L`Autre royau.08.11

Transcription

L`Autre royau.08.11
FRANCK VARJAC
L’ŒUF ET LE ROC
nouvelles
LITTÉRATURE
ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE
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L’homme est plus fragile que l’œuf
et plus solide que le roc.
Aphorisme
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JOCELYN
Mon âme a son secret, ma vie a son mystère.
Félix Arvers
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Sur l’autoroute A9, avant d’arriver à Béziers,
il y a une aire de repos très agréable : beaucoup de
verdure, quelques tables pour pique-niquer et, un
peu plus loin, un sous-bois dont la pénombre
s’épaissit à la nuit tombée. C’est l’endroit idéal
pour se toucher la queue entre hommes, vite fait,
avant de rentrer à la maison.
Les aires de repos sont comme les halls de
gare ou d’aéroport : on y croise des habitués et
des occasionnels. Ici, il y a surtout des routiers,
des voyageurs de commerce et aussi des touristes
qui avalent des kilomètres pour atteindre l’Espagne coûte que coûte, jusqu’à épuisement, parfois
jusqu’au décrochage meurtrier. Ceux qui échappent à la catastrophe ont quelquefois la bonne idée
de s’arrêter une heure ou deux, pour faire un
somme. Si elles savaient, les saintes familles, que
tout près d’elles, alors qu’elles soufflent un peu,
se déploie un ballet de types en chaleur ! Mais
elles sont à des années-lumière de pouvoir l’imaginer.
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Là, il y a une Citroën grise avec une remorque
immatriculée en Belgique. Aucune équivoque : c’est
un couple d’une cinquantaine d’années, sans enfant mais avec des valises à la place des passagers,
ce qui complique les manipulations pour incliner le
dossier des sièges avant. Jocelyn observe leurs gestes, leurs hésitations, éclairés par la faible lueur du
plafonnier. Ils sont ridicules à force de gesticuler
dans tous les sens.
« En fait, pas plus que moi, qui poireaute ici
depuis une demi-heure », se dit-il.
Il y a une autre voiture un peu plus loin. Le type
est descendu pour s’enfoncer dans les fourrés. Cinquante ans ? Soixante ? Il a de la chance, l’obscurité lui accorde le bénéfice du doute. Quoi qu’il en
soit le crâne est chauve et le bide énorme. S’il est
dans le même état que sa bagnole, il ne doit pas être
très appétissant, le papi ! Faudrait être affamé pour
suivre un type pareil. Affamé ou complètement obsédé par la bite, et se ficher du reste. Quand même...
Non !
« Qu’est-ce que je fous ici ? »
Interrogation stupide : il sait très bien qu’il est
venu attendre un mec. Quel genre ? Là aussi, il
peut répondre sans hésiter, puisque dans ses rêves
l’homme idéal existe : il a son âge, trente et un
ans. Être de la même année – et pourquoi pas du
même mois ? – ferait de cet inconnu une sorte de
double, de jumeau. Il a des cheveux bruns, très
courts, et surtout des yeux bleus. Dans sa famille
il n’y en a pas : parents, beaux-parents, les gosses... Personne. Que du marron. Alors, deux petits
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lacs scintillants frangés de cils noirs qui se pencheraient à la portière pour demander : « Tu cherches quoi ? »
Le temps d’avaler sa salive, il répondrait en bafouillant : « Ben... c’est toi que je cherche. »
Puis il le suivrait dans les buissons et, par une
pleine lune très lumineuse, il découvrirait que le type
est sorti tout droit d’une pub pour sous-vêtements
masculins : mince et musclé de haut en bas. Pas
bodybuildé, musclé juste ce qu’il faut, le Patrick. Oui,
ce serait son prénom, celui-là et pas un autre.
Il y a combien d’années qu’il le promène, ce
Patrick ? Depuis quand se passe-t-il le même film ?
Dix ans ? Plus ? Depuis son mariage ? Allez savoir.
Lieux de drague, hôtels, salles de sport... Il l’imagine partout où il va. Même chez lui, puisqu’il est
aussi dans le lit conjugal ! À sa gauche, ce n’est pas
la tête de Sophie qui repose sur l’oreiller, mais celle
de Patrick. Il se persuade qu’ils ont fait l’amour
comme des affamés. Au cœur de la nuit, il se réveille pour le regarder dormir. Il est heureux parce
qu’ils vont rester ensemble jusqu’au matin. Demain,
au réveil, ils referont l’amour, puis ils prendront le
petit déjeuner, en riant et en chahutant.
