Cinéma, industrie, idéologie, 1967

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Cinéma, industrie, idéologie, 1967
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Cinéma, industrie, idéologie, 1967-80 : comment le « Nouvel
Hollywood » a sauvé l’ancien – Cédric DONNAT
A la tête d’un système à bout de souffle, les moguls californiens vont en effet laisser libre
cours à partir de la fin des années 1960 à une nouvelle génération de cinéastes (et d’acteurs)
dont l’ambition avouée est de dynamiter le studio system. Un des manifestes de ce que l’on
n’appelle pas encore le « Nouvel Hollywood », The Big Shave, de Martin Scorsese (1967) énonce,
à travers l’automutilation méthodique de son unique personnage, tous les thèmes que le
cinéma des seventies se proposera de prendre en charge.
Introduction
Débute alors une drôle d’époque, où l’on a pu voir les studios f inancer des œuvres ambitieuses
consacrées, par exemple, à la répression antisyndicale dans les mines de Pennsylvanie cent ans plus
tôt… La suite est connue : après une décennie qui vit Hollywood se saisir des questions sociales et
politiques, les studios ont renoué avec le succès, en partie grâce à l’intégration en son sein des
« indépendants» qui n’ont jamais eu d’indépendance que le nom. Alors que les années Reagan se
prof ilent, la structuration économique du complexe hollywoodien révèle un renf orcement de la nature
oligopolistique de cette industrie. En déf initive, c’est bien l’Empire qui a triomphé…
Comment éclairer, par le prisme du rapport qu’entretiennent cinéma et
industrie, la nature des transf ormations qui af f ectèrent le cinéma
américain à la charnière des années 1960 et 1970 ? Un point nous
semble particulièrement notable : à cette date, les f ilms
n’appartiennent plus au cinéma, en tant qu’industrie autonome. Bien
sûr, dès l’origine, les besoins en f inancements, inhérents à la
production cinématographique, ont f ait des banques d’af f aires de la
côte Est les bailleurs de f ond d’Hollywood. Mais les dif f icultés
nouvelles qui sont celles des studios dans les années 1960, sur
lesquelles nous revenons un peu plus loin, les amènent à s’intégrer
purement et simplement dans de grands groupes (quoique de taille
beaucoup plus modestes que ceux qui contrôlent aujourd’hui les f ilms
made in Hollywood), pour qui le cinéma n’est qu’une activité parmi
d’autres. Nous touchons là le point-limite vers laquelle la logique de la
kulturindustrie tend : une production qui ne soit qu’accidentellement
de nature « culturelle ». Si les objets manuf acturés dans les studios-usines de l’époque de l’âge d’or
sont nécessairement des f ilms, ce n’est plus le cas dès lors que les majors appartiennent à des
marchands d’assurance ou de boissons gazeuses. La Warner ou la MGM continuent de produire des
f ilms, mais elles pourraient aussi bien f aire toute autre chose. Ned Tanen, président de Universal peut
ainsi déclarer: « Contrairement à ce que s’imaginent la plupart des gens, les studios ne sont pas des
entreprises de spectacle. En tant que filiales de coproduction dont la raison d’être est le profit, leur rôle
consiste à rapporter des dividendes aux actionnaires. »[1]
Un peu d’air f rais…
Dif f icile d’établir avec précision les actes de naissances et de décès de cette « renaissance » que connut
le cinéma américain pendant une grosse décennie, disons, pour f aire vite, « du Vietnam à Reagan ».
Toujours est-il que le contexte particulier, des seventies, a permis à de nombreux cinéastes, dont
beaucoup (Cimino et Scorcese) conf essent une dette particulière à l’égard du cinéma de la Grande
Dépression, de trouver les matériaux nécessaires à ce qui apparaît aujourd’hui comme une véritable
réinvention, aussi bien théorique que pratique, du septième art.
De f ait, ce moment marque un incontestable renouveau pour le cinéma américain, si bien que dans la
périodisation f réquemment retenue tant par les historiens, les critiques ou les cinéastes eux-mêmes, elle
se trouve isolée, véritable parenthèse enchantée, « prise en étau entre les années soixante (décennie des
fausses espérances, la Nouvelle Frontière de Kennedy contredite par la guerre du Vietnam) et les années
quatre-vingt, celle des apparences trompeuses (le néo-libéralisme de Reagan qui engendra aussi bien les
yuppies que les homeless people) »[2], justif iant ainsi l’expression de « Nouvel Hollywood ».
