le canal perdu - Site officiel de la ville d`Ozoir-la

Transcription

le canal perdu - Site officiel de la ville d`Ozoir-la
LE
CANAL PERDU
ET
AUTRES NOUVELLES
PRIX DE LA NOUVELLE
Ozoir-la-Ferrière 2014
LE
CANAL PERDU
ET
AUTRES NOUVELLES
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Sommaire
Le mot de Jean-François Oneto,
Maire d’Ozoir-la-Ferrière,
Conseiller général de Seine-et-Marne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6
Le mot de Didier Daeninckx
Président du Concours . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8
Biographie de Didier Daeninckx . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9
Le jury . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10
1er Prix : Le canal perdu de Marie-Hélène Martens (Landes) . . . . . . . 11
2e Prix : La dame du Léman de Jean-Marie Cuvilliez (Yonne) . . . . . . 16
3e Prix : La lumière rasante du soleil en hiver
de Marie-Astrid Roba (Belgique) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21
Coup de cœur : Jusqu’au bout de Alain Dhotel (Loire-Atlantique) . . 26
Règlement 2015 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30
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Le mot de Jean-François Oneto,
Maire d’Ozoir-la-Ferrière
Conseiller Général de Seine-et-Marne
Chers Ozoiriens, chers lecteurs,
Cette année, voici qu’un canal perdu a fini par trouver son chemin et creuser
son lit dans notre chère ville d’Ozoir-la-Ferrière. Il débouche sur le lac
Léman, sous la lumière rasante du soleil en hiver. Je vous invite à le suivre
jusqu’au bout… Beauté et magie de titres qui titillent notre imaginaire et
invitent à la lecture !
Bien sûr, faire un choix parmi de nombreux textes reçus (252 pour cette
neuvième édition) s’avère un exercice délicat. Heureusement, depuis
la création du concours, le jury – dont je salue et remercie les membres – a toujours bénéficié des conseils avisés d’auteurs de renom, à chaque fois
fort talentueux.
Cette année n’a pas failli à la règle puisque nous avons eu l’honneur
d’accueillir, comme président de jury, l’écrivain Didier Daeninckx (Prix
Goncourt de la nouvelle 2012). C’est avec beaucoup de bienveillance, l’envie
de partager et une certaine dose de pédagogie qu’il a mené les délibérations
conduisant à distinguer les textes du présent recueil. L’auteur de romans
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noirs a su nous éclairer et faire en sorte que ces textes soient mis en lumière.
Merci à lui et bravo aux quatre lauréats !
Je vous donne d’ores et déjà rendez-vous, l’année prochaine, pour ce qui sera
le dixième anniversaire de ce concours de nouvelles qui me tient à cœur et
qui est devenu un événement incontournable de notre saison culturelle.
Bonne lecture.
Jean-François Oneto,
Maire d’Ozoir-la-Ferrière
Conseiller Général de Seine-et-Marne
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Le mot
de Didier Daeninckx,
Président du Concours
TALENTS EN COURT
Quand on participe à un concours de textes courts, on espère être distingué,
bien en cour. Et cette année, ce sont encore près de trois cents personnes qui
ont envoyé leur texte vers Ozoir-la-Ferrière, des bouteilles jetées à la mer vers
une ville sans fleuve. On en a extrait les manuscrits. Une pile de plus de deux
mille pages dans laquelle les membres du jury ont trouvé leur premier bonheur : vingt nouvelles qui, chacune, faisait entendre sa petite musique. Le
plus difficile restait à faire : accorder les points de vue, se mettre à l’unisson.
Pour cela, rien d’autres que les mots qui disent les émotions, les sensations, le
bonheur de découvrir la phrase jamais lue, le mot employé de manière surprenante, la formule originale, étrange, le bonheur qu’on envie, la douleur
qu’on découvre.
Les trois nouvelles primées ont ceci de commun qu’elles ont suspendu notre
regard, qu’elles ont ouvert une porte vers l’inconnu. Pour le reste tout en
elles diffère : on passe de la nostalgie de l’une à l’humour vengeur après avoir
côtoyé le désespoir de l’autre.
A la fin, on en redemande tant notre besoin d’histoires est impossible à
satisfaire.
Didier Daeninckx
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Biographie
de Didier Daeninckx
Didier Daeninckx est né le 27 avril 1949 à Saint-Denis. Ouvrier-imprimeur,
animateur culturel puis journaliste localier, il profite d’une période de chômage pour écrire Mort au premier tour, qui sera publié aux éditions du Masque.
C’est avec Meurtres pour mémoire, un roman qui révèle au grand public les
massacres d’octobre 1961 à Paris, qu’il entre à la Série Noire. Suivront près de
quatre-vingts ouvrages : romans noirs et blancs, recueils de nouvelles, scénarios de bandes dessinées, de films, livres pour enfants, pièces radiophoniques,
rencontres éditoriales avec des photographes ou des peintres.
Il a obtenu de nombreux prix dont le Goncourt du livre de jeunesse et le
Goncourt de la nouvelle en 2012. Son travail sur la Nouvelle-Calédonie
(Cannibale, Le retour d’Ataï, l’Enfant du zoo) l’a mis sur la piste d’un trophée
de guerre coloniale qu’on pensait disparu, le crâne du guerrier kanak Ataï, et
qui vient d’être restitué à ses descendants en août dernier, 136 ans après qu’il
a été prélevé par l’armée française.
Ouvrages parus en 2014 :
Le tableau papou de Port-Vila, avec des dessins de Joe Pinelli, Le Cherche Midi
éditeur
L’esclave du lagon, Larousse
La chute d’un ange, dessins de Mako, éditions Casterman
Les pigeons de Godewaersvelde, dessins de Mako, Le Monde éditions
Retour à Béziers, éditions Verdier
80’le grand mix, photos de Pierre Terrasson, éditions Hugo-Desinge
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Les membres du Jury
Monsieur Didier Daeninckx : Président du Jury
MEMBRES DU JURY :
Monsieur Luc-Michel Fouassier
Adjoint au Maire délégué à la gestion de l’événementiel littéraire, écrivain
Madame Patricia Marlet
Service culturel
Madame Ana-Bela Ribeiro
Service culturel
Monsieur Jean-Bernard Hupmann
Directeur du Conservatoire Municipal de Musique Maurice Ravel
Madame Gisèle Meunier
Présidente de l’association Alec (Lire, Ecrire, Conter), écrivain
Monsieur Marc Perrin
Ozoirien, créateur de mots fléchés
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1er Prix : Le canal perdu
de Marie-Hélène Martens
(Landes)
La mère de Lucien, je l’aimais bien. Déjà parce qu’elle était moins
moche que les autres, moins sévère à crier tout le temps. Lorsqu’elle
avait bu, elle parlait avec une drôle de voix de moteur noyé, un bruit
de sillon de péniche, on ne comprenait rien à ses mots mouillés. De
toute façon, lorsqu’elle buvait, c’est qu’il était là et quand il était là, on
ne traînait pas dans les parages, de peur de s’en prendre une. Lui, c’était
Malek, le beau-père de Lucien et il portait bien son nom, avec tout le
mal qui va avec. Je n’ai jamais vu sourire ce type, pas même quand
Tania, la petite sœur de Lulu, lui apportait ses chaussons.
