La théorie des jeux à la conquête de l`économie
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La théorie des jeux à la conquête de l`économie
REPÈRES ET TENDANCES IDÉES La théorie des jeux à la conquête de l’économie CHRISTIAN SCHMIDT* A Apparues discrètement il y a plus d’un demisiècle, les applications de la théorie des jeux ont gagné tous les domaines de l’économie. Elles sont présentes aussi bien dans la recherche que dans la résolution de problèmes pratiques. Si elles ont eu au début quelque peine à s’imposer, elles n’ont pas fini de transformer les outils et les modes de pensée de la discipline. I l est des révolutions bruyantes et d’autres plus silencieuses. Cette distinction n’épargne pas le monde des idées. Les premières coïncident souvent avec une mode et disparaissent avec elle. Les secondes, moins volatiles, traduisent en général un mouvement de fond. La théorie des jeux appartient sans conteste à cette dernière catégorie. Elle ne connut d’abord qu’un succès d’estime dans la corporation des économistes, même si quelquesuns, parmi lesquels deux des trois prix Nobel d’économie de 1994, comprirent très vite l’enrichissement que pourrait en tirer toute la profession1. Ce qui était considéré à l’origine comme une simple curiosité mathématique, dont la mise en œuvre aboutissait parfois à des résultants inattendus, voire paradoxaux (choisir au hasard n’est pas nécessairement irrationnel, un équilibre est rarement unique et bien souvent sous-optimal…), a progressivement grignoté sans tapage ni polémique presque toutes les branches de la discipline économique. Jugez plutôt. Après avoir conquis la majeure partie du territoire de l’économie industrielle (Fudenberg et Tirole, 1986), elle s’est introduite au cœur de l’analyse microéconomique (Kreps, 1990). La théorie des jeux mord maintenant sur la macro- * Professeur à l’Université Paris IX-Dauphine, directeur du Laboratoire d’économie et de sociologie des organisations de défense (LESOD). Vient de publier La Théorie des jeux, Essai d’interprétation, aux PUF. économie à travers les jeux de coordination (Cooper, 1999). De l’analyse de la firme (Aoki, 1984) aux modèles récents de prospection monétaire, en passant par la négociation (Osborne et Rubinstein, 1990) et l’économie publique (Moulin, 1995), aucun domaine n’échappe complètement aujourd’hui à son influence. Son irrésistible ascension gagne même les marches de la discipline. La gestion s’en empare pour traiter des cas d’entreprise (Nalebuff et Brandenburger, 1996) et le droit commence à s’y intéresser pour mieux comprendre comment fonctionnent les règles juridiques (Baird, Gertner et Picker, 1998)2. Quelques esprits sceptiques résistent encore à son attraction. S’ils concèdent qu’elle fournit des outils intellectuels solides, ils font observer que les applications économiques de ces outils relèvent plutôt de la métaphore. Partiellement fondée, cette remarque devient de moins en moins pertinente avec le temps. Il faut d’abord rappeler que la théorie des jeux donne lieu depuis longtemps à des applications opérationnelles directes : sur les marchés d’enchères, par exemple, on sait qu’elle a inspiré les autorités de certains pays dans l’attribution de leurs canaux de fréquence UMTS. Mais surtout, si 1 Harsanyi, Nash et Selten obtinrent le prix Nobel de sciences économiques en 1994. Harsanyi, qui est mort l’été dernier, et Selten, qui continue à travailler en Allemagne sur les jeux expérimentaux, firent partie de ce petit groupe. 2 Voir aussi, dans ce numéro, section « Livres et idées », l’article consacré au livre d’Eric A. Posner. Sociétal N° 34 4e trimestre 2001 31 REPÈRES ET TENDANCES 3 C’est l’idée souvent développée par l’un des plus grands théoriciens des jeux contemporains, Robert J. Aumann, qui, pour cette raison, prône le développement de l’enseignement de la théorie des jeux dans les écoles et départements universitaires de gestion. 4 Ce fameux théorème démontre l’égalité entre le minimum de la valeur maximale accessible à l’un des deux joueurs (Minmax) et le maximum de la valeur minimale accessible à l’autre joueur (Maxmin). 