Interview de Laurent Gaudé - Lycée Jean Moulin
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Interview de Laurent Gaudé - Lycée Jean Moulin
Les rencontres du CDI – Laurent Gaudé – Novembre 2012 Interview de Laurent Gaudé par les élèves des classes Littérature & Société et Première 102 Pour commencer je voulais vous dire que j’ai écrit ce livre après la mort de mon père. Je voulais parler de la mort, de l’au-delà, mais sans convoquer les religions, rendre compte de ma façon d’imaginer les enfers. Je me suis posé la question, dont on reparlera sans doute, comment imagines-tu les enfers ? Qu’imagines-tu après la mort ? Est-ce que ce livre vous tient à cœur ? Oui oui, tous mes livres me tiennent à cœur j’espère ! Mais j’ai tendance à regarder l’avenir, et ne pas rester tourné vers le passé. J’ai des tas de projets et j’aime penser à ce que je vais faire par la suite. Je ne vais pas relire mes livres dans mon salon, ça serait ridicule ! Comment vous organisez-vous, travaillezvous dans une journée ? J’écris régulièrement et le plus possible dans la première phase de travail sur un texte. Longtemps j’ai écrit la nuit, j’aimais avoir l’impression de voler des heures au temps normal, quand le monde dort. Maintenant j’ai des enfants, il faut se lever à 7h, ce n’est plus possible, c’est très bien, mais pas joyeux au départ, j’ai eu du mal à changer mes habitudes ! D’où viennent vos personnages ? Sont-ils inspirés par des personnages réels ? Non mes personnages ne sont pas des êtres réels mais je prends un détail, un caractère que j’ai observé ici ou là pour imaginer un personnage. Ecrivain, est-ce votre seul métier ? Oui depuis 2002, j’avais 30 ans. Je donnais des cours à la fac et faisait une thèse. J’écrivais aussi parallèlement des pièces de théâtre. Mais dans mon cœur l’écriture prenait plus de place que le travail extérieur. En 2001, je me suis dit « j’arrête tout » durant un an, pour voir ce que cela fait de devoir seulement écrire. Ma femme a accepté gentiment que l’on vive sur un salaire pendant un an. Et j’ai trouvé ça super, la solitude pour écrire. Ca a donné La mort du roi Tsongor. Avez-vous beaucoup pensé à ce livre avant de l’écrire ? Oui, d’abord je pense au livre, j’en rêve pendant des mois et des mois, 6 mois environ. En même temps je mène d’autres projets. Puis je fais l’architecture, le plan, j’imagine la fin, les personnages. Je rédige 10 pages environ avec tout cela. Ensuite j’écris mais les choses bougent beaucoup, seule l’architecture globale se maintient. Lycée Jean Moulin – Les rencontres du CDI – Laurent Gaudé – Interview de Laurent Gaudé – Décembre 2012 1 A quel âge avez-vous découvert votre passion pour l’écriture ? Difficile à dire… Quand j’étais au primaire, j’aimais écrire et raconter de petites histoires. Puis au collège et au lycée, j’ai perdu ce goût car j’avais de mauvaises notes en français, je faisais trop de fautes d’orthographe. J’avais un gros problème avec l’orthographe. Je me suis battu contre cela. Je vois les fautes des autres, je déteste cela, mais je ne vois pas les miennes ! Vous êtes-vous beaucoup inspiré de la mythologie grecque dans La porte des enfers ? Ah oui beaucoup ! On retrouve le fleuve des morts, ou la colline des enfants morts dans la mythologie. Les grecs pensaient aussi que les morts vivent quand on continue à penser à eux. Et je me suis aussi inspiré d’autres civilisations, scandinaves par ex. Est-ce que vous croyez à la vision des enfers telle qu’elle est décrite dans votre roman ? Franchement non ! Je ne crois pas à un escalier qui descendrait aux enfers. C’est une idée littéraire. Ce sont des représentations. Je suis athée, je n’ai pas la foi. Mais je crois dur comme fer que les morts sont présents en nous. Ils vivent en nous. Quand on perd quelqu’un, on meurt un peu. On n’a plus envie de vivre, tout nous semble indifférent. Il y a des lieux où je ne veux plus aller parce que j’y allais avec une personne morte que j’aimais. J’ai essayé