Il est manif este que la décennie 1970 s’annonce morose pour les majors. Le système des studios[3],
pour ainsi dire inchangé depuis les grandes concentrations des années 1920, permettant à huit d’entreelles de produire, à la f in des années trente, 95% des long-métrages réalisés aux États-Unis, s’est
essouf f lé. Hollywood ne f ait plus recette. Plus que l’ef f ondrement du box-of f ice, somme toute
relativement mesurée (on passe, grosso modo d’un milliard $ de recettes annuelles dans les années 1950
à un peu plus de 900 millions $ dans la décennie suivante), c’est surtout l’évolution de la part relative du
cinéma, dans le cadre d’une société en f orte croissance, qui témoigne de l’épuisement du système. Ainsi,
les dépenses consacrées au cinéma par les Américains ne représentent en 1970 que 2,7% de leur budget
loisirs (deux f ois moins qu’en 1959)[4]. En 1970, la f réquentation des salles s’ef f ondre avec une
af f luence hebdomadaire de 18 millions d’entrées. Le niveau d’étiage historique est atteint l’année
suivante, alors que la moitié des f oyers sont équipés d’un téléviseur couleurs, avec une af f luence de 16
millions. Pour se f aire une idée de l’ampleur de la désaf f ection, il suf f it de rappeler qu’en 1925 les f ilms
(encore tous muets) attiraient 50 millions de spectateurs chaque semaine. Le pic de f réquentation
remonte aux années 1946-1948 avec une moyenne f rôlant les 90 millions de tickets vendus[5].
Les raisons du marasme sont évidemment multiples. On pense bien sûr à la concurrence de la télévision
qui, ici comme ailleurs, a considérablement modif ié le rapport à la culture. De f ait, le réseau des salles,
qui jusqu’en 1947, appartient pour l’essentiel aux studios (organisés à partir de 1921 dans un syndicat, le
MPPDA où le D signif ie distributors[6]) s’est considérablement étiolé. Avec plus de vingt mille écrans en
1945, le cinéma irriguait l’ensemble du territoire national, y compris les régions périphériques. En 1956 on
ne compte plus que 14 500 salles et elles sont moins de 10 000 en 1963[7]. Les pertes enregistrées par
les majors prennent des dimensions inquiétantes[8]. Dès 1961, 20th Century Fox enregistre un déf icit de
plus de 22 millions $. L’année suivante, les pertes ont doublé. En 1963, en partie en raison notamment du
désastre commercial de Mutiny on the Bounty, la MGM accuse un déf icit de 17 millions $. Le mitan de la
décennie est pour l’ensemble des compagnies une période de répit avec un retour aux bénéf ices,
notamment grâce à… la télévision, qui achète massivement les
productions hollywoodiennes (le premier accord notable est celui passé,
dès 1960, entre 20th Century-Fox et NBC pour la dif f usion de cinquante
long métrages au cours de l’année 1961[9]). Embellie de courte durée,
puisque la f in des sixties, marquée par d’importantes restructurations
(acquisition de Paramount par Gulf & Western Industries, de United
Artists par Transamerica, de la Warner par la Kinney National Service)
voient à nouveau se prof iler le spectre de la crise (65 millions $ de pertes
pour la 20th Century-Fox en 1969, et pour la MGM, 77 millions $ l’année
suivante[10]). A nouveau, le petit écran est désigné comme principal
responsable. En ef f et, après avoir massivement acheté les f ilms des
grands studios les années précédentes, les chaînes de télévision ont
constitué un stock tel qu’elles cessent brutalement, en 1968, leurs
acquisitions. Cependant, le tarissement de la manne télévisuelle ne doit
pas occulter les échecs de projets hasardeux, sans doute encouragés
par le succès de quelques grosses productions (The Sound of Music de
Robert Wise, 1965) mais qui s’avèrent autant d’échecs commerciaux : en 1970, Darling Lili (Blake
Edwards, Paramount, budget de 22 millions $) et Tora ! Tora! Tora ! (Richard Fleischer, Fox, 23 millions
$)[11], perdent 13 millions $ chacun sur le marché national[12]). Pour les moguls, la question qui se pose
alors, se f ormule très prosaïquement : comment (re)f aire d’Hollywood une machine à gagner ?[13]
1967 (l’année de The Big Shave, mais aussi de Bonnie & Clyde[14]), qui voit une intensif ication brutale de
l’engagement de l’armée américaine au Vietnam, est largement perçue comme le moment de la rupture. A
l’instar du critique Jean-Baptiste T horet, on peut voir en ef f et
dans le Vietnam le principal révélateur du hiatus de plus en
plus intenable entre les images aseptisées que continue de
déverser Hollywood, devant, rappelons-le, une af f luence de
plus en plus restreinte, et la violence qui contamine la société
entière. T horet traque de manière très convaincante les
réminiscences de la guerre dans bon nombre de réalisations
dès la f in de la décennie (qui n’abordent pas explicitement le
conf lit) tels Little Big Man (Arthur Penn, 1970) ou The Wild
Bunch (Sam Peckinpah, 1969) et donne la parole à quelques
cinéastes majeurs de la période, dont Michael Cimino, pour
qui « Le Vietnam était un fait si dominant dès le milieu et jusqu’à
la fin des années soixante, qu’il serait difficile de trouver quelqu’un qui n’ait pas été affecté par cette guerre.
