi largement exporté vers les pays sous-développés par voie maritime, là-bas, les risques encourus sont encore amoindris par rapport à ceux qui existent en Roumanie. Ainsi, selon l’OCLAESP (Office central de lutte contre les Atteintes à l’Environnement et à la Santé Publique) qui dépend du ministère de l’intérieur français, 102 près de 10% du fret maritime mondial serait composé de ces déchets toxiques interdits 103 à l’exportation selon la convention de Bâle . La Somalie, pourtant bien éloignée du territoire européen, constituera la destination finale de ce cas d’étude. En effet, le développement du crime organisé dans cette région est directement lié à l’existence du crime organisé sur le continent européen. De plus, l’opération Atalante est l’une des plus importantes de l’UE en matière de PESD (Politique Européenne de Sécurité et de Défense) avec le déploiement permanent de bâtiments 104 de plus de 15 Etats membres . L’éloignement n’enlève donc pas beaucoup à l’aspect européen du problème. A l’origine de tout cela, l’éclatement de l’Etat somalien en 1991 à la chute du Président-Dictateur Mohammed Siad Barre et le chaos qui s’en est suivi. Dans ce contexte 100 Communiqué de Presse de l’Union Européenne. 12 décembre 2006. URL : http://europa.eu/rapid/press- release_IP-06-1756_fr.htm?locale=fr 101 102 103 GLIMOIS, N. « Argent sale, le poison de la finance ». Mano A Mano et France Televisions. 52’. 2012 HOFSTEIN, C. « Un juteux trafic planétaire ». Le Figaro Magazine. 15 octobre 2007. 175 Etats signataires sur l’interdiction de l’exportation de déchets toxiques depuis sa création en 1989. 104 « Opération EU/NAVFOR Somalie/ Atalante – lutte contre la piraterie ». URL : http://www.defense.gouv.fr/operations/ piraterie/dossier/operation-eu-navfor-somalie-atalante-lutte-contre-la-piraterie 38 BESANCON Kevin - 2013 CHAPITRE II : LA NATURE DE LA MENACE POUR LE CONTINENT EUROPEEN anarchique, la surveillance de la façade maritime somalienne a alors disparu brutalement. Les organisations criminelles, et en particulier européennes, y ont alors vu une formidable décharge ne souffrant d’aucune forme de contrôle s’ouvrir à eux. Des quatre grandes mafias italiennes, seule Cosa Nostra serait restée à l’écart de ce trafic. En ce qui concerne la ‘NDrangheta et la Camorra, il semble qu’elles affrètent directement des navires chargés de déchets toxiques qui vont se délester de leur cargaison au large des côtes somaliennes, 105 mais aussi parfois soudanaises et érythréennes . Ces déchargements ne sont possible que parce qu’ils ont trouvé des arrangements pour rémunérer des chefs locaux, les échanges se payent alors principalement avec des armes. C’est à ce moment que la troisième mafia, la Sacra Corona Unita, intervient, ils opèrent comme relais entre mafias albanophones et les deux mafias précitées pour faire transiter des cargaisons d’armes dont la mafia albanaise dispose en quantité pour les raisons évoquées au premier chapitre. Le vice de ce trafic déchets contre armes réside alors dans le fait que les mafias poussent ainsi 106 à la perpétuation des conflits locaux pour entretenir ces zones de non-droit . Ces mafias italiennes s’emploient donc à déverser des déchets toxiques de grandes entreprises victimes de la pénurie d’organismes de traitement en Italie ou tout simplement préférant s’allier aux mafias plutôt que d’appliquer les normes étatiques contraignantes de traitement de ce type de déchet. Le résultat a été terrible avec des quantités énormes de polluants très dangereux tels que le plutonium, le Thorium 234 ou encore le sulfate 107 d’ammonium qui venaient s’échouer sur les rives somaliennes et contaminer des villages entiers de pêcheurs avec pour finalité des phénomènes spectaculaires d’enfants naissants 108 avec des malformations jusqu’alors inconnues . Ces villages de pêcheurs ont alors commencé à s’organiser pour créer une sorte de milice de garde-côtes rudimentaire afin de se protéger des navires à la source de ces pollutions, mais aussi des navires de pêche, notamment coréens et japonais, qui venaient pêcher au détriment de tout respect des 109 eaux territoriales . Très vite, le manque de moyen, l’impossibilité de toucher un salaire pour un tel travail, sans oublier la culture de la piraterie ancestrale de la région et l’afflux de richesses circulant dans le Golfe, les a poussés à pratiquer la piraterie à une échelle toujours plus grande, jusqu’à devenir l’essentielle de leur activité. Assez rapidement aussi, les rares représentants de l’autorité politique somalienne se sont intéressés à la piraterie et ont alors proposé leurs services : renseignements sur la circulation des navires et leur contenu, blanchiment de l’argent dans des banques sous leur contrôle, protection judiciaire, 110 etc. Leur taxe pour ces services étant en augmentation constante, les rançons exigées sont devenues de plus en plus élevées et les bénéfices de ces rançons de moins en moins bénéfiques aux anciens pêcheurs. Si l’on en croit les professionnels, les conditions de vie dans les villages côtiers ne se sont pas vraiment améliorées, « ils meurent un peu moins de faim tout au plus » concède B.L. à ce propos, avant d’affirmer que la quasi-totalité des 111 revenus de ces rançons bénéficient à la mince élite politique du pays . 105 KOUTOUZIS, M. PEREZ, P. Crime, trafics et réseaux . Géopolitique de l'économie parallèle. Ellipses. Juin 2012. 316 p. 106 107 108 109 110 111 Ibid Ibid Voir entretien B.L. Ibid Entretien B.L. Ibid BESANCON Kevin - 2013 39 Le continent européen face au crime organisé : Un enjeu moderne de sécurité. Il en ressort une des caractéristiques essentielles de l’apparition du crime organisé : la fausse bonne solution. Effectivement, la création de groupes criminels se fait souvent en réaction d’une situation difficile ou une pénurie et apparait dans un premier temps comme une échappatoire salvatrice, surtout pour les populations les plus pauvres et les plus touchées. En réalité, la suite est toujours la même, l’activité criminelle sert très vite à enrichir de rares bonnets du crime et met en difficulté la population pauvre qui fournit le bras armé du crime organisé, ne bénéficiant que peu de l’argent du crime et étant la cible principale de la répression. Il est à retenir aussi la vieille dynamique du crime qui entraine le crime, en effet, l’une des conséquences des activités mafieuses européennes a été d’en attiser d’autres très loin des côtes du vieux continent, et pourtant, d’une telle ampleur qu’il s’agit aujourd’hui d’une des menaces créant le plus de consensus en matière de politique étrangère des Etats européens. Aussi, ce phénomène illustre la nouvelle ère d’impunité dans laquelle évoluent les mafias, de fait, ce ne sont une fois de plus pas eux qui sont victimes des attaques des pirates, mais des navires de transport du monde entier. Au final, comme dans le cas des condamnations de l’Italie par l’Union Européenne pour le traitement des déchets, ce sont les Etats qui doivent assumer les conséquences politiques des activités mafieuses en déployant des moyens considérables. Un œil cynique pourrait alors analyser la mission Atalante comme une simple activité de sous-traitement des risques engendrés par les activités criminelles. 40 BESANCON Kevin - 2013 CHAPITRE III : LA PROSPECTION : TENDANCES DES ANNEES A VENIR POUR LE CRIME ORGANISE CHAPITRE III : LA PROSPECTION : TENDANCES DES ANNEES A VENIR POUR LE CRIME ORGANISE Premiere partie : LES EVOLUTIONS DANS LES METHODES Cette partie est consacrée essentiellement aux évolutions récentes des méthodes utilisées par le crime organisé. D’une manière générale, on peut dire que celles-ci visent toutes à se rapprocher du fonctionnement « normal » d’une activité économique, que ce soit dans les techniques commerciales pures (utilisation de grossistes et de commerciaux), ou bien plus dans l’apparence (flou apparent entre légalité et illégalité). Section A/ Cybertrafics et drogues de synthèse L’analyse de la cybercriminalité se fera ici par le potentiel d’élargissement des possibilités de rencontres entre offre et demande en matière de trafics. La cybercriminalité s’étend bien évidemment aussi au piratage de données informatiques confidentielles pour des personnes privées ou des gouvernements, aux « cyber braquages » ou aux « cyberattaques », cependant, ces actions s’avèrent être bien souvent le fait de hackers n’ayant pas de liens avec la grande criminalité organisée mais beaucoup plus avec des gouvernements ou des organisations à l’idéologie libertaire