de retranscrire en images, avec les mots, ce en quoi je crois : les morts sont vivants, et les vivants sont morts. Je déteste l’expression « faire son deuil » comme si on devait clore une période après la mort de quelqu’un que l’on aime pour ensuite vivre normalement et oublier. Non quand on perd quelqu’un, on perd un peu de soi. La frontière vivants/morts n’est pas simple. Pour ma part, je pense souvent à des gens morts et jamais à certains vivants ! Est-ce que vous aimez voir vos pièces jouées ? Oui bien sûr. Le théâtre, c’est comme un bateau. Moi je fais le navire. Le metteur en scène le met à l’eau, voit si ça flotte. Les comédiens montent à bord. Ca marche ou pas. Souvent je vois autre chose que ce que j’ai écrit en regardant une de mes pièces. Parfois je n’aime pas, parfois c’est super. Pourquoi avoir parlé de la relation père-enfant dans La porte des enfers ? J’ai essayé toutes les solutions. Il fallait que je trouve une solution pour que la mort paraisse scandaleuse, révoltante, pour que le lecteur veuille avec le père aller aux enfers chercher le mort. Un enfant qui meurt, cela ne doit pas être, ce n’est pas l’ordre des choses, les parents ne doivent pas enterrer leurs enfants. Pippo en plus n’était même pas visé. Je voulais que le lecteur soit en colère, comme les parents. Pourquoi un roman si triste ? Mais je suis quelqu’un de triste ! Au fond de moi je suis triste, même si je rigole, si j’aime envoyer des vannes. Toutes mes histoires sont tristes. J’aime la tragédie. Ca m’émeut. La violence, la guerre, j’en parle beaucoup dans mes livres. La mort, le malheur, les cataclysmes. Mais ce n’est pas accablant pour le lecteur je crois car souvent mes personnages essayent de rester debout, ils se battent. Je veux célébrer la force des hommes qui veulent rester debout. Lycée Jean Moulin – Les rencontres du CDI – Laurent Gaudé – Interview de Laurent Gaudé – Décembre 2012 2 Pourquoi cette fin dans La porte des enfers ? Je voulais une ouverture à la fin, que le roman s’achève sur un espoir, que le lecteur imagine ce qu’il peut se passer entre le fils et la mère. Ecrivez-vous à la main ou à l’ordinateur ? Je suis un dinosaure. J’écris au stylo. Je sais me servir d’un ordinateur, heureusement et je tape mon texte ensuite. Mais la première version, je l’écris à la main. Pourquoi les enfers et pas le paradis pour un petit garçon mort ? Pourquoi le faire souffrir après la mort ? Pour moi le mot enfer ne désigne pas une représentation chrétienne ou religieuse. C’est le pays des morts. A chaque fois que j’écris le mot enfer, j’aurais pu mettre « le pays des morts ». Pippo n’est pas puni, pour moi tous les hommes vont là. Pourquoi avez-vous choisi l’Italie ? Aimez-vous l’Italie ? Quelles relations avez-vous avec l’Italie ? Connaissezvous bien ce pays ? Ma femme est italienne. Ma belle–famille vit dans les Pouilles, tout au Sud de l’Italie. On passe à Rome et à Naples pour y aller deux fois par an. Et je m’y arrête deux fois par an. Les lieux du roman sont des lieux réels dans La porte des enfers. Les tourelles sur le terre-plein où se situe la porte existent, l’hôtel aussi, le café, la rue où meurt Pippo… Je connais ces lieux. Qui est Anna, à qui vous avez dédicacé votre livre ? Anna est ma fille, qui venait de naître. Quelques années avant d’écrire le livre, j’ai perdu mon père, et je voulais parler de la relation père-fils. Mais ce n’est pas assez émouvant un fils qui va chercher son père aux enfers. Le contraire oui. En fait ce livre est aussi pour le grand-père de ma fille, qu’il n’a pas connu. Y a-t-il des choses qui ne vous plaisent pas dans le métier d’écrivain ? Tout ce qui a rapport avec l’écriture, ça me plait. Presque tout me plait dans ce métier, et ça me plait plutôt que de faire tout autre métier. Lorsque j’écris le premier jet, c’est super ! Les premiers six mois, lorsque je pense, je rêve au livre, c’est bien. Ensuite je suis moins à l’aise. Il faut faire plusieurs versions, c’est un dur travail pendant un an. Une fois, pour une pièce, j’ai arrêté, je n’y arrivais plus. Ce que j’aime moins pour être franc, c’est le rapport aux médias. Je suis un auteur attendu, c’est bien sûr une chance, je fais beaucoup d’émissions, je ne me plains pas, beaucoup d’écrivains voudraient être à ma place, mais parfois j’ai l’impression d’être là pour vendre ! Avec vous, devant vous, c’est différent, je n’ai rien à vous vendre, je discute seulement. Vous me posez des questions et je réponds. Pourquoi avez-vous situé l’action sur deux périodes dans le livre ? 