Devises émergentes, les entreprises se protègent

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Devises émergentes, les entreprises se protègent
AGEFI HEBDO 10 mars 2015
M
oins 50 % contre dollar pour le
rand sud-africain (ZAR), la livre
turque (TRL) et le real brésilien
(BRL) en 2015. La volatilité
enregistrée ces derniers mois sur les devises
émergentes a pesé sur les stratégies des
entreprises internationales. Une étude réalisée
par l’AFTE (Association française des trésoriers
d’entreprise) auprès de 178 trésoriers adhérents
(lire l’encadré) montre que la chute des devises
émergentes est, après celle de l’euro par rapport
au dollar, l’événement qui a le plus affecté la
gestion de leur entreprise depuis 18
mois. « Beaucoup de sociétés ont subi de plein
fouet cette volatilité, confirme Philippe Dupuy,
enseignant-chercheur à GrenobleEM, expert des
questions de couverture du risque de change.
Après une période post-crise marquée par une
grande stabilité des monnaies comme le real
brésilien ou la livre turque, qui ont pu même
parfois s’apprécier, les entreprises ont moins
éprouvé le besoin de se couvrir. Cette stratégie
a volé en éclats lorsque la Fed a remonté ses
taux d’intérêt en 2015. Les investisseurs
ont alors massivement retiré leurs billes des
pays émergents, ce qui a contribué à affaiblir
les monnaies et à nourrir une volatilité
importante. » De même, selon une étude
mondiale
récente
du
cabinet
Deloitte
(www.agefi.fr), 49 % des trésoriers désignent les
devises émergentes comme préoccupation
prioritaire dans le domaine du change.
Cette volatilité a elle-même engendré une
explosion du ont alors massivement retiré leurs
billes des pays émergents, ce qui a contribué à
affaiblir les monnaies et à nourrir une
volatilité importante. ». De même, selon une
étude mondiale récente du cabinet Deloitte
(www.agefi.fr), 49 % des trésoriers désignent les
devises émergentes comme préoccupation
prioritaire dans le domaine du change.
Cette volatilité a elle-même engendré une
explosion du coût des couvertures, comme
l’atteste le trésorier de l’un des principaux
groupes du CAC 40 : « Le coût de couverture à
un an du real brésilien est aujourd’hui de
l’ordre de 14 %. En 2013, il était de 4 %. Sur le
rouble, nous sommes passés de 6 % en 2013 à
20 % début 2015. » Ce jeu de montagnes russes
sur les devises émergentes ne donne toutefois
pas encore d’insomnies à ce trésorier. « Le sujet
n’est pas nouveau, il s’agit même d’une
préoccupation récurrente pour un groupe
comme le nôtre qui est implanté dans
pratiquement
tous
les
pays
du
monde, remarque-t-il. En outre, la situation
n’est pas aussi grave qu’en 1998, lorsque les
devises argentine et brésilienne avaient dévissé
de manière vraiment brutale. » L’impact de la
volatilité a aussi été limité grâce à la politique de
couverture récurrente et systématique mise en
place sur les devises émergentes. « Lorsque le
rouble ou le real brésilien ont chuté en 2015,
nous avions fait le nécessaire l’année
précédente, souligne ce trésorier. Et pour 2016,
nous sommes d’ores et déjà totalement
couverts. »
L’AFTE (Association française des trésoriers
d’entreprise) publiera en avril prochain les
résultats d’une enquête réalisée auprès de
148 trésoriers adhérents sur leur stratégie de
couverture sur le risque de change. Les premiers
résultats que l’association a communiqués en
avant-première à L’Agefi montrent que c’est le
risque d’exploitation qui bénéficie du plus fort
taux de couverture (86 %), devant les placements
et les financements (67 %). Le risque sur les
dividendes à recevoir des filiales est, lui, couvert
dans un peu plus d’une entreprise sur deux
(53 %). A contrario, le risque de consolidation et
le risque économique ne sont pas couverts dans
les trois quarts des sociétés interrogées.
Lorsque l’on demande aux trésoriers pour
quelles raisons leur entreprise couvre le risque
de change, c’est d’abord pour protéger la marge
(78 %), réduire la variabilité du résultat (69 %) et
limiter le coût de l’emprunt (20 %). Les autres
raisons possibles, augmenter le résultat attendu,
satisfaire les actionnaires, lisser les bénéfices ou
limiter la volatilité du prix de l’action, ne sont
invoquées que par 4 % des sondés.