floue (Wikileaks et Anonymous), voir à agir simplement pour leur propre compte ou pour une très petite structure. En matière de trafics donc, Internet offre des possibilités nouvelles aux criminels, l’avantage réside ici dans la possibilité d’être extrêmement visible pour passer un message publicitaire sur les produits vendus mais aussi de devenir indétectable au milieu d’un flot ininterrompu de connexions. Les pirates jouent aussi en Europe sur la frontière floue entre produits légaux et illégaux en revendant des drogues de synthèse, parfois plus puissantes que la drogue copiée, mais qualifiées d’ « euphorisants légaux ». Ce marché n’est pas anodin puisque l’OEDT signale avoir recensé, en Janvier 2012, 693 boutiques en ligne (en nette augmentation par rapport aux années précédentes) proposant toutes sortes de 112 drogues de synthèse semi-légales et livrables sur le continent européen . Pour donner un simple exemple, Youtube offre un formidable potentiel de publicité au travers des commentaires des vidéos les plus vues. En sélectionnant ces vidéos, on peut aussi sélectionner une clientèle spécifique. Ainsi, à l’été 2013, on a pu voir proliférer au bas 112 Rapport consultable en Ligne. « Rapport Européen sur les drogues 2013 » URL : http://www.ofdt.fr/BDD/publications/ docs/edr2013rap.pdf BESANCON Kevin - 2013 41 Le continent européen face au crime organisé : Un enjeu moderne de sécurité. des clips de rap américains et européens totalisant des centaines de millions de vues des commentaires aussi explicites que ce dernier : “ACTAVIS PROMETH COUGH SYRUP WITH CODEINE, MEDICAL MARIJUANA AND PAIN KILLER PILLS AVAILABLE CONTACT (774)901.4724 Or email at [email protected] SERIOUS BUYERS ONLY PLEASE sealed 16oz and 32oz bottles available at good prices. Hydros Yellows, Hydros Blues , 30mg IR ritalin, 30mg IR adderall, Percocet 5mg-round white, Percs 10mg, Morphine Dilaudid, Xannies (White and yellow Bars), Roxi 30 blues, OC 80's, Fent pops 113 Atiq , vicodin, Molly, 10mg watson 932, LSD” Si l’on ne parlait pas ici de drogues en tout genre (Codéine, Marijuana, LSD, Morphine et l’ensemble de leurs dérivés présentés comme des antidouleurs), ce message pourrait s’apparenter à une simple annonce publicitaire cherchant à écouler des produits bas de gamme. Ici, en toute impunité apparente, les messages se multiplient au fil des jours en fournissant une adresse email, un numéro de téléphone (dont l’identifiant laisse penser que l’offreur se trouve dans Rhode Island aux Etats-Unis) et en précisant bien « SERIOUS BUYERS ONLY », comprendre que les revendeurs exigent une clientèle sérieuse et pas n’importe quel petit consommateur prépubaire. Les doses sont affichées selon une notice presque pharmaceutique et l’on s’engage à ce que les bouteilles disposent de bouchons scellés, gage d’une qualité non-altérée par les différents intermédiaires tentant de s’accorder un bénéfice sur le produit. L’ensemble des produits proposés disposent d’une justification proche de la légalité, on ne propose pas ici de la codéine directement mais du sirop pour la toux qui en est chargé, la marijuana est dite « médicale », les autres produits sont des antidouleurs puissants et dont la légalité varie en fonction des Etats, enfin le LSD est proposé en se maquillant dans une pseudo signature. On voit ici la professionnalisation des trafics permises par internet. Au lieu de racoler dans la rue et d’être repéré par la police sur un territoire précis et avec un visage identifié, les trafiquants agissent masqués dans un océan de semblables. Le marché immense leur permet alors de choisir leur clientèle pour s’éviter trop de risques d’approcher les autorités. Les autres trafics ayant lieu sur internet sont connus et vastes, la contrefaçon de vêtements de marque ou de cigarettes sur les sites de vente en ligne, mais aussi le vente de matériels permettant de « remilitariser » des armes démilitarisées qui ne font l’objet d’aucun contrôle dans leur circulation puisqu’elles sont considérées comme objets décoratifs ou de collections. Il reste que selon Jean-Charles Antoine, il est assez facile d’acheter sur internet un canon neuf pour une valeur d’environ 50 euro et de remplacer l’ancien qui a été percé ou obstrué par soudure, l’arme retrouve alors toutes ses capacités de nuisance 114 en plus de n’être référencée dans aucun fichier officiel . Ce problème n’est par contre pas nouveau, en France, dès 1998 le rapport Cancès soulignait l’obsolescence du cadre 115 juridique concernant les armes à feu . Il faut croire que peu d’efforts en la matière ont été réalisés depuis, puisqu’en Juin 2010, un rapport d’information de la mission d’information 113 Avec le compte Youtube créé en Juillet 2013 et au nom du pseudonyme de Pirata Zamani, des centaines de ces commentaires ont été recopiés de la sorte pour des vidéos totalisant des centaines de millions de vue. 114 115 ANTOINE, J-C. Au cœur du trafic d’armes Des Balkans aux banlieues. Vendémiaire. 2012. 216 p. Rapport consultable en Ligne: “La réglementation des armes et la sécurité publique”. 1998. URL : http://www.securite- sanitaire.org/anciensite/armesafeu/cances.htm 42 BESANCON Kevin - 2013 CHAPITRE III : LA PROSPECTION : TENDANCES DES ANNEES A VENIR POUR LE CRIME ORGANISE sur les violences par armes à feu et l’état de la législation réaffirmait le problème liés à la 116 remise en état d’armes de catégorie 8 (neutralisées) par des groupes criminels . Section B/ Réseaux et Intermédiaires Si cette puissance sous-jacente mondiale et unifiée, parfois attribuée aux groupes mafieux, n’existe évidemment pas, de nouvelles méthodes impliquant des liens plus forts et plus difficilement perceptibles entre les mafias des différents continents tendent à asseoir l’idée du renforcement partiel de certains liens, s’organisant sur le modèle des multinationales classiques et abandonnant petit-à-petit le mode de fonctionnement « à l’ancienne » basé sur des gages fournis par des « hommes de confiance » et des alliances versatiles. Désormais, ce sont bien souvent des intermédiaires grossistes qui s’occupent de ces liens et la confiance ne repose alors plus sur les autres organisations criminelles, mais sur ces intermédiaires, qui paient rapidement et intégralement et ne laissent pas de corps sur leur 117 passage . Ce mode de fonctionnement offre alors plus de possibilités de liens indirects entre les mafias, en effet, peuvent faire des affaires entre elles, par l’intermédiaire de ces « commerciaux » des groupes criminels qui n’entretiennent pas forcément de relations de confiance, voire pas de relations du tout, mais partagent l’appât du gain et la relation à cet intermédiaire. Alors pourquoi parle-t-on de réseaux ? Parler de réseaux en parlant de l’organisation criminelle revêt deux réalités organisationnelles de ces groupes. En premier lieu le caractère nécessairement multi-activités de celles-ci. En effet, il faut pouvoir maitriser différentes techniques pour mener une activité à bien. Par exemple, pour faire passer des frontières à de la marchandise de contrebande en grandes quantités il faut disposer de caches et de zones de stockage des deux côtés, il faut aussi maitriser la falsification de documents officiels, voir la fabrication de ceux-ci, disposer dans la plupart des cas de fonctionnaires corrompus et enfin, des contacts des deux côtés de la frontière. Le concept de réseau s’applique donc à la fois à une toile d’individus et d’activités automatiquement connectés. Le fait de maitriser ces techniques et de disposer d’un réseau d’individus experts dans leur domaine pousse alors les groupes criminels à s’étendre à d’autres activités qu’ils peuvent maitriser, toujours dans cette logique de conquête de marchés. En effet, les espaces de stockage et la maitrise de la falsification de documents de transports permettent de s’attaquer aussi bien au marché de la contrebande que celui de la drogue et de l’immigration clandestine. On trouve alors une multiplicité d’activités s’étendant sur des zones géographiques toujours plus vastes, avec des points d’activités intenses que sont les zones frontalières et portuaires ainsi qu’une zone de planification et de direction correspondant à l’emplacement originel de la « famille ». Ce tissu d’individus, d’activités et de compétences répond alors à la même logique de fonctionnement que les entreprises et leur sous-traitants organisés dans l’espace. C’est cette logique de réseaux étendus géographiquement et de flux qui rend pertinent une analyse empruntant à la géopolitique. 