Revenir - CROUS de Nantes

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Revenir - CROUS de Nantes
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Lucie TEUILÈRES
Il faudra bien y revenir.
La rengaine métallique du métro s'estompe dans la station, emportant avec elle son escadron de
noctambules. Les bribes de discours et la précipitation des pas s'étirent le long des rails en écho
fatigué : Paris est forcément lasse un premier janvier. Les pavés brûlent encore d'avoir vu danser trop
de fêtes. Entre chacune des rames qui ponctuent la nuit, c'est toute la ville qui respire. Il est presque
six heures, le silence a enfin englouti Belleville. Le vieil homme cueille les dernières gouttes au
goulot de sa flasque. Une minute passe, engourdie, trébuchante, puis une autre. Le temps se décroche.
Plus le tumulte est conséquent, plus l'immobilité qui le suit est pesante. Le silence cogne aux oreilles
du vieil homme. Il croise les bras sur sa poitrine. Il faudra bien que j’y revienne.
Il a le visage tout raviné par les souvenirs. Des pattes-d’oie rieuses pour les amours, des sillons
sévères pour les peines. Il a beaucoup aimé, il a beaucoup pleuré, alors ses creux et ses bosses le font
ressembler à un tableau de Picasso. Doucement, il se lève.
Dans le tunnel il fait chaud, une chaleur poisseuse, les vêtements du vieil homme lui collent à la
peau. Il ne les a pas changés depuis son retour à Paris. Il suit les rails d’un pas lourd. La lumière de la
station s’émiette au loin, ce n’est plus qu’un mirage doré qui troue l’obscurité. La main du vieil
homme glisse sur le mur le long des graffitis. Au cœur du boyau sombre, les gestes et les bruits sont
transparents, si bien que l’existence s’atténue un instant. Odeurs de métal tiède et de poussière ; c’est
le parfum des entrailles de Paris. On y est. Sous les doigts abimés du promeneur, une brèche, un
changement de matière. Une porte dont il a la clé.
L’air est rare ici et le silence, plus épais, plus enveloppant qu’un tapis de neige. C’est un local
d’entretien sans couleur qu’une pauvre ampoule peine à éclairer. La pièce est chargée de boîtiers
vides, de machines rouillées, de tiges de fer en désordre. Le plafond est bas, la lumière incertaine ; le
moindre mouvement jette sur les parois une vague d’ombres distordues. C’est un cagibi tout au plus,
un insignifiant morceau de monde, mais pour le vieil homme - il frissonne déjà d’une peur
impatiente - c’est l’antichambre d’un ailleurs. Quelques enjambées l’emportent vers une cavité dont
un haut chariot débordant d’outils dissimule la profondeur. Il écarte lentement le chariot et plonge ses
mains dans l’obscurité. Visage grave, œil fiévreux. Gestes cérémonieux, tendres aussi, ses doigts
courts et malhabiles aux ongles trop longs, trop sales, s’habillent soudain d’une délicatesse de chef
d’orchestre. Faites qu’il soit toujours là. Il respire bruyamment. Une nouvelle rame éventre le tunnel
et son râle assourdissant, le tremblement violent qu’elle suscite secouent tout le local ; le vieil
homme ne cille pas. Du noir, il a exhumé une grande boîte de cuir râpé, c’est un étui, un étui informe
dont il caresse, ému, les crochets de fermeture.
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Quelques rires et conversations bancales s’échangent sur les sièges quand le vieil homme retrouve
la lumière du quai. Il s’agenouille devant l’étui. Les crochets claquent sèchement sous l’appui des
doigts, lesquels se posent ensuite, doux et fébriles, sur une volute de palissandre, entre des chevilles
ovales, le long de l’acier froid et nerveux d’une corde. Une lueur d’excitation embrase ses yeux noirs.
Oh, sentir à nouveau, au beau milieu du vide, la cambrure lisse du bois ! Y revenir enfin ! Le
Violoncelle frissonne contre le vieil homme tandis qu’il promène sur l’archet un pain de colophane
usé.
