r. gassin et la déclaration universelle des droits de l`homme

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r. gassin et la déclaration universelle des droits de l`homme
R E V U E BELG E D E D R O IT IN T ER N A TIO N A L
1998/2 — Éditions B R U Y L A N T , Bruxelles
R. GASSIN
ET LA DÉCLARATION UNIVERSELLE
DES DROITS DE L’HOMME
PAR
Robert CHARVIN
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Les combats de l’histoire se muent en cérémonies académiques et la
mémoire historique est toujours soigneusement épurée. Il n’ aura pas fallu
attendre le Cinquantième Anniversaire de la Déclaration Universelle des
Droits de l’ Homme pour que sa lecture soit oublieuse des travaux prépara­
toires, de l’ avant-projet de René Cassin, l’un des rares juristes éminents à
avoir rejoint la Résistance dès 1940 (1), et du contexte historique de son
adoption par les Nations Unies.
La présentation la plus fréquente de la Déclaration Universelle est qu’elle
est œuvre atemporelle, achevée, fruit d’une certaine culture déterminée (la
culture occidentale), ou identifiée à la « philosophie libérée des tabous, des
traditions et des religions » (2).
(1) Avec H. Capitant, Mirkine-Guetzevich, A. Hauriou, P.-H. Teitgen..., René Cassin raconte
comment il est lui-même traité à la Faculté de Droit de Paris peu avant son départ pour
Londres : « Je dus remettre énergiquement à sa place le secrétaire de la Faculté... qui eut l’au­
dace... de se faire l’ écho des injures proférées par le chef de la maison contre ceux de ses collègues
d’origine israélite... », in R . C a s s in , Les hommes partis de rien, Paris, Pion, 1975, p. 21.
R . Cassin, agrégé de droit privé en 1919, avait été d’abord professeur à la Faculté de Droit
de Lille (après avoir refusé Aix, trop « confortable », où il avait été chargé de cours), avant d’ être
nommé à Paris.
Ce contentieux avec le Doyen Ripert s’était déjà manifesté lors de la mise sur pied par R. Cas­
sin à l’institut de droit comparé, en 1939, d’un observatoire de la question allemande dont la
documentation lui permet de faire des émissions de radio sur « la conception hitlérienne du
droit». Après les manifestations d’étudiants du 11 novembre 1940 dans Paris occupé, on voit
apparaître sur les murs de la Faculté de Droit les inscriptions : « Mort à Ripert, vive Cassin » (in
Les Hommes partis de rien, op. cit., p. 323.).
(2) Cf. Y . M à d io t , Droits de l ’Homme, 2° éd. Masson 1991, cite A. Finkelkraut : « On peut dire
que les droits de l’ homme s’inscrivent dans cette tradition antitraditionnaliste, inaugurée par
l’ activité philosophique. Les droits de l’homme ne sont donc pas une émanation naturelle, organi­
que de la culture et de la tradition occidentale, ils prennent place dans le séculaire combat de
la philosophie contre la culture définie comme le passé reçu » (p. 94). Très subjectivement, et
usant d’un « je » très rare dans les manuels juridiques, Y. Madiot répond significativement à un
procès que nul ne fait : « Je ne me sens pas gêné ou honteux que les droits de l’ homme soient
nés, aient été pensés et développés en Europe » ! (p. 94), et de dénoncer le « relativisme culturel ».
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ROBERT CHAUVIN
En réalité, la Déclaration Universelle reflète les leçons tirées par son père
spirituel, R. Cassin (3), de l’histoire dont il avait été l’ acteur.
*
Comme bon nombre de ses compatriotes de la même génération, la
« Grande Guerre » a profondément marqué R. Cassin qui occupera long­
temps les fonctions de Secrétaire Général de « l’Union Fédérale des Combat­
tants mutilés et veuves de guerre », créée dès 1917-1918 et réunissant un
million de membres, ainsi que celle de vice-président de l’ Office national des
mutilés et anciens combattants (4).
Lui-même gravement blessé au combat, il rejette le recours à la force
armée pour quelque raison que ce soit (5), à l’exception de la « guerre contre
la guerre d’ agression ». L’ hostilité de R. Cassin à la souveraineté absolue de
l’État n’est pas fondée sur l’individualisme libéral traditionnel (6). Au
contraire, il voit dans l’Etat le prestataire nécessaire des droits économi­
ques et sociaux dont ont besoin les hommes qui « doivent avoir les pouvoirs
d’ exiger»... «pour poursuivre leur progrès matériel et leur développement
spirituel », et il ne remet pas en cause sa nécessité ; il s’ agit seulement de
faire admettre à l’Etat, en particulier par les voies juridiques, que son « seul
devoir est de protéger les droits de l’homme » (7), ce qui implique des limi­
tations nécessaires de souveraineté, sous réserve de réciprocité (8).
La Première guerre mondiale a conduit aussi R. Cassin vers des valeurs
internationalistes qui l’inspireront profondément dans sa rédaction du pro­
jet de Déclaration Universelle. Pour R. Cassin, victime lui-même de discri-
(3) L a première Commission de rédaction était composée, outre R. Cassin, de Madame Eleonor Roosevelt, de Madame Mehta (Inde), de philosophes chinois et libanais, de diplomates sovié­
tiques et des pays de l’Est, et de quelques experts.
(4) R . Cassin est à la tête du mouvement revendicatif en faveur du « droit à réparation. Il
se heurte dans ces structures (particulièrement à l’ Office des Pupilles de la Nation) aux dames
de charité et à l’esprit caritatif dont il est très éloigné. Voir M. A g i , René Cassin (1887-1976),
P rix Nobel de la Paix, Père de la Déclaration Universelle des Droits de VHomme, Perrin, 1998.
(5) L a pensée de R. Cassin est profondément actuelle. L ’un de ses premiers cours en 1918 (à
l’Ecole de Marine de Marseille) est consacré à « L ’interdiction du commerce et des relations écono­
miques avec l’ennemi », dans lequel il souligne que la fin de la loi n’est pas la loi et que son utili­
sation équitable réclame de ne sacrifier inutilement personne et de préserver tout être humain
(Cf. Les fascicules X IV (1918) et X V (1919) de la Revue de droit international privé). Il rejoint
la critique de l’embargo par R .-J. Dupuy (courrier adressé à l’auteur — sans date) 79 ans plus
tard. Dans le même esprit, il récuse à l’ avance l’ingérence humanitaire, en critiquant les « inter­
ventions d’humanité », remèdes pires que les maux, car « ou bien elles viennent trop tard — c’est
le cas du massacre des Arméniens par les Turcs — ou bien tourneraient en entreprises colo­
niales », comme l’explique R. Cassin qui estime que lutter contre la piraterie maritime a été à
l’origine de la conquête de l’Algérie en 1830 (Cf. « Discours de réception du Prix Nobel », Le
Monde, 11 décembre 1968 ; Voir aussi M. A g i , op. cit., p. 311).