Quand je m’en souviens, je ressens essentiellement un grand optimisme et une grande anxiété,
inextricablement liés entre eux. J’oscillais quotidiennement et avec un certain malaise entre ces deux
sentiments. Les gens semblaient se mettre en route dans toutes les directions, à la fois géographiques et
spirituelles. »[15]
Cette remarque du réalisateur d’Heaven’s Gate (1980),
le f ilm qui selon T horet clôt la « parenthèse
enchantée », nous paraît assez bien ref léter le désarroi
qui caractérise bon nombre des œuvres
« représentatives » de l’époque. Né dans l’euphorie de
la vague libérale qui amena l’ef f ondrement du système
d’autocensure mis en place en 1930 par le code
Hays[16], le « dernier âge d’or » du cinéma américain f ut
aussi le miroir des blessures et des turpitudes d’une
société dont les bases, politiques, économiques et
sociales vacillaient sous le poids des guerres perdues,
avant – ultime avatar ou odieuse perversion ? – d’of f rir à cette même société l’illusoire réconf ort d’une
revanche symbolique. Les marines évacuent Saïgon en direct à la télévision (1975), les derniers
complexes sidérurgiques de Pennsylvanie sont démontés sitôt les caméras de Cimino parties pour
d’autres horizons[17], mais à la f in c’est Rambo qui gagne au Vietnam, et Rocky qui pourf end le
misérabilisme ouvrier en assénant, avec f orce crochets, n’économisant pas sa sueur dans la bannière
étoilée, que f inalement, « quand on veut, on peut ».
D’où la dif f iculté de proposer une déf inition du New Hollywood. De nombreux auteurs (surtout
américains) ont relevé cet écueil. Il tient en premier lieu à la nature même de la matrice qui « enf ante » les
f ilms. Hollywood n’est pas un simple syndicat de gens de cinéma uniquement préoccupés par la valeur
artistique des productions. C’est la nature protéif orme du « complexe » hollywoodien qui constitue,
notamment, une dimension problématique dès lors qu’il s’agit d’opérer des « coupes » dans l’histoire du
cinéma américain, comme le note Geof f King, auteur d’un des principaux ouvrages consacrés à la
question[18].
Si Steven Spielberg n’a pas, loin s’en f aut,
inventé le f ilm catastrophe, son requin
mangeur d’hommes ouvre une nouvelle
phase de l’histoire du septième art, dans
laquelle le visionnage d’un f ilm dans une
salle de projection ne sera plus qu’une
des modalités de consommation d’un
cinéma qui, grâce à la stratégie
commerciale du blockbuster consistant à
occuper littéralement les écrans, s’émancipe à peu près complètement de la critique. De f ait, Jaws marque
un tournant : les f ilms « ambitieux » seront plus rares à partir de 1975 et
surtout connaîtront, pour la plupart, une carrière beaucoup moins enviable
que les réalisations de la première moitié de la décennie. La poule aux œuf s
d’or sitôt (re)trouvée, pas question pour les studios de revenir en arrière.
D’où cette périodisation que l’on retrouve chez de nombreux auteurs, au
delà de la terminologie employée, qui distingue les années 1967-1975,
elles-mêmes souvent f ractionnées[19], des années suivantes, pendant
lesquelles la plupart des réalisateurs les plus en vue du New Hollywood
continueront de tourner, mais dont les voix auront de plus en plus de
dif f iculté à se f aire entendre. Pas de coupure absolue donc entre les deux
moitiés de la décennie, mais un net glissement dont on ne mesurera les
conséquences que plus tard, lorsque la vague contestataire aura
déf initivement ref lué, f aisant dire à Brian De Palma (dont le f ilm Phantom of
the Paradise est analysé par T horet comme « un pamphlet brillant sur le
devenir de la contre-culture ») dans un entretien de 2001: « J’avais senti
pendant la promotion de Greetings combien le style révolutionnaire était devenu un produit. Car le
capitalisme s’y prend toujours de la même manière pour neutraliser une force contestataire, et rentre dans
le rang […]. L’idée que le système finit toujours par vous récupérer m’obsède, c’est l’une des faces cachées
du capitalisme[20]. »
Le Nouvel Hollywood, une « dissidence réaliste »?