5 La jonction entre les idées de Nash et les travaux de Cournot et d’Edgeworth sur l’oligopole, le monopole bilatéral et la concurrence, qui remontent au XIXe siècle, a été établie par Shubik (1955, 1959). Sociétal N° 34 4e trimestre 2001 32 de plus en plus de dirigeants pensent leur situation en termes de jeux et prennent leur décision avec cette référence en tête, la théorie des jeux fournira une approximation acceptable d’un nombre croissant de réalités économiques3. TÂTONNEMENTS ET DÉCOUVERTES A l’origine, le mathématicien français Emile Borel, lui-même passionné par les jeux de société, esquissa le projet de rechercher une solution rigoureuse à ces jeux qui, remarquait-il, font intervenir le hasard et l’habileté de joueurs. Il présenta sur ce sujet trois communications successives à l’Académie des Sciences (Borel, 1921, 1924, 1927). Un peu plus tard, et de manière indépendante, le grand savant d’origine hongroise John Von Neumann entreprit d’analyser, par une autre voie, ce qu’il qualifia de jeux de stratégie, et démontra le premier théorème assurant une solution à tout jeu à deux joueurs à somme nulle (Von Neumann, 1928)4. Pour le profane, la relation entre ces travaux et l’explication des phénomènes économiques n’est pas évidente. Elle retint cependant l’attention des deux pionniers de cette théorie qui mentionnèrent l’un et l’autre, dès leurs premiers écrits, la possibilité de l’appliquer à l’économie. Ce lien est suffisamment singulier pour qu’on s’y arrête. Une analogie facile se présente d’abord entre le comportement des joueurs dans un jeu de société et le mélange de conflit et de coopération qui intervient entre des agents, lorsqu’ils entreprennent une opération économique. De plus, on peut imaginer que les agents économiques obéissent implicitement à des règles qui modèlent leurs décision. Une différence de taille existe toutefois entre les deux situations : tandis que les règles des jeux de société sont connues de tous et, en particulier, de ceux qui s’affrontent au cours d’une partie, celles des activités économiques ne le sont généralement pas. Il revient alors à la théorie des jeux de les rechercher et de les révéler aux acteurs économiques. Un programme qui attendra presque un demi-siècle pour être complètement mis en œuvre. Ce n’est pas tout à fait un hasard si Von Neumann s’associa à l’économiste Morgenstern pour rédiger le volumineux ouvrage Theory of Games and Economic Behavior qui, publié immédiatement à la fin de la Seconde Guerre mondiale, a marqué la naissance officielle de la théorie des jeux (Von Neumann et Morgenstern, 1944). Sa lecture rétrospective risque néanmoins de décevoir un économiste contemporain qui ne serait pas un spécialiste de cette théorie. Si l’on y trouve quelques exemples économiques, comme celui du marché interprété dans la tradition autrichienne de Böhm-Bawerk, ils restent peu nombreux. Quant au premier chapitre, pourtant exclusivement consacré à poser les problèmes économiques, ses développements généraux apparaissent artificiels et « plaqués », à l’exception de quelques pages lumineuses sur les notions de « standards de comportement acceptés » et d’« ordre social établi », qui fournissent une interprétation économique convaincante du concept de solution d’un jeu. Cette déception explique en partie l’accueil réservé de la majorité des économistes de l’époque. Elle est facile à comprendre. Les quatre cinquièmes du livre développent avec force détails mathématiques des problèmes de jeux à somme nulle et leurs solutions. Or, la plupart des situations économiques ne sont pas assimilables à des jeux à somme nulle. Il a donc fallu attendre Nash, ses jeux non-coopératifs à somme variable, son célèbre équilibre et IDÉES son modèle de négociation, pour que les économistes professionnels commencent à prendre au sérieux la théorie des jeux. En quelques pages denses, Nash résolvait plusieurs des casse-tête qui avaient occupé des générations d’économistes. Conformément à l’intuition d’Edgeworth, il montre que le problème du monopole bilatéral est déterminé : il existe une, et même, le plus souvent, plusieurs solutions à de telles situations. Quant au duopole, le modèle de Nash confirme la conjecture de Cournot selon laquelle deux producteurs concurrents tendent rationnellement vers un point d’équilibre. Plus important encore, qu’il s’agisse d’individus ou de groupes, la négociation entrait par la grande porte, grâce à Nash, dans le domaine de l’analyse économique. Par une curieuse fantaisie de l’histoire, c’est l’intervention d’un génie mathématique sans culture économique qui ranima les mânes de quelques grands ancêtres de la théorie économique, et en tout premier lieu celles de Cournot et d’Edgeworth5. Nash l’inclassable John F. Nash est un personnage hors du commun. Mathématicien – mais couronné par le prix Nobel d’économie en 1994 – il publia ses travaux révolutionnaires sous la forme de quatre articles fondateurs entre 1950 et 1953 avant de sombrer dans une grave maladie mentale – il connaît depuis quelques années une rémission inexplicable. Cet itinéraire singulier a fait l’objet d’une biographie de Sylvia Nasar, récemment traduite en français sous le titre Un cerveau d’exception : de la schizophrénie au