118 Pour Jean Michel Dasque , c’est cette logique de réseaux qui prend le dessus sur l’ancienne organisation mafieuse proche de la mono-activité (Cosa Nostra le marché des cigarettes de contrebande, la Camorra la corruption de marchés publics, les mafias turques les drogues, la mafia américaine les jeux et la prostitution, la mafia russe les 116 Rapport consultable en ligne : « Rapport d’information de l’Assemblée Nationale sur la violence par armes à feu et l’état de la législation ». 22 Juin 2010. URL : http://www.assemblee-nationale.fr/13/rap-info/i2642.asp 117 Heuzé, R. « Fin de partie pour Roberto Pannunzi, empereur du trafic de drogues ». Le Figaro. 08 Juillet 2013 118 DASQUE J-M. Géopolitique du Crime International. Ellipses. 2012. 236 p. BESANCON Kevin - 2013 43 Le continent européen face au crime organisé : Un enjeu moderne de sécurité. armes et la prostitution, la mafia géorgienne les voitures volées). Ainsi, de même que l’entreprise, les mafias s’adaptent, abandonnent la maitrise d’une production de l’amont à l’aval (verticale) pour s’organiser avec des sous-traitants, des intermédiaires, des grossistes et des commerciaux, devenir pluriactivité afin d’éviter les coups durs des années 1970 et quatre-vingt, lorsqu’une production était ciblée par les autorités et qu’une famille se retrouvait décimée (la fin de la Pizza connection et des Corleonesi). Désormais, on se partage les niveaux entre les groupes criminels mais les activités sont l’affaire de tous, chacun étant spécialisé dans un secteur. Cette liaison dans un processus commun pousse alors aux alliances, du moins aux partenariats, essentiellement à un niveau régional (bien souvent très semblables aux ensembles économiques régionaux classiques), Le crime organisé s’insère ainsi dans la dynamique de pouvoirs régionaux se partageant l’économie mondiale dans une logique mêlant concurrence et partenariats. Jean-François Gayraud parle alors de « criminels managers » qui sont plus connus pour leur carnet d’adresse (réseaux) et leur capacité de gestion, que par la peur qu’ils engendrent par leur faits 119 d’armes . Ainsi, la situation évoluerait de telle sorte que les yakusas sous-traitent des exécutions d’individus à Londres et Paris à des groupes criminels albanais, les triades chinoises font transiter des immigrés clandestins vers l’Europe via les groupes criminels maliens, les Cartelitos (descendants des grands cartels colombiens des années quatrevingt-dix) font des affaires avec la Camorra napolitaine sur le territoire espagnol et enfin les triades chinoises poussent à ce que la majeure partie des textiles chinois arrivent en Europe par le port de Naples contrôlé par la Camorra, celle-ci rémunérant ensuite les triades pour ce service rendu avant de s’approprier une partie de ces marchandises, de transformer des vêtements basiques en contrefaçon de grandes marques et de les écouler en quantités 120 massives sur le territoire européen . Section C/ Les conséquences de la crise : le crime organisé dans la vie quotidienne 121 Le dernier rapport SOCTA (Serious and Organized Crime Threat Assessement) délivré par Europol en mars 2013, fait état de légers changements dans les méthodes mises en œuvre par le crime organisé. En effet, les populations de l’Europe touchées par la crise représentent un nouveau marché auquel il faut pouvoir s’adapter. La difficulté réside bien souvent dans le fait que ces populations, même appauvries, ne souhaitent pas, de près ou de loin, s’associer au crime organisé. Celui-ci doit donc apparaitre de plus en plus respectable pour pouvoir atteindre sa « clientèle » potentielle. Ainsi, au lieu de profiter de cette population pour la faire participer à des activités directement criminelles, les groupes du crime organisé choisissent de leur fournir des services et des produits « low-cost » proches de ceux proposées dans la sphère légale. Ainsi, comme le confiait X.R. lors de l’entretien réalisé pour ce mémoire, l’une des activités d’avenir des criminels réside dans la contrefaçon de produits de consommation quotidiens, 122 et non plus uniquement dans la contrefaçon de produits de luxe . Le rapport SOCTA signale ainsi le développement de la contrefaçon de détergents, de cosmétiques, de 119 120 121 GAYRAUD, J-F. Le monde des mafias ROUDAUT, M. Marchés Criminels Géopolitique du crime organisé. Odile Jacob. 2008. 447 p. un acteur global. Puf. 2010. 286 p. Rapport consultable en ligne. « Serious and Organized Crime Threat Assessement ». Mars 2013. https://www.europol.europa.eu/ sites/default/files/publications/socta2013.pdf 122 44 Voir entretien X.R. BESANCON Kevin - 2013 CHAPITRE III : LA PROSPECTION : TENDANCES DES ANNEES A VENIR POUR LE CRIME ORGANISE cigarettes, d’essence, de médicaments et même de nourriture vendus sur des marchés locaux ou sur internet et où la frontière entre produits licites et illicites n’est pas toujours visible. Pour obtenir ces produits à peu de frais, les mafieux font bien souvent transiter les marchandises via la Turquie depuis le Sud-Est asiatique, mais aussi, font directement transiter des travailleurs immigrés pour qu’ils réalisent sur place ces biens de consommation dont la production doit être quotidienne et sûre, pour en revenir à la logique d’entreprise à laquelle les mafias s’accoutument, on peut parler ici de production à flux tendus. En effet, si la crise et le chômage en Europe devraient avoir coupé l’envie de beaucoup de candidats à l’émigration vers l’Europe, on constate pourtant une recrudescence du travail d’immigrés exploités dans des ateliers clandestins. Ainsi, se développe une véritable industrie souterraine du « low-cost ». La production de contrefaçon se professionnalise et début août 2013, une « usine » de contrefaçon de voiture Ferrari et Aston Martin, confectionnées à partir de pièces de qualité médiocre, a même été découverte en Espagne. En moyenne, les revendeurs faisaient payer 40 000 Euros l’unité contre plus de 200 123 000 Euros sur le marché classique . La contrefaçon dans le domaine des pièces mécaniques de voiture, camions et autres véhicules (on a même retrouvé des pièces 124 d’avion de contrefaçon au Bengladesh ) serait en effet en plein renouveau . Aussi, l’Europe serait de plus en plus touchée par la contrefaçon de médicaments, auparavant réservée principalement aux marchés asiatiques et africains, les coupes budgétaires dans le secteur de la santé des pays les plus gravement touchés la crise jouant apparemment un grand rôle. En 2009, en seulement deux mois, l’Union Européenne a ainsi mené de grandes opérations de saisies de ces produits et le résultat s’est avéré bien plus élevé que prévu : 34 millions 125 de comprimés contrefaits récupérés . Le développement de la contrefaçon est inquiétant à plusieurs titres pour l’Europe. les effets sur la sécurité sanitaire, mais aussi sur la sécurité des transports sont évidemment désastreux : empoisonnement, développements de maladies graves, accidents de la route 126 ou même aériens . De plus, la détection de l’origine des problèmes engendrés est souvent difficile et l’impunité des criminels dans ce domaine représente un attrait particulièrement important pour l’ensemble des groupes criminels. Si ces marchés ne sont pas toujours le fait de la grande criminalité organisée, elle est obligatoirement présente dans le transport des marchandises, des immigrés clandestins, mais aussi dans la confection sur le territoire européen. On observe alors le développement d’un autre type de criminel, après le criminelmanager vu précédemment, le criminel petit-producteur, bien inséré sur un marché local dont les consommateurs risquent apparemment difficilement de changer d’habitude pour consommer des produits plus chers. Les autres conséquences principales sont : le « trou » dans les recettes fiscales de l’Etat et la baisse d’activités ou la fermeture d’entreprises pour les activités victimes d’une trop grande contrefaçon. 123 124 125 126 Opper, M. « Des ateliers de fausses Ferrari et Aston Martin Démantelés ». Le Figaro. 01 Août 2013. Entretien X.R. AFP : « l’UE s’alarme de la contrefaçon grandissante de médicaments. » . Libération. 