Pour ce qui est des instruments financiers
utilisés pour la couverture de change, les
produits de termes simples sont plébiscités,
94 % des sondés les utilisant souvent, loin
devant les options simples (42 %) et les
stratégies optionnelles « vanille » (27 %) qui
consistent à combiner plusieurs options
simples. Les options complexes (8 %) et les
produits structurés (6 %) apparaissent
nettement en retrait. « Les résultats de cette
étude confirment que le sujet de la couverture
des devises émergentes, qui était passé au
second plan entre 2010 et 2015, est en train de
revenir sur le devant de la scène, souligne
Philippe
Dupuy
(photo),
l’enseignantchercheur de GrenobleEM qui a piloté
l’enquête de l’AFTE. Ce poste financier
occupera même une place de plus en plus
importante à l’avenir dans les résultats des
entreprises. Ces dernières devront donc se
poser les bonnes questions sur les taux de
couverture, et effectuer les bons arbitrages
entre leurs besoins de couverture et les prix du
marché. »
Même son de cloche du côté de Fromageries
Bel.« Nous avons surtout été affectés en
Russie, en Afrique du Sud, en Algérie et en
Egypte, reconnaît Benoît Rousseau, directeur
du département financement, trésorerie et
assurance. Dans tous ces pays, la dépréciation
des monnaies locales a rendu nos produits
plus chers. Et si la tendance devait se
poursuivre, il y aurait des impacts sur le
volume de nos ventes, ce qui se traduirait par
moins de CA et de résultats. » Mais pour
l’heure,
pas
question
de
céder
au
catastrophisme grâce, là encore, à une politique
de couverture systématique et récurrente. « Les
effets de la volatilité ont aussi été atténués par
nos positions export sur le dollar, qui s’est
beaucoup apprécié en 2015, rappelle Benoît
Rousseau. Nos positions dans les pays
émergents restent en outre très atomisées. La
situation est donc embêtante, mais ce n’est pas
la fin du monde. »
« Nous couvrons également un peu le
rapatriement des dividendes de nos filiales au
Maroc, en Algérie et en Egypte, qui sont payés
en dollars, mais sur des durées courtes qui ne
dépassent pas quelques mois », confie Benoît
Rousseau.
Pour se prémunir contre le risque de change, les
entreprises adoptent des stratégies de
couverture très différentes, comme l’explique
Alain Girardeau-Montaut, président de la
commission risques de l’AFTE. « Certaines
jouent la carte de la prudence avec une
politique de couverture quasi systématique.
D’autres ne couvrent qu’à moitié leurs risques,
et d’autres ne font rien parce que le taux de
couverture coûte trop cher, en croisant les
doigts
pour
qu’il
n’y
ait
pas
de
catastrophe. » On retrouve également de fortes
disparités en fonction de la nature des
risques. « De plus en plus d’entreprises
accroissent leur taux de couverture sur le
risque opérationnel parce qu’elles cherchent à
préserver leurs marges et à réduire la
variabilité de leur résultat, observe Philippe
Dupuy.On sent également monter la volonté de
se prémunir contre le risque patrimonial car
lorsque la valorisation d’une filiale à l’étranger
baisse à cause de la dépréciation d’une devise,
cela impacte le bilan de l’entreprise. »
Cette volonté de préserver le résultat est au
cœur de la stratégie de couverture mise en place
par le groupe coté au CAC 40. « Nous couvrons
uniquement les risques d’exploitation parce
qu’ils impactent notre compte de résultat,
confirme le trésorier. A contrario, nous n’avons
pas de couverture sur le risque lié au
rapatriement de dividendes, parce qu’il n’a pas
d’incidences sur le résultat. Idem pour le risque
de consolidation et le risque de conversion.
Nous ne faisons pas non plus de couverture
bilantielle afin de couvrir nos actifs. » Chez
Fromageries Bel, la stratégie de couverture se
concentre aussi sur le risque d’exploitation.
Pour se couvrir, les entreprises privilégient des
formats de couverture simples. « Elles utilisent
des mécanismes de change à terme ou des
options, et négocient ainsi avec leurs banques
un taux de change garanti six mois ou un an à
l’avance, relève Alain Girardeau-Montaut.