C’était un peu notre petite sœur à tous, tellement plus fragile et
gracieuse que les nôtres. D’ailleurs, elles étaient jalouses quand c’était
pour elle qu’on volait des bonbons. Elles lui faisaient payer cher le fait
d’être jolie.
Je n’étais pas bien grand, mais je m’imaginais déjà des choses, des
choses sans vice comme de marcher plus tard avec elle, main dans la
main, loin du canal. Mais elle n’a pas eu le temps de grandir, elle est
tombée dedans et on a retrouvé son petit corps enroulé à l’échelle de
l’écluse du Bois-Sec. J’avais de la vase au cœur.
Ils n’ont même pas cherché à savoir pourquoi, ni même comment
Tania était tombée dedans. C’est l’éclusier, le vieux Serge, qui a prévenu
les gendarmes trois jours après sa disparition.
Elle avait l’air si triste, la mère de Lucien, que les larmes lui avaient
creusé deux barres profondes et sèches en travers des joues, deux
balafres, et quand je la voyais revenir des courses, je lui portais ses sacs
jusqu’au quatrième. Toujours plus chargés, des litres plus lourds.
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Malek, il ne sortait plus de l’appartement alors on attendait Lulu
dehors, derrière le dépôt vide qui donnait sur le canal. Je ne sais pas ce
qu’on avait pu y déposer un jour, à part nous. Ce n’était même pas une
cachette parce que tout le monde savait nous trouver là, mais on voyait
sans être vus, ça nous donnait l’illusion d’être peinards.
Lucien non plus n’était plus tout à fait le même depuis le départ de
Tania. Il venait moins souvent et à force d’avoir toujours les dents
serrées, ça lui faisait pousser le menton vers l’avant, ça lui donnait un
drôle de genre. Les autres avaient de moins en moins envie de le voir,
mais c’était mon pote de toujours alors c’était avec lui ou sans moi. Un
jour, ce fut sans moi.
Je me suis mis à traîner du côté de l’écluse, après tout c’était le seul
endroit où il y avait parfois du mouvement, où on pouvait espérer voir
des têtes nouvelles. Des bateliers et rarement des touristes se paumaient
sur ce canal latéral sans intérêt.
Lucien me rejoignait parfois, il apportait une bouteille qu’on partageait
avec le vieux Serge en évitant surtout de parler de Tania. Alors je parlais
de ma sœur qui voulait quitter la maison pour se marier avec Momo,
mais mon père ne voulait pas en entendre parler, donc on n’en parlait
pas. Mon père n’était pas un méchant type, il nous a vaguement regardé
pousser dans un silence de veuf. Son corps, que je n’ai jamais beaucoup
approché, sentait la soude. D’ailleurs, nos vêtements, nos murs, nos
trottoirs, nos jours et nos nuits, notre âme sentaient la soude.
- Momo, c’est Moïse ou Mohamed ? demandait le vieux Serge. De toute
façon on s’en fout, au moins il croit peut-être en quelque chose.
C’est vrai que nous, on ne croyait pas à grand-chose, à rien même. On
ne pouvait pas dire non plus qu’on croyait à ce qu’on voyait parce qu’il
n’y avait rien à voir. Rien que trois grandes barres alignées en biais où
on était nés et où on allait sûrement mourir si ça continuait.
Je suis parti comme ça, parce qu’un jour à l’écluse, un batelier qui
passait deux fois l’an m’a fait signe de l’épaule.
- Tu veux travailler, fils ?
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Alors je suis monté sur la péniche et j’ai serré la main du vieux Serge
qui souriait, en l’aidant une dernière fois à l’écluse. Il m’a filé sa vieille
veste en cuir, je me suis senti couvert.
En glissant vers le Sud, j’ai vu passer nos barres d’immeubles, le dépôt,
j’ai salué la bande d’un coup de tête, on a longé la Soudière ; après,
c’était l’inconnu.
Une nouvelle vie coulait le long de mes flancs. Un jour, j’enverrai un
mot à mon père, pas pour m’excuser d’être parti mais pour pas qu’il
s’inquiète.
Robert, c’est comme ça que s’appelait le marinier, a commencé par me
montrer l’acier qu’on allait décharger jusqu’à Lyon, puis à Toulouse.
Mon boulot, il m’en parlait au fur et à mesure qu’on avançait et tout
me paraissait évident et Robert avait l’air satisfait.
J’aimais bien le soir, quand on s’amarrait parfois au milieu de nulle
part, souvent sur un vieux quai au cœur de la ville ou d’un village.
C’était toujours le même rituel, saluer ceux qui descendaient, ceux
qui remontaient, saluer la Capitainerie quand il y en avait une, saluer
le limonadier, quand il y avait un bistrot. Prendre une cuite, copains
comme canal disait Robert. On m’appelait le mousse, je n’avais pas eu
l’habitude qu’on m’appelle, alors je me sentais vivre.
Marie-Rose nous attendait dans le carré pour le repas. Marie-Rose, une
grosse et belle fleur d’eau que Robert avait eu la chance de cueillir, il y
a plus de quarante ans.
Le logement des mariniers était un espace où pour la première fois de
ma vie je me sentais à la maison. Tout y était parfaitement à sa place,
ça sentait bon le bois ciré, le diesel, le pot-au-feu, les fleurs qu’à chaque
escale je me dépêchais de trouver pour la Marie-Rose.
Une année qu’on avait une panne plus importante que les autres et
qu’on ne pouvait pas réparer nous-mêmes, le presse-étoupe ou un
coude d’échappement, je ne sais plus, on est resté à quai à attendre la
pièce, à quelques encablures de la Soudière. Alors j’ai pris le vélo et j’y
suis allé.
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Le dépôt avait été rasé, les potes étaient partis, mais les trois barres
se tenaient toujours alignées. Elles me paraissaient plus petites en
grimpant au quatrième. Les Ben Soussan avaient remplacé notre nom
sur la sonnette et, en face, il n’y avait plus aucun nom, alors j’ai sonné,
puis frappé à la porte.
Une petite fille de l’âge de Tania m’a ouvert en se tenant timidement
dans l’embrasure. Ils étaient tous partis mais la dame elle était à
l’hospice où travaille sa grande sœur. L’hospice de la Soudière, sur la
route de Troucy-les-Forges.