prix Nobel, la vie singulière de John Forbes Nash (2001) Paris, Calmann-Lévy, 600 pages. LA THÉORIE DES JEUX À LA CONQUÊTE DE L’ÉCONOMIE L’ACCUEIL MITIGÉ DES ÉCONOMISTES D ès lors, l’économie ne pouvait plus ignorer la théorie des jeux, mais leur maturation réciproque prit encore un certain temps : si quelques économistes assez isolés ont vite rejoint le prestigieux Institut de Princeton6 où travaillaient Von Neumann et Morgenstern, et l’Université du Michigan, berceau des jeux expérimentaux, ils ne représentèrent pendant longtemps qu’une minorité. Plusieurs caractéristiques propres à la théorie des jeux expliquent cette situation. Cette théorie suppose, en premier lieu, des centres de décision indépendants effectuant librement leurs choix. Elle s’applique donc à une économie décentralisée. Or, après la Seconde Guerre mondiale, ce sont les idées d’organisation, de contrôle économique et de planification indicative qui triomphent, en particulier en Europe, et inspirent les politiques économiques. L’hypothèse sur laquelle s’est construite la théorie des jeux n’est pas, pour cette raison, dans l’air du temps. Pour autant, cette théorie ne séduit pas davantage les tenants de la doctrine libérale, principalement regroupés autour de l’Ecole de Chicago. Elle démontre, en effet, que même en l’absence d’imperfection d’information, les marchés ne sont pas nécessairement « efficients » au sens économique du terme. Ce n’est donc pas du côté de la Société du Mont Pèlerin, bastion des économistes libéraux, qu’elle pouvait faire beaucoup d’adeptes. Un autre facteur, plus contingent, a aussi joué. Une partie importante des premières applications de la théorie des jeux a été réalisée à la Rand Corporation. Certaines d’entre elles portaient directement sur des questions de stratégie militaire, d’autres, plus proches de variété de solutions possibles aux l’économie, s’inscrivaient également problèmes économiques posés, et dans le contexte de la guerre froide. se met ainsi à l’abri du reproche de Force est de constater qu’une pensée unique. Elle privilégie, majorité d’économistes, en pard’autre part, le rôle de l’informatant de préjugés souvent opposés, tion et de la connaissance des déestimait que cet environnement cideurs dans l’analyse des processus particulier de la Rand Corporad’interaction économique. Cette tion viciait l’air pur de la théorie orientation la rapproche de la nouéconomique. Leur suspicion allait velle économie démadu reste bien au-delà térialisée, où les sides applications, puisgnaux l’emportent qu’elle marginalisait Avec l’extraordinaire certains chercheurs, sur les faits matériels. comme Lloyd Shapley, explosion Elle développe de à qui l’on doit pour- des procédures cette manière des instruments d’analyse tant des résultats marchandes, théoriques de portée mieux adaptés aux incontestable (la valeur les théoriciens réalités. Enfin, si son de Shapley permet des jeux disposent approche des phénonotamment de détermènes économiques de nouveaux terrains miner le partage équimet l’accent sur la table d’une ressource d’investigation. logique et le raisonen respectant l’apport nement déductif, elle marginal de chacun7). n’est pas, pour autant, Liée en partie, pour le financement réfractaire aux enseignements tirés de sa recherche,aux lobbies politicode l’expérience, bien au contraire. militaires, la théorie des jeux sentait L’expérimentation et la simulation alors le soufre. enrichissent ses représentations. Un pont a même été jeté récemEnfin, même si elle a progressivement ment entre la théorie des jeux et pris ses distances avec ses origines la science des ordinateurs mathématiques, son maniement (computer science), en vue de mieux continue d’exiger une certaine cerner la logique cognitive des familiarité avec les techniques de agents économiques. cette discipline. La dextérité mathématique de ses promoteurs a Plus concrètement, l’extraordisans doute découragé plusieurs naire explosion des procédures économistes de qualité encore marchandes a fait éclore une insuffisamment rompus à la formamultitude de situations nouvelles lisation. On songe, par exemple, à et de mécanismes inédits. La Kenneth Boulding, Gunnar Myrdal vieille typologie économique des ou Joan Robinson. marchés (monopole, oligopole, monopsone, cartel…) s’en trouve bouleversée et enrichie : les théoUN PARADIGME riciens des jeux disposent ainsi de ADAPTÉ AUX RÉALITÉS nouveaux terrains d’investigation. CONTEMPORAINES Même le troc et la négociation des a théorie des jeux peut encore prix, que l’on croyait disparus, ont paraître rigide à ceux qui ne la fait leur réapparition sur la scène pratiquent pas, par la rigueur de économique. La théorie des jeux ses raisonnements. Mais cette non-coopératifs est particulièreapparence est trompeuse et ment bien placée pour traiter ces largement inexacte pour au moins formes de tête-à-tête directs. trois raisons. Tout d’abord, la Quant à l’asymétrie d’information, théorie offre une large palette de elle devient la règle, et la symétrie concepts de solutions, ce qui d’information l’exception, comme signifie qu’elle intègre une grande on l’observe dans les divers mou- L 6 Institute of Advanced Studies, qui fut à l’époque un des principaux creusets de la recherche de pointe en physique et en mathématiques. 