Anaïs Albar

Transcription

Anaïs Albar
Anaïs Albar
L’aquarium érotique
décembre 2011 , par Sonia Recasens
« Il suffit d’entrer dans n’importe quelle chambre de n’importe qu’elle rue pour que
se jette à votre face toute cette force extrêmement complexe de la féminité.
Comment pourrait-il en être autrement ? Car les femmes sont restées assises à
l’intérieur de leurs maisons pendant des millions d’années, si bien qu’à présent les
murs mêmes sont imprégnés de leur force créatrice ; et cette force créatrice
surcharge à ce point la capacité des briques et du mortier qu’il lui faut maintenant
trouver autre chose, se harnacher de plumes, de pinceaux, d’affaires et de politique
».
On ne peut s’empêcher de penser à ce passage d’Une Chambre à soi de Virginia Woolf, en découvrant
l’œuvre de la jeune artiste Anaïs Albar. Projet de fin d’étude à l’Ecole nationale supérieure des Arts
Décoratifs en 2010, l’installation L’Aquarium érotique se compose d’une série de dessins réalisés aux
crayons de couleurs, de dix gravures, de napperons, de clés sérigraphiées, et de sculptures en poupées de
chiffons autour de la pièce maîtresse : le lit. Inspirée du mythe de Pénélope, l’œuvre d’Anaïs Albar crée
une mythologie de la chambre comme boîte de pandore.
L’installation est inaugurée par une petite performance : assise sur un lit, l’artiste lit un conte intitulé
L’Aquarium érotique qui donne son titre à l’ensemble. Prélude de son œuvre, ce texte imaginé par Anaïs
Albar et écrit par Rémi Chevrillon, dévoile les inspirations, les désirs et le processus créatif de l’artiste et
invite le spectateur à pénétrer dans « La Chambre » pour découvrir de plus près un univers fait
d’érotisme, de féminité, de souvenirs d’enfance, de contes et de mythes anciens…
Femme-maison
A la fois espace d’exposition, espace et sujet de l’œuvre, la chambre dialogue entre intime et public,
intérieur et extérieur. Symbole de l’intime, le lit se fait ici spectacle. Ainsi, comme chez Louise Bourgeois
dont la réception est évidente dans les grappes de mamelons qui parcourent l’œuvre, la maison se fait
métaphore du corps de la femme, avec une attention toute particulière portée à la chambre : boîte de
pandore de ses humeurs, de ses émotions et sentiments, qui débordent des portes et fenêtres.
Métaphore de l’intimité, la chambre est le lieu des femmes qui y ont été enfermées par l’ordre moral,
religieux et domestique. Bien que les femmes s’affranchissent peu à peu de ce dernier, l’imaginaire
érotique, à travers la pornographie, les maintient toujours dans l’espace intime du lit… C’est plus
précisément cet imaginaire érotique qu’Anaïs Albar reprend à son compte pour mieux le subvertir. Dans
l’œuvre de l’artiste, la femme se fait maison ou plutôt la maison devient comme une extension de son
corps, de son plaisir, dont les rêveries et pulsions tapissent les murs. L’artiste maintient la clôture de la
chambre comme antre de l’intime et entretient le fantasme du gynécée avec ces nombreuses serrures qui
parcourent son œuvre. Mais les femmes passives et lascives font place à des femmes hypersexuées,
actives, libérées et maîtresses autant de leur maison que de leur sexualité. L’espace intime des femmes
dessinées, gravées, brodées, devient celui du spectateur piqué au vif et invité à se perdre dans la toile que
tisse l’artiste de son crayon, de son aiguille...
Sexe-voto
Chambre des désirs, des plaisirs, « la chambre est un tissu de secrets » que brode l’artiste au gré de ses
rêveries sur un long drap, dans une volonté de lever le voile sur la sexualité et le plaisir féminin,
longtemps tabou, répugné, caricaturé. En tant que fille d’Eve, la femme est, dans la culture judéochrétienne, dangereuse de par son instinct animal et sa nature libidineuse. D’un extrême à l’autre, la
femme est soit frigide, soit un monstre de désir. De sorte que dans l’art roman, le sexe de la femme est
remplacé par une queue de poisson, la métamorphosant en sirène : symbole de l’autodestruction du désir .