(6) Cf. R. Cassin, L ’E tat leviathan contre l’ homme et la communauté humaine, Les Notiveaux
Cahiers, avril 1940.
(7) Intervention de R . Cassin du 24 septembre 1941 à la Conférence interalliée de SaintJames.
(8) R . Cassin insiste sur cette « réciprocité » nécessaire faute de laquelle il n’y a plus que domi­
nation impériale sous couvert de « progrès » du droit international.
R. CASSIN ET LA DÉCLARATION UNIVERSELLE
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minations raciales (9), il n’est qu’une «famille humaine». Pour R. Cassin,
les « êtres humains, tous membres de la même famille, sont libres, égaux en
dignité et en droit et doivent se regarder comme des frères ». Il n’y a pas
illusion mais volonté de participer à la constitution d’un monde « tel qu’ il
devrait être ». Il n’y a pas non plus théorisation désincarnée mais appel à
la reconnaissance des mêmes droits pour tous les hommes, y compris pour
ceux encore soumis au statut de colonisé : « Il y a quelque chose dans cha­
que homme qui est universel » (10). Universalisme et internationalisme sont
proches chez R. Cassin : il ne s’ agit en rien d’imposer une conception de
monde niant celles des autres civilisations. Devant l’Assemblée Générale
des Nations Unies, à la veille du vote de la Déclaration Universelle, R. Cas­
sin souligne : « Je me tourne en ce moment vers tous les peuples qui ne sont
pas encore dotés des droits et des libertés fondamentaux de l’homme,... car
nous n’ avons pas travaillé pour nous seuls, nous avons travaillé pour l’hu­
manité toute entière ». C’ est une pensée décolonisatrice qui anime le rédac­
teur du projet de Déclaration Universelle : « L ’ ancienne période coloniale
est révolue», écrit-il dès 1945 (11).
* La Déclaration Universelle est aussi une réaction directe au nazisme.
R. Cassin use de termes sans équivoque, très éloignés des formules ellipti­
ques fréquentes chez certains juristes : « A l’issue d’un conflit mondial où
les hommes libres ont ressenti essentiellement la captivité et le silence forcé
de la France, celle-ci doit redevenir l’interprète de leurs aspirations. Ils
attendent d’ elle une Déclaration réaffirmant d’ abord les droits imprescrip­
tibles de l’homme et du citoyen bafoués par la contre-révolution fas­
ciste... » (12). Aucun amalgame n’est possible. La barbarie c’est le nazisme
et les idéologies voisines, racistes, inégalitaires, hostiles à la démocratie,
hostiles aux droits économiques et sociaux. R. Cassin, alors qu’il est rédac­
teur de la Déclaration Universelle, est bien un homme de la Résistance et
de la Libération (13).
* R. Cassin est aussi un héritier du jacobinisme qui ne choisissait pas
entre la liberté et l’ égalité. « Ils affirmaient l’une grâce à l’ autre et les
(9) R . Cassin est condamné à mort le 13 décembre 1942 par le Tribunal militaire de la
X II I ° Région (Clermont-Ferrand) en tant que juriste ju if réfugié à Londres.
(10) R. Ca s s in , «L a Déclaration Universelle et la mise en œuvre des droits de l’ hom m e»,
R .C .A .D .I., L a Haye, 1951. p. 17.
(11) Ici-P aris, 22-29 août 1945.
(12) Ici-P aris, 10-17 octobre 1945.
(13) Lycéen au Lycée Masséna à Nice, puis étudiant à partir de 1904 aux Facultés de Droit
et de Lettres d’Aix, il acquiert très tôt les valeurs de la future Résistance. L ’une se ses références
est le Médecin-Commandant Ducelliez, un ami de la famille, déplacé de Nice dans le sud tunisien
pour avoir dénoncé les carences de la compagnie des eaux qui avait provoqué une épidémie de
typhoïde dans les garnisons niçoises. Le père de R . Cassin disait à son fils : « Tu vois, même sans
s’ appeler le Capitaine Dreyfus, sans être juif, il suffit de dénoncer un scandale, cause de la mort
de jeunes gens, on l’envoie bien loin de sa patrie ». Cité dans G. LÉvy, Président de l’Université
Méditerranéenne, R . Cassin, «Compléments historiques. L a vie de R. Cassin», in L ’Atelier du
Futur, n° 9. 1998, pp. 36 et s.
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ROBERT CHARVIN
liaient par le ciment de la fraternité » (14). « Au cours de notre travail, écrit
R. Cassin, nous nous sommes naturellement reportés aux Déclarations de
89 et 93,... Notre Déclaration cherche à garantir plus efficacement que par
le passé la liberté individuelle... » grâce au « droit désormais reconnu de la
sécurité sociale » qui « rend nécessaire la rédaction d’une série d’ articles qui
en assurent les conditions » (15).
« Les grandes sources de richesse commune doivent être exploitées, diri­
gées, non point pour le profit de quelques uns, mais pour l’ avantage de
tous. Les coalitions d’intérêts qui ont tant pesé sur la condition des
hommes, sur la politique de l’État, doivent être abolies une fois pour
toutes... » (16). Lorsque R. Cassin souligne « qu’il ne se bat plus depuis long­
temps pour la justice, mais que tous les jours il continue à se battre pour
qu’il y ait un peu moins d’injustice » (17), il rejoint, presque dans le même
langage, un grand ancêtre : pour Robespierre, c’ est le préalable social qui
doit permettre aux plus démunis de franchir le seuil opérant des droits de
l’homme et d’ accéder à «la pauvreté honorable ». La déclaration jacobine
ne vise ni le nivellement absolu ni la communauté des biens ; R. Cassin de
même n’est évidemment pas socialiste, bien qu’il se réfère entre autres
documents de base jugés nécessaires à la réflexion sur la future Déclaration
Universelle à la Constitution soviétique tout comme au Bill of Rights.
Néanmoins, il ne conçoit pas une « famille de frères »>où chacun puisse trou­
ver sa place, sans l’ assurance d’être nourri, vêtu et logé : son projet de jus­
tice distributive, favorisant l’équité et faisant que les inégalités subsistantes
ne lèsent personne, est tout aussi éloigné du laisser-faire libéral que du diri­
gisme socialiste. R. Cassin se situe dans le sillage républicain de Condorcet
et de Robespierre, favorables à une économie morale garantissant le « droit
à l’existence » de tous (18).
*
Enfin, R. Cassin a manifesté durant tous les travaux préparatoires de
la Déclaration Universelle de fortes réserves sur les correctifs apportés par
les Etats-Unis (représentés par Madame Roosevelt), sans que cette opposi­
tion n’ aboutisse toujours. Le recul culturel français dans le monde était
perçu par R. Cassin comme un recul de l’humanisme lui-même.
(14) J.-P. G r o s s , « Libéralisme égalitaire des Jacobins », in Manière de voir ; « Les combats de
l’histoire», Le Monde D ip lo m a tiq u e juillet-août 1998, pp. 58 et s.
