Vieuxetbeaux

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Vieuxetbeaux
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Samedi 16 juin 2012
CULTURE & IDÉES
Autoportraits de William Utermohlen (1933-2007),
peintre américain atteint de la maladie
d’Alzheimer, en 1997 (en haut) et en 1999 (en bas).
GALERIE GV ART/LONDRES
« With Mountains I »,
de Melanie Manchot.
1999.
Vieux et beaux
GALERIE GV ART/LONDRES
Lareprésentationde la vieillesse serait-elle l’un des derniers tabous artistiques?
Une exposition à Londres aborde la question de front
Eric Albert
C
Londres, correspondance
Pour sa série
« Super Vivere »,
Susie Rea a fait poser
des nonagénaires
vivant à Belfast.
GALERIE GV ART/LONDRES
’est une image troublante. A l’arrière-plan, des sommets enneigés
et un ciel bleu limpide qui rappellent les peintures romantiques
allemandes. Au premier plan, une
femme, seins nus, regard perdu
au loin. Rien d’exceptionnel, si ce n’est que cette
femme a une soixantaine d’années. Plutôt bien
conservée,d’ailleurs. Mais les yeux sont cernés, le
coin de la bouche ridé, la peau du cou flétrie, et les
seins tombent légèrement. La photographie est à
découvrir dans la galerie GV Art, à Londres. Il est
très rare qu’une telle image soit montrée au
public: une femme qui garde des signes de sa jeunesse mais qui n’échappe pas à son âge. Sujet
tabou? Sans doute, car cettesimple réalitéfait réagir très vivement. Aucun des médias britanniques qui ont écrit un compte rendu de l’exposition n’a osé publier l’image. « La photo divise en
deux camps : le public de plus de 30 ans sourit ou
applaudit ; les moins de 30 ans, surtout les femmes, trouvent l’image provocante et déplacée »,
témoigne Robert Devcic, directeur de GV Art.
De quoi ont peur ces jeunes femmes à la vue de
cette photo ? De l’image qui les renvoie à ce qu’elles deviendront dans quarante ans ? De l’idée de
vieillir? Des premiers signes de peau flétrie qu’elles perçoivent déjà chez elles ? Ou de cette entorse
rarissime aux canons de beauté actuels? Le paradoxe est de plus en plus criant. L’espérance de vie
se rallonge sans cesse – en France, elle frôle désormais 85 ans pour les femmes et dépasse 77 ans
pour les hommes. Mais la représentation de la
beauté, du corps nu, en tout cas en photo ou au
cinéma – beaucoup moins en peinture –, demeure
bloquée à un très jeune âge. C’est encore plus vrai
danslamode oùune carrièrede mannequindébute souvent vers 16ans et décline avec la trentaine.
En février, lors des défilés de mode à New York, le
Conseil de la mode américain (CFDA) a cru nécessaire de recommander de ne pas faire appel à des
mannequins de moins de 16 ans. Le styliste Mark
Jacobs n’en a pas tenu compte, et au moins deux
de ses modèles (sur une cinquantaine) n’avaient
pas atteint cet âge. Sa défense: il existe bien des
enfants acteurs, pourquoi pas des mannequins,
tant que les parents donnent leur autorisation?
Images respectueuses
C’estpourremettreenquestioncecanonjeuniste de la beauté que la galerie GV Art présente, jusqu’au 18 août, une exposition consacrée à la
vieillesse et à sa représentation. Les travaux sont
enpartieréalisésencollaborationaveclesscientifiques de l’Institut sur le vieillissement et la santé,
de l’université de Newcastle. « Pourquoi serait-il
acceptable de montrer un mannequin anorexique
de 16 ans, et pas une femme mûre de 60 ans dans
toute sa splendeur? », s’interroge M.Devcic.
Bonne question. Car, en préparant cette exposition, Lucy Jenkins a eu une surprise: très peu d’artistes dans le passé ont travaillé sur la vieillesse.
Comme si c’était un sujet à éviter. « Il y a bien sûr
nombre de peintures de la Renaissance sur le sujet,
par exemple Les Trois Ages de l’homme, de Titien.
Il y a aussi, au XXe siècle, des lithographies d’Henry
Moore. Mais, à part ça, il n’y a pas eu beaucoup de
travail de fond sur la vieillesse. » Pour elle, cela
demeure l’un des derniers tabous à briser, après
les questions de race et de sexualité.
De rares artistes l’ont fait brutalement au
moyen d’images insoutenables – on pense aux
photos d’une octogénaire nue, réalisées dans les
années 1980 par le Canadien Donigan Cumming.
L’exposition de GV Art, au contraire, se demande
subtilement si la vieillesse peut être plastiquementbelle.C’estlaquestionque poseleportraitde
femme sexagénaire au buste nu réalisé par l’artiste britannique Melanie Manchot, qui se trouve
être la fille du modèle.
La décrépitude des corps n’échappe pas au
regard des photographes, mais sous une forme
plus sociologique que charnelle. Ainsi, la NordIrlandaise Susie Rea relate le lent déclin de la
vieillesse à travers une série de portraits de nonagénaires vivant à Belfast qui racontent l’isolement,lapauvreté,la difficultéàmarcher…Lesimages, posées, sont respectueuses mais elles montrent ce que Susie Rea nomme des «survivants».
Il y a aussi la dégénérescencede l’esprit. Le peintre William Utermohlen l’a racontée mieux que
personne, et malgré lui. Cet Américain qui vivait à
Londres, mort en 2007, était atteint d’Alzheimer.
Comprendre les ravages de cette maladie dégénérative est difficile, mais les autoportraits du peintre en donnent une représentation poignante. En
1967, son trait est fin et précis, pour un dessin à la
beauté classique; trente ans plus tard, les yeux ne
sont plus à la même hauteur, le trait est devenu
tremblant; deux ans après encore, en 2000, il ne
resteplusqu’un vaguerond difforme.Le raccourci
est saisissant.
Pour échapper à la vieillesse, il reste un rêve,
Graal sur lequel se penchent artistes et scientifiques depuis des siècles : le don d’éternité. L’Australien Stelarc, spécialiste du body art, est même
passé aux travaux pratiques. En 2003, il a conçu
une réplique de sa propre tête, bourrée d’électronique, qui parle et répond aux questions. A l’aide
d’un capteur à ultrasons, la prothèse détecte la
présence d’autres personnes, si bien qu’elle engage d’elle-même la conversation. Le corps, simple
machine qui peut se réparer et s’améliorer? Voilà
sans doute de quoi rassurer les jeunes femmes de
moins de 30 ans… p
¶
À VOIR
« COMING OF AGE.
THE ART AND SCIENCE
OF AGEING »
Galerie GV Art,
49 Chiltern Street,
London W1U 6LY.
Entrée libre.
Jusqu’au 18août.
www.gvart.co.uk
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À LIRE
« LES VIEUX, HISTOIRE
MUETTE DU 3 e ÂGE »
de Luc Choquer
(éd. Anabet, 2009).

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