Encore une rame. Le silence, encore. Les paupières basses, l’archet haut, le vieil homme goûte la
pression légère du Violoncelle entre ses cuisses. L’air s’insinue à grandes goulées dans sa bouche
avide. C’est soudain. Le coude se casse ; la main se crispe ; l’archet tombe ; les premières notes
affleurent dans l’immobilité de la station.
L’exil, enfin, délectable intermède ! C’est timide d’abord, puis la soif lui revient. Ses doigts donnent
aux cordes de violentes caresses, l’archet s’enfuit et se précipite. Les hésitations s’espacent, enfin il
s’abandonne. Il joue et les aiguilles endiguent pour lui l’ardeur de leur course afin de laisser la
musique à l’endroit où sont les morts et ceux qui ne sont pas encore nés, dans le monde suspendu où
le temps s’échappe, loin. Lutter, encore ! Prétendre à un contrôle sur les soupirs sonores du
Violoncelle ! Il sait bien, pourtant, ce qui viendra ensuite… Il joue, sans conscience, des harmonies
dont la beauté plaintive roule le long des rails, entre les carreaux pâles, dans chaque nœud de l’air ; le
Violoncelle serré contre sa silhouette brisée, Bogart - c’est comme ça que sa mère l’a nommé - joue
la nuit et les brumes du premier janvier. Il joue et à mesure que les notes pénètrent ses sens il entend
s’affranchir de l’embarras d’un corps, des limites d’une âme. C’est splendide et c’est douloureux. Ce
morceau-là, il le connaît sur le bout du cœur. La fatigue de ce brutal retour à soi – de ce premier pas
hors de ce qui entrave l’être - instigue doucement sa chaleur moite dans les membres de Bogart. La
fatigue, et l’appréhension. Il redoute ce qui l’attend de l’autre côté de la musique. Il faut y revenir, il
faut que j’y revienne. Le quai est désert et là-haut, le soleil se lève. Lutter, une dernière seconde, pour
mieux succomber !... Quelques perles de sueur se mêlent à ses larmes tandis que l’élan de son bras
faiblit, que l’archet bride son rythme jusqu’à frôler l’inertie. Une seule note subsiste, la note la plus
grave, la plus sombre, intense, fatale, le temps que l’esprit s’écarte pour faire passage aux
souvenirs… Pour l’emmener ailleurs, où il faut qu’il revienne…
C’est fait. L’ici, le maintenant, se brisent.
Les affiches défraîchies tombent en lambeaux. Les sièges s’arrachent un à un de leurs supports. Les
murs éventrés s’écroulent dans le vide. Le grondement terrible d’un métro approchant s’amenuise et
s’évapore. Ce n’est plus Belleville. Il reste Bogart et le Violoncelle et chacun appartient à l’autre. Les
mesures qui arrivent, il ne les connaît pas encore. Il les a rêvées sans posséder la fin de la partition.
La note solitaire, corde d’acier tendue entre ici et ailleurs sur laquelle Bogart avance en funambule,
grossit et s’enfle comme une vague se déploie sur l’océan. Alors, par petites touches discrètes
d’abord, puis plus rapidement quand la musique s’épaissit, les couleurs apparaissent.
Il y a le bleu sec du ciel dont la pesanteur repose sur les épis blonds du blé, sur les fleurs jaunes des
caraganiers là où la nature règne encore. Il y a les contreforts pierreux des montagnes, la neige qui
ronge les sommets, le pavot sauvage le long des sentiers. Et il y a le vide - il est dans l’éther des
notes, dans la vibration de l’archet - des steppes en automne. Là, il y a une enfant aux yeux noirs qui
se laisse effleurer par le souffle du vent. Bogart la regarde ; ce n’est pas une étrangère. Il contemple
les reflets d’or que le soleil promène sur sa peau. Le visage levé vers le ciel, l’enfant tourne
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doucement sur elle-même pour épouser la course d’un aigle qui, là-haut, décrit de longs cercles dans
l’air. Au loin, il y a les yourtes grises et la rumeur des paysans au travail ; mais ici, il n’y a que la
résonnance du Violoncelle. Ici tout est figé, la terre est brune et tiède, les brises sillonnent le paysage
sans le changer. La danse de l’enfant est à l’inertie de la steppe ce qu’un murmure est au silence.