07 décembre 2009. Mickael Roudaut cite ainsi l’accident aérien sur le vol 394 Partnair entre Oslo et Hambourg en 1989, 55 ont péri en raison d’un vérin contrefait qui ne s’est pas déplié. BESANCON Kevin - 2013 45 Le continent européen face au crime organisé : Un enjeu moderne de sécurité. Deuxieme partie : LE DEVELOPPEMENT DES ACTIVITES A MOINDRE RISQUES Section A/ Se rendre indispensable pour perdurer : l’insertion du crime organisé dans la sphère financière Cette partie s’appuie bien plus sur des inquiétudes des acteurs de la lutte contre le crime organisé que sur des données empiriques issues d’enquêtes approfondies. De fait, l’absence de données est flagrante en ce qui concerne le thème de cette section, pourtant, les soupçons ne manquent pas. Il ne s’agit pas ici d’étudier la criminalisation des pratiques financières, qui à elles seules représentent déjà un vaste sujet, mais la financiarisation du crime organisé, sa pénétration progressive de ce monde plein d’opportunités. Dès le début des remous de la crise alors essentiellement financière, à l’automne 2008, Antonio Maria Costa, alors directeur de l’ONUDC depuis six ans, donc probablement bien 127 informé, alertait sur le développement d’inquiétantes tendances de la sphère financière . En premier lieu, il affirme que depuis déjà plusieurs années, une partie des professionnels de la sphère financière : banquiers, traders, auditeurs et avocats d’affaires ont entre autre permis, par des montages financiers complexes, la multiplication des intermédiaires et la circulation rapide de données, de développer de véritables voies de recyclage de l’argent du crime, autrement dit, le blanchiment d’argent à grande échelle. Il affirme même que les pratiques d’utilisation de la violence pour convaincre se sont développées avec l’arrivée de l’argent du crime, dans ce secteur où les relations sont pourtant essentiellement virtuelles. S’il n’impute pas l’apparition de la crise économique à la circulation de cet argent du 128 crime contrairement à d’autres auteurs , affirmations qui nécessitent encore des études pertinentes, il s’inquiète de l’appel d’air financier créé par l’effondrement des cours. Il reprend alors les conclusions de Roberto Saviano, journaliste napolitain et fin connaisseur 129 du monde des mafias, ayant dénoncé entre autres, dans son ouvrage de 2006 Gomorra , le dangereux rapprochement de la Camorra et du monde de la finance, et ce, principalement sous l’impulsion de la sphère financière elle-même, toujours en quête de nouvelles liquidités. A en croire les nombreuses menaces de morts qu’il a reçues, la lourde protection policière permanente dont lui et sa famille doivent s’acquitter depuis sept ans et les froides réactions 130 d’une frange de la classe politique italienne , il a probablement touché là un point sensible. Ainsi, selon Antonio Maria Costa, dès le début de la crise financière, ces phénomènes de rapprochement se seraient multipliés du fait de la pénurie de liquidités et du risque imminent 131 de banqueroute . Le risque encouru est ici, de la même manière que le blanchiment dans l’économie réelle, de créer de nouveau des bulles totalement fictives dans la finance et de voir une nouvelle fois le système financier vaciller avec les différents aléas du flux de l’argent du crime. Seulement, une fois le système financier infecté, la seule solution pour 127 128 Voir Annexe 5, Antonio Maria Costa, « Bashing the Bankers ». GAYRAUD, J-F. Le monde des mafias Géopolitique du crime organisé. Odile Jacob. 2008. 447 p. et MAILLARD, J – de. « L’arnaque ». Folio. Janvier 2011. 397 p. 129 130 131 46 SAVIANO, R. « Gomorra : dans l’empire de la Camorra ». Gallimard. Octobre 2007. 368 p. Silvio Berlusconi l’aurait notamment accusé de « donner une mauvaise image de l’Italie ». Voir Annexe 5, Antonio Maria Costa « Bashing the Bankers ». BESANCON Kevin - 2013 CHAPITRE III : LA PROSPECTION : TENDANCES DES ANNEES A VENIR POUR LE CRIME ORGANISE éviter l’éclatement de ces bulles est simple mais cruel : ne plus stopper les criminels pour ne plus stopper l’approvisionnement. On l’a vu, le crime organisé se retire difficilement de lui-même une fois qu’il s’est implanté dans un secteur, surtout quand ce secteur lui permet un peu plus de se rapprocher du statut d’intouchable. Seulement, ce rapprochement ne s’est pas opéré dans la soirée du 28 septembre 2008, dans les heures suivant la chute de Lehmann Brothers, il s’agit du développement d’une pratique ancienne : le blanchiment d’argent dans les off-shores financiers, aussi appelés paradis fiscaux. Les professionnels de la finance ne se sont en effet probablement pas rendus directement au domicile des boss mafieux pour leur proposer leur aide, mais se sont dirigés là où ces mafieux entreposaient leur argent en quantité. En effet, les sommes gigantesques brassées par le crime organisé attirent depuis longtemps des établissements financiers peu scrupuleux qui cherchent à bénéficier du flou juridique de leur Etat, en matière fiscale et bancaire, pour disposer de l’argent des mafias (seules les mafias brassent assez d’argent pour représenter un intérêt réel pour les paradis fiscaux). Ce flou juridique devient alors impossible à renverser sans faire fuir l’argent des mafieux, et donc, garantit une grande opacité du secteur financier et bancaire de certains Etats, et notamment sur le sol européen : Luxembourg, Suisse, Andorre, Monaco, 132 Lichtenstein, la City de Londres, Gibraltar, Chypre, Autriche, etc. . Pour ne prendre ici que l’exemple du Luxembourg, choisi en raison de sa présence dans la section suivante, 133 le secteur bancaire représenterait 17% des emplois et 38% du PIB , on comprend donc que ce type d’Etat soit réticent à la levée du secret bancaire, qui ne ferait pas fuir que les mafieux. Cette opacité garantie attire en effet aussi l’argent de l’exil fiscal et sans tomber dans la théorie du complot, on peut comprendre le danger économique, ou même politique, qui existe dans le fait que les fortunes mafieuses et les fortunes issues de l’économie légale 134 bénéficient de pratiques communes et se côtoient dans des places imperméables . Mais alors, de quelles sommes parle-t-on ? La réponse est complexe puisque, par nature, l’économie criminelle est très difficile à quantifier, les acteurs de ce milieu ayant pour fer de lance la discrétion dans leurs affaires, ils n’ont pas recours à des comptabilités explicites. Il s’agit alors essentiellement d’effectuer des estimations à partir des saisies de marchandises ou des saisies de « documents comptables » peu orthodoxes des criminels retraçant un partie de leurs activités, La difficulté restante est qu’une grande partie, elle inquantifiable rationnellement, est réinvestie directement dans le circuit légal sous forme de cash sans jamais apparaitre dans les chiffres du blanchiment d’argent. Il a souvent été attribué au FMI l’estimation d’une somme blanchie par le crime organisé qui s’élèverait annuellement entre 600 et 1800 milliards d’euros mais il s’avère que la source de cette information reste introuvable ou même, remonterait à une simple affirmation lors d’une conférence de presse de 1996, toujours est-il que le FMI ne s’est en réalité jamais risqué à avancer un chiffre en matière de blanchiment d l’argent du crime organisé, ni d’ailleurs le GAFI (Groupe d’Action Financière), pourtant spécialisé en la matière, ni même l’OCDE (Organisation de Coopération et Développement Economique) qui se veut actuellement le fer de lance de la lutte contre le blanchiment d’argent. Il ne s’agit probablement pas là d’une mauvaise volonté assimilable à un système corrompu mais beaucoup plus d’une 132 Face à l’impossibilité de disposer d’une liste officielle récente, celle-ci est reprise de l’ONG Oxfam. URL : http:// www.oxfamfrance.org/Paradis-fiscaux-l-Union-europeenne,1695 133 134 A.B. « La stratégie louvoyante du Luxembourg face à la levée du secret bancaire ». Les Echos. 23 Mai 2013. ROUDAUT, M. Marchés Criminels un acteur global. Puf. 2010. 