Je ne sais pas pourquoi j’y suis allé mais j’ai retrouvé Camille, la mère
de Lucien, assise sur un banc avec un grand sac en plastique vide sur les
genoux. Je me suis posé à côté d’elle. Elle a mis sa main dans la mienne
et je l’ai recouverte de mon autre main comme quand on attrape un
petit oiseau tombé de quelque part et qu’on veut le tenir au chaud.
Elle m’a souri, je l’ai enfin regardée, presque belle avec ses deux petits
creux sur les joues, perdus au milieu des rides.
- Tu es enfin venu mon Lulu. Mais où que t’étais donc pendant tout ce
temps ?
Je n’étais pas lui, mais lui et moi longtemps on a fait qu’un, alors, après
tout, j’avais le droit si ça lui faisait plaisir à Camille.
- En voyage sur le Marie-Rose.
Elle réfléchissait profondément.
- Dis-moi mon petit Lulu, tu sais que c’est terrible mais je ne me
souviens plus de ton père.
Le père de Lucien, je ne l’ai jamais connu, lui non plus d’ailleurs.
Lulu racontait qu’il était parti en Amérique du Sud, puis en NouvelleCalédonie, puis en Afrique. Au fur et à mesure, on découvrait des pays
sur la grande carte en plastique jauni punaisée au fond de la classe. Le
père de Lulu avait dû traverser le corps de Camille le temps d’une valse.
- Tu crois qu’il va venir me chercher ton père ? Il faudra que tu
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préviennes maman, qu’elle ne s’inquiète pas, on viendra la voir pour
les Pâques. Tu lui diras ?
Je lui ai dit oui, bien sûr.
- J’ai oublié de fermer les volets, tu m’y feras penser. C’est curieux, je ne
vois plus très bien la maison.
- C’est une grande maison carrée, avec des murs épais de pierre blanche
comme de la craie et des volets bleus. J’irai les fermer, t’inquiète pas.
Le perron et la terrasse donnent sur le parc et dans l’étang il y a deux
cygnes noirs qui s’échappent de temps en temps.
- Ah oui, ça m’embête qu’ils s’échappent.
- Ils ne vont pas bien loin, ils vont faire un petit tour sur le canal, ils
reviennent toujours. Tu te souviens du canal ?
Elle regarde au loin, les yeux fixes, je glisse mes doigts entre les siens.
Elle semble se chercher au fond d’elle-même. Loin, tellement loin que
je ne peux pas l’aider. Je ne sais plus où elle est. Je repose sa main sur ses
genoux. Le sac en plastique tombe par terre et s’envole. Elle le regarde
tournoyer les larmes aux yeux.
- Ce n’est rien, on va en trouver un autre.
Elle est secouée de sanglots.
- Oui, mais dans celui-là il y avait le parfum de maman.
Je lui passe mon bras autour des épaules.
- Je te le ramènerai le parfum de ta mère. Je te ramènerai le parfum de
ta maison aussi si tu veux.
Elle se lève d’un bond.
- Il faut que j’aille faire les courses. Lucien va rentrer de l’école. Au
revoir monsieur.
Elle se retourne et se dirige vers la sinistre bâtisse en crépis gris et sale.
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2e Prix : La Dame du Léman
De Jean-Marie Cuvilliez
(Yonne)
Elle se tient derrière lui. Lui est face au miroir, penché sur la faïence,
dos puissant, épaules épaisses, poils drus jusqu’aux reins, jusqu’à la
serviette qui couvre ses fesses. Elle le regarde. De petites varices courent
des genoux jusqu’aux mollets. Il porte des mules de soie prune. Il a
posé ses paumes bien à plat de part et d’autre du lavabo. Il hésite. Elle
l’a suivi jusqu’au cabinet de toilette, s’est tenue dans l’embrasure de la
porte.
Il se redresse et la regarde. La lumière venue du petit salon joue du
lin de sa robe. Quand ils sont rentrés elle a posé son manteau sur une
chaise et maintenant elle là, appuyée au chambranle, bras relevés,
mains jointes sous la nuque. Il la désire. Elle s’étire et le tissu la fait plus
belle encore. Mais elle ne vient pas à lui. Elle dit − Allez ! Allez. − et
frappe dans ses mains comme pour l’encourager. − Tu l’as promis.−
Elle sourit, dépose un baiser sur le bout de ses doigts, le lui envoie d’un
souffle. – Je te laisse, dit-elle.
Elle a tiré doucement la porte derrière elle. Il l’entend. Elle est dans le
salon. Elle chante. Un air qui parle d’amours et de trahisons.
Cela fait trois jours qu’il l’a rencontrée, trois jours d’une cour sage, très
sage, dans laquelle il ne s’est pas reconnu mais qu’il conduira à terme,
ce soir, ici, à côté, dans la chambre de cet hôtel. Ce matin il a appelé sa
femme, dit qu’il ne rentrerait pas, qu’on l’avait retenu à Genève. À la
réception il a demandé à garder la chambre un jour de plus, deux peutêtre, puis, revenant sur ses pas – Avez-vous une chambre avec salon ? À midi il l’avait retrouvée sur l’esplanade du Palais des Congrès. Quand
elle l’avait aperçu elle s’était détachée du petit groupe bruyant d’hommes
et de femmes encombrés de leurs instruments. − Tu vas bien ? − avait- 16 -
elle demandé, souriante, joyeuse, prenant son bras, l’entraînant déjà
vers les jardins en terrasses. Il s’était avancé pour l’embrasser mais elle,
avec un petit rire, avait détourné prestement le visage, écarté sa joue
du baiser qu’il lui destinait. Comme la veille il était agacé de ce refus,
ne le comprenait pas, ne la comprenait pas, elle qui prenait son bras,
sa main, réglait son pas sur le sien et qui, tout à l’heure, poserait sa tête
sur son épaule.
Ils allèrent déjeuner. Sans se concerter ils entrèrent dans le même
bistrot que la veille, prirent la même table. En vérité c’était elle qui
décidait, choisissait, le précédait, balayait ses hésitations d’une petite
poussée, d’une pichenette sur le coude. C’était elle aussi qui était
venue à lui le premier jour. Elle lui avait demandé où se trouvait la
salle de répétitions ; elle semblait en retard. Comme il connaissait les
lieux il l’avait guidée dans la coursive circulaire, avait poussé la porte
capitonnée. – À tout à l’heure, peut-être ? – avait-elle dit. Il avait séché
son colloque, l’avait attendue. Et depuis trois jours, dans les après-midi
clairs, ils couraient les galeries, flânaient dans les parcs, s’asseyaient
sur un banc et regardaient le lac. Elle disait ses passions pour des
peintres flamands qu’il ne connaissait pas, disait le bonheur de chanter
Monteverdi, racontait les douceurs de Prague, les Palais, les places de
Florence. Et le temps pour lui s’arrêtait dans la douceur de sa présence,
les couleurs de sa voix, les frémissements de sa robe, les frôlements
de sa main. À six heures elle demandait à rentrer. Ils se quittaient à
l’entrée du parc, sans qu’il sache où elle se rendait, sur un au revoir,
comme cela, mains longuement tenues serrées, sur la promesse d’un
autre après-midi.