Les yeux fixés sur la voiture des Belges, Jocelyn
s’étire tant bien que mal derrière le volant de sa
Peugeot 307 HDI. Il raidit ses jambes, son dos. Cela
le fait bander. Il pose sa main droite sur la bosse à
travers son pantalon de Tergal bleu, et il rêve qu’une
main inconnue lui saisit le paquet.
« Mais qu’est-ce qu’ils fichent ? Où sont-ils
passés ? »
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Il sait très bien que c’est à vingt-deux heures
que le défilé commence, après le prime-time télévisuel. Mais ce soir il n’a pas envie de s’éterniser,
il est crevé. Il a travaillé sans relâche pour vendre
des lunettes de la marque Sport-View. Depuis que
le footballeur Machintruc a été photographié avec
un modèle de la nouvelle collection, son chiffre
d’affaires, qui arrondit le compte en banque de la
famille Lesage, se développe énormément.
En deux jours il a visité les clients de Montpellier, Sète, Agde et Béziers. Il est vidé. Il n’y
aura pas grand monde ce soir. Le mercredi n’est
jamais génial pour la drague. D’ailleurs, il ne bande
déjà plus. Un coup de démarreur et la voiture se
déplace.
« ... Klaxonnerais bien en passant près des Belges... Et puis, à quoi bon ? Mieux vaut rejoindre
l’hôtel Formule 1 et me coucher. Il n’y a plus de
raison de traîner ici : là-bas, Patrick m’attend ! »
Un dernier coup d’œil vers les sanitaires, au cas
où. Des flaques d’eau réfléchissent la lumière bleutée des néons. Quand on pense que l’été, ça grouille
de monde ! Là, pas une ombre : le désert. C’est
quand même excitant, ce genre d’endroit. Peut-être
y a-t-il une voiture garée plus loin, invisible, dont
le propriétaire apparaîtra subitement, surgi de nulle
part. On ne sait jamais.
Quelques mètres encore... Non, décidément, il
n’y a rien à voir. Au bout du terre-plein, là où le
panneau interdit de tourner à gauche et oblige à
filer tout droit si l’on veut foutre le camp de ce
coin minable, eh bien, justement, là, une Fiat Uno
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blanche vient frôler la 307. L’endroit est éclairé,
ce qui permet d’apercevoir le conducteur.
« Ouais, pas l’air moche. » Jocelyn laisse son
véhicule avancer doucement, puis il s’arrête. Dans
le rétroviseur extérieur gauche il peut voir sans être
vu. Le type descend de sa voiture pour aller aux
toilettes : jeans, baskets, blouson. Il regarde plusieurs fois dans sa direction.
« Qu’est-ce que je fais ? Je tourne à gauche ?
OK, même si c’est interdit. Je me gare de l’autre
côté du parking, là où l’éclairage est plus faible. »
Le gars disparaît pendant deux bonnes minutes,
puis il resurgit près des lavabos extérieurs. Il allume une cigarette et, de son autre main, se caresse la queue à travers le jean. Il sait qu’il est
regardé. Vingt et une heures. C’est peut-être une
chance de tomber sur ce type. En fin de compte, il
n’aura pas fallu attendre trop longtemps. Jocelyn
sort de sa voiture et rejoint les sanitaires. Le rythme
de son pouls s’accélère. Le premier contact l’excite
toujours beaucoup. Premiers mots, premiers regards, et cette impression stupide que tout est possible.
Qu’est-ce que cela veut dire, « tout » ? Ça colle
ou ça ne colle pas, on baise sur place ou bien
ailleurs, point final. Le scénario est toujours identique, mais comment s’empêcher d’espérer, de
croire que celui-là est peut-être Patrick, son frère,
ou son cousin ?
Bon, il a les yeux marron, les cheveux plutôt
blonds et de belles dents blanches. Jocelyn l’a vu
sourire, de manière très engageante.
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– Qu’est-ce que tu cherches ? Tu viens souvent ?