7 La valeur de Shapley a donné lieu à de nombreuses applications pratiques concernant l’allocation et la régulation de biens publics comme l’air et l’eau, notamment en cas de pollution. Sociétal N° 34 4e trimestre 2001 33 REPÈRES ET TENDANCES vements d’OPE et d’OPA, souvent inamicales.Toutes ces manifestations fournissent aux économistes une occasion supplémentaire de mobiliser les ressources de la théorie des jeux pour mieux comprendre leurs mécanismes. Enfin, des marchés financiers aux comportements des simples consommateurs, le poids des anticipations des agents pèse de plus en plus lourd dans la formation des prix. Or, par construction, les joueurs de la théorie des jeux cherchent à anticiper l’avenir plutôt qu’à regarder le passé, même si leurs anticipations n’excluent pas tout effet de mémoire. 8 Ces recherches sont principalement illustrées par les travaux d’une équipe de chercheurs suédois autour de J. Weibull et K. Warneryd. Sociétal N° 34 4e trimestre 2001 34 De manière plus fondamentale encore, le périmètre des grandes entreprises change aujourd’hui constamment, de telle sorte que seule une analyse dynamique est apte à rendre compte de leurs mouvements. On serait d’abord tenté de considérer qu’une théorie conçue à partir des anticipations formées par les agents sur la base de leurs croyances du moment est mal placée pour appréhender de tels mouvements. Pourtant, il n’en est rien. Une branche particulière de la théorie des jeux s’est récemment développée pour rendre compte de cette dynamique. Les jeux évolutionnistes mettent en évidence la stabilité, ou l’instabilité, relative des points d’équilibre et intègrent des modèles d’apprentissage. D’abord utilisés en biologie pour expliquer l’évolution des espèces (Maynard Smith, 1982), ils trouvent maintenant leurs applications dans le domaine de la vie des entreprises et de leurs mutations au cours du temps. Partis des firmes comme centres de décision économique privilégiés, les jeux évolutionnistes s’attaquent désormais à la question plus générale de la formation des institutions économiques et de leurs transformations8. Tout porte ainsi à penser que les réalités économiques se sont aujourd’hui rapprochées des schémas intellectuels que développent les théoriciens des jeux. UN VASTE CHAMP D’EXPLORATION L e philosophe Karl Popper soutenait, non sans arguments logiques, qu’il est impossible de prévoir les progrès de la connaissance scientifique. Cette affirmation n’est plus tout à fait juste, alors que les chercheurs peuvent aujourd’hui identifier des problèmes dont la résolution a quelque chance d’améliorer demain cette connaissance. Robert Aumann en a fourni une liste, non exhaustive, dans son adresse présidentielle du premier congrès de la Société mondiale IDÉES de la Théorie des jeux, qui s’est tenu l’année dernière à Bilbao. Plusieurs de ces problèmes concernent au premier chef les économistes. Il s’agit notamment de comprendre ce qui fonde les croyances des joueurs qui interagissent,et d’identifier les conséquences des incertitudes particulières qui en découlent. Gageons que les développements attendus du paradigme de la théorie des jeux contribueront demain, peut-être plus encore qu’aujourd’hui, à éclairer notre lanterne économique. Mais attention, ces belles perspectives ne pourront se réaliser qu’en symbiose étroite avec d’autres courants de la pensée économique. Dans le cas contraire, il nous faudrait, par un effet de rétroaction Bibliographie n Aumann R. J. (1987) « Game Theory », in The New Palgrave Dictionnary, J. Eatwell, M. Milgate et P. Newman eds., vol. 2, London, MacMillan. n Aumann R. J. (1989) Lectures on Game Theory, Boulder, Westview Press. Aoki M. (1984) The Cooperative Game Theory of the Firm, Oxford, Clarendon Press. n Baird, D., Gertner R., Picker R. (1994) Game Theory and the Law, Cambridge, Harvard University Press. n Cooper, R.W. (1999) Coordination Games, Complementarities and Macro-economics, Cambridge, Cambridge University Press. n Fudenberg D. et Tirole J. 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