Après le dessert il s’était redressé par-dessus la table, appuyé sur
les coudes, et il avait tendu ses lèvres vers les siennes en quête d’un
baiser. Elle avait souri mais lui avait posé les doigts sur la bouche, la
repoussant doucement. − Non ? − avait-il demandé. − Non.− Avaitelle répondu. Il était resté ainsi un moment, suspendu au dessus des
assiettes, les yeux clos, attendant un revirement qui ne vint pas. Alors
il s’était rassis, sourire mince, et elle, douce, avait posé sa main sur la
sienne, la couvrant comme on couvre un oiseau blessé. Plus tard il lui
demanda la raison de son refus. Ils longeaient la jetée, se tenaient par
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la main, doigts entrelacés, paumes chaudes, attentifs à éviter les flaques.
Elle s’arrêta, le retint, lui fit face, et dit, posant un long doigt sur la lèvre
de crin. − Je n’aime pas les moustaches. Pas du tout. – Elle avait dit
cela avec une gravité étrange, les yeux rivés aux siens. Et lui ne disait
rien, était perdu, pantois. Déjà, elle l’entraînait vers le quai, les bateaux,
inclinait la tête sur son épaule.
− Et si je la rasais ?
− Tu ferais cela ?
Il sentait la pression sur son bras, plus précise.
− Oui… Ce soir.
Autrefois, le matin, il passait son index sur sa moustache, la caressait,
la flattait, doucement, de bas en haut, de la commissure droite à la
commissure gauche, par douces et lentes touches, en appuyant à peine,
juste pour éprouver le coussinet rêche et soyeux, sans le quitter des yeux,
pour juger de l’effet. Puis il approchait son visage du miroir, tout près,
plus près encore, pour mieux voir, pour passer l’inspection, comme il
disait, pour s’assurer du bel ordonnancement. Il en connaissait chaque
brin, ou presque.
Parfois, du bout de quatre doigts, il tapotait la brosse familière, jaugeait
son volume, éprouvait son élasticité, son moelleux, sa souplesse. C’est
cela qu’il faisait chaque matin ; c’est à elle qu’allaient ses premiers
regards ; à cette moustache aimée. Il ouvrait ensuite l’étui de cuir
contenant ses outils retenus par de petits liens élastiques, le peigne de
corne, la brosse aux soies de porc, les ciseaux effilés, avec leurs anneaux
dorés, et le rasoir, lame nichée dans le manche d’ivoire. D’abord il
peignait, avec soin, engageait les dents du peigne avec délicatesse, en
évitant, dès le premier passage, d’aller au fond, de toucher la lèvre.
Dans un premier temps la moustache résistait. Dans la nuit elle avait
pris ses aises, laissé faire les poils qui s’étaient emmêlés, enchevêtrés
en une pileuse anarchie, s’étaient feutrés. Mais il prenait son temps,
ne brusquait rien, s’interrompait aux résistances qu’elle lui opposait,
aux petits tiraillements qu’elle manifestait et lui recommençait, plus
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doucement encore, sans à-coups, attentif, précautionneux. Aussi, sous
le travail du peigne, elle rechignait moins, se faisait docile et, peu à peu,
se soumettait. Alors venait la brosse et, sous ses caresses la voilà qui se
gonflait, s’épanouissait, prenait son volume, se faisait agréable, douce,
et c’était bon. Cela c’était hier encore, puis encore ce matin.
Quand la voix s’est tue, il y a un instant, il a interrompu sa tache, l’oreille
aux aguets et l’a imaginée, penchée sur le guéridon. Il l’a imaginée
occupée à choisir un feuillet parmi ceux qu’elle tient serrés dans son
maroquin. Et c’est bien cela qui l’occupait car voici que maintenant
sa voix s’élève de nouveau. Elle a choisi Bizet, elle est Carmen. Tout à
l’heure il s’approchera d’elle, sans bruit. Elle se tiendra devant la baie
vitrée le regard perdu sur les rives du Léman.
Elle devinera qu’il est là mais ne se retournera pas, ne posera pas de
questions, ne demandera pas s’il l’a fait. Elle attendra seulement. Quand
il sera près d’elle, dans l’aire de son parfum, il posera doucement ses
mains sur ses épaules nues, soulignera les bretelles de satin brodé. Elle
ne bougera pas, ne tressaillira pas, mais, après un moment, inclinera
lentement la tête sur le côté et, de ses longs doigts, ramènera ses cheveux
derrière son oreille. Ce sera comme une invite. Alors, à la naissance du
cou il posera ses lèvres et tout sera bien.
Il taille. Les lames attaquent. En cliquetant, en crissant, elles mordent
dans le chiendent, le dévorent, le ravagent. Par petites touffes les poils
pleuvent. Blonds, gris et roux mêlés ils s’éparpillent sur la porcelaine
immaculée et glissent vers la bonde. Il en est de raides, de coriaces, il
en est de souples, parfois simples duvets. Il en est de longs, de courts,
de dociles et de rebelles, des bravaches, des paradeurs et des discrets
jusqu’alors nichés, tapis, cachés parmi la multitude. Mais tous, en
débandade, ici, succombent et tombent et ne sont plus rien. Et bientôt,
sur la lèvre dévastée, ne subsistent plus, qu’ici et là, sous les ailes du
nez, dans le sillon labial que quelques mèches noiraudes, misérables
broussailles de ronces échappées à l’incendie d’une friche. Alors il
déplie le rasoir, fait place nette, achève l’ouvrage. Et la voix maintenant,
à côté, enfle, flambe et prévient que l’amour est un oiseau rebelle. Et
lui contemple sa nouvelle bouche, la lèvre maintenant vierge sous le
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nez, les narines larges, ouvertes, sombres. Il reste un long moment
ainsi à contempler sa face. Au salon elle s’est tue. À plusieurs reprises
il applique un mouchoir de papier sur une perle de sang, s’assure
qu’elle s’amenuise, s’épuise, et disparaît. La peau a perdu de la rougeur
qu’elle avait prise sous l’acier. Il la soigne encore, passe un onguent
à la senteur de sauge. Puis, dans le creux de sa paume il recueille de
l’eau et, méticuleusement, voulant effacer les derniers vestiges de ses
moustaches, la fait couler sur les parois de faïence. Il est prêt, a passé un
peignoir de soie. Il sort sans bruit, va au salon. Elle n’a pas allumé. Il est
là, dans la pénombre, incertain et cherche sa silhouette. La brise venue
du lac enfle les rideaux de tulle et fait courir des ombres aux murs. Il
chuchote son prénom mais elle ne répond pas. Il la pense endormie et
va au canapé, se penche par-dessus le dossier de velours et ne la trouve
pas. Il l’aurait aimée endormie. Il se serait agenouillé prés d’elle et, dans
la clarté pâle, aurait contemplé son visage, guetté ses frémissements. Il
l’aurait désirée ainsi, abandonnée, prometteuse. Doucement il l’aurait
réveillée. Mais elle n’est pas là. Elle n’est pas au salon. Le manteau n’est
pas sur la chaise. Elle n’est pas au balcon. Elle n’est pas dans la chambre.