Voir aussi J.-P. G r o ss , Saint-Just, sa philosophie et ses missions,. Bibliothèque Nationale,
Paris, 1976.
(15) Cité in M. A g i , op cit., pp. 212-213.
(16) Cité par P . P a s q u in i , Ministre des Anciens Combattants, Université Méditerranéenne
R . Cassin : Rassemblement du 22 mars 1997, in L ’Atelier du Futur, n° 9. 1998, p. 27.
(17) Cité par G. L é v y , «Compléments historiques», L ’Atelier du Futur, n° 9, 1998, p. 43.
(18) Les penseurs à la mode, tels Luc F e r r y et Alain R e n a u t (« Philosophie politique 3 » :
Des droits de l ’homme à Vidée républicaine, P.U .F., 1985, ou François F u r e t ou Mona O zouf
(articles «Terreur» et «E galité» du Dictionnaire critique de la Révolution française, Flammarion.
2° édition 1992) auraient « condamné » R . Cassin.
R. CASSIN ET LA DÉCLARATION UNIVERSELLE
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R. Cassin est, dès le début des travaux de la Commission des Droits de
l’Homme, qui se tient à Lake Success près de New York en janvier-février
1947, heurté par la prédominance de la langue anglaise dans les débats
entre Alliés. Le débat franco-américain porte sur le fond : « il y aura une
conciliation délicate à opérer, écrit R. Cassin dans un rapport au Quai d’ Or­
say (22.2.1947) (19), entre ceux qui mettent l’ accent sur les droits indivi­
sibles et sacrés des individus... et ceux qui, en parlant des droit sociaux,
insistent sur les devoirs corrélatifs de l’individu envers les groupes dont il
fait partie, la famille, la cité et particulièrement l’Etat ». R. Cassin devra
reculer sur le droit de la nationalité) le droit d’ asile ; il cédera partiellement
sur le droit d’ auteur (20), renoncera aux dispositions sur les devoirs, contre­
parties des droits, etc.
En tout état de cause, c’ est une falsification que de réduire la phase
rédactionnelle de la Déclaration Universelle à une controverse « Est-Ouest »,
en faisant une relecture de ces travaux préparatoires à la lumière de ce qui
a suivi. Il y a une instrumentalisation de la Déclaration Universelle pour
servir une cause qui n’ était pas celle envisagée à la fin de la Seconde Guerre
mondiale.
Le connaissance du projet R. Cassin, dont la doctrine souligne qu’il
constitue les fondements du texte définitif assure un éclairage et une inter­
prétation de la Déclaration Universelle qui ne sont pas toujours ceux com­
munément enseignés.
Comme tous les textes qui se sacralisent, plus personne ne les lit avec la
rigueur qui s’impose (21) : on ne fait que les mentionner avec révérence en
les inscrivant dans le courant doctrinal qui soutient sa propre analyse géné­
rale.
Le Cinquantième Anniversaire de la Déclaration Universelle des Droits
de l’ Homme est l’ occasion d’une comparaison attentive de l’œuvre de
R. Cassin et du texte adopté par l’Assemblée Générale des Nations Unies
en 1948, après qu’il ait subi diverses modifications qui ne sont cependant
pas allées jusqu’ à une remise en cause de l’ esprit général qui l’ inspirait.
Ce coup de projecteur sur la Déclaration Universelle lui donne une colo­
ration et un contenu moins unilatéral que ceux qui lui sont généralement
attribués par la doctrine.
(19) Archives Nationales, Fond Cassin, n° 382 A P 68 cité par M. A g i , op. cit, p. 216.
(20) Il est notable que les Etats-Unis considéraient 50 ans avant l’ AMI que les droits d’ auteur
n’étaient pas un droit de l’ homme.
(21) Il en est de même des grands auteurs toujours cités et plus jamais réellement lus (Mon­
tesquieu, Rousseau, par exemple). Lorsqu’un lecteur attentif se manifeste (par exemple, A lt h u s se r relisant Montesquieu dans Montesquieu, la politique et l ’histoire, P.U .F., 1959), il y a étonne­
ment scientifique et ce que l’on ne reconnaît pas chez les grands auteurs supposés connus est
attribué à une « interprétation subjective » du lecteur.
326
ROBERT OHARVIN
I. —
L e p r o je t d e
R.
C a s s in
DE DÉCLARATION UNIVERSELLE
Le « projet de R. Cassin » est en réalité l’ avant-projet de Déclaration Uni­
verselle. R. Cassin dit lui-même avec une trop grande humilité qu’il n’est
que le « grand père » de la Déclaration Universelle, P.H. Teitgen en étant
le père. En réalité, l’ œuvre de R. Cassin (22) a inspiré de manière décisive
le contenu final du texte de 1948, bien que sa pensée ait été sur différentes
dispositions profondément restreinte.
R. Cassin ne pratique pas la perversion bonapartiste qui souhaite des
textes fondamentaux « courts et obscurs ». Son avant-projet comprend un
avant propos explicatif, très éclairant, un préambule et une Déclaration de
35 longs articles (contre 30 pour la Déclaration définitive), rédigés avec une
suffisante précision pour éviter que leur interprétation puisse être très
« souple ». Divers articles de cet avant-propos ont été en effet remaniés
avant leur adoption finale, afin de les rendre moins impératifs ; ils ont été
aussi souvent modifiés de manière à fondre dans une formule générale des
dispositions dont les références idéologiques étaient trop « marquées ».
Le premier paragraphe de l’ avant-propos, sorte de « mode d’ emploi » de
l’ avant-projet débute par une formule sans équivoque : « La liste des droits
et libertés fondamentales de l’homme n’ est pas immuable. Elle doit s’ enri­
chir au fur et à mesure que la conscience publique est plus exigeante et que
les rapports sociaux deviennent plus complexes ».
R. Cassin dans son discours du 9 décembre 1948 à l’Assemblée Générale
des Nations Unies compare la Déclaration Universelle à un « Temple », avec
son « Parvis » (le Préambule basé sur « l’unité de la famille humaine »), son
« Soubassement » (les principes de liberté, d’ égalité et de fraternité), et ses
«4 Colonnes» (articles 3-11 sur les droits de l’individu d’ ordre personnel,
articles 12-17 sur les droits de l’individu face à l’extérieur, articles 18-21 les
facultés spirituelles, libertés publiques et droits politiques, enfin les
articles 22-27 sur les droits économiques et sociaux). Quant au « Fronton »
du Temple, il est constitué par les liens entre l’individu et la société
(articles 28-30) (23). Mais ce premier «monument d’ordre éthique adopté
par l’humanité », selon la formule de R. Cassin,ne transcende pas l’histoire
(22) Cf. R . C a s s in , « L ’homme, sujet de droit international et la protection des droits de
l’ homme dans la société internationale», in Eludes en l ’honneur de 0. Scelle, Paris, 1950.