Ainsi, même si ce f ut à son corps déf endant, le Nouvel Hollywood a f ourni le carburant, tant idéologique
qu’économique, qui permit la relance de l’industrie cinématographique
américaine. Au niveau idéologique, le Nouvel Hollywood témoigne de
la porosité entre la société globale et le « système » hollywoodien.
En ef f et, même s’il n’y a pas de relation mécanique et que de
nombreux paramètres (dont évidemment la recherche du prof it à
court terme) interviennent dans la f abrication des f ilms, il est clair que
les f ailles de la société américaine traversent bel et bien Hollywood.
De même qu’il n’était plus possible de ne proposer qu’un cinéma
apologétique de l’American Dream[21], une des raisons prof ondes de
la crise du studio system est la déconnexion de la majorité de la
production des années 1960 vis à vis des grandes questions qui
ébranlent la société américaine. Ce n’est pas un hasard si de
nombreux réalisateurs du New Hollywood se sont réf érés aux
œuvres des années trente, beaucoup plus qu’à celles qui les ont
immédiatement précédées. En (re)plaçant au centre du cadre les
perdants du rêve américain, les f ilms des seventies permettent à l’industrie cinématographique de renouer
avec son ambition de proposer une image totalisante de la société. Un peu comme le périple des Joad
(Les Raisins de la Colère, John Ford, 1940) rendait possible une identif ication entre les « nouveaux
pauvres » de la Grande Dépression et les représentations proposées par Hollywood, les marginaux de
tous poils qui envahissent les écrans trente ans plus tard permettent d’intégrer des pans entiers de la
société, notamment au sein de la jeunesse. En somme, la renaissance qui f leurit à l’ombre du mouvement
pour les droits civiques, puis de la contestation de la guerre du Vietnam, participe de cette propension du
cinéma à incarner toutes les histoires. En tant qu’art « de l’ordinaire », il af f iche sa prétention à bâtir un
récit total, dans lequel tous ont une place.
Au croisement de l’économie et de l’idéologie se trouve cette aptitude à
« neutraliser les forces contestataires » (De Palma) en les déplaçant de la
périphérie vers le centre. Un autre cinéaste majeur rescapé de la période, Paul
Schrader, auteur d’un des meilleurs f ilms consacré au syndicalisme ouvrier,
Blue Collar (1978), expliquait ainsi au début des années 1990 : « Hollywood est
une grande ville. Je suis l’un des metteurs en scène qui vivent très
confortablement dans les marges de Hollywood. Nous ne sommes pas les
malvenus. En réalité, personne ne comprend mieux que l’industrie à quelle
vitesse les marges deviennent le centre. L’industrie encourage les cinéastes à
vivre dans les marges, car elle sait que les marges nourrissent le centre. »[22]
Rien n’est censé condenser davantage que Hollywood « l’âme américaine ». Le débat sur le f ait de savoir
si l’industrie cinématographique nationale remplit correctement sa f onction de dépositaire des « valeurs »
de l’Amérique est permanent[23]. L’intérêt que porte l’industrie au cinéma n’est pas uniquement
conditionné par une recherche de rentabilité immédiate (pas f orcément toujours au rendez-vous). Le
système capitaliste a aussi besoin du cinéma pour des raisons idéologiques, ainsi que l’explique Janet
Wasko : « Bien qu’il ait été établi que les banquiers ont considéré l’industrie du cinéma comme étant
fondamentalement un commerce, il faut aussi reconnaître qu’il y a toujours eu une conscience et une
reconnaissance par les banquiers et les élites financières que le cinéma, considéré comme un
« divertissement », offrait aussi un moyen de renforcer l’idéologie dominante, ou de vendre une façon de
vivre déterminée (…) Ainsi, bien que le soutien à l’industrie cinématographique ait été motivé d’abord par