L’enjeu étant d’apprécier les évolutions du
cours de la devise émergente dans les mois qui
viennent, car si celui-ci venait à remonter, la
couverture aurait été inutile. » Chez
Fromageries Bel, les mécanismes de
couverture
varient
en
fonction
des
devises. « Dans des pays comme la Turquie,
l’Afrique du Sud, la Russie, la Chine ou le
Mexique, où les monnaies sont transférables,
nous utilisons des produits de couverture
classiques comme les achats à terme ou les
options », confie Benoît Rousseau. Au Brésil et
en Inde, où la monnaie n’est pas transférable,
le groupe utilise des produits de couverture
offshore comme les contrats non deliverable
forward (NDF). Proposés par les banques pour
les devises sur lesquelles il n’existe pas de
marché à terme, ces instruments fonctionnent
un peu comme une assurance : ils rémunérent
la différence de valorisation sous forme de
prime. « En revanche, nous ne faisons rien
dans des pays comme le Maroc, l’Egypte ou
l’Algérie, les marchés de couverture sur ces
pays étant inexistants ou presque, à cause de
la réglementation des changes. »
Pour maîtriser le coût de ses couvertures, un
paramètre essentiel sur le marché des devises
émergentes, Fromageries Bel a mis en place
une stratégie spécifique. « Sur les grandes
devises, nous couvrons nos flux à l’export avec
une politique de couverture de change qui vise
à protéger notre horizon budgétaire à horizon
12 ou 18 mois, note Benoît Rousseau. Dans les
pays émergents, cet horizon se limite à trois
ou six mois, car cela permet de négocier des
taux de couverture plus intéressants que les
taux à long terme qui se révèlent, eux,
prohibitifs. »
Des coûts qui interpellent les trésoriers au
moment où il s’agit de se prémunir pour
2017. « A priori, nous continuerons de nous
couvrir, même si le prix des couvertures n’est
pas fameux en ce moment, annonce le
trésorier du groupe coté au CAC 40. Cela
donnera de la visibilité à nos business locaux
et cela devrait nous éviter d’avoir à
augmenter les prix, alors que certains de nos
concurrents se sont déjà engagés dans cette
voie. Nous pourrions donc, grâce à nos
couvertures, gagner des parts de marché
dans les pays émergents. »
Les entreprises ontelles subi la volatilité
sur les devises
émergentes ?
Oui, car la plupart ne l’avaient
pas anticipée. Il faut aussi dire que ces
dernières années, certaines entreprises sont
allées chercher de la croissance dans des pays
comme la Chine, le Brésil ou la Russie, qui
affichaient un dynamisme plus attrayant que
les économies occidentales. Le scénario s’est
inversé en 2015. Aujourd’hui, ce sont les
économies européennes qui offrent les
meilleures perspectives de développement et
de stabilité. On commence d’ailleurs à voir
dans
la
presse
des
annonces
de
désengagements progressifs dans les pays
émergents de la part de certains corporates.
Quel regard portez-vous sur les
stratégies de couverture déployées
dans les pays émergents ?
Les corporates n’ont pas toujours mis en
place des niveaux de couverture suffisants,
les taux de couverture étant très élevés.
Certaines entreprises ont misé sur une
couverture de proximité, en utilisant par
De son côté, Fromageries Bel a ralenti sa
politique de couverture en Afrique du Sud
depuis le mois de décembre à cause de prix
jugés beaucoup trop élevés. Le groupe a donc
dû se résoudre à augmenter ses prix afin de
limiter l’impact de la dépréciation du rand par
rapport au dollar. « Pour compenser l’écart de
change, la seule alternative est d’augmenter
les prix, explique Benoît Rousseau. En
sachant que cela risque de faire plonger le
volume des ventes. Mais c’est la seule solution
à notre disposition. Lorsque que l’on est
confronté à une crise sur les pays émergents,
les couvertures deviennent très difficiles, car
trop chères du fait de l’envolée des points de
‘swaps’, du prix de la volatilité et du ‘risk
reversal’ sur les options. Ce qui nous sauve
sur le long terme, c’est l’inflation générée par
la dépréciation de la monnaie locale. »
exemple le won coréen pour se couvrir en
Chine. Cette stratégie, basée sur les
corrélations, fonctionne tant qu’il n’y a pas un
événement structurel qui affecte un pays.
Après le tapering de la Fed qui a provoqué les
premières turbulences sur les pays émergents,
ces couvertures se sont révélées insuffisantes.
Ceux qui s’en sont le mieux sortis, ce sont les
grands groupes internationaux qui ont adopté
une politique de couverture globale, avec des
prêts intra-groupe et des ajustements sur les
maturités des couvertures.
Quels conseils donneriez-vous aux
entreprises qui souhaiteraient se
couvrir sur les devises émergentes ?
Je leur recommanderais, surtout aux
entreprises cotées, de se montrer plus
prudentes sur les pays émergents car la
réaction des marchés pourrait être très
négative en l’absence de couvertures. Cela
étant dit, les couvertures ne doivent pas être
mises en place à n’importe quel prix, car elles
deviennent alors contre-productives. Pour
évaluer le risque, il faut mettre en perspective
la volatilité avec les coûts de couverture.
Lorsque vous calculez ce ratio, vous savez si
cela vaut le coup de se couvrir ou pas.