Philippe Bourdin - La promotion sociale et politique des ecrivains
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Philippe Bourdin - La promotion sociale et politique des ecrivains
LA PROMOTION SOCIALE ET POLITIQUE DES ECRIVAINS PENDANT LA REVOLUTION FRANÇAISE Il existe une légende noire du monde et de la production littéraires durant la Révolution, tenacement construite à partir de la réaction thermidorienne et au tournant du siècle par ceux qui n’avait pas communié à la nouvelle sociabilité, aux normes du récit patriotique durant les quatre années écoulées, par les satiristes habitués des cénacles hostiles aux Lumières, par des repentis passés au service de l’Empire. Les fustigations d’un La Harpe dans Du Fanatisme dans la langue révolutionnaire ou de la persécution suscitée par les barbares au XVIIIe siècle contre la religion chrétienne et ses ministres (an V), la réorganisation d’une hiérarchie des talents enregistrée dans le Tableau historique des progrès de la littérature depuis 1789 présenté à l’Empereur en 1808 par Marie-Joseph Chénier, après avoir beaucoup servi l’art révolutionnaire, n’y ont pas peu contribué. Bonaparte saura du reste exploiter le thème de la « décadence des lettres » pour légitimer son entreprise de remise en ordre des hiérarchies et des genres1. Table rase est faite de la décennie qui précède, vécue comme un temps de destruction des lettres, du statut de l’écrivain et des pratiques de sociabilité en vogue au XVIIIe siècle. Ce désert prétendu a été rejeté comme tel pendant tout le XIXe siècle par les histoires littéraires, les dictionnaires et les anthologies. L’idée n’en a pas totalement disparu aujourd’hui en dépit des nombreux travaux qui, depuis le Bicentenaire, ont profondément renouvelé les perspectives2. Quels qu’aient été les travaux sur les bibliothèques publiques3, les études révolutionnaires sont cependant en retard sur le reste de l’historiographie de la France moderne pour ce qui concerne l’appréhension de la diffusion et de la réception des textes, du lectorat4. Dans le sillage des enquêtes menées sur la période moderne par Daniel Roche et Roger Chartier, demeurent aussi des chantiers ouverts sur les espaces de sociabilité littéraire, les réseaux professionnels, les conflits qui parcourent le monde des lettres bouleversé dans ses fondements sociaux, institutionnels, symboliques par la Révolution5. Comme l’a montré le travail de Grégory S. Brown, inspiré par la sociologie de Pierre Bourdieu, il faut insister sur la pluralité des configurations sociales, des jeux d’échelles et des rapports d’autorité à partir desquels se construit la relation d’un individu à une communauté, les logiques de carrière et la construction des réputations6. Une telle démarche impose d’aller au-delà de quelques figures consacrées par l’histoire académique. 1. L’ESPACE SOCIAL DE L’ECRIVAIN Tout au long du règne de Louis XV, le monde des lettres et celui du droit ont travaillé ensemble à créer un « public » qui n’est guère encore qu’une entité rhétorique, 1 Pierre Rétat, in Jean Sgard (dir.), L’écrivain devant la Révolution (1780-1800), Grenoble, 1990. Béatrice Didier, Écrire la Révolution, Paris, 1989 ; Claire Gaspard, « Le bicentenaire des écrivains de la Révolution », in Michel Vovelle (dir.), Recherches sur la Révolution, Paris, 1991 ; Jean-Claude Bonnet (dir.), La Carmagnole des Muses. L’homme de lettres et l’artiste dans la Révolution, Paris, 1988. 3 Pierre Riberette, Les bibliothèques françaises pendant la Révolution, Paris, 1970 ; Anne Kupiec, Le livresauveur, Paris, 1998. 4 Hélène Merlin, Public et littérature en France au XVIIe siècle, Paris, 1994 ; Alain Viala, Christian Jouhaud (dir.), De la publication, Paris, Fayard, 2002 5 Philippe Bourdin et Jean-Luc Chappey (dir.), Réseaux et sociabilité littéraire en Révolution, Clermont-Ferrand, 2007. 6 Gregory Brown, A Field of Honour. Writers, Court Culture and Public Theater in French Literary Life from Racine to the Revolution, New York, 2002. 