Là aussi Anaïs Albar se réapproprie cet héritage culturel et iconographique pour mieux le détourner et le
subvertir. Dans ses gravures et ses poupées de chiffons, les hommes se voient dotés d’une tête de poisson
étanchant leur soif de désir au sexe de la femme fontaine. Symbole de son plaisir, l’eau déborde des
fenêtres, des portes, du plancher, des interstices, comme si, après avoir été vilipendée et niée, la
jouissance féminine était enfin libérée de la boîte de pandore. L’iconographie judéo-chrétienne tentait
alors par ces caricatures d’effacer le souvenir de l’hégémonie féminine, et notamment du culte ancien
d’une Déesse Mère Universelle . Celle là même que réhabilite l’artiste avec ces ex voto de femmes
auréolées d’une couronne de fleurs, cuisses écartées, sexe ouvert et offert abreuvant de son plaisir aussi
bien les hommes que les créatures animales, aquatiques, hybrides et végétales. Les nombreuses vulves
qui ornent les napperons renvoient à celles gravées sur des parois rocheuses, ou sur des pendentifs
témoignant de la croyance en une Grand-Mère Créatrice du monde assurant sa prospérité.
Anaïs Albar renoue avec ce culte ancien, qui court de la préhistoire au néolithique, en faisant du sexe de
la femme un totem d’où fleurissent des plantes et des fleurs aux formes sexuées. Iconographie païenne et
judéo-chrétienne sont ici associées. Les napperons ornés de vulves et de pénis protéiformes, tour à tour
fleur, cœur, serrure, etc., qui décorent un pan du mur de la chambre sont surmontés d’une croix mettant
en exergue leur sacralité. Une des gravures représente une femme cuisses écartées sur un autel devant la
Trinité. Les nombreuses religieuses qui veillent sur les dortoirs renvoient quant à elles à l’imaginaire
érotique qu’entretiennent les mystères du couvent souvent assimilé au sérail. Plutôt que de surveiller
l’impureté des rêves, les religieuses veillent telles des gardiennes bienveillantes et silencieuses sur les
ébats des amants, les étreintes fantasmés…
Désirs contés
Ainsi avec l’aquarium érotique nous sommes dans une sublimation d’un matriarcat en plus d’être dans la
réhabilitation et l’exaltation de la jouissance féminine. La maison est par essence le symbole du refuge
maternel, comme en témoignent les nombreux souvenirs de l’enfance qui hantent ces intérieurs euxmêmes aux allures de maison de poupée. Les dessins réalisés aux crayons de couleurs sont en soi une
réminiscence de l’enfance. Les maisons de poupées, telles des cabinets de curiosités, regorgent de
souvenirs de la maison de son enfance et sont peuplées de jouets aux atours sexuels et de créatures toutes
droit sorties de contes pour enfants. Histoires que les adultes lisent aux enfants avant de dormir, hantant
leurs rêves et aidant leurs inconscients à trouver des solutions à leurs angoisses à travers des fantasmes
ainsi sublimés. L’univers des contes est au cœur de l’œuvre de l’artiste. Les gravures et dessins sont
rassemblés sous la forme d’un livre introduit par un conte. Celui là même que nous lit Anaïs Albar en
prélude de son installation : L’aquarium érotique. Ce texte, imaginé par l’artiste et écrit par Rémi
Chevrillon témoigne de son vif intérêt pour cet univers qu’elle a aussi étudié dans la cadre d’un mémoire
de recherche. Ainsi, la sexualité implicite et symbolique des contes se fait ici explicite et crue, les
fantasmes inconscients qu’ils mettent en scène sont ici brodés à même le drap. Drap hérité de sa grandmère qui brodait et lui racontait des contes. Contes qui se transmettent de génération en génération, dans
une tradition matrilinéaire. Les Contes de la Mère l’Oye (1697), par exemple, avec leurs sept héroïnes sur
onze contes, seraient la transmission de l’inconscient du matriarcat.