Voir aussi R . Ca s s in , « Quelques souvenirs sur la Déclaration Universelle de 1948 », Revue de
Droit Contemporain, n° 1. A.I.J.D . (Bruxelles).
R . Ca s s in , «V ers la première Déclaration des Droits de l’ H om m e», Le Monde, 23 octobre
1948.
(23) Voir le texte de la Conférence de Madame H. Berthoz, nièce de R . Cassin, présentée à
l’institut d’Etudes Mondialistes (Chateau de La Lambertie) « Elaboration de la Déclaration Uni­
verselle des Droits de l’ Homme — Rôle de R . Cassin », 24 juillet 1984.
Voir aussi R. Ca s s in , « Réflexion sur la primauté du droit », Revue de la Commission Interna­
tionale de Juristes, n° 2. 1963.
R. CASSIN ET LA DÉCLARATION UNIVERSELLE
327
des droits et des libertés, qui continue et ne peut être jamais achevée : les
droits de l’ homme sont une création continue et la Déclaration de 1948
n’ est qu’un jalon de ce processus.
Le second paragraphe définit la philosophie de son projet : « Il n’ est point
de liberté, ni de démocratie, sans responsabilité ».
Le responsabilité de l’Etat et de la société est de « permettre à tous les
hommes de développer pleinement et en sérénité leur personnalité... »
(article 2). C’est la raison d’être de l’Etat. C’est pourquoi est consacré, à
défaut de ce qui assure sa légitimité, « le droit de résister à l’ oppression et
à la tyrannie», dans la plus pure tradition jacobine et montagnarde
(article 25). La version définitive de la Déclaration Universelle, plus pru­
dente, renverra ce projet au niveau des « considérants » plus difficiles à
invoquer.
L ’ article 27 précise que « le gouvernement doit se conformer à la volonté
du peuple ». Pour R. Cassin, la démocratie n’est pas une procédure, fût-elle
électorale,ni une forme particulière d’ organisation des pouvoirs publics, fûtelle représentative ; elle est avant tout une fidélité (24). Le régime de Vichy
est encore proche du souvenir et pour R. Cassin, il est l’expression de la tra­
hison de tout ce qui fait le peuple français et ses valeurs, tout comme le
régime allemand national-socialiste vis-à-vis du peuple allemand, même si
tous deux peuvent se réclamer d’une origine légale.
Dans le sillage de cette disposition, l’ article 28 dispose que «la force
publique » dont doit disposer l’Etat est « instituée pour le service de tous »
et non pour l’utilité particulière de ceux à qui elle est confiée. C’est la
condamnation de toutes les milices que les années 30 avaient connu et de
tout régime militaire où l’ armée n’ est en fait qu’une garde prétorienne. De
même, l’ appareil administratif de l’Etat ne peut se constituer en caste pri­
vilégiée (article 29). L ’ avant-projet Cassin amorce la reconnaissance d’un
droit à la santé, au logement et à la nourriture (article 38), prestations que
l’État se doit d’ assurer. Dans l’esprit du programme du Conseil National de
la Résistance, l’ article 39 consacre le « droit à la sécurité sociale » qui charge
la société du devoir d’ assurer à chacune de ses composantes les moyens
d’une existence décente, y compris en cas de chômage. R. Cassin est loin
d’un quelconque anti-étatisme. Cependant, l’impunité traditionnelle des
autorités publiques est écartée : leur responsabilité collective et individuelle
est sanctionnée (article 30) (25).
(24) M. Agi traduit bien cette analyse. Pour R . C a s sin , « la dictature est une technique, la
démocratie est un régime» (R. C a s s in , op. cit.).
(25) 27 ans avant la création en 1998 de la Cour Pénale Internationale, R . Cassin appelle à
en finir avec l’impunité des criminels d’Etat. Cf. R . C a s s in , « En marge du procès Eichman, la
création d’une Cour Internationale s’im pose», Le Monde Diplomatique, mai 1961.
328
ROBERT CHARVIN
En contrepartie, le projet R. Cassin considère que le citoyen ne peut
s’ exonérer d’un certain nombre de devoirs (26), qui seront presque tous sup­
primés dans le texte final, à l’initiative des Etats-Unis.
Le premier devoir de l’homme, maintenu dans l’ avant-projet est de ne
pas abuser de ses droits et libertés : l’ article 4 est explicite : «les droits de
chacun sont limités par ceux d’ autrui».
Le fondement de ces devoirs, qui ne sont en rien synonyme d’une soumis­
sion à Leviathan ou à un ordre idéologique quelconque, se trouve dans l’im­
possibilité de vivre « sans l’ aide et l’ appui de la société » : l’homme a donc
rationnellement pour obligation « d’ accepter les charges et sacrifices » exigés
par le bien commun. R. Cassin a suscité une réaction particulièrement néga­
tive de Madame Roosevelt à propos du devoir de ne pas abuser de la liberté
en matière de parole, écrit, presse et autres moyens d ’expression
(article 22). La proposition de présenter des « informations et nouvelles avec
loyauté et impartialité » pour ne pas laisser les médias déréguler la société
n’ a pas été prise en compte dans le texte de 1948.
Conformément à la conception républicaine traditionnelle, la conscription
militaire (article 28) est à la fois un devoir et un droit. L’ armée profession­
nelle était pour R. Cassin un risque pour la République.
Homme de la Résistance et de devoir, républicain convaincu, ayant en
mémoire les grands ancêtres de 1789 et 1793, tirant les leçons des années 30
et des réactions anti-démocratiques, R. Cassin ne conçoit pas une liberté
débridée désorganisatrice de la société et source de décomposition des
valeurs. Il se trouve ainsi en antinomie profonde avec le libéralisme qui
caractérise « l ’ american way of life » défendu par Madame Roosevelt. «E n
dépit des apparences, l’inspiration générale des droits de l’homme et des
libertés fondamentales n’est pas la même » en Europe et aux Etats-Unis. Il
en est ainsi pour la référence à la divinité qui se trouve présente dans la
conception américaine, ce qui n’est pas le cas en France. Les droits fonda­
mentaux sont généralement perçus comme le fruit des luttes sociales en
Europe, comme des conquêtes historiques, alors qu’ils sont analysés aux
Etats-Unis, comme un don providentiel. (G. S o u l i e r , « Patrimoine consti­
tutionnel européen et histoire de l’Europe », in Le Patrimoine constitutionnel
européen, Ed. du Conseil Européen, 1997, pp. 38 et s.). En bref, la contro­
verse R. Cassin-Mme Roosevelt était « l’ opposition de deux cultures, de deux
conceptions profondément différentes de la relation de l’individu et du
groupe », écrit G. Soulier. (« Patrimoine constitutionnel européen et histoire
de l’Europe », op. cit., p. 53). L ’une des autres clés du projet Cassin est la
détermination explicite des ennemis des droits humains. Le premier, qui est
une évidence pour celui qui a traversé douloureusement les deux conflits
(26)
Cf. R. Ca s s in , « De la place faite aux devoirs de l’individu dans la Déclaration Univer­
selle des Droits de l’ Homme », in Mélanges Polys M odinos, Paris, 1968.