Elle a laissé sur l’oreiller un mot, un billet, un adieu
− Ciao.
Dans le brouhaha du vernissage elle glisse parmi les îlots bavards et
prétentieux. Elle glisse, observe, fait son petit marché. Elle glisse et
cherche une proie et c’est à l’écart de la foule qu’elle la trouve. C’est
un petit homme vêtu comme un rapin, perdu dans la contemplation
d’une toile, insensible au tumulte. Entre son pouce et son index il roule
l’extrémité d’une superbe moustache, d’une formidable moustache,
d’une moustache impériale, orgueilleuse, insolente, bichonnée, cirée,
blanche et juste roussie de tabac. Elle s’approche, laisse tomber son
maroquin, fait − Ho ! − Il le ramasse, le lui tend, voit ses yeux de braise,
bredouille ; il est sous le charme. Dans trois jours, quatre au plus, il sera
glabre.
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3e Prix :
La lumière rasante du soleil en hiver
de Marie-Astrid Roba
(Belgique)
Le soir tombe, comme un couperet. Je ne m’y fais pas encore. Un
coup de semonce qui me fait battre en retraite. Je guette l’instant
où ça bascule. Les fenêtres des immeubles s’allument. Ça commence
toujours par là. Les fenêtres qui s’exhibent. Elles sonnent l’appel. Il faut
rentrer maintenant. Le foyer est là qui attend, qui s’offre aux journées
exténuées. Dans le centre-ville, les enseignes des magasins scintillent.
La ville danse. La ville bat. Les feux des voitures enlacent les boulevards.
Un bouquet final. Les klaxons fatigués agonisent dans l’échappement
des plaintes. Allez, dans dix minutes les moteurs se tairont. Les portes
d’entrée s’ouvriront sur un : « C’est moi ! », slogan universel qui nous
transforme en être unique. Ce Moi jettera ses clés sur la console du
hall et ses chaussures humides sur le paillasson. Ce Moi s’affalera dans
le fauteuil et allumera la télé d’un geste automatique. Conditionné.
Conditionnel. Une obsession de se relier au monde. D’être en marche,
dans le mouvement. Et la ville tirera sa révérence derrière les tentures.
Moi je marche encore. J’avance le pied lourd. Les volets métalliques
couinent et claquent sur le sol. Le bruit s’éloigne. La nuit déverse sa
marée noire et m’englue. Je ne m’y habitue pas. Les rues résonnent du
moindre chuchotement. Je ne rentre pas ce soir. Mes poches n’ont plus
de clé.
Je ne regarde plus les fenêtres qui me narguent. Je cesse de croire que
la pluie qui me transperce pourrait être chaude et me brûler la peau.
Maintenant je regarde par terre. Je cherche un trou, un coin, je vais
dans le noir le plus opaque et je déplie ma couverture.
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La petite est là. Elle me suit. Je dis la petite mais je ne sais plus quel âge
elle a. A distance, toujours ; je la devine. J’ignore qui de nous deux traque
l’autre. J’ignore combien de temps encore elle va m’attendre. Quand je
la vois, je m’apaise un peu. Elle ne parle pas, mais elle m’accroche au
monde que je fuis. Parfois, je crois la perdre. Elle me retrouve toujours.
Elle est mon ombre, elle ne lâche pas. Je me demande si elle sait que je
l’ai remarquée. Elle fait mine que non.
Je n’ai plus de mesure. Les bouteilles se vident. Je fais comme ils font
tous. Même si je ne leur ressemble pas. Je ne serai jamais comme eux.
Je partirai avant. Je n’ai plus de présent. Le temps, comme la vie, glisse
sur moi sans laisser de trace. Quand je ferme les yeux, je suis aveuglé
par la même lumière, une lumière abyssale qui me transperce. Qui
me glace. Ou est-ce la nuit ? Je ne veux plus savoir, je ne veux plus
sentir. Ni penser. Peut-être même ne plus respirer. J’abandonne. La
petite approche. Chaque fois elle est là. Je lui fais une place, je la blottis
contre moi. Je sens son cœur si bas. C’est pour elle que j’avance encore.
Je voudrais partir d’ici. La petite me parle maintenant, elle me parle
à mi-voix. Je ne dis rien, je souris. Est-ce un sourire, vraiment ? Je
devrais rentrer chez moi. « Rentre chez toi », dit-elle.
Avant, tout était simple. Avant, tout était quadrillé. Rassurant.
Prévisible. Les choix, les études, les amis, les passions, les vacances, les
tirages du loto. Quelques chiffres au hasard. Le hasard ne passera pas
par moi. Mais la météo est changeante. Personne ne se méfie du soleil
en hiver.
Cloé n’a rien du hasard. Cloé, c’est elle. Elle l’équilibre. Elle l’avenir.
Etoile filante sur la toile mouvante de ma jeunesse. Danseuse à ses
heures. Gracieuse à mes yeux. C’est par elle qu’il faut commencer. Avant
il n’y avait que quelques ombres. Des questions, un désordre flou. Des
cheveux trop longs, une barbe trop juvénile, des engagements mous.
Une adolescence à peine égarée dans de longs moments d’isolement.
Elle a traversé mes vingt ans à peine. Une étincelle. Et j’ai commencé
à courir. Après tout. J’ai pris le train. Je savais qu’elle serait à la gare.
J’ai pris des gifles. Il fallait bien passer par là. J’ai pris froid. L’attente, le
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givre, le doute. Cloé, inébranlable sous son bonnet de laine et son air
décidé. Cloé m’a aimé.
Je ne sais plus sur quel pied danser. Je ne sais plus sur quel pied. J’ai la
tête grise. La petite est là, tous les soirs maintenant. Je lui dis : « Rentre
chez toi, il fait froid. » Elle me regarde et elle pleure. Ou est-ce moi ? Je
me roule en boule sous ma carapace en carton. Le froid des derniers
jours lacère et entaille. Quand je m’assoupis, elle est là, je sens sa
chaleur. Elle me parle sans cesse, elle voudrait m’emmener mais je n’ai
plus de force. Je me bouche les oreilles, sa voix me transperce. Je hurle :
« Fous le camp, laisse-moi maintenant ». Et puis je ne sais plus. Au
matin je pars à sa recherche. Comme un fou je la cherche. Partout. Je
ne peux plus me passer d’elle.