des considérations économiques, il y a eu aussi des avantages idéologiques qui ont augmenté la valeur du
bien-cinéma pour ses soutiens financiers. »[24]. Il est ainsi vital que le cinéma reste en phase avec la
société, d’où l’intérêt que suscite toute idée susceptible de renouveler l’of f re, quitte à momentanément
ouvrir un espace à la « contestation ». Déjà en 1947, Adorno et Horkheimer écrivaient: « Quiconque
résiste a le droit de survivre à condition de s’intégrer. Une fois que ce qui constitue sa différence est
enregistré par l’industrie culturelle, il fait déjà partie d’elle comme le responsable des réformes agraires fait
partie du capitalisme. La dissidence réaliste devient la marque de fabrique de celui qui apporte une idée
nouvelle à l’entreprise. »[25]
A bien des égards, en ef f et, et malgré la radicalité de nombre de ses réalisations, le Nouvel Hollywood
contient les germes de la période à venir. Ainsi du système de production, qui anticipe la f in du f ordisme :
f ragmentation de la production, séparation entre la f abrication et la dif f usion, segmentation de la
demande. C’est dans le cadre de cette recomposition globale du capitalisme qu’il f aut resituer l’explosion
des productions « indépendantes », qui réalisent dès les années 1970 la majorité des f ilms en occupant
en réalité une place qui s’apparente en tous points à celle des sous-traitants et des f iliales des grandes
f irmes transnationales. En déf initive, la nature oligopolistique de l’industrie cinématographique n’a en rien
été remise en cause par le Nouvel Hollywood. Grâce à la politique économique de Reagan, les studios
contrôlent, au début de la nouvelle décennie, soit directement, soit par le biais de f iliales, un nombre
signif icatif de salles, les plus rentables du pays ; ainsi 40% des écrans new yorkais, 45 % de ceux de Los
Angeles (dont la région réalise 12% de la recette nationale) et 80% de ceux de Boston sont dans cette
situation[26]).
Steven Spielberg et George Lucas, les deux movie brats, réalisent des succès commerciaux encore
jamais vus dans l’histoire de Hollywood avec des f ilms qui revendiquent une claire déf iance vis à vis de
toute f orme d’intellectualisme. Chez Spielberg, comme dans le cinéma maccarthyste du début des années
cinquante, l’intellectuel, qui ne résout en aucun cas les vrais problèmes, vient toujours d’une grande ville.
L’historien et critique Peter Biskind a raison de considérer, à propos des deux réalisateurs: « Ils n’ont pas
restauré la narration, ils l’ont vidée de son contenu »[27]. Car sur ce point, Spielberg est explicite : « La
narration, l’intrigue, ne m’intéressent pas. Le dialogue n’a guère d’importance dans mes films. Ce qui
compte c’est le visuel. Pour moi l’émotion importe plus que les idées. »[28]
De son côté, Lucas, qui commença sa carrière aux côtés
de Francis Ford Coppola, réalise parf aitement ce
qu’attendait l’industrie: une œuvre attrape-tout,
préf iguration du new age et de l’occultation des enjeux
proprement politiques des années 1980. Écoutons une
nouvelle f ois Biskind, pour qui la f ameuse trilogie des Star
Wars entre 1977 et 1983 possède cette caractéristique
précieuse de toucher le public le plus large possible en
permettant à chacun d’y voir ce que bon lui semble, en
l’espèce « un appel à la lutte contre les structures établies,
un produit de la contre-culture. L’Empire figurait autant les
Etats-Unis que l’administration républicaine ou que les
grands studios hollywoodiens. Les rebelles aux armes de fortune pouvaient être assimilés au Vietcong, aux
radicaux ou encore aux réalisateurs comme Lucas qui s’étaient battus pour leur indépendance […] La
trilogie devenait ainsi une allégorie de la décennie »[29].