R. CASSIN ET LA DÉCLARATION UNIVERSELLE
329
mondiaux, c’est la guerre. La paix exige « la consécration pratique des
libertés essentielles » (27), c’est-à-dire « la justice sociale pour tous les êtres
humains, quelque soit leur race, leur croyance et leur sexe ». Or, par nature
la « contre-révolution fasciste », selon l’ expression de R. Cassin (28), est fau­
teur de guerre (29).
C’ est l’ expérience des années 30-40 qui conduit à privilégier particulière­
ment « le droit de tout être humain à une nationalité » celle-ci ayant été
remise en cause, de manière discriminatoire par le régime de Vichy, par
exemple à l’encontre de certains Français naturalisés. L ’ article 31 du projet
Cassin précise que « les Nations Unies ont, avec les Etats membres, le
devoir de prévenir l’ apatridie, contraire aux droits de l’homme et à l’intérêt
de la communauté humaine ».
Les autres ennemis sont « la terreur », fruit des abus de pouvoirs et « la
misère », résultat des inégalités sociales et du sous-développement. Le
Préambule du projet Cassin est explicite : «... l’établissement d ’un régime
où les êtres humains, libres de parler et de croire, seront mis à l’ abri de la
terreur et de la misère, a été proclamé comme l’ enjeu suprême de la récente
lutte ». C’est 45 ans avant la Déclaration de Vienne relative aux droits
humains (1993) que R. Cassin souligne le caractère indissociable des droits
civils et politiques et des droits économiques et sociaux. L ’ article 2 ajoute :
« La mission de la société est de permettre à tous les hommes de développer
pleinement et en sécurité leur personnalité physique, intellectuelle et
morale sans que les uns soient sacrifiés aux autres ».
Bien qu’ avec plus de discrétion, le texte définitif de 1948 retiendra «la
misère » (second Considérant) et ne se contentera pas de dénoncer les causes
politiques des atteintes aux droits humains.
Cette conjugaison des facteurs politiques et des facteurs socio-économiques est dans l’ esprit de R. Cassin le résultat nécessaire de l’expérience his­
torique vécue et des leçons qu’ en a tiré, notamment, le Conseil National de
la Résistance (C.N.R.). C’est aussi l’ expression de la volonté politique de
maintenir la collaboration entre l’ Occident et l’U.R.S.S. dans l’ édification
des droits de l’homme, comme elle avait existé durant la guerre.
(27) Cf. M. A g i , R . Ca s s in , op. cit., pp. 137 et s.
(28) Ici Paris, 10-17 octobre 1945.
(29) R . Cassin estime prioritaire, dès la création de la France Libre, le châtiment des criminels
de guerre et les nazis assimilés à une simple association de malfaiteurs. Dès janvier 1942, R . Cas­
sin dresse les premières listes de criminels de guerre et fait aux alliés diverses propositions desti­
nées « à déblayer tous les obstacles juridiques qui pouvaient empêcher au nom de traditions
désuétes, la solution d’un problème d’ ampleur fondamentale», cité par M. A g i , op. cit., p. 160) :
la « moralisation » de l’humanité qui passe par « la destruction de l’esprit du nazisme et du fas­
cisme que nous devons poursuivre, déclare R. Cassin, en restaurant le sens des responsabilités et
la maîtrise de soi-même» (Discours de 1942 à Londres devant le Pen Club, cité par M. A g i , op.
cit, p. 164).
330
ROBERT CHARVIN
C’ est pourquoi, comme le dit R. Cassin, la Déclaration Universelle est
« fille de la Méditerranée » (30) : « la caractéristique de la civilisation médi­
terranéenne... à travers les siècles, est d’ avoir pour préoccupation fonda­
mentale la personne humaine dans ses rapports avec ses semblables ».
La variété des civilisations et des religions qui marque la Méditerranée
depuis les origines a inspiré l’ oecuménisme de R. Cassin, qui voit dans cette
région du monde, qu’il considère comme la sienne, le creuset des peuples
juifs, européens et arabo-musulmans, sans oublier, précise R. Cassin, la
Yougoslavie de Tito.
C’est aussi cet oecuménisme qui fait que le principe d’égalité entre les
hommes, « tous membres de la même famille » et « frères », est au cœur de
son projet de Déclaration. Référence y est faite dans son Préambule
(point 4) et dans la quasi-totalité des articles. La formulation de chaque
disposition est explicitement égalitaire et R. Cassin ne manque pas de réaf­
firmer cette égalité de droits et de devoirs pour tous ceux qui pourraient
en être exclus ou être en position d’y échapper.
Cette préoccupation d’ égalité — fortement atténuée dans le texte final —
explique la rédaction des dispositions consacrées au droit de propriété et
qui deviendront l’ article 17 de la Déclaration Universelle. L’ article 18 du
projet indique que « l ’Etat peut déterminer les biens susceptibles d’ appro­
priation privée et réglementer l’ acquisition et l’usage de ces biens ». Les dif­
férents types de propriété sont également consacrés selon la libre option des
États, pour le bénéfice de l’individu, qui peut être « propriétaire d’ entre­
prises » « individuelles ou collectives ». L’inspiration est la même que celle
du programme du C.N.R. (31).
II. —
L ’in t e r p r é t a t io n
u n ila té r a le
DE LA DÉCLARATION U N IVERSELLE
Malgré les différences notables entre le projet Cassin et le texte définitif
adopté en 1948, la méthode téléologique qui s’impose dans le droit pénal et
le droit des libertés de nombreux systèmes juridiques permet une étude de
la Déclaration Universelle qui prend en considération les intentions mani­
festées par la délégation française à la Commission de rédaction, puisque le
projet Cassin a constitué la base fondamentale de la Déclaration adoptée
définitivement.
La doctrine française, dans son ensemble, n’ a pourtant guère prêté atten­
tion à ces travaux préparatoires, si ce n’est pour rendre un hommage formel
(30) Conférence au Centre Universitaire Méditerranéen de Nice, « La Méditerranée et la civili­
sation moderne » (sans date), texte dactylographié.
(31) R. C h a r v in , «L es différentes morts du programme du Conseil National de la Résis­
tance », Mélanges offerts au professeur P. Isoart, Pédone, 1996.
R. CASSIN ET LA DÉCLARATION UNIVERSELLE
331
à R. Cassin (32). Elle semble avoir plutôt suivi l’évolution des relations
internationales en se situant dans le cadre du conflit Est-Ouest, puis dans
celui des rapports Nord-Sud, et en restant très éloignée de « l’esprit Cassin »
et de celui des juristes de la Résistance (R. Capitant, A. Hauriou, Mirkine
Gtuetzevich, M. Prelot, P. Bastid, P. Coste Floret,...).