Je me hasarde près d’un brasero. Ils sont quatre ou cinq. Je leur
demande s’ils ne l’ont pas vue. Ils ne me répondent pas. Ils me
regardent sans comprendre : « Qu’est-ce que tu fous là ? me disent-ils.
Ta place n’est pas ici. » Ils ne parlent pas de la petite. Elle n’est rien pour
eux. Puis ils me tendent une bouteille. « Prends toujours ça ». Et mon
corps s’embrase. Je sais qu’elle va venir. Elle ne vient que pour moi. Ils
haussent les épaules, se détournent. Ils rient fort. Ils rient gras.
Il faut que je te voie. Je tourne comme un rôdeur dans la rue des
Acacias. L’air, ce soir, est humide, je le sens sous mes pieds. Où es-tu,
Cloé ? La lumière du salon s’est éteinte. Tu as fermé les tentures de la
chambre. Mais tu ne dors pas. Dans le porche qui mène aux garages,
j’ai rassemblé des cartons. Il reste encore un polar dans mon sac.
Après, le froid gagnera. J’ai remonté la couverture. Le vent, comme
une lame de fond, me glace. La petite me tient chaud. Je me sens partir.
Je ne me retiens pas.
Les pas sur le carrelage me réveillent. Les talons claquent, les portes
bourdonnent en s’ouvrant. La lumière fait scintiller le givre sur les
voitures. L’aube me jette encore. Je replie ma couverture et je pars. Je
reviendrai ce soir, dormir en bas de chez nous.
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Je me suis assis sur le banc du square qui borde notre immeuble. Ce
matin, tu portes ton tailleur bleu. Celui des jours de fête. Tu passes
devant moi, Cloé, ton regard m’effleure, mais tu ne veux pas me
reconnaître… Je le vois à ta moue et au visage que tu détournes en
toute hâte. Je ne suis pour toi qu’un sans-abri parmi tant d’autres, qui
dérange. Tu ne t’attardes pas. Tu traverses à l’angle de la place SaintMaur et tu m’abandonnes.
J’erre dans des rues qui ne veulent pas de moi. J’ai l’allure d’une loque
humaine dans des vieux habits griffés. Versace. Boss. Ça dénote…
Quand ils m’ont amené au foyer la première fois, les services sociaux
ont essayé de savoir comment j’en étais arrivé là. Par ma faute. C’est
tout ce que je leur ai dit. Maintenant je me cache. Je ne veux plus les
suivre. Dans leurs dortoirs, la petite n’entre pas. Je ne peux pas la
laisser seule dehors.
Par ma faute. Je ne voudrais plus la perdre.
C’était l’hiver. Il y avait du soleil. Une belle lumière de février. On
allait partir en week-end. J’avais oublié mon GSM au bureau. Dix
heures vingt. J’avais juste le temps. J’ai dit j’y vais vite. Et j’ai roulé
comme j’aimais parfois, un peu sportif, pour ne pas nous mettre
en retard. Une fine couche de givre recouvrait les rues, mais j’étais
plutôt bon pilote et je connaissais le trajet par cœur, où rétrograder,
où accélérer pour remettre la voiture dans l’axe. En tournant dans la
rue des Acacias, j’ai eu le soleil de face. Une lumière aveuglante. Quand
j’ai ouvert les yeux, le ballon rouge est passé devant moi. D’instinct,
j’ai donné un coup de volant, la voiture est partie en tête à queue. J’ai
entendu un choc et j’ai vu passer le bonnet à pois de Manon. C’est
tout. Le téléphone a sonné peu après. Cloé disait : « Chéri, quand tu
rentreras, dis à Manon de remonter, elle joue toujours dehors avec son
ballon et son sac n’est pas encore prêt. »
On s’est jeté dans le travail à corps perdu, pour oublier. On se serait
jeté n’importe où de toute façon. Il fallait effacer ce 4 février à tout
prix. Ou revenir avant. On s’était lancé dans une course folle et rien
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n’a changé. Le soir revenaient les mêmes silences, chacun enfermé
dans sa plaie, chacun prisonnier de l’absence.
Il fallait que je parte. Que j’arrête là cette douleur hémophile. Il fallait
que je fuie ton regard. Que cesse de rebondir le ballon rouge de Manon.
Que s’éteigne à jamais la lumière rasante du soleil en hiver.
Maintenant c’est trop dur. Je ne peux plus. Je vais ramener la petite. Je
n’ai plus la force de m’occuper d’elle. Ce n’était pas une bonne idée de
revenir chez nous. Je n’ai pas osé t’affronter, Cloé, mais j’avais espéré
que tu me regarderais, qu’en me voyant, tu…, enfin, j’avais rêvé que ce
serait autrement.
Maintenant je ne rêve plus. Maintenant, je suis mort. Je n’ai plus que
mon corps qui s’obstine à rester en vie. Quel gâchis !
Je pousse la grille. Les cailloux crissent sous mes pieds. Je ne voulais
plus venir ici. J’avance dans les allées mortes. Il y a toujours l’olivier qui
surplombe le marbre. Cloé a planté des lavandes. Cloé a tout nettoyé.
Elle a mis des bougies. Onze. Manon aurait eu onze ans aujourd’hui.
Cloé est assise, là, sur le bord de la pierre, dans son tailleur bleu de fête.
Je m’assieds à côté d’elle. Elle m’a reconnu. Je lui dis que je ramène la
petite. Pour qu’elle puisse se reposer. Je ne vais pas rester. Elle prend
ma main et la serre. La sienne est douce et chaude. Ce n’était pas ta
faute, tu sais. C’était un accident. Sa voix tremble. Presque inaudible.
Je me baisse pour souffler les bougies. La petite dort maintenant.
Je me lève et m’éloigne. Sa main me retient. Samuel, nous on est
vivants ! On est toujours vivants ! - 25 -
Coup de cœur :
Jusqu’au bout de Alain Dhotel
(Loire-Atlantique)
Il nage. Droit devant lui. Vers le large. Des mouvements fluides,
réguliers. Son aisance témoigne d’une longue habitude. Comme un
poisson dans l’eau, disait son père. Il y a longtemps, il a découvert
qu’en s’éloignant du rivage, il s’affranchissait de la pesanteur et de
l’agitation humaine et que les tracas du quotidien se dissipaient dans
l’eau. Il laissait alors son esprit vagabonder. Il se sentait vivre. Au large,
libéré des lois de la pesanteur, il lui semblait se fondre dans l’univers.