Tandis que les écrans désertent les centres-villes vers les shopping malls avant de s’épanouir dans les
zones commerciales périurbaines, les recettes pharaoniques de Star Wars et Jaws (mais aussi de Rocky)
inaugurent une nouvelle ère, f aite de matraquage publicitaire et de produits dérivés. Les f ilms sont
essentiellement pensés pour empêcher le spectateur d’asseoir un quelconque jugement subjectif . Le
maître mot et la vitesse, l’action pour elle-même, l’amusement au sens où l’entendaient Adorno et
Horkheimer : « faire l’apologie de la société ». Pour un tel cinéma, « s’amuser signifie être d’accord. Cela
n’est possible que si on isole l’amusement de l’ensemble du processus social, si on l’abêtit en sacrifiant au
départ la prétention qu’a toute œuvre, même la plus insignifiante, de refléter le tout dans ses modestes
limites. S’amuser signifie toujours : ne penser à rien, oublier la souffrance même là où elle est montrée »
Laissé seul avec ses af f ects, le spectateur est enchaîné à son écran. On ne le laisse souf f ler que pour
lui permettre de renouveler sa réserve de pop-corn et de soda ; en 1980, le tiers de la recette des
exploitants de salles provient de l’épicerie[30]. Ici encore, on trouve chez Adorno et Horkheimer les mots
justes pour décrire ce cinéma de l’aliénation : « …[L]‘imagination et la spontanéité atrophiées des
consommateurs de cette culture n’ont plus besoin d’être ramenées d’abord à des mécanismes
psychologiques. Les produits eux-mêmes (…) sont objectivement constitués de telle sorte qu’ils paralysent
tous ces mécanismes. Leur agencement est tel qu’il faut un esprit rapide, des dons d’observation, de la
compétence pour les comprendre parfaitement, mais qu’ils interdisent toute activité mentale au spectateur
s’il ne veut rien perdre des faits défilant à toute allure sous ses yeux. Même si l’effort exigé est devenu
presque automatique, il n’y a plus de place pour l’imagination. »[31]
Epilogue : le Nouvel Hollywood, le miracle de la libération?
De nombreux réalisateurs des années 1970 se déclarent ouvertement inf luencés par un certain cinéma
des années de la Grande Dépression, et tout particulièrement celui de John Ford. Mais à la dif f érence
d’un King Vidor ou plus encore d’un Frank Capra, les cinéastes les plus
représentatif s du Nouvel Hollywood ont pris acte du désenchantement
en train de gagner le monde. Beaucoup en tout cas l’anticipent dans
leurs œuvres. C’est pourquoi Jean-Baptiste T horet considère qu’à la f in
des années 1960, le cinéma américain passe « d’un mode de dépense à
un autre ». Il précise : « l’ image-action », qui caractérisait le cinéma des
années 1940 et 1950 « relevait d’une idéologie du statu quo – elle
retrouvera d’ailleurs une seconde jeunesse dans le cinéma américain des
années Reagan – tandis que l’image-énergie des années soixante-dix
porte en elle un désir de changement »[32]. Sauf que c’est bien sur le
mode de la « dépense » qu’il f aut envisager la question « énergétique »
du cinéma du Nouvel Hollywood : l’Amérique est malade d’un trop plein
d’énergie, alimenté par les contradictions d’une société inégalitaire
qu’elle parvient de moins en moins ef f icacement à juguler : les censures
tombent, les étudiants se droguent, les homosexuels colonisent San
Francisco, les Noirs incendient les villes, les f emmes ne veulent plus
rester à la maison, les jeunes ref usent de mourir à la guerre, même les Indiens et les prisonniers
contestent leur place de paria. On peut ainsi, en suivant une nouvelle f ois l’analyse de T horet, voir dans
l’explosion f inale de Zabriskie Point de Michelangelo Antonioni (1970), f ilm qui tente de saisir « l’état
d’esprit contestataire et surtout la frustration qui animait alors une partie de la jeunesse américaine »
l’expression de la volonté « de libérer au centuple une énergie démesurée et trop longtemps réprimée,
comme un programme que les films américains des années soixante-dix auront à charge de réaliser »[33].
Oui, mais justement, ce qu’il apparaît, dès lors que la suite des évènements nous est connue (le retour
de l’image-action dont parlait T horet), c’est que ce gigantesque f eu d’artif ice organisé par le Nouvel
Hollywood est une énergie qui se dépense en pure perte. Elle n’a pas d’autre f in que sa propre
destruction. Telles les étoiles éteintes depuis des millions d’années qui continuent d’illuminer la voûte
céleste, les f ilms des années 1970 « explosent » alors que les « énergies » qui les ont rendu possibles
sont déjà épuisées. Un peu comme si le cinéma prenait sur lui de donner au monde l’image d’un incendie
que les « f orces vives » de la société (la jeunesse, les ouvriers, les f emmes, les minorités ethniques)
n’ont en déf initive pas su organiser.