Tu allais partir ?
– Oui, je m’en vais, je passe la nuit au Formule 1,
sur la route de Bassan.
– On peut y aller ensemble ?
Voilà comment on se retrouve sur l’autoroute
en direction de la prochaine sortie pour Béziers, avec
dans son rétroviseur la bagnole du type avec lequel
on va baiser dans moins d’un quart d’heure. Avant
de démarrer, ils ont eu le temps d’échanger quelques mots. Jocelyn a appris qu’il est de Narbonne
et que parfois il se rend sur cette aire de repos, seul,
ou avec son copain : « Les plans à trois, c’est
sympa. »
Quand il commence à draguer, Jocelyn a de la
peine à se concentrer sur les paroles échangées,
parce qu’il craint à chaque nouvelle rencontre de se
trouver face à un cinglé qui sortirait de sa poche un
couteau ou un flingue.
Les murs du premier couloir sont rouges, ceux
du deuxième sont bleus, jaunes dans le troisième.
Chambre numéro 22. Séance silencieuse de déshabillage réciproque.
Pas mal foutu, le gars ! Et propre sur lui ! Son
eau de toilette lui rappelle quelque chose ou quelqu’un. Sans doute l’a-t-il déjà reniflée sur un autre.
Bref, un coup qui démarre bien.
– Tu te fais prendre ?
– Mouais.
Pas d’enthousiasme excessif. Branle et fellation mutuelles suffisent au bonheur de Jocelyn. Si
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possible, ne pas se précipiter, savourer les minutes passées avec un mec, un vrai, non pas un être
inventé de toutes pièces, comme ce Patrick qui
arrive dès qu’on le siffle, dès que monte l’envie
de se branler, n’importe où, n’importe quand.
Il y a une vingtaine d’années déjà, devant la puissance de ses désirs naissants, il s’est interdit de rêver en technicolor, sur grand écran. Pas question !
Encore aujourd’hui la terreur d’être deviné, percé à
jour, l’empêche de penser trop fort : cela risquerait
de transparaître sur sa figure, dans son regard. Alors
il s’excite en catimini, mentalement, avec du pornohard, mini format, et il mate les mecs avec une telle
discrétion, une telle rapidité, que personne ne songerait à... Personne. Pas même le paternel. Surtout
pas le paternel !
Pierre Lesage, officier de l’armée de terre, sait
comment penser et comment agir afin de vivre dignement. Ah ! ses discours sur les devoirs du citoyen, la nation, l’héritage des anciens, l’obéissance.
Particulièrement sur l’obéissance. N’est-elle pas
la première des vertus ? La plus noble ? Rien ne le
bouleverse davantage que l’admirable poème de
Kipling : If. Jocelyn le connaît par cœur, à force.
Quand il le déclame, ça émeut le capitaine jusqu’aux larmes.
... Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie
Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir, [...]
Si tu peux être dur [...]
Si tu peux être brave [...]
... Tu seras un homme, mon fils.
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Pour les parents Lesage, il n’y a d’existence
convenable que celle dont ils sont les porte-drapeaux.
Elle se résume en deux mots : travail, famille.
Dans la vie de Jocelyn il y a aussi Sophie.
Ils se connaissent depuis la sixième. Si on
compte bien – et pourquoi se tromperait-on ? – cela
fait vingt ans. Vingt ans.
Quel bonheur, quand la petite Sophie a pointé
le bout de son nez pour la première fois chez les
Lesage : « Il est là, Jocelyn ? »
Elle est revenue une deuxième fois, puis une troisième. À la quatrième, plus aucun doute n’était permis : ces deux-là étaient faits l’un pour l’autre. Sans
consulter les intéressés, les Lesage et les Campion –
plus malins que les Capulets et les Montaigus – ont
décrété que leurs rejetons étaient « in-sé-pa-ra-bles ! ».