2002 et 1980 ? Je voulais parler du père avec le fils, puis du fils avec le père. Que fait le fils dans la deuxième période ? Est-ce qu’il se venge ? Retrouve-t-il sa mère ? Que fait-il de cette deuxième chance de vivre ? Donc j’ai choisi 20 ans d’écart. Lycée Jean Moulin – Les rencontres du CDI – Laurent Gaudé – Interview de Laurent Gaudé – Décembre 2012 3 Pourquoi avez-vous choisi Naples comme cadre de l’action ? J’ai hésité avec Palerme. Paris, Bruxelles, ce n’aurait pas été possible. Il fallait une ville où la frontière vivants et morts soit poreuse. A Naples il ne faut pas pousser bien loin pour que les gens croient que les morts sont vivants ! Une ville aussi où il y a des catacombes, et une religion limite païenne. Naples est plus baroque que Palerme. Et puis historiquement il y a eu à Naples des périodes où on pensait que les morts pouvaient revenir sur terre. Il existe un champ de soufre près de Naples, on pensait que c’était par cet endroit que les morts revenaient. Ensuite il y a eu le séisme à Naples en 1980 et j’en parle dans le roman. Comment imaginez-vous le personnage de la mort ? Je ne vois pas une figure unique. Je ne vois pas LA mort. Plutôt un pays où est partout et où on ne la voit jamais vraiment. Pourquoi avez-vous commencé par un flash-back, pourquoi la fin de l’histoire au début du récit ? Je voulais jouer avec le lecteur, ménager du suspens. Qu’on se demande « qui est ce personnage ? » En ce moment qu’écrivez-vous ? En ce moment je n’écris rien car je suis comme on dit en période de promotion ! Mais je vais faire quelque chose de curieux, un livret d’Opéra pour un spectacle de cirque prévu en 2014, avec de la musique, des acrobates… Vous arrêtez-vous parfois en cours d’écriture ? Une fois, j’ai arrêté pour une pièce dont je n’étais pas content, je vous en ai parlé tout à l’heure. Pour des nouvelles aussi parfois. Pour le roman c’est plus rare. Pour mon dernier roman, Pour seul cortège, j’ai failli, j’avais l’impression que le livre m’échappait, c’était dur, c’est le livre qui m’a fait le plus souffrir ! Pourquoi faire revenir Mattéo ? Et pas Giuliana ? Non pas Giuliana, je voulais en revanche que l’idée vienne d’elle, qu’elle suscite l’action, et que lui le fasse. C’est un couple. J’aime bien aussi l’idée de Giuliana en colère. Je voulais éviter le cliché de la mère, la mater dolorosa en pleurs. Je la voulais plutôt dure. Qu’elle lance des malédictions. De la rage, de la fureur en elle, de la destruction. Et presque de la folie. J’ai mis dans le roman mes sentiments, ressentis lorsque j’ai dû affronter des deuils et la mort de mes proches. La colère, puis l’abandon, où plus rien n’a de sens. Enfant, aviez-vous d’autres projets ? Je voulais être d’abord ambassadeur ! Voyager, écrire, comme Paul Claudel. La publicité Ferrero rochers d’or n’était pas encore passée à la TV ! Puis j’ai compris que ce métier c’était beaucoup de relations mondaines, et que ce n’était pas pour moi. Ensuite je rêvais d’être archéologue. Pour moi, Indiana Jones, si vous connaissez le film, c’était ça archéologue, être un aventurier. Mais j’ai vu que les archéologues passaient 80% de leur temps dans les bibliothèques, et ça ne me plaisait plus ! Envisagez-vous d’écrire un livre joyeux ? Sans la mort ? En 2003, je me suis dit, alors que j’étais heureux, pourquoi cela n’apparaît –il pas dans tes livres ? Et je me suis dit que j’allais faire un livre