Tout le Kazakhstan résonne des minuscules frottements que font ses pieds sur le sol.
A Paris, c’est différent. Sursaut du Violoncelle : plus fort, plus vite.
Le temps d’un bateau et d’un soupir – ma fille, il te désire, tu l’épouseras, il n’y a rien pour toi ici l’enfant aux yeux noirs, plus élancée à présent, ferme les volets sur une rue inondée par la lumière
des réverbères et les clameurs de la ville. Sur le lit près d’elle, une silhouette lourde, robuste,
profondément masculine, se soulève et s’affaisse dans les vagues du sommeil. Elle dit son prénom. Il
ne bouge pas. Elle croise les bras sur sa poitrine comme on le fait parfois lorsque l’on sent qu’il faut
soi-même se soutenir pour ne pas chuter. Son visage abrite mille émotions : tendresse le long des
joues, colère sur le front, effroi entre les cils. Elle est belle, malgré tout. Elle est plus belle encore
quand son ventre s’arrondit ; mais elle pleure. Elle pleure dans les rues asphyxiantes de Paris. Elle
pleure dans l’hôpital souillé de l’après-guerre. Elle pleure le Kazakhstan et la valse légère des aigles
en automne. Elle appartient au vide des steppes. Au petit garçon qui dort contre son sein, produit
innocent de coupables entremises, elle donne un nom d’acteur américain. C’est sa manière de s’en
distancier plus encore. Mais lorsque ses doigts caressent doucement le visage endormi du nourrisson,
la nuit, lorsqu’elle se penche pour remonter la couverture sur son menton pâle, elle l’appelle Tselmeg.
Tselmeg, mon tout-petit. Le mari qui l’a volée à sa terre court le monde dans son treillis. Il envoie de
l’argent qui se change en repas, en séances de cinéma, en cours de violoncelle. Le Violoncelle…
lorsque l’enfant joue, au milieu du petit salon, les airs que lui inspire sa virtuosité prématurée, elle
sent gronder en elle tout son amour de mère. Ce petit garçon qu’elle voit grandir du coin de l’œil, de
loin, à travers les brumes de leur distance, le voici qui capture tout ce qu’il ne connaît guère, tout ce
qu’elle connaît trop bien. C’est bien la lune argentée, les bords verts de la mer Caspienne ; dans ces
mélodies flottantes qui la pénètrent, ce sont bien les sabots des chevaux sauvages soulevant la
poussière ! Quand il joue, elle le dévore des yeux, elle sourit, exaltée, elle l’enlace, Tselmeg…
Fallait-il qu’elle soit hantée par ces paysages pour que l’enfant entende les échos de leur immanence !
C’est finalement ce qui l’entraîne vers lui qui les sépare. Un soir intense, la musique lui monte aux
yeux, sa gorge se noue, sa vision se trouble. Elle comprend qu’elle doit s’abandonner à la fuite
qu’elle a toujours portée en elle. Y revenir enfin… Le lendemain, elle a disparu.
Le silence est soudain. Pris quelque part entre deux mondes, Bogart rassemble tout son courage.
Les paumes de ses mains sont moites tant elles ont étranglé ici le manche, là l’archet. Ses genoux, à
force de serrer trop puissamment le Violoncelle, tremblent de fatigue. Hagard, il exhorte son corps à
jouer une dernière bataille. Pour y parvenir, enfin.
C’est un requiem solitaire. Un air plein d’une étrange tristesse, désarmante mais nécessaire ; on
entend l’espoir poindre au fond de la douleur.