286 p. BESANCON Kevin - 2013 47 Le continent européen face au crime organisé : Un enjeu moderne de sécurité. impossibilité pratique à avancer le moindre chiffre, même compris dans une fourchette très large. Il en ressort alors deux conclusions évidentes : Malgré les engagements plein de bonne volonté des membres des G8 et G20 depuis le début de la crise économique ainsi que ceux des principaux Etats incriminés dans le blanchiment d’argent, peu d’avancées réelles ont 135 été effectuées . En ce qui concerne directement le crime organisé, on peut ainsi remarquer que sa culture du secret et le manque d’information le concernant restent d’une évidence criante au XXIème siècle. De nombreuses affaires liées au blanchiment de milliards de dollars sur le sol européen en provenance des syndicats du crime du monde entier, du fait de la législation attrayante de certains Etats, ont récemment émaillé l’actualité. Cependant, l’absence de condamnations à l’heure actuelle implique qu’aucun nom d’enseigne ne sera cité ici. Section B/ La fraude à la TVA, talon d’Achille de l’Européanisation S’il semble étrange de s’intéresser ici à la fraude à la TVA, qui est généralement envisagée comme le fait de chefs d’entreprises cherchant à esquiver la taxation pour une partie de leur production et donc à se dégager un bénéfice à la marge, il est utile de rappeler que la fraude à la TVA concernant la célèbre taxe carbone a souvent été qualifiée de « casse du siècle » par les observateurs. Si ce vocabulaire journalistique ne prouve toutefois pas l’importance du trafic, il semble bel et bien que les mafias s’insèrent de en plus dans cette fraude se nourrissant des failles béantes du processus européen et représentant un marché de plusieurs dizaines de milliards d’euros qui ne fait que progresser. Avant de revenir plus spécifiquement sur la fraude à la taxe carbone, il s’agit de s’intéresser au système de fraude à la TVA de grande ampleur de manière plus générale, dit fraude « au Carrousel ». Les mécanismes de cette fraude démontrent bien la professionnalisation grandissante des acteurs du crime organisé qui agissent au plus près du système légal et se jouent des mécanismes juridiques bien plus qu’ils n’affrontent le système de manière frontale. La faille ici se trouve dans la législation européenne adoptée avec l’ouverture des frontières de 1993. Après plusieurs années de débats sur le lieu de taxation d’un bien circulant entre Etats membres, il a finalement été adopté que le l’Etat appliquant la taxe 136 à la valeur ajoutée serait celui de destination et non celui de départ du bien . Il s’agit là d’un principe fondateur du marché commun européen cherchant à éviter les distorsions de prix des biens qui seraient uniquement dus à la TVA du pays d’origine. On évite par là le « dumping fiscal » tant redouté. C’est avec Maastricht donc que la fraude « au Carrousel » a trouvé toute son ampleur. Bénéficiant des écarts de taux de TVA entre les Etats et de la faiblesse de la législation encadrant la création d’entreprises financières (Essentiellement le Luxembourg et le Royaume-Uni), des sociétés-écrans ont alors vu le jour pour jouer le rôle d’intermédiaires de ces transactions. Ces sociétés-écrans sont créées par des prête-noms ou de fausses 135 136 A.B. « La stratégie louvoyante du Luxembourg face à la levée du secret bancaire ». Les Echos. 23 Mai 2013. Rapport consultable en Ligne. Rapport du cabinet Deloitte pour la Commission Européenne : « Information on the import VAT collection ». Juin 2011. URL : http://ec.europa.eu/taxation_customs/resources/documents/taxation/vat/how_vat_works/importvat-collection-rules_en.pdf 48 BESANCON Kevin - 2013 CHAPITRE III : LA PROSPECTION : TENDANCES DES ANNEES A VENIR POUR LE CRIME ORGANISE identités mais sont gérées par des groupes criminels, et notamment les mafias russes qui 137 se sont spécialisées dans ce domaine ces dernières années . Ces intermédiaires vont alors « racoler » les grandes entreprises qui font circuler des marchandises en quantité entre différents Etats membres. Afin que celles-ci ne payent pas la TVA s’appliquant sur les territoires de destination mais celle s’appliquant sur un territoire où le taux est bien plus bas, elles proposent d’acheter les marchandises depuis le pays où elles se trouvent, pays de destination à faible imposition donc, avant de revendre la marchandise dans le véritable pays de destination. Elles vendent cette fois les marchandises avec un taux de TVA classique, mais avec un prix hors-taxe bien plus faible puisqu’elles ne reversent ensuite jamais le montant de la TVA aux Trésors publics. Elles se contentent d’empocher la différence des deux taux de TVA, de dissoudre la société-écran après plusieurs opérations et avant que les ennuis judiciaires ne débutent, et disparaissent des 138 radars des administrations fiscales qui remontent difficilement à ces mafias lointaines . Ce processus répété de nombreuses fois et avec beaucoup de fausses sociétés intermédiaires rapporte énormément aux mafias puisque les autorités européennes estiment que le montant de la perte fiscale dû à la fraude à la TVA s’élève à plus 100 milliards d’Euros par 139 an pour l’ensemble des Etats européens . Si bien sûr l’ensemble de cette fraude n’est pas imputable aux mafias, on tout de même y voir un marché potentiel énorme de soustraitance de la fraude. A l’observation des disparités de TVA, on comprend que le schéma de la fraude présentée précédemment n’est que la version simple de systèmes potentiellement bien plus complexes bénéficiant des exonérations, de taux réduits, de taux parkings (taux réduits provisoirement pour des marchandises vues comme stratégiques telles l’énergie, les combustibles, le tourisme, la gastronomie, et ayant besoin de plus de temps pour s’harmoniser avec le reste de l’Europe) différents selon les Etats. L’ensemble de ces disparités sont reproduites en annexe par un schéma des taux de TVA selon les Etats européens, taux réduits et taux parkings compris. Pour ce qui est du « casse du siècle », la fraude à la taxe carbone par la revente de droits à polluer en esquivant la majorité des taxations, on estime son montant à près de 5 milliards d’Euros. Si l’on parle alors de coup de génie, c’est aussi parce que ce marché des droits à polluer s’est créé dans une période où l’Europe s’attaquait vigoureusement à ce type de 140 fraude . En effet, en plus d’OLAF (Organisme de lutte antifraude) qui existe depuis 1999, le Conseil des ministres de l’Economie et des Finances de l’Union Européenne (EcoFin) du 28 Novembre 2006 avait lancé le programme de stratégie de lutte contre la fraude fiscale 141 (AFTS en anglais) et sous cette impulsion, les autorités européennes ont alors lancé des 142 mesures dites « de grande envergure » en 2007 et 2008 pour faire face à la fraude en 137 138 139 DASQUE J-M. Géopolitique du Crime International. Ellipses. 2012. 236 p. Ibid. Communiqué de Presse. Europol. « Tax Fraud expert Joint forces to Tackle Serious and Organized Crime ». 13 Novembre 2012. URL :https://www.europol.europa.eu/content/news/tax-fraud-experts-join-forces-tackle-serious-and-organised-tax-crimes-1832 140 Rapport consultable en Ligne. Rapport du cabinet Deloitte pour la Commission Européenne : « Information on the import VAT collection ». Juin 2011. URL : http://ec.europa.eu/taxation_customs/resources/documents/taxation/vat/how_vat_works/ import-vat-collection-rules_en.pdf 141 142 Ibid. Ibid. BESANCON Kevin - 2013 49 Le continent européen face au crime organisé : Un enjeu moderne de sécurité. er question. Dans le même temps, le 1 Janvier 2008, la Commission Européenne lançait le marché des droits à polluer, le système communautaire d’échange des quotas d’émission (SCQCE), chargé d’encadrer la circulation des droits à polluer distribués gratuitement à près de 11 000 entreprises ayant une activité polluante. L’ensemble des dirigeants européens se targuaient alors de la modernité du projet et de son rôle de modèle pour le reste du monde, cinq ans plus tard ce système est surtout connu pour avoir été victime d’un braquage des temps modernes. Si nous ne sommes pas ici pour évaluer la pertinence ou non du projet, ni même sa réussite en matière écologique, il est cependant indispensable de noter que la crédibilité d’un projet censé éclairer le reste du monde a été nécessairement affectée par la fraude massive qui l’a pénétrée. Le projet de base était d’allier le marché et l’écologie, il en reste que le marché a tout fait pour que l’écologie ne pèse pas sur son activité puisque la trappe à fraude créée s’est révélée immense, traduction d’une volonté de se soustraire à cette obligation. Effectivement et on l’a vu plus tôt, la criminalité organisée ne fait bien souvent que répondre à une demande, ici celle de ne pas subir le coût des droits à polluer. S’est alors créé un système semblable à celui de la fraude à la TVA vu précédemment, mais exclusivement dédié à ces droits qui ont fait l’objet d’une circulation considérable dès leur 143 création . L’attribution gratuite aux entreprises polluantes avait fait l’objet d’évaluation ne correspondant pas toujours à leurs besoins, que ce soit volontaire ou non, et nombres d’entreprises se sont trouvées avec un surplus de droits tandis que d’autres se considéraient largement sous-dotés en la matière. Les échanges ont alors explosé sur le continent européen et de petits criminels ont réussi à organiser un trafic très