« Regardez-les ! Mêmes caractères, mêmes
goûts, mêmes... »
De « même » à « m’aime », deux lettres diffèrent, que les Lesage-Campion-Associés réécrivent
sans états d’âme. Neuf ans après le « il est là,
Jocelyn ? », les deux familles agitent un certificat
de mariage. Il n’y a plus qu’à signer, en bas. Et les
tourtereaux ? Qu’ont-ils pu dire ? Rien. Que tout
soit décidé si rapidement, si tôt leur a évité les déboires classiques : battues sordides des samedis soirs
en boîtes de nuit, retours bredouilles de la chasse,
mâtinés de doutes existentiels. Évités aussi, les
coups au cœur, les rejets. Très mauvais pour
l’amour-propre, les rejets ! Sans parler des saloperies qu’on peut attraper en bricolant à droite et à
gauche... On leur a simplement évité de vivre.
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C’était ainsi qu’il y a un siècle on arrivait au mariage, chastes et purs. Seulement, là, on était en 1986.
Jocelyn et Sophie : deux trouillards qui ont toujours eu peur de leurs propres désirs, peur de rompre des cordons affectifs, ou plus exactement des
laisses, ces laisses qu’ils finiront par collectionner,
plus tard...
Pourquoi s’opposer à un bel avenir, servi sur un
plateau par deux familles qui s’entendent à merveille ? Pourquoi faire sa mauvaise tête ? Sophie
n’est-elle pas « jolie » et Jocelyn « gentil et docile » ?
C’est vrai qu’il est docile. La preuve ? Ce soir,
avec beaucoup de docilité, il se fait vigoureusement
baiser par un inconnu dont il ignorait l’existence il
y a une demi-heure. Pourtant il n’aime pas trop ça,
la sodomie, mais le Narbonnais avait l’air d’y tenir
absolument, alors... À quatre pattes sur le lit, Jocelyn
supporte le poids de son partenaire. Il sent les poils
de son ventre lui chatouiller le dos, et ses deux mains
arrimées à sa taille. C’est cela qui le fait jouir, plus
que les coups de boutoir.
Des petits cris, des gémissements, du sperme
répandu sur les draps et ils se retrouvent à bout de
souffle, échoués comme deux noyés.
Vingt et une heures exactement, le portable de
Jocelyn se met à sonner (ah, la cinquième de Beethoven !…). C’est l’heure rituelle du coup de fil de Sophie. Moment de panique dans les draps qui
s’entortillent entre les jambes. « Excuse-moi, je dois
répondre. »
Oui, il doit parce qu’à cette heure-là il est censé
attendre l’appel de Sophie et rien d’autre. Dans le
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train-train d’un représentant en lunettes de la marque Sport-View il n’y a pas de place pour des cocktails, des inaugurations ou réunions de travail, il n’y
a que des kilomètres à avaler, des hôtels pas chers, et
le coup de fil quotidien de l’être aimé. Un emploi du
temps immuable qui se répète de semaine en semaine,
de mois en mois, depuis des années. Trop d’années.
– Oui, chérie, ça va. Et toi ?
Encore un peu essoufflé, Jocelyn. Le Narbonnais
en profite pour retirer délicatement son préservatif.
D’un geste sûr, il le noue à son extrémité et le jette
dans la poubelle.
– À l’hôtel, oui, oui. J’ai avalé un sandwich à
Agde et maintenant je suis devant la télé. Sur quelle
chaîne ? Tu dis ? Sur la trois ? Oui, je me souviens
de ce film-là. On l’avait adoré tous les deux. Je vais
sûrement voir ça.
Long silence, et un rapide coup d’œil vers le copain qui s’est confortablement installé, l’oreiller à la
verticale derrière la tête. Une cigarette au bout des
doigts, il remet en ordre sa bistouquette rabougrie.
– Marion veut me parler ? Elle n’est pas encore
couchée ? Bon, passe-la-moi.
Jocelyn tire le drap qui résiste un peu pour le serrer autour de sa taille. Pudeur de dernière minute.
– Coucou, Marion ! Bien sûr que je pense à toi.
Tu sais, je compte les jours et les heures qui me
rapprochent du week-end. Aqualand ? C’est promis, ma chérie. Avec ton frère, évidemment.
Des nouvelles de mamie et de papi, le courrier
qui est arrivé, la facture du téléphone : énorme,
comme toujours.
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DU MÊME AUTEUR AUX ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE
L’Agneau chaste, roman, 2000 ; coll. « Minos », 2002.
© SNELA La Différence, 47, rue de la Villette, 75019 Paris, 2003.
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