Ces « Belles au bois dormant » plongées dans un sommeil infini, se font aussi « Pénélopes », qui en
brodant et tissant leurs rêveries, allongent le fil du temps de leur solitude parfois inquiétante et
angoissante, notamment dans les gravures. En effet le trait noir des gravures instille un certain malaise
dans ces maisons où les figures féminines se font plus tristes, comme cette immense femme, dont un flot
de larmes coule sur la joue.
Trou de la serrure
Armée de fils et d’aiguilles, Anaïs Albar subvertit la broderie et la pornographie. D’un côté nous avons la
broderie, de tout temps pratique féminine et aliénante puisque destinée à maintenir les femmes dans
l’espace clos du gynécée et à parfaire leur éducation de femmes d’intérieur. De l’autre, la pornographie,
industrie d’images faites par et pour les hommes, vulgarisant, mercantilisant la sexualité et le sexe
féminin et maintenant les femmes dans une position subalterne. Le sexe féminin y est un objet de
consommation rapide. Dans la pornographie, le spectateur reste à l’extérieur de la chambre regardant par
la fenêtre ou le trou de la serrure des femmes offertes. Et c’est dans cette possession par le regard que le
voyeur tire son plaisir. Voyeurisme matérialisé dans l’installation par les nombreuses serrures en forme de
vulves et les clés sérigraphiées. Ces dernières sont comme des métaphores du sexe masculin qui tente de
percer le secret du sexe féminin en forme de serrures. Mais non seulement ces dernières n’ouvrent sur
rien, mais en plus le spectateur est invité à pénétrer dans la chambre, dont l’espace est délimité par un
parquet sérigraphié. L’artiste inverse ainsi le rapport de force en allongeant le fil du temps de son
aiguille. Les ébats qu’elle brode et dessine ne peuvent se consommer d’un regard passif. L’artiste dévie le
spectateur du statut de voyeur à celui d’acteur et d’interprète. Le rapport de force disparaît, la broderie
insuffle poésie à des scènes crues, qui auraient parues obscènes sur du papier glacé ou des écrans de
télévision. De fil en aiguille, la pornographie dévie vers l’érotisme.
Dans la lignée des Nouvelles Pénélopes, comme Milvia Maglione, et à l’instar de l’artiste égyptienne
Ghada Amer, Anaïs Albar réhabilite une pratique longtemps dénigrée. Mais plutôt que de conquérir
l’espace de la toile - lourd d’une histoire de l’art phallocentrée – Anaïs Albar préfère donner à des
matériaux domestiques une nouvelle aura. Ainsi, c’est non seulement une pratique mais aussi des objets
du quotidien qu’elle réhabilite et valorise, comme des napperons, des tissus, des poupées de chiffons, en
les exposants tels des tableaux, au même titre que les gravures et dessins. Le drap, quant à lui, conserve
son statut puisqu’il est exposé étendu sur le lit, tel une radiographie des ébats des amants, que le
spectateur est invité à scruter, voire toucher et effleurer, projeté ainsi dans ces rêveries…
Ne faisant aucun dessin préparatoire, Anaïs Albar se laisse porter par le flux de son imagination. Et dans
cette exploration du royaume des rêves et de l’inconscient, la perspective vacille, le plancher s’effrite, les
figures flottent, les mondes aquatique, terrestre et végétale se confondent, s’enlacent ; les créatures sont
libérées des contraintes de la matière. L’absence de cadres ajoute à la confusion des espaces et des
réalités. Les dessins et gravures se fondent ainsi aux murs, comme si les rêveries tapissaient l’espace
d’exposition. Cette confusion est possible grâce à l’aisance de son trait utilisé comme un fil et inversement
le fil comme trait, permettant toutes les métamorphoses : les cheveux, symbole de féminité et de
sensualité se font tour à tour toiles d’araignée, plantes, les plantes se font vulves ou pénis, etc. dans une
toile d’entrelacs infinis. Le spectateur tente de démêler les fils de la toile dans laquelle il se perd, attiré
par la finesse du trait et les couleurs sensuelles et chaudes qui tranchent avec la crudité des scènes
représentées. C’est là tout le charme et la force de l’œuvre d’Anaïs Albar, d’attirer le spectateur dans ses
filets pour ensuite le laisser s’y perdre. La richesse de son univers plastique et iconographique laisse
présager le meilleur pour la suite.