Il revenait ensuite vers la terre ferme, l’esprit allégé, le corps purifié.
La vie jusqu’à présent l’a épargné. Il a été heureux. Maintenant il sait.
Sarah et lui forment un couple heureux. Ils ont vu tant de couples
autour d’eux se déchirer. Ils ont été épargnés, sont restés complices. Ils
ont vu leurs enfants grandir sans heurts, partir en confiance dans la
vie. Il leur a fallu du temps pour surmonter la sensation de vide qui a
suivi leur départ. Mais Sophie et Paul sont restés très proches.
Ses mouvements sont réguliers. Il n’a pas l’impression d’avancer. Il a
pour seul repère un point blanc au loin. Un bateau à l’horizon. Sarah
l’attend sur la plage. Ils se sont rencontrés il y a vingt-six ans. C’était
hier. Un accrochage. À un carrefour à Chartres. Elle rêvait. Il était
prêt à s’en prendre à la maladroite, mais avait retrouvé son calme en
voyant la mine contrite de l’étourdie. Le temps de rédiger un constat
amiable, il était séduit. Il l’avait revue dès le lendemain. Ils ne se sont
plus quittés. Il sourit à l’évocation de ce souvenir heureux. Vingt-cinq
ans d’un bonheur sans nuages. Sophie est née neuf mois après leur
voyage de noces sur la Côte d’Azur.
Il fait une pause, se retourne. La plage est déjà loin. Il jouit de ces
moments où, loin de l’agitation du monde, ses souvenirs remontent à
la surface de sa conscience, où le flot de ses pensées ralentit. Du large,
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il perçoit mieux la fragilité de la vie, l’importance des menus plaisirs
du quotidien. Il n’est jamais allé aussi loin.
Il embrasse le panorama. À droite, le vieux Menton. Ses maisons hautes,
coiffées de tuiles, grimpent sur l’éperon rocheux et se pressent autour
de la basilique flanquée de son imposant campanile. Plus à l’est, la côte
ligure disparaît dans la brume. Devant lui, la plage où il a laissé Sarah.
Elle lisait sous le parasol rouge. Il n’a jamais pu lui faire surmonter son
appréhension de l’eau. Elle en profite pour lire. Il distingue encore le
petit point rouge sur le ruban gris de la plage de galets. Ils l’ont choisi
rouge pour qu’il se repère quand il part au large. C’est son amer.
Les sons portent loin sur l’eau. Pourtant il ne distingue plus la rumeur
étouffée composée de voix, de rires et du chuintement des voitures qui
passent sur le boulevard du front de mer. À gauche le Cap Martin ferme
la baie. Il n’est jamais allé aussi loin. Le soleil teinte de rose les collines
contre lesquelles Menton s’adosse. Un frisson le parcourt. Il faudrait
qu’il bouge. Il ne souffre pas. Il a voulu revenir sur la Côte. Huit jours.
Là-bas, entre les palmiers, il aperçoit l’hôtel où ils séjournent, le même
qu’il y a vingt-cinq ans. Il croit distinguer leur balcon. Ce matin
encore, ils s’y sont enlacés après une nuit de tendresse. Sarah a changé
mais il la désire toujours autant. Quelques rondeurs, des pattes d’oie
témoignent du temps qui a passé, des années qu’ils ont vécues côte
à côte. Elles lui inspirent de la tendresse. Sarah a toujours la même
étincelle dans le regard. Le corps de Marc a changé aussi. Il n’a rien vu
venir. Ils doivent repartir demain. Il ne veut pas. C’est au-dessus de ses
forces. L’eau a fraîchi. Il ne souffre pas. Pas encore. Il flotte. Entre ciel
et fonds marins. Seul.
Ses pensées volent vers Sarah et ses enfants. Il sait. Il ne veut pas voir
changer le regard qu’ils portent sur lui. Pas de larmes. Surtout pas de
pitié. Cette semaine il vient d’écrire avec Sarah d’autres belles pages, le
dernier chapitre de leur histoire. Sa vue se brouille. Le secret est trop
lourd à porter. Il est venu, comme les autres jours, loin des regards,
confier sa peur au ciel bleu et indifférent, à la mer qui l’enveloppe.
Il y a un mois, il est allé consulter son médecin pour des problèmes
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de digestion. Il lui a prescrit un régime et une prise de sang. Il lui
a demandé de se soumettre à des examens complémentaires. Pour
s’assurer que tout allait bien. Lui qui n’avait jamais rien caché à Sarah
ne lui a pas parlé de ces consultations et ses examens. Il se demande
pourquoi. Il se rappelle les paroles du spécialiste : « Je vais être franc
avec vous. Je ne vous cache pas que je suis préoccupé. Un néo. À un
stade avancé. Cela explique vos problèmes de digestion. Nous allons
nous occuper de vous. » L’oracle avait résonné comme le tonnerre dans
un ciel bleu. Sonné, incrédule, il avait demandé à la blouse blanche de
lui répéter ce qu’il venait d’entendre. Cette fois, il avait compris. Dans
un état de semi-hébétude, il avait noté le rendez-vous qu’on lui avait
donné. Il avait maudit la vie qui, jusqu’alors, avait été clémente avec
lui, avec les siens et qui maintenant lui échappait. La maladie allait lui
reprendre tout ce qu’il chérissait.
À son retour, le soir, Sarah s’était inquiétée de sa mauvaise mine. Il
avait éludé en prétextant quelques soucis professionnels. Il s’en voulait
de s’être enfermé dans le mensonge. Elle lui avait dit qu’il avait besoin
de vacances. Il lui avait alors proposé de partir quelques jours sur la
Côte d’Azur. Elle l’avait embrassé. Marc est en train de se refroidir.
Il faut qu’il bouge. Il se tourne, fait face au large et repart. Ses bras,
ses jambes retrouvent leurs automatismes. Il nage plus lentement. Il
a froid aux pieds. Il n’a pas envie de se soumettre à des traitements
lourds. Pour quels résultats ? Un sursis dans un lit d’hôpital ? Il ne veut
pas être le témoin de sa propre déchéance physique. Comme son oncle
Maurice qu’il a vu décliner puis agoniser après une courte rémission.
Il ne veut pas lire la douleur, la tristesse dans les beaux yeux de Sarah,
dans ceux de ses enfants. Il souhaite qu’ils gardent de lui le souvenir
d’un homme heureux, aimant et fort.
En finir. Sans souffrir. Le froid et la fatigue auront bientôt raison de lui.
Ce sera un lent engourdissement, comme le sommeil qui vient. Puis
il sombrera dans l’inconscience, et dans la mer où il aura nagé tant de
fois. Un sursaut. Sarah ! Elle l’attend sur la plage. Elle doit s’inquiéter.