lucratif pour fournir à bas prix ces droits à des entreprises devant s’en procurer de manière massive. L’ampleur était telle qu’elle allait jusqu’à fausser le marché puisque celle-ci rendait attractif des droits qui ne l’étaient qu’en raison du bas prix dû à la fraude, ce qui a contribué à créer une quasi144 bulle injustifiée sur ce marché . Le caractère mafieux de ce trafic semble avéré puisque l’organisateur principal présumé de celui-ci a été abattu par balles en pleine rue à Paris, près de Porte-Dauphine, en septembre 2010, ce qui ressemble fort à un règlement de compte 145 mafieux . On observe ici l’enjeu de la crédibilité extérieure pour le continent européen qui, s’il n’arrive pas à réduire l’influence du crime organisé peut se voir discrédité dans certaines de ses politiques, peut-être efficaces et novatrices à l’origine, mais gangrénées par le crime organisé. Il ne s’agit pas là d’un phénomène isolé puisque l’infiltration du crime dans la bonne volonté écologique européenne a déjà été traitée dans ce mémoire avec le cas de la décharge de Glina, dans la banlieue de Budapest. De manière plus générale, ce manque à gagner pour les Etats européens crée un réel malaise pour les autorités prônant la rigueur budgétaire. Si l’on retient la somme des 100 milliards d’Euros au total, c’est bien d’environ 12% des revenus fiscaux des Etats européens dont on parle. Une partie de cet argent reste bien évidemment sur le sol européen, et l’on peut même admettre qu’elle contribue parfois à préserver l’activité d’entreprises en difficulté, mais pour ce qui est de la fraude au Carrousel, ce sont des milliards d’Euros censés contribuer à l’amplitude d’action budgétaire des Etats européens qui partent en réalité alimenter des mafias lointaines qui en aucun cas ne contribuent à l’activité économique européenne. C’est en cela que cette fraude représente une menace : elle paralyse l’action 143 144 145 50 ROBERT, A. “Fraude à la taxe carbone, Lourdes peines et grosses amende »s . La Tribune. 11 Janvier 2012. Ibid. AFP « Vaste escroquerie à la taxe carbone ». Le Figaro. 03 Mai 2013. BESANCON Kevin - 2013 CHAPITRE III : LA PROSPECTION : TENDANCES DES ANNEES A VENIR POUR LE CRIME ORGANISE des Etats en période d’austérité et de pression fiscale sur les individus, minant ainsi la crédibilité intérieure d’action des autorités européennes. Des moyens d’endiguer cette fraude commencent peu à peu à voir le jour tel l’autoliquidation qui fait reposer le paiement de la TVA directement sur l’acheteur et non plus sur l’éventuel reversement du vendeur. Il reste le vieux constat que les autorités semblent toujours en retard sur les criminels et que des milliards ont été détournés pendant la période non régulée, nul doute non plus que les criminels qui se sont aguerris avec ce type de fraude ne vont utiliser de nouveau leurs savoirs pour exploiter d’autres failles dans les disparités fiscales européennes, cela serait d’ailleurs déjà le cas dans le secteur de la circulation des 146 147 énergies ou même de la vente de voitures à l’étranger . De son côté, la question des disparités entre taux de TVA européens, moteur principal de cette fraude, semble encore devoir perdurer des années tant les intérêts en jeu sont immenses. Section C/ Le flux incontrôlable des conteneurs : un trafic parmi d’autres On l’a vu la mondialisation des flux de marchandises passe essentiellement par le trafic maritime et le la conteneurisation. Dans un tel contexte, quelles solutions pour le contrôle des flux de marchandises ? Au-delà des difficultés techniques sur lesquelles nous allons revenir, il s’agit alors d’un choix économique que d’intensifier le contrôle. Les zones portuaires se livrent en effet une concurrence féroce en Europe du Nord, les ports de Felixstowe, Le Havre, Rotterdam, Anvers et Hambourg cherchent tous à accroitre leur efficacité pour conquérir de nouveaux marchés. Cette concurrence n’est pas simplement l’affaire de quelques financiers mais elle concerne des bassins d’emplois entiers qui peuvent devenir friche à la suite d’une baisse d’activité. Le choix du contrôle accru, et donc du blocage des marchandises dans les zones portuaires a donc des conséquences politiques considérables que les gouvernants ont bien à l’esprit, leur intérêt est de donc de préserver avant tout la compétitivité de ces zones. Le calcul est alors simple : on préfère gérer des problèmes de sécurité, bien plus bénéfiques politiquement, que des problèmes de chômage et de désindustrialisation, bien plus complexes et dont les résultats positifs ne sont que 148 peu médiatisés et rapportent donc peu politiquement . Afin d’avoir une idée concrète de la manière dont les contrôles de marchandises pénalisent ces flux, il s’agit simplement de laisser parler les chiffres : Il transite environ 70 Millions de tonnes de marchandises ème chaque année dans un port comme Le Havre, 6 port européen en termes de quantité de marchandises, soit plus de 3 millions de conteneurs, un conteneur standard mesure 12 mètres de long, 2,4 mètres de large et 2,6 mètres de profondeur, soit 75 mètres cube et donc une possibilité de stockage de plusieurs tonnes de marchandises, qui, pour des raisons 149 d’impératifs économiques, sont variées afin de réaliser un tétris parfait ne laissant aucun espace vide. Vider un tel contenu en cas de doute implique donc le travail de deux douaniers 146 Communiqué de Presse. Europol. « Tax Fraud expert Joint forces to Tackle Serious and Organized Crime ». 13 Novembre 2012. URL :https://www.europol.europa.eu/content/news/tax-fraud-experts-join-forces-tackle-serious-and-organised-tax-crimes-1832 147 Rapport consultable en Ligne : « Rapport d’activités et d’analyse 2012 ». Janvier 2013 URL : http://www.economie.gouv.fr/ tracfin/publications-2 148 149 DASQUE J-M. Géopolitique du Crime International. Ellipses. 2012. 236 p. Du nom du célèbre jeu d’assemblage virtuel des débuts de l’informatique. BESANCON Kevin - 2013 51 Le continent européen face au crime organisé : Un enjeu moderne de sécurité. pour environ une journée de travail. Dans le cas où le contrôle se révèle improductif, il faut alors méticuleusement remettre en place toutes les marchandises, ce qui nécessite de nouveau le travail de deux individus (en général des employés du transporteur qui facturent 150 ensuite ce service aux autorités portuaires) pendant une nouvelle journée . Deux jours de traitement sont alors nécessaires à ce contrôle tandis qu’un conteneur non contrôlé, dans le port le plus productif de cet espace qu’est Rotterdam, nécessite seulement six secondes de travail, et ce, 24/24. On comprend alors la pénalisation encourue pour une zone portuaire par l’accroissement des contrôles, ainsi que l’exaspération des transporteurs lors des contrôles improductifs, inexplicables aux entreprises qui les emploient sans se voir soupçonné d’être mêlé à des affaires de contrebande. Dans ce contexte, on comprend que seuls 3 à 4% des marchandises entrant sur le territoire européen par voie maritime fasse 151 l’objet d’un contrôle et que la perspective de ces contrôles pour les contrebandiers ne soit du coup envisagée que comme un risque mineur entravant peu le flux total et donc les bénéfices immenses. Enfin, il faut ajouter à tout cela que le marché des transporteurs est très ouvert et que, cela se vérifie de par le fait que les vingt entreprises qui dominent le marché ne réalisent que 10% des prestations dans ce domaine, il y a alors foule de petits transporteurs qui disparaissent, changent de noms, fusionnent ou au contraire se divisent chaque année, ce qui complique les enquêtes des services des douanes qui bien souvent 152 ne peuvent aboutir en partie pour ces raisons . On semble alors faire face à une situation inextricable et pour lesquels le simple renforcement des méthodes existantes ne peut être suffisant. Troisieme partie : L’ADAPTATION DE LA LUTTE L’évaluation des moyens de lutte existants, en développement, et envisagés, permet aussi une bonne mesure d’un enjeu de sécurité. De plus, dans ce chapitre consacré à la prospective, il est difficile de ne pas traiter du développement des moyens de lutte contre le crime organisé dans les années à venir. Section A/ Le recours à la sécurité privée : entre vraie solution et fausse bonne idée On l’a vu, le crime organisé s’attaque essentiellement aux entreprises et non aux Etats, face à cette situation, l’une des solutions envisagées est le développement du recours à la sécurité privée pour ces entreprises. 