La Déclaration Universelle, comme la question des droits de l’ homme
dans le droit international, n’ a, dans un premier temps, que peu intéressé
la doctrine (33). Durant l’entre deux-guerres, le professeur Le Fur souli­
gnait dans son manuel que l’introduction des problèmes de droits humains
dans les relations internationales ne pouvait entraîner que le chaos (34).
C’ est dans ce sillage que s’inscrivent les manuels de droit international des
années 50-60 qui restent discrets : ni les droits de l’ homme ni la Déclaration
Universelle n’ apparaissent dans les index ; les commentaires sont brefs
voire inexistants. Dans son traité de 1953 (Droit international public, Sirey,
p. 216), le professeur Rousseau ne fait que constater à propos de la Déclara­
tion Universelle qu’ « il reste maintenant à compléter cet énoncé de principes
par l’ aménagement d’une garantie conventionnelle des droits ainsi pro­
clamés » (35).
On peut faire l’hypothèse que les problèmes de décolonisation que
connaissent la France et l’Europe occidentale ne favorisent pas un intérêt
trop accentué pour les droits de l’homme dans l’ ordre international : la
France, par exemple, durant la guerre d’Algérie, insistait dans le cadre des
Nations Unies sur le caractère exclusivement interne de la question et sur
le principe de non-intervention dans ses affaires intérieures.
L ’intérêt pour la Déclaration Universelle et les droits de l’ homme se
trouve conforté par l’ adoption des Pactes de 1966 et par la positivité désor­
mais incontestable des dispositions adoptées en 1948, ce qui est une atti­
tude logique pour les juristes. Néanmoins, on peut aussi avancer l’hypo­
thèse que ce renouveau d’intérêt coïncide avec la place diplomatique prise
par la question des droits de l’homme à l’initiative des Etats-Unis. Au sor­
tir de la guerre du Vietnam, du Watergate, des votes du Congrès hostiles
à la politique américaine peu respectueuse des droits de l’homme au Chili,
en Uruguay et en Corée du Sud, des réactions « moralistes » se produisent.
Il s’ agit à l’ origine d’une réorientation de la politique de la Présidence des
Etats-Unis à usage essentiellement interne, bien que les offensives des Non
(32) Par exem ple, P. d e L a Ch a p e l l e , La Déclaration Universelle des Droits de l ’Homme et
le catholicisme, L.G.D.J., 1967.
(33) On peut noter néanmoins, l’article du Doyen V e d e l, « La Déclaration Universelle et les
Droits de l’ Homme », dans la revue Droit Social, 1949, p. 372.
(34) Cf. L e F u r , Précis de droit international -public, Dalloz, 1931, pp. 425 et s.
(35) Le Précis, par exemple la 6° édition 1971 (Droit international public) ne comporte pas non
plus la référence « droits de l’homme » dans son index et il n’y a pas de paragraphe consacré à
l’individu ou aux problèmes des droits humains.
Le Manuel de droit international public (P.U .F., 1958) du Professeur Reuter ne leur consacre
pas davantage de développement.
332
ROBERT CHARVIN
Alignés durant la décennie 70 n’ aient pas manqué aussi de préoccuper les
États-Unis. Le discours du 13.2.1978 du sous-secrétaire d’Etat C. Warren
consacre ce virage : « notre idéalisme et nos intérêts coïncident... ». La diplo­
matie dite des droits de l’ homme est lancée.
Il n’ est plus alors de représentant de la doctrine qui sous-estime la ques­
tion des droits de l’ homme. Tous les traités et manuels en font état plus
largement (36) et analysent désormais le contenu de la Déclaration Univer­
selle en en faisant une lecture très éloignée de celle qui avait été faite par
l’un des rares commentateurs « précoces » le professeur Delbez (Les prin­
cipes généraux du droit international public, L.G.D.J., 1964, p. 199). «L a
Déclaration... accuse par rapport aux déclarations du X V III° siècle une
transformation sensible de la notion de droits de l’homme. Cette notion est
devenue sociale et cette socialisation résulte tant de la prise en considéra­
tion des droits des groupements (exemple les syndicats) que du rôle actif
dévolu à l’État pour la réalisation de nouveaux droits (assistance, travail,
santé) ».
Les auteurs contemporains identifient Déclaration Universelle, libéra­
lisme, individualisme et « tradition occidentale », comme si précisément un
élément fondamental de cette tradition n’ était pas d’ être pluriel et contra­
dictoire.
En 1948, « il s’ agissait de transposer sur le plan mondial le message de
la Déclaration française de 1789 » (H. T h i e r y , P. C o m b a c e a t j , Droit inter­
national public, Montchrestien, 1984, p. 458). « La proclamation des droits
de l’homme caractérise la culture occidentale contemporaine » (S. S u r ,
Relations internationales, 1995, Monchrestien, p. 94). La Déclaration Uni­
verselle « s’inscrit dans la tradition libérale, même si elle exprime des préoc­
cupations sociales » (J. Touscoz, Droit International, P.U.F., 1993, p. 207).
C’est le professeur Vellas (Droit international public, L.G.D.J., 1967,
p. 330) qui avait inauguré cette lecture en ne retenant des débats prépara­
toires que l’ opposition politique entre Etats occidentaux et État soviétique,
qui a effectivement brouillé le débat sur les conceptions en présence à la
commission de rédaction. C’est le professeur Cavaré (Le droit international
public positif, Pédone, 1967, t. 1, pp. 492 et s.) qui a développé parmi les
premiers une lecture unilatérale du contenu de la Déclaration Universelle
(36)
Ce n’est pas toujours le cas : le contenu de la Déclaration Universelle reste parfois briève­
ment analysé et la question développée est celle de l’insuffisance des mécanismes de garanties,
par exemple, P. M a n in , Droit international public, éd. Masson, 1979. On peut noter aussi que le
« Temple » humaniste, selon R . Cassin, ne se retrouve toujours pas dans les index de plusieurs
manuels. Par exemple, on relève dans l’index du Manuel de relations internationales du professeur
S u r (éd. 1995) la « Déclaration Truman », par exemple, mais pas la Déclaration Universelle. Dans
le Manuel de droit international public du professeur T ou scoz (P.U.J?., 1993), on relève dans l’in­
dex la « clause Calvo », « le Comité catholique contre la faim » ou « le droit de tirage », mais pas
la Déclaration Universelle. Il en est de même dans le Manuel de relations internationales du pro­
fesseur J o u v e , d’une sensibilité pourtant très différente.
R . CASSIN ET LA DÉCLARATION UNIVERSELLE
333
sans la moindre prise en compte des éléments d’ analyse que procure le pro­
jet Cassin.
L ’ analyse distingue sans prendre en considération les dispositions et les
formulations les plus inédites de la Déclaration, les « droits inhérents à la
personne humaine », les « droits civils et familiaux », les « droits politiques »,
enfin les « droits économiques est sociaux » qui ont dans cette présentation
la part congrue.