C’est justement un des f ilms qui clôt la « parenthèse enchantée » qui
tombe entre nos mains, The Deer Hunter, de Michael Cimino, œuvre
totalement incomprise par la critique américaine « de gauche » à sa sortie,
qui vit dans la descente aux enf ers des ouvriers soldats de Clairton,
Pennsylvanie, menés par Robert De Niro et Christopher Walken, l’apologie
du militarisme, un avant goût du culte de la revanche que célèbreront les
années Reagan. Un f ilm « f ascisant » pour les critiques Peter Biskind et
Pauline Kael…
L’histoire des idées, disait Kracauer, « est l’histoire des malentendus »[34]. Il
f aut croire qu’il peut en être de même du cinéma. Car ce que montre en
ef f et Cimino, au delà du Vietnam – qui occupe environ le tiers du f ilm –
c’est bien le délitement du tissu social et l’ef f acement des cadres
territoriaux qui structuraient la culture des f aibles. On se souvient d’une
phrase: « Ce n’est pas un jour si gris », prononcée à la toute f in du f ilm par
Angela (Rutanya Alda), muette depuis que Steven (John Savage), son mari,
est parti au Vietnam où il a perdu ses deux jambes. Elle retrouve donc la parole le jour des f unérailles de
Nick (Walken), mort en jouant à la roulette russe dans les tripots sordides de Saïgon et que,
conf ormément à la promesse f aite au début du f ilm, Michael (De Niro) est allé chercher au Vietnam.
En quoi peut donc consister l’embellie que note Angela? Sans pour autant qu’elle relève d’une intention
délibérée de l’auteur, n’est-il pas également possible de considérer la remarque d’Angela comme un point
de vue sur le climat du cinéma, alors que la décennie est sur le point de s’achever? Dans cette
perspective, la phrase d’Angela constitue la leçon de vie et d’histoire que nous administre le cinéma
américain des années 1970. Ce n’est pas un jour si gris parce que nous avons entr’aperçu le miracle de la
libération. Ce n’est pas un jour si gris, car il y a toujours à apprendre des déf aites. « Tout cela, c’est le
cinéma américain des années soixante-dix qui nous l’a appris. C’est à la fois sa beauté et ce qui fonde son
éternelle actualité »[35]. Ce n’est pas un jour si gris : peu importe que le rêve soit passé. Le cinéma l’a
donné à voir : ce monde n’a pas toujours été ainsi, il est le produit d’antagonismes sociaux qui auraient
pu tourner autrement.
[1] Sight and Sound (Grande-Bretagne), hiver 1984.
[2] Michel Cieutat, « Les “Seventies” ou le désarroi américain”, Positif, n° 545/546, juillet-août 2006, p. 8.
[3] Tino Balio, The American Film industry (University of Wisconsin Press, 1995) constitue une bonne
introduction à l’économie du cinéma hollywoodien de l’âge d’or.
[4] Voir Paul Monaco, History of the American Cinema, vol.8, The Sixties, University of Calif ornia Press
(Berkeley), 2001.
[5] Source: US Bureau of the Census, Historical Statistics of the United States, 1960, pp. 242-244. La
moyenne annuelle chute à 60 millions dès 1950.
[6] Initiale qui sera donc abandonné après l’arrêt de la Cour Suprême qui f ait suite à la plainte déposée
contre la Paramount par des distributeurs indépendants au nom de la législation antitrust.
[7] Chif f res de Bertrand Tavernier et Jean-Pierre Coursodon, 50 Ans de cinéma Américain, conf irmés par
Christopher H Sterling et Timothy R. Haight, The Mass Media: Aspen Institute Guide to Communication
Industry Trends, New York, Praeger, 1978.
[8] Voir Joel Finler, The Hollywood Story, New York, Crown, 1988.
[9] Voir T homas Schatz, Old Hollywood, New Hollywood: Ritual, Art and Industry, UMI Research Press,
1983. En 1961, le prix payé pour chaque dif f usion d’un long-métrage dans le programme Saturday Night
at the Movies est de 180 000 $. En 1970, il s’élève à 800 000 $ tandis que le nombre de f ilms dif f usés est
passé à 227.
[10] En 1970, United Artists perd 45 millions $. Variety chif f re le déf icit cumulé des majors, pour la période
1969-1971 à 600 millions $.
[11] Le budget moyen d’un long métrage est alors de moins de 2 millions $ (12 millions $ en dollars
constants 2012).
[12] Font également partie de cette série d’échecs de f ilms chers Star! (Robert Wise) et The Only Game
in Town (le dernier f ilm de Georges Stevens).
[13] Ou comment en perdre le moins possible. Secteur éminemment stratégique, le cinéma hollywoodien
peut compter sur la bienveillance de l’administration f édérale, toujours prompte à étudier avec les
dirigeants des studios toutes les possibilités d’optimisation qu’of f rent les dispositions f iscales, quitte à
en établir de nouvelles, plus accommodantes, si bien que le tome 9 de la monumentale History of the
American cinema (Paul Monaco, University of Calif ornia Press, Berkeley) consacré aux seventies note
qu’au début de la décennie, au creux de la vague donc, « tax shelters and other tax-leveraged investment
became the key mode of production finance for the rest of the decade ».