153 L’une des conséquences directes du 11 septembre a été l’adoption des normes ISPS pour le transport maritime. Ces normes visaient en effet à éviter le transport de produits 150 151 152 DASQUE J-M. Géopolitique du Crime International. Ellipses. 2012. 236 p. Ibid Ibid 153 Voir Annexe deuxième partie, Entretien avec B.L. . ISPS : International Ship and Port Security (en français Code international pour la sûreté des navires et des installations portuaires). Adopté le 12 décembre 2002 par la résolution 2 de la Conférence des gouvernements contractants à la Convention Internationale pour la sauvegarde de la vie humaine en mer (SOLAS). Il est entré en vigueur en Juillet 2004. 52 BESANCON Kevin - 2013 CHAPITRE III : LA PROSPECTION : TENDANCES DES ANNEES A VENIR POUR LE CRIME ORGANISE dangereux pouvant être utilisés dans le cadre d’attaques terroristes, et très vite, avec cette fois le protocole additionnel de 2005 de la CSU (Convention for the Supression of 154 Unlawful act) le transport et le déversement de produits toxiques en mer. Il s’agit par-là d’éviter entre autres le trafic de déchets toxiques précités et de faire peser ces mesures drastiques de sécurisation sur les sociétés de transport et le contrôle de l’effectivité de ces mesures par les Etats. Aussi, ce protocole a pour la première fois qualifié les actes de piraterie de « criminels », ce qui permet leur traduction devant une juridiction et représente la contrepartie avantageuse aux mesures couteuses imposées aux sociétés de transport. La conséquence directe de cette « criminalisation » de la piraterie a été l’autorisation par de nombreux Etats de l’embarquement d’équipes de sécurité privées armées, destinées à protéger les hommes et les marchandises à bord des navires. Face à la menace de la piraterie, certains équipages ont même menacé de faire valoir leur droit de retrait si ce type 155 de protection n’était pas fourni par les sociétés de transport . En France, si les lignes semblent bouger actuellement, l’embarcation de groupes de sécurité privés est toujours interdite par la loi, les protections fournies se font alors sous forme d’EPE (Equipes de Protection Embarquée) composée de commandos marins. Seulement, la Marine Nationale ne peut prendre en charge l’ensemble des pavillons français circulant dans la région et bien des sociétés ont alors choisi de s’établir dans d’autres Etats, en particulier au Royaume-Uni et à Malte, afin d’être autorisé à embarquer des groupes de sécurité privée. En termes d’efficacité, les professionnels impliqués admettent volontiers qu’ils peuvent faire face à la menace de la piraterie puisque les 166 convois escortés entre 2008 et 2012 par des militaires ou des membres des forces de sécurité privée n’ont connu à ce jour 156 aucune attaque majeure . Ici donc, la dissuasion marche à plein avec les pirates. Le problème étant que ces groupes criminels sont nombreux et les bateaux qui croisent dans le Golfe d’Aden encore plus (20 000 par an), le coût pour les entreprises est alors beaucoup trop élevé pour chacun et rien de plus ne peut réellement être fait « à la mer », le reste doit se faire sur terre, c’est-à-dire au sein des frontières somaliennes. En effet, les forces de sécurité qui interceptent des pirates somaliens remettent ceux-ci aux autorités somaliennes qui bien évidemment ne mènent pas une enquête approfondie permettant d’inculper les élites corrompues qui dirigent ce trafic, elles se contentent de sanctionner certains de ces pirates de façon exemplaire tout en ne faisant rien pour éradiquer le fond du problème, par manque de moyen, mais aussi de volonté. Il s’agit alors de la limite stratégique : nous pouvons contrecarrer la menace en mer avec des moyens militaires minimums, mais l’Europe ne peut rien faire de plus sans atteindre à la souveraineté judiciaire, policière et militaire de cet Etat. La sécurité privée ne peut donc représenter qu’un recours temporaire à une situation plus vaste qu’elle ne peut en aucun cas régler. Il s’agit là d’une remarque qui peut s’appliquer plus généralement au recours à la sécurité privée pour se protéger des groupes criminels. Ce recours est bien souvent extrêmement coûteux, la société Secuymind, qui s’occupe à la fois de certifier le respect des normes ISPS et CSU pour les sociétés de transport, mais aussi 154 Convention for the Suppression of Unlawful Acts against the Safety of Maritime Navigation, ROME 10 mars 1988, er Entrée en vigueur le 1 mars 1992, un protocole de 2005 criminalise l’utilisation de navires pour transporter ou décharger des armes biologiques, chimiques ou nucléaires (Mise à part s’il s’agit d’un transport reliant deux zones d’un même territoire étatique ou d’un transport sous l’égide d’un Etat ayant ratifié le TNP). Le traité interdit aussi tout navire de décharger du pétrole, du gaz naturel liquéfié, des matériaux radioactifs ou toute autre substance dangereuse ou nocive en quantité ou concentration susceptible de causer de sérieux dommages. De façon générale, le traité interdit l’utilisation de toute arme ou substance évoquée précédemment contre un navire. A l’heure actuelle le traité a été ratifié par seulement 23 Etats. 155 156 Voir Annexes deuxième partie, entretien avec B.L. Ibid BESANCON Kevin - 2013 53 Le continent européen face au crime organisé : Un enjeu moderne de sécurité. les premiers équipages de sécurité privée qui vont embraquer à bord des navires français, admet volontiers que le coût de cette sécurité privée, visant à endiguer l’action des groupes criminels (transport illicite de produits toxiques ou piraterie) représente actuellement la limite financière maximale qui peut peser sur les sociétés de transport. On comprend donc qu’à terme, c’est bien sur l’économie d’une région que cela pèse, elle peut alors être délaissée par des entrepreneurs désireux de s’installer ou de circuler, dans le cas du Golfe d’Aden, si possible dans des territoires plus accueillants. Le fond du problème réside donc bien dans une politique générale d’un Etat volontaire pour endiguer le crime organisé, la réponse par la répression (privée ou publique) ne représente en cela qu’une première étape. Section B/ La coopération des services : limites d’un succès L’exemple d’une des coopérations les plus abouties et efficaces en matière de lutte contre la criminalité organisée se trouve au large des côtes françaises et espagnoles, en Méditerranée, et concerne l’endiguement des entrées de haschich en provenance du Maroc. De fait, selon l’ONUDC, le Maroc est le premier producteur et exportateur mondial de cette drogue, sa production, principalement située dans la vallée du Rif s’étendait en 2003 sur environ 134 000 hectares, représentait 1,48% des terres cultivables marocaines 157 et fournissait annuellement plus de 3000 tonnes de haschich . La destination principale de ce haschich est l’Europe méditerranéenne avec l’Espagne, la France et l’Italie en contact direct. Si depuis 2003, le Maroc affirme avoir mené une politique active à l’encontre des producteurs et des trafiquants, il reste que, dix ans après cette enquête, de nouveaux chiffres ne sont toujours pas disponibles, ni de la part du gouvernement marocain, ni de la part de l’ONUDC, et que les quantités entrant sur le territoire de l’Union Européenne sont 158 relativement stables . Face à ce trafic où peu semble fait à la source, les pays méditerranéens se sont organisés et connaissent certains succès grâce à une coopération accrue des services pour stopper les « go-fast » maritimes en provenance des côtes marocaines. Ces opérations se font sous la direction de la préfecture maritime de Toulon en liaison directe avec le Premier 159 ministre français et les autorités maritimes espagnoles . La première phase, l’interception des « go-fast » est réalisée par l’intermédiaire de la Marine Nationale. Celle-ci mobilise alors une frégate furtive Lafayette chargée de repérer les embarcations des trafiquants, petits hors-bord d’une quinzaine de mètres de long mais ultra-rapides grâce aux 1000 chevaux de moyenne, répartis en plusieurs moteurs d’une puissance située entre 250 et 400 chevaux. Une fois le « go-fast » repéré, il est pris en chasse par un hélicoptère Panther et une équipe de fusiliers marins à bord d’un ETRACO (Embarcation de Transport Rapide pour Commando). La poursuite ne s’arrête bien souvent qu’une fois que les fusiliers marins ont reçu l’autorisation de tirer sur l’embarcation des narcotrafiquants pour la stopper. Dès l’interception réalisée, les douanes s’occupent d’établir les scellés et les procès-verbaux pendant que le Panther et les fusiliers marins vont recueillir les éventuels ballots de drogue jetés par-dessus bord pendant la poursuite. Le dossier est alors remis par les douanes à la Police Judiciaire de Toulon qui porte ensuite le dossier devant le Tribunal de Grande 157 158 CHOUVY, P-A. « Production de cannabis et de haschich au Maroc : contexte et enjeux », L'Espace Politique. 