sur le bonheur. Une déclaration d’amour sur cette région que j’aime, le sud de l’Italie. Et je n’y suis arrivé qu’en partie avec Le soleil des Scorta. Il y a quand même des morts, des combats, de la violence ! Mais c’est quand même un roman plus joyeux que les autres. Lycée Jean Moulin – Les rencontres du CDI – Laurent Gaudé – Interview de Laurent Gaudé – Décembre 2012 4 Qu’aimez-vous en Italie et à Naples en particulier ? Plusieurs choses. Le café d’abord. Pourquoi ? Les italiens ont-ils un secret pour faire le café ? Et à Naples encore plus. Une fois, j’ai bu un café serré, vous savez, pour nous français on a l’impression de boire un fond de tasse, et bien je vous jure, j’ai senti mon cœur faire boum, boum ! Ensuite à Naples, j’aime le port de Santa Lucia, les restos avec devant les bateaux. A Naples aussi il y a une fresque d’Alexandre le grand que j’aime beaucoup. En Italie du sud, au sud de Rome, j’aime aussi la vie de la rue, qu’on ne retrouve que dans certains pays, au Portugal aussi. Je peux rester des heures à la terrasse d’un café et regarder les gens, parler, bouger. Ca donne envie d’écrire. J’aime leurs gestes, le théâtre de la rue, qu’on ne retrouve pas ailleurs, même ici dans le sud de la France. Est-ce que parfois vous êtes lassé ? Durant l’écriture parfois. Mais en général non. J’ai 36000 projets dans la tête. Je n’ai pas assez de temps ! Je n’ai pas l’angoisse de la page blanche, ça non, je ne connais pas. J’ai quatre idées en tête de roman. Après il y a toujours un moment dans l’écriture où je n’en peux plus. C’est le signe qu’il faut penser à la fin et que le livre DOIT se terminer. Est-ce que vous avez décidé votre prochain livre ? Non je ne décide pas comme ça que de septembre à avril par exemple je vais écrire un livre. Je ne suis pas non plus pressé par mon éditeur, il ne m’oblige à rien. Je réfléchis tranquillement tout à mes idées. Pensez-vous souvent à la mort ? Oui. A la mienne pas trop. A celles des autres, oui beaucoup. Pour ma mort, je pense à la séparation, à la perte et comment vivre cela le mieux possible. Tout vous prépare à ce moment, comment rester soi-même jusqu’au bout, comment choisir sa mort. Ma vie me plait, c’est une chance, comment la vivre peut-être jusqu’au bout ? Est-ce dur de trouver une fin à vos histoires ? Non car je sais comment le livre va se terminer quand je commence à l’écrire. Le début et la fin sont les pôles les plus forts du livre. Entre ça, ça bouge, je fais plusieurs versions. Combien de temps mettez-vous environ pour écrire un roman ? Pour un roman, il faut un an et demi. Est-ce que tout ce que vous avez écrit est édité ? Le roman que j’ai écrit à 23/24 ans, non. Je l’ai envoyé à 20 éditeurs, et j’ai eu 20 lettres de refus. 18 lettres type de refus et deux lettres assez méchantes. L’une finissait par « Cessez d’écrire, commencez à lire », c’était l’éditeur Bourgois. S’autoriser cela, je ne trouve pas ça bien, je suis en colère. Heureusement je n’étais pas trop fragile, mais quelqu’un de fragile aurait reçu ça, il aurait peut-être perdu confiance en lui, et aurait arrêté d’écrire. Le deuxième livre que j’ai écrit est un texte court que j’ai publié dans une revue de théâtre. J’avais envoyé le texte par la poste. La revue était dirigée par la directrice d’Actes sud et elle m’a dit de lui envoyer mes autres textes, elle a fait passer mes autres pièces à Actes Sud, puis le roman Cris. Pourquoi avez-vous choisi de tels personnages comme compagnons de Mattéo ? Quand on est dans le deuil, on est plus proches des autres, des gens fragiles, ceux qui sont le plus accablés. Ces gens, Mattéo ne les aurait jamais rencontrés s’il n’avait pas perdu son père. J’aimais bien l’idée de ces personnages border line, travestis, barrés. C’est une communauté joyeuse qui le réchauffe. C’est aussi le monde de la nuit, c’est une bascule première vers la mort. Lycée Jean Moulin – Les rencontres du CDI – Laurent Gaudé – Interview de Laurent Gaudé – Décembre 2012 5