[14] Voir le recueil de la « papesse » de la critique new yorkaise de l’époque, Pauline Kael, Chroniques
américaines, Sonatine, 2010.
[15] « Rencontre avec M. Cimino » (entretien réalisé par Bill Kröhn en 1982, Les Cahiers du cinéma n°
337) in 15 Ans de cinéma américain, Paris, Cahiers du Cinéma, 1995, p. 144.
[16] Remplacé dans un premier temps (1966) par un Code of Self-Regulation of the motion Picture
Association of America qui af f irme en préambule: “la censure est une entreprise odieuse. Nous sommes
opposés à la censure et à la classification légales parce qu’elles sont contraires à la tradition de liberté
américaine”, tout en instituant en réalité un système de pré-censure, si bien qu’en 1968 la MPAA adopte
un système de classif ication des f ilms en quatre catégories, qui a ensuite très peu évolué. Voir Bertrand
Tavernier, 50 Ans…, op.cit., pp. 154-161.
[17] The Deer Hunter, 1978 (Voyage au bout de l’enfer).
[18] New Hollywood Cinema, an Introduction, New York, Columbia University Press, 2002.
[19] “It is possible, at the risk of some simplification, to divide the social context into two main currents. One
celebrates aspects of 1960 rebellion. The other explores or manifests elements
of a darker mood in which alienation leads towards fear and disillusion”, Geof f
King, New Hollywood Cinema: an Introduction, Columbia University Press (New
York), p.18. On retrouve cette dichotomie chez Jean-Baptiste T horet quand il
oppose le cinéma « de l’énergie” au cinéma “de l’asphyxie”: « On pourrait (…)
scinder le Nouvel Hollywood en deux périodes: le moment euphorique (19671971) et le moment du désenchantement (1972-1979), le moment de la
dépense et celui de l’épuisement (…). Les films sont toujours aussi beaux, peutêtre plus encore, mais le regard qu’ils portent sur le monde a changé. Après
l’explosion, le refroidissement.” (Le cinéma américain des années 1970, Ed. Les
Cahiers du Cinéma, 2009, p. 33).
[20] Brian De Palma. Entretiens avec Samuel Blumenfeld et Laurent Vachaud, Paris, Calmann-Lévy, 2001.
Cité par T horet, op.cit.
[21] On trouve d’intéressants développements sur le cinéma du New Deal dans Larry May, The Big
Tomorrow. Hollywood and the Politics of the American Way, University of Chicago Press, 2000.
[22] Positif, janvier 1991.
[23] Voir Larry May, op. cit.
[24] Movies and Money, Norwood Temple University, Ablex Publishing Corp., 1982.
[25] Kulturindustrie, Paris, Editions Alia, 2012, pp. 30-31.
[26] Voir Joël Augros, L’Argent d’Hollywood, L’Harmattan, 1996, p. 224.
[27] Peter Biskind, Mon Hollywood, Le Cherche-Midi, 2011 (traduction de Gods and Monsters, 2004).
[28] Cité in Sébastien Miguel, Figures du nouvel Hollywood, Le Manuscrit, 2010.
[29] Le Nouvel Hollywood, Le Cherche-Midi, 2002.
[30] Joël Augros, op. cit..
[31] Adorno & Horkheimer, op.cit., p. 20.
[32] T horet, op.cit.
[33] Ibid, p. 119.
[34] L’Histoire. Des avant-dernières choses, Paris, Stock, 2006.
[35] C’est ainsi que s’achève l’essai de Jean-Baptiste T horet, op.cit., p. 369.
Cédric Donnat est doctorant en cinéma à l’université de Paris Ouest Nanterre La Défense, et enseignant en
histoire et en géographie, en collège et en lycée, à Grenoble.
DONNAT Cédric, « Cinéma, industrie, idéologie, 1967-80 : comment le
« Nouvel Hollywood » a sauvé l’ancien », Articles [En ligne], Web-revue des
industries culturelles et numériques, 2013, mis en ligne le 5 janvier 2013. URL
: http://industrie-culturelle.com/industrie-culturelle/cinema-industrie-ideologie1967-80-comment-le-nouvel-hollywood-a-sauve-lancien-cedric-donnat/
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