2008. Rapport consultable en Ligne. « Rapport Européen sur les drogues 2013 » URL : http://www.ofdt.fr/BDD/publications/docs/ edr2013rap.pdf 159 « Géopolitique Mondiale de la Drogue Histoire, Economie, Politique, Stratégies, Réseaux».Mai 2010. Diplomatie, Hors-Série n°11. 54 BESANCON Kevin - 2013 CHAPITRE III : LA PROSPECTION : TENDANCES DES ANNEES A VENIR POUR LE CRIME ORGANISE Instance de Marseille. Ces opérations ont débuté en 2006, en 2008, elles avaient déjà permis d’intercepter seize « go-fast » avec un total de onze tonnes de drogue saisies et aux alentours de vingt-cinq rejetées à la mer par les trafiquants les odes poursuites. Lors d’un entretien réalisé pour ce mémoire, B.L., ancien vice-chef d’Etat-major des affaires maritimes pour la zone Afrique, se félicitait de la grande efficacité de ces opérations qui ont selon lui mis réellement à mal les trafiquants marocains. Le succès résidait aussi dans une très bonne coopération entre Préfecture maritime, douanes, police judiciaire, Marine Nationale mais aussi avec les autorités espagnoles qui permettent aux autorités françaises de poursuivre les « go-fast » jusque dans les eaux territoriales espagnoles, en retour, les mêmes autorisations leur sont aussi fournies pour des opérations du même type. Cependant, B.L. affirmait que, si la démarche était bonne, elle avait pour l’instant atteint ses limites. En effet, la coopération des services comporte selon lui un risque autant qu’un avantage. Il faut bien se rendre compte que ces groupes de trafiquants disposent de moyens énormes et peuvent donc disposer d’informateurs proches de ces services, ainsi donc, plus une information est partagée, plus elle est accessible par un grand nombre d’individus, plus elle a de chance d’être révélée aux trafiquants, mettant alors en échec toute l’opération. Aussi, il existe un facteur de dilution des probabilités de repérer une embarcation à mesure qu’elle s’éloigne de son point de départ, plus elle en est loin, plus elle a de chance de s’être fondue dans le trafic et dans l’immensité des eaux. Partant de ce constat, des mesures de coopération avec le Maroc seraient bien plus efficaces pour stopper ces embarcations dès leur départ. Pourtant, « cette coopération est beaucoup plus difficile à mettre en place avec 160 le Maroc » . On touche donc là encore une fois à un problème plus général de volonté politique. En effet, les opérations internationales restent fondées sur la flagrance et non la suspicion, ce qui empêche toute prise d’information approfondie pour des individus opérant sur un territoire étranger. A ce titre, il n’existerait au monde que deux fabricants pour les hors161 bords ultra-puissants que les trafiquants utilisent . Obtenir des renseignements auprès d’eux sur la clientèle qui les achète en quantité permettrait à coup sûr de remonter jusqu’aux « boss » de ces organisations mais recueillir de telles informations touche là au respect du droit à la vie privée, grande problématique actuelle du monde du renseignement. Le problème est donc bien plus une question de volonté politique et juridique qu’une véritable question de moyens. Section C/ L’attaque latérale Certains trafics ont été peu évoqués au cours de ce mémoire, essentiellement concernant la criminalité environnementale, et pourtant, il y a matière à s’y intéresser, mais dans un autre objectif que celui de déterminer l’intensité de la menace qu’ils représentent. En effet, on parle ici notamment du trafic de bois et du trafic d’espèces protégés où les sommes en jeu sont moindres que les trafics évoqués plus tôt. Les menaces sont extrêmement difficiles à quantifier (réchauffement climatique et disparition d’espèces imputables au crime), mais aussi et surtout, ces trafics se manifestent de manière violente sur des territoires bien éloignés de l’Europe, la forêt amazonienne ou la savane africaine pour les exemples les plus courants. Lorsque les produits de ces trafics sont visibles sur le territoire européen, ils émeuvent alors peu les opinions publiques puisque désormais l’objet du trafic existe sous forme de meubles, de possession d’animaux rares ou d’ivoire. Ainsi, ce trafic peu combattu car peu visible sur notre continent, les criminels qui en font une partie de leur commerce sont 160 161 Ibid Ibid BESANCON Kevin - 2013 55 Le continent européen face au crime organisé : Un enjeu moderne de sécurité. 162 beaucoup moins alertes par rapport aux sanctions des autorités . Seulement, l’ensemble des mafias européennes sont mêlées à ce trafic, certes de manière très marginale, mais aisément prouvable. Alors, à la manière d’Al Capone que les autorités américaines ont fait tomber pour fraude fiscale faute de pouvoir prouver autre chose, il existe bien là un angle d’attaque. S’il est très difficile de faire tomber les gros bonnets pour trafics de drogue tant ils se protègent, il serait plus aisé de démontrer leur implication dans des trafics marginaux et pour lesquels ils se sont moins couverts. La suite semble simple, un réel isolement de leurs partenaires une fois placés en prison couperait la tête des trafics sans pour autant nécessiter les moyens énormes requis pour s’attaquer aux narcotrafics. S’il s’agit d’une méthode dérivée, elle n’est ni à exclure ni à transformer en méthode exclusive car elle comporte bien évidemment des failles et ne peut que s’insérer que dans un processus plus large. Tout d’abord il s’agit de prévoir des sanctions pénales réellement adaptées à la criminalité environnementale afin de pouvoir stopper pour longtemps le criminel arrêté, et donc laisser mourir son réseau. Ensuite, tout au long de ce mémoire nous avons pu voir que le propre d’un marché criminel est d’être repris dès que les anciens ténors de celui-ci ne peuvent plus approvisionner la demande, si celle-ci permet toujours une bonne rémunération bien sûr. Il ne s’agit donc pas là d’un remède durable. 162 56 ROUDAUT, M. Marchés Criminels un acteur global. Puf. 2010. 286 p. BESANCON Kevin - 2013 Conclusion Conclusion On l’a vu, le crime organisé représente donc bien un enjeu moderne de sécurité. En ce sens, il bénéficie d’une époque à la fois propice à son développement, mais qui peut se révéler dangereuse en finalité, il représente une menace réellement actuelle et ce, à différents niveaux : économique, politique, sanitaire, environnemental, géopolitique ou même sociétal. Si son développement récent est facteur d’inquiétudes, il semble pourtant que des solutions, même imparfaites, existent ou se développent elles aussi. L’avenir est donc incertain, mais ne garantit ni un futur avec un crime organisé tout-puissant, ni un futur débarrassé de la criminalité organisée. De même, pour ceux qui s’inquiéteraient d’une montée en puissance soudaine qui pousse certains criminels à vouloir se transformer en menace militaire, on peut citer le cas du navire MV Faina arraisonné par des pirates somaliens le 21 décembre 2008 avec 33 chars russes T-72 à son bord, et pourtant, la seule chose qui intéressait ces pirates était la rançon exigée. Ainsi, même lorsqu’elle a sous sa main un potentiel destructeur, la criminalité organisée ne semble pas prête à changer d’envergure. Si le nerf de la guerre est l’argent, alors, il faut peut-être s’intéresser au revirement de politique au Mexique, qui, après des années d’échec à tenter d’endiguer le crime organisé avec des moyens militaires considérables, est en train petit-à-petit de revoir sa stratégie pour se consacrer à une lutte féroce sur le terrain des avoirs financiers des terribles cartels et s’attache à leur supprimer toute amplitude monétaire. Cette solution récente semble porter ses fruits, cependant, il faudra encore plusieurs années avant de réellement savoir si elle était la bonne ou non, ce qui a marché et ce qui a échoué. Dans un tel contexte, il reste à espérer que la Commission du parlement européen sur la criminalité organisée et le blanchiment d’argent soit réellement une avancée dans la lutte contre la criminalité organisée, et que les mesures soient particulièrement tournées vers cette matière si douloureuse qu’est l’argent. 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