La lettre lui est parvenue au début de l’été chez Amédée, l’agent d’entretien mélomane qui le laisse
cacher le Violoncelle dans le local du tunnel. Dans l’enveloppe, on avait glissé une fleur jaune séchée
et le papier avait bu son odeur entêtante. L’odeur a troublé Bogart. Ses économies ont tout juste suffi
à acheter le billet d’avion. Un homme l’attendait à Astana, qui l’a observé sans mot dire durant tout
leur trajet dans sa voiture cabossée. Il l’a fait descendre au milieu d’une étendue d’herbe sèche, lui a
indiqué une direction, est reparti rapidement.
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La traversée de la steppe a été longue, éprouvante, sublime. Des pas lourds dans l’immensité, vers
l’horizon hérissé d’arbustes, vers la femme qui avait été la muse et le bâillon, la partition incomplète
d’une vie. Quand les contours des yourtes se sont profilés au loin, Bogart a commencé à courir. Sans
se l’expliquer. Sauvagement. Tandis que la distance s’amenuisait, il a pensé aux yeux noirs qui
peuplaient ses rêves, aux notes d’une comptine, au bruit discret de pieds nus sur le plancher ; ces
bribes d’instants ont couru à ses côtés dans la steppe aride. Près du premier abri, une femme nettoyait
le visage d’un enfant avec un chiffon imbibé d’eau. Elle a interrompu son geste et a longuement
scruté Bogart tandis que l’enfant s’enfuyait en riant. Tselmeg ? Le prénom résonne encore à ses
oreilles.
Après avoir lentement rabattu un pan du feutre de la yourte la plus proche, la femme s’est effacée,
laissant Bogart seul face à l’obscurité. Il a hésité. Faire demi-tour, courir encore, s’enfuir, s’en
retourner… où, exactement ? Sur les quais de métro pour jouer en soupirant les mêmes libertés
feintes, frustrées de l’essentiel ?
Un pas a suffi. L’air était doux sous les toiles ocre. Une ouverture minuscule, percée au sommet de
la yourte, dessinait un halo de lumière diffuse sur le sol. Un bruissement de tissus a fait bondir le
cœur de Bogart. Tselmeg… La voix était vieille, usée, plus sifflante que le vent des steppes. Sans oser
regarder, il s’est laissé tomber sur les genoux, a tendu une main tremblante en avant. La secousse. Le
paroxysme lorsque la chair trouve la chair qui l’a portée. Lorsque les yeux se cognent aux yeux qui
les ont vus s’ouvrir pour la première fois. Trop âgés l’un et l’autre pour s’en vouloir toujours, ils se
sont murmuré les mots pour lesquels le reste du monde est sourd et ils ont pleuré ensemble. Ils ont
emmêlé leurs doigts, respiré leurs peaux, noué leurs deux solitudes. La tête enfouie dans les linges
clairs contre le ventre de sa mère, Bogart s’est endormi paisible.
Elle lui a raconté le Kazakhstan, le grand-père Tselmeg, l’enfance, Paris, la fuite. Les heures étaient
précieuses. Elle demandait à Bogart de la porter dehors et, d’une voix toujours faiblissante, ses yeux
déjà brillants de fièvre accrochant les rayons du soleil, elle lui ouvrait sa mémoire. Elle poursuivait la
partition. Quand son récit a été achevé, elle a voulu s’allonger sur un tapis d’herbes désordonné par
le vent. Une main dans celle de Bogart, l’autre caressant doucement la terre brune de la steppe, elle a
fermé ses yeux noirs. L’ombre d’un aigle dans le ciel kazakh a traversé son visage.
Silence. Il rouvre les yeux. La lumière de la station malmène un instant ses rétines. D’un revers de
manche, il essuie sa nuque trempée. Il laisse le Violoncelle glisser au sol, accompagnant son
mouvement d’un bras faible. Il sent autour de lui quelques présences confuses, usagers courageux
des rames du premier janvier. Une voix perce le silence.
- C’était superbe, monsieur.
- Pas « monsieur ».
Ses doigts effleurent tendrement le Violoncelle tandis qu’il se redresse. Essoufflé, de retour du bout
du monde, il sourit et la brume se dissipe.
- Tselmeg.
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