Ses pensées retournent vers elle. Il a perdu la notion du temps. Il
l’imagine debout, au bord de l’eau, scrutant la mer, se demandant s’il
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faut appeler de l’aide, donner l’alerte. Le soleil qui se rapproche de
l’horizon lui rappelle qu’il est dans l’eau depuis longtemps.
Il ne peut pas lui faire ça. Il rassemble ses forces et repart vers la côte.
Il a l’impression de ne pas avancer. Est-il allé trop loin ? Il ne doit
plus s’arrêter. Son regard, son esprit sont fixés sur ce minuscule point
rouge, là-bas. Il retrouve un second souffle, une allure régulière. Il
puise en lui des ressources qu’il ignorait posséder. Il s’économise. Il
faut qu’il tienne. Sa progression lui semble interminable pourtant il
avance. Est-ce elle, cette silhouette menue postée au bord de l’eau qui
semble scruter le large ? Le soleil décline. Il teinte de rose, de mauve
les montagnes. Il se rapproche. Il ne va pas lâcher. Sarah a besoin de
lui comme il a besoin d’elle. Elle l’accompagnera dans son dernier
combat. Ils doivent rentrer demain. Il a rendez-vous à l’hôpital dans
trois jours. Elle ne sait rien encore. Mais ce soir il va oublier qu’il est
en sursis. Ne pas gâcher cette dernière soirée.
Elle doit être folle d’inquiétude. Elle lui en voudra. Pas longtemps.
Elle n’est pas rancunière. Il a besoin de chaleur, de tendresse. Il ne
veut pas penser à demain. Le parasol se rapproche lentement. Il a froid
aux épaules. Une petite brise s’est levée. Elle le pousse vers la plage,
vers Sarah. Elle est assise sur son fauteuil de plage, complètement
absorbée par sa lecture. Elle a recouvert ses épaules d’un lainage. La
plage est déserte. Il ne reste qu’elle et lui. Il se redresse. Les galets lui
meurtrissent les pieds. Il sort de l’eau. Il tremble. Il reste immobile,
à quelques pas d’elle, la regarde un instant, les yeux débordants de
tendresse. Elle ne l’a pas encore vu. Il ne pouvait pas lui faire ça ! Elle
lève les yeux, le voit, lui sourit. Il grelotte. Il est heureux. Il sera bien
temps à Chartres demain... « Tu en as bien profité aujourd’hui ! Viens
vite te sécher.
– Et ton roman ?
– Passionnant. Mais je commençais à avoir froid.
– Moi aussi. Je suis allé trop loin. Je ne suis pas raisonnable.
– Rentrons, veux-tu ? J’ai envie de tendresse, de ta présence. »
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Règlement du concours de nouvelles
d’Ozoir-la-Ferrière
Édition 2015
Article 1er :
La municipalité d’Ozoir-la-Ferrière (Seine-et-Marne) organise un concours
de nouvelles ouvert à partir du 1er janvier 2015 à tout auteur de langue
française, âgé de 18 ans minimum.
Article 2 :
Le sujet est libre dans tous les genres. Les nouvelles présentées (une seule par
candidat) ne devront jamais avoir été publiées (recueil, revue, journal, auto
édition...) ni primées à un autre concours.
Article 3 :
Le concours est doté de 3 prix.
1er prix : 300 euros
2e prix : 200 euros
3e prix : 100 euros
Le jury se réserve le droit d’attribuer éventuellement une quatrième
récompense coup de cœur (sous forme d’un lot de livres) à une nouvelle ayant
obtenu l’appui particulier de l’un des juges sans convaincre les autres.
Chaque lauréat recevra 25 exemplaires du recueil publié pour l’occasion.
Article 4 :
Les participants pourront prendre connaissance des textes primés qui seront
publiés sur le site internet de la ville d’Ozoir-la-Ferrière (courant décembre)
mais ne seront pas avisés personnellement du résultat des délibérations.
Article 5 :
Les textes primés seront publiés dans un recueil collectif diffusé par la
municipalité d’Ozoir-la-Ferrière. Les lauréats s’engagent par le seul fait de
leur participation à ne pas demander de droits d’auteur pour cette publication.
Article 6 :
La participation au concours s’élève à 5 euros (chèque libellé à l’ordre du
trésor public, encaissé après la remise des prix).
Article 7 :
Les textes ne dépasseront pas 9000 signes (caractères et espaces compris) soit
- 30 -
l’équivalent de 6 pages de 25 lignes de 60 signes (environ 1500 signes par
page). Les pages seront numérotées et agrafées, le titre de l’œuvre figurant sur
la première.
Article 8 :
Afin d’assurer l’anonymat des textes, un code composé de 2 lettres et de
2 chiffres (exemple AC28) doit figurer en haut et à droite du premier feuillet.
Ce code sera reporté sur une enveloppe cachetée, jointe à l’envoi, contenant
le nom du candidat, sa date de naissance, son code d’identification, le titre
de son œuvre, ainsi que son adresse et son numéro de téléphone. Les textes ne
devront porter ni signature ni signe distinctif.
Article 9 :
Les textes doivent être envoyés en 2 exemplaires à l’adresse suivante :
Hôtel de ville d’Ozoir-la-Ferrière
Service Culturel
(Concours de nouvelles)
45, avenue du Général-de-Gaulle
77330 Ozoir-la-Ferrière
Tél. : 01 64 43 55 15
Article 10 :
La date limite d’envoi est fixée au 30 juin 2015, le cachet de la poste faisant foi.
Article 11 :
Les manuscrits non primés seront détruits à l’issue du concours.
Article 12 :
La remise des prix aura lieu en automne, lors d’un café littéraire organisé par
la municipalité. La présence des lauréats, qui seront personnellement avisés
à l’avance, est vivement souhaitée. Seuls les lauréats présents ou représentés
recevront leurs prix.
Article 13 :
Les lauréats de l’année précédente ainsi que les membres du jury et leur
famille ne sont pas autorisés à participer.
Article 14 :
Les décisions du jury seront sans appel. La participation à ce concours
implique l’acceptation totale et sans réserve du présent règlement.
Article 15 :
Le jury se réserve le droit d’annuler le concours si le nombre de nouvelles ou la
qualité de celles-ci n’étaient pas suffisants.
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1er Prix :
LE CANAL PERDU
de Marie-Hélène Martens (Landes)
2e Prix :
La dame du Léman
de Jean-Marie Cuvilliez (Yonne)
3e Prix :
La lumière rasante du soleil en hiver
de Marie-Astrid Roba (Belgique)
PRIX DE LA NOUVELLE
Ozoir-la-Ferrière 2014
Conception et réalisation : neocom 01 64 66 3000
Coup de cœur :
Jusqu’au bout
de Alain Dhotel (Loire-Atlantique)