La notion « d’universalité » qui préside à cette approche est radicalement
différente de celle de R. Cassin, fondée sur « l’unité de la famille humaine » :
«L e droit international universel est universel en ce sens qu’il s’ applique
aux groupements sociaux ayant une civilisation juridique semblable, au
moins si l’ on s’en tient aux principes généraux... » (37). Il y a continuité
entre cette conception d’un « univers » restreint et l’ européocentrisme de la
doctrine au X I X ° et au début du X X ” siècle (38).
En contradiction apparente, mais en réalité selon une même logique, la
doctrine contemporaine entend, à partir de la Déclaration Universelle,
imposer cette universalité à ceux-là mêmes à qui elle était refusée jusque
là. Au lieu d’une consécration d’un droit pour tous aux droits de l’homme
et d’une accession de tous les hommes à la même humanité contre la coloni­
sation et la dépendance, le fascisme et la misère économique, il y a « redé­
couverte » dans l’ article 3 de la Déclaration Universelle, par exemple, (le
droit à la vie) du fondement du « droit d’ingérence », simple extension de
« l’intervention d’humanité ». Le discours — paradoxal — de F. Mitterrand
lors du transfert des cendres de R. Cassin au Panthéon, le 5 octobre 1987,
confirme cette interprétation : « Le devoir d’ingérence n’ en doutons pas
figurera un jour dans la Déclaration Universelle... ». R. Cassin avait très
précisément dit le contraire (39) (40).
Lorsque certains soulignent que « la Déclaration se réfère à la philosophie
du droit naturel » (41) ou que ses dispositions « ne sont pas l’expression
d’une philosophie particulière, mais viennent de la définition même de la
justice » (42), ils s’éloignent de la pensée des rédacteurs bien davantage
issue, malgré les correctifs des Etats-Unis, du rationalisme pragmatique de
R. Cassin lui-même et de l’ esprit de Résistance qui imprègne, de manière
identique, le programme du Conseil National de la Résistance à qui l’on n’ a
jamais attribué une inspiration transcententale. La Déclaration, dit R.Cas-
(37) Cf. L. Ca v a r é , «L e d roit international p u b lic p o s itif», t. 1, op. cit., p. 211.
(38) Cf. R . C h a r v in , « Le droit internatiopal tel qu’il a été enseigné. Notes critiques de lecture
des traités et manuels », Mélanges Ghaumont, 1984, p p . 135 et s.
(39) Cf. Marysol T o u r a in e , Le bouleversement du monde, Le Seuil, 1995, p. 261 et M. B e t t a t i ,
«U n droit d’ ingérence», R.G .D .I.P ., juillet-septembre 1991.
(40) Voir, notamment, R . C a s s in , « Préface » à l’ ouvrage de A. V e r d o o d t , Naissance et signi­
fication de la Déclaration Universelle des Droits de l ’Homme, Louvain, 1964.
(41) Cf. J. T ouscoz, Droit international public, op. cit., p. 207.
(42) Cf. J. R a w l s , Théorie et justice, Le Seuil, 1984.
334
ROBERT CHARVIN
sin, n’ est «inféodée à aucune doctrine particulière — ni celle des droits
naturels et absolus, ni l’individualisme du X V I I I e siècle, ni la dialectique
marxiste » (43).
Lorsque R. Cassin utilise la parabole du « Temple » en expliquant que les
différentes catégories de droits et de libertés se trouvant dans la Déclara­
tion Universelle en représentent les différents « piliers », il souligne avec
clarté qu’il n’ est aucune disposition, aucune liberté ou droit plus important
qu’un autre. A défaut de cette équivalence, le « Temple » s’ écroule. Il faudra
pourtant plusieurs décennies pour que la Déclaration de Vienne relative
aux droits humains de 1993 confirme le caractère égal, indivisible et indis­
sociable de tous les droits de l’homme.
Pour la première fois en 1948, les droits classiquement reconnus dans les
différentes déclarations nationales antérieures et les droits tels que le droit
à la sécurité sociale ou le droit au travail étaient également consacrés.
On s’interroge alors sur l’interprétation consistant à classer hiérarchique­
ment les différents droits qui se sont certes succédés dans le temps mais
dont la chronologie ne signifie en rien une positivité juridique différente.
On peut concevoir l’enjeu idéologique, par contre les argumentations
juridiques sont fragiles. Il n’ est pas rare pourtant de voir ramener la Décla­
ration Universelle à une déclaration de même nature que celle des EtatsUnis ou de 1789, sans percevoir la place conséquente du principe d’égalité
et de l’ ensemble des droits économiques et sociaux, dans un cadre où l’Etat
n’est en rien assimilé à un Leviathan (44). On a déjà souligné que pour
R. Cassin, la Déclaration Universelle est tout aussi proche de la Déclaration
de 1793 et du Préambule de 1946 (45).
Quant à l’ article 17 de la Déclaration Universelle, dont la rédaction sus­
cite des réactions critiques (46), il est commenté comme si les termes rete­
nus n’ avaient pas de signification. Les travaux préparatoires montrent au
contraire qu’il n’y a pas une simple reconnaissance traditionnelle de la pro­
priété privée. L’ apparition du terme « collectivité » est inédit : le droit de
l’homme à la propriété peut s’exercer, selon la Déclaration Universelle,
aussi bien à titre individuel que collectivement. L ’incertitude n’ est pas de
mise : pour les hommes de la Résistance, la propriété peut aussi bien être
publique que privée, capitaliste ou socialiste. Certes, les Etats-Unis ont fait
(43) Cf. R . C a s s in , «L a Déclaration Universelle des Droits de l’ H o m m e », op. cit., p . 54.
(44) Cf. R . Ca s s in , « La Déclaration Universelle et les droits culturels de l’homme », in Dialo­
gues, n° 6, janvier 1953, pp. 1 et s.
R . Ca s s in , « Les droits de l’ h om m e et l’ éd u ca tion », Actes du Congrès du Centenaire de l ’A .I. U. ,
P.U .F., 1961, p. 123.
(45) Dans le traité du professeur Cavaré (op. cit.), la longue analyse de la Déclaration Univer­
selle (pp. 492 à 513) ne consacre que 20 lignes aux droits économiques et sociaux, sans les assor­
tir, à la différence des autres droits, du moindre commentaire (voir la p. 508).
(46) Selon le professeur Cavaré, l’ article 17 «est libellé de façon assez vague» (op. cit., t. 1,
p. 510) ; selon le professeur Madiot, c’est un article « dont la rédaction est très curieuse » (Droits
de l ’homme, op. cit., p. 87).
R . CASSIN ET LA DÉCLARATION UNIVERSELLE
335
retirer du projet Cassin (article 18) la disposition selon laquelle c’était à
l’Etat de « déterminer les biens susceptibles d’ appropriation privée », ce qui
ne conférait pas à la propriété privée la qualité de propriété « de droit com­
mun ».