2 2 mais dont l’importance symbolique s’accroît au fur et à mesure que l’autorité morale et politique de la monarchie absolue commence à vaciller. Tandis que le Parlement continue à réclamer la sanction du public pendant toutes les controverses du milieu du siècle sur la religion, les impôts et le commerce des grains, les appels à l’opinion publique émanent également des écrivains, prenant à témoin un auditoire ou un lectorat d’abord éclairé puis, plus largement, populaire. Le « roi Voltaire », qui participe aux combats contemporains pour Calas (1762-1765), Sirven ou le chevalier de la Barre (1765), incarne pour Didier Masseau la figure-même de l’intellectuel, qui n’existe pas sans prendre à partie l’opinion autour de causes fédératrices, loin de l’érudit travaillant pour un lectorat restreint ou pour lui-même, incapable de synthèse ou de hauteur de vue () : « Les gens de lettres du XVIIIe siècle annoncent d’autres représentations et conduites modernes de l’intellectuel. L’affaire Calas hante nos mémoires comme une référence exemplaire. Le maître à penser fait retentir sa voix dans l’arène publique, écoute autour de lui le murmure grandissant d'une opinion soulevée par la tempête de l'indignation. Guerre, croisade, sacrifice au nom d’une grande cause, communion dans la même ferveur, adhésion des fidèles et des convertis à une représentation grandiose de la tolérance. Une rupture a eu lieu, car l’intellectuel affirme désormais son pouvoir en revendiquant sa mission morale et en admettant qu’un contrat le lie à la société tout entière. Celui qui n’est plus seulement un homme de cabinet, voué à l’écriture, devient le gardien vigilant d’une conception de l’homme qui mérite combat et abnégation, lorsqu'elle est bafouée par les pouvoirs en place. La relation directe qu’il entretient avec la vérité et le maniement d’un savoir qui n’est jamais enfermé dans les lisières étroites d'une spécialisation l'autorise à prendre parti dans les affaires de la cité. Il n’est pas question ici de juger du bien-fondé et des limites de ce qu’on appellera plus tard l’« engagement» des intellectuels. La notion est par ailleurs trop vaste pour être appréciée dans son ensemble. Constatons seulement que la deuxième moitié du siècle consacre l’ouverture d'un nouvel espace d’intervention, agrandissant démesurément le champ des possibles. L’autre versant de l’« engagement» repose sur l’essor sans précèdent des sociétés de pensée, comme laboratoire des idées et lieux de préparation des interventions, car les « chapelles» nouvelles donnent naissance à des positions qui reposent moins sur des convictions personnelles que sur des manifestations d’allégeance. Les stratégies de pouvoir se mêlent ici étroitement aux déclarations d’intentions et à la proclamation des valeurs qu’on se propose de défendre. Le XVIIIe siècle inaugure ainsi la toute-puissance de ce qu’on doit appeler, faute de mieux, les modes intellectuelles »7. Ainsi défini, l’intellectuel ne serait rien sans chambre d’écho, id est sans les lieux de sociabilité (salons, loges, académies) par lesquels se diffusent les idées, sans non plus les grandes causes judiciaires ou politiques qui vont solliciter son opinion et son action. Nombre d’auteurs reprennent en fait largement les thèses du philosophe allemand Jürgen Habermas (L’espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Payot, 1978 – 1ère édition allemande : 1962), pour qui le mouvement dit des Lumières est moins un ensemble d'idées et d'ouvrages qu’un réseau d'institutions et de pratiques. C’est à travers l'explosion de la sociabilité, de la conversation, de l’écriture, des correspondances, de l’imprimerie, de la lecture, que l’on peut saisir, selon Habermas, la naissance d'une « sphère publique » moderne, comme alternative à une monarchie de droit divin de plus en plus désacralisée, voire discréditée. Habermas soutient que la sphère publique « authentique » ou « bourgeoise » s’est développée à partir de la séparation de plus en plus nette entre la société civile et l’État ; c’est dans la zone de contact entre l’État et la société qu’est né un public « critique », précurseur d’une sphère publique moderne accomplie. L’histoire sociale des écrivains et des productions littéraires de la période révolutionnaire demeure encore largement dominée par un double système de représentation. D’un côté, les écrivains apparaissent comme les représentants de « l’homme de lettres » ou de 7 L’invention de l’intellectuel dans l’Europe du XVIIIe siècle, PUF, 1994, p. 162. 