Dans le contexte de la Libération, où les courants socialistes sont déter­
minants, la propriété collective n’ est pas considérée comme un risque pour
les droits de l’homme ; elle est au contraire constitutive d’un droit de
l’homme fondamental. Selon R. Cassin, c’était à « la loi de chaque pays de
régir le droit d’être propriétaire d’entreprises individuelles ou collectives ».
Le droit international n’ avait pas à consacrer exclusivement l’une ou
l’ autre forme de propriété.
Le texte final, en dépit de la suppression des dispositions qui tendaient
à conforter l’intervention de l’Etat et de ce fait la propriété collective au
détriment de la propriété privée, établit l’ égalité entre les deux formes de
propriété. Parvenir à en tirer une signification exclusivement favorable à la
conception classique de la propriété constitue une interprétation d’une
extrême souplesse ! (47).
On est aussi loin du libéralisme lorsque l’ on sait que les dispositions de
l’ article 23 relatif au travail (droit au travail,... « à des conditions équitables
et satisfaisantes assurant... une existence conforme à la dignité humaine »,...
liberté syndicale,... droit aux loisirs, aux congés payés,... à l’éducation,
etc. (48)) s’interprètent par référence à la formule qui précédait cette énu­
mération dans le projet Cassin (article 36) : « Le travail humain n’est pas
une marchandise ». De même, lorsque la Déclaration Universelle dispose
que «toute personne a droit... à la protection contre le chômage»
(article 23-1, cela signifie que «la collectivité doit prendre les dispositions
nécessaires pour empêcher le chômage et organiser... l’ assurance» contre
« tous les cas de perte involontaire et imméritée du travail et des moyens
d’existence » (article 3-1 du projet Cassin). Pour R. Cassin, « le droit à la vie
ne désigne pas seulement le droit de ne pas être assassiné, mais aussi celui,
plus progressiste, de manger à sa faim » : « Le droit à la vie, oui, mais pas
à n’importe quelle vie », dit R. Cassin lui même (49). L ’homme a une per­
sonnalité indivisible, son droit à la vie n’ exige pas seulement.un ordre social
(47) Le professeur Cavaré croit pouvoir préciser, comme si l’ article 17 n’apportait rien, (t. 1,
p. 509) que « l’ article 17 de la Déclaration des droits de l’homme consacre les précédents » (respect
du droit de la propriété privée, des droits acquis, contrôle par les tribunaux internationaux des
activités de l’État dans ce domaine, etc.). Aucun auteur, par ailleurs, ne souligne la double recon­
naissance par l’ article 17 des droits de propriété privée et publique en tant que droit de l’homme.
(48) R . Cassin a grand espoir en l’éducation et en l’enseignement des droits de l’ homme ; il
consacrera son Prix Nobel de la Paix à cette mission.
(49) M. A gi, R. C a s s in , op. cit., p. 240.
336
ROBERT CHARVIN
où il est en sûreté contre le terrorisme... (R. Cassin pense au fascisme) (50).
Il faut aussi « qu’il puisse trouver sa subsistance dans son travail et l’ appui
agissant de ses semblables,... s’il est hors d’ état de produire » (51).
En fait, les votes à l’Assemblée Générale des Nations Unies des différents
Etats membres des Nations Unies en 1948 ont contribué à fausser l’inter­
prétation de la Déclaration Universelle.
L ’Etat soviétique a rendu un grand service aux Etats libéraux en votant
négativement, se privant ainsi de la plate-forme politique qu’il avait contri­
bué à élaborer et qui lui offrait tout autant de possibilités qu’ aux autres
systèmes socio-politiques. Les carences démocratiques de l’ U.R.S.S. et ses
positions essentiellement défensives (liées à la fois à ces carences et à ses fai­
blesses économiques) expliquent cette incapacité à prendre en charge un
grand nombre de dispositions de la Déclaration Universelle dans l’ ordre
international.
Les Etats occidentaux ont ainsi été en mesure de transformer la Déclara­
tion Universelle en un instrument idéologique qu’ils ont prétendu incarner,
dès que les guerres coloniales ont été terminées.
Quant à la doctrine classique, elle a été en position d’ assimiler le
« marxisme d’ Etat », simple vulgate théorique à prétention scientifique, à la
critique dialectique de la Déclaration Universelle, la tirant ainsi à elle,
comme si elle n’était que l’universalisation des valeurs libérales tradition­
nelles. Pour R. Cassin, s’il y a dignité égale et commune à tous les hommes,
il y a diversité sociale et culturelle : les droits de l’homme ne peuvent pas
se concrétiser en dehors des contextes historiques, économiques et culturels
tous radicalement différents. L ’universel ne peut émaner que du particulier,
et il ne peut s’identifier qu’ à partir de la multiplicité de sujets fragmen­
taires, partiels et limités qu’un minimum de valeurs en commun met en
communication. Il ne peut s’ accomplir dans une opération hégémonique par
absorption ou imposition. Le droit international des droits de l ’homme ne
peut se confondre avec l’internationalisation de certains droits natio­
naux (52).
L ’impasse sur l’ esprit de la Résistance et de la Libération a été aussi
rapidement faite dans l’ ordre international qu’ elle l’ a été dans l’ ordre
interne. Pour y parvenir cependant, il était utile « d’oublier » que R. Cassin
incarnait la Déclaration Universelle dans «toutes ses dimensions jusqu’ au
(50) « La question qui nous occupe ici est celle de la protection de la vie humaine et du droit
à l’existence qui constitue le plus anti-nazi des droits, car il s’oppose au principe même du natio­
nal socialisme qui est l’écrasement des individus au profit de l’ espèce » (R. C a s s in , cité par
Madame H. B e r t h o z , «Conférence du 24 juillet 1984», op. cit.).
(51) Cf. R . C a s s in , «L a tradition libérale occidentale des droits de l’hom m e», Oxford. Table
ronde sur les droits de l’homme, in La Pensée et VAction, Ed. F. L a l o u , 1972, p. 150.
(52) C’ est ainsi que la protection des droits de l’ homme contre le terrorisme et le totalitarisme
justifie, selon les États-Unis, les lois Helms-Burton et d’Am ato, adoptées par le Congrès améri­
cain qui prétend les imposer sans respect de la territorialité des lois.
R . CASSIN ET LA DÉCLARATION U NIVERSELLE
337
plus profond de ses fibres » (53). C’ est sans doute la réponse à la question
que pose M. Agi en conclusion de la biographie de R. Cassin : « La question
n’ est donc plus de se demander si R. Cassin fut ou non le rédacteur princi­
pal de la Déclaration Universelle de 1948, mais pour quelles obscures rai­
sons certains vont jusqu’ à prétendre qu’il ne l’ a pas été ».
(53) Cf. M. A g i, R . C assin , op. cit., p. 327.