3 « l’intellectuel » analysé par D. Masseau, conçu, dans la continuité des Lumières, comme la conscience critique d’une société et d’une opinion publique dont il représenterait l’avantgarde. Nous retrouvons là l’idée du « sacerdoce laïc » proposée en son temps par Paul Bénichou8. L’idée serait corroborée par la place de choix réservée au Panthéon aux écrivains de génie9. De l’autre côté, ils apparaissent comme des « exilés du Parnasse », des « Rousseau des ruisseaux » revanchards et opportunistes, autrefois oubliés de la distinction académique, du mécénat et des pensions, et maintenant prompts à saisir l’événement pour se construire une réputation et vendre leur plume pour célébrer les régimes en place10. Selon Dena Goodman, une troisième possibilité existe : en se revendiquent d’un nouvel « esprit démocratique » et en marquant une rupture par rapport aux règles de la sociabilité mondaine et aristocratique, les gens de lettres auraient construit une sociabilité de dissidence, s’adaptant à la nouvelle organisation de la société civile et à l’émergence du tribunal de l’opinion11. La décennie révolutionnaire, par le biais des lois et des nouvelles demandes qu’elle fait naître, bouleverse en tout cas en profondeur les règles du cursus honorum et les fondements de la réputation littéraire, ébranle la « République des lettres » et l’assise de ceux qui s’en réclament les représentants légitimes. Jusqu’à les supprimer : ainsi du poète André Chénier, défenseur de la monarchie constitutionnelle, de Louis XVI ou de Charlotte Corday, pourfendeur de Marat et des démagogues, guillotiné en l’an II, et nous laissant avec ses Iambes un testament esthétique et politique. Jusqu’à les condamner à la clandestinité ou à l’errance, comme c’est le cas d’André Morellet12. Morellet a appartenu à la coterie d’Holbach, réunie rue Saint-Honoré, un lieu identitaire pour les Lumières et les Encyclopédistes. Elle se distingue de bien des salons et a fortiori des académies par sa liberté de ton. Ancien étudiant à Leyde, habitué aux discussions libres des clubs et des coffee houses, à leur atmosphère cosmopolite et libérale, le baron d’Holbach dispose d’une charge de fermier général et d’un office de secrétaire du roi et ne renie nullement le conformisme de son milieu, assurant l’avenir de ses enfants par de riches mariages ou par l’achat de places (son fils aîné est conseiller au parlement ; son cadet, dans les armées, possède une compagnie). Mais ce « maître d’hôtel de la philosophie » est aussi un auteur majeur de l’Encyclopédie, mécène riche et cultivé, d’un goût assuré. Autour de lui se retrouvent des privilégiés partageant un ton commun, une culture de la distinction qui s’incarne dans une politesse mondaine adaptée cependant au partage des jeux gastronomiques offerts et à la familiarité des habitués constituant un groupe d’amis, la « synagogue » ou la « boulangerie » : Diderot, Grimm, l’abbé Raynal, Marmontel, le docteur Roux, le marquis de Saint-Lambert, le lieutenant des chasses Georges Le Roy puis, après 1760, le chevalier de Chastellux, l’abbé Morellet, Naigeon, Helvétius. En bref, un groupe socialement hétérogène au sein duquel dominent les moins de trente ans, venus majoritairement de province et de l’étranger à la recherche d’une intégration socio-culturelle neuve ; confiants dans leurs possibilités de réussite après de solides études en collège puis dans les facultés et jouissant de protecteurs comme Montesquieu, Turgot ou Trudaine, ayant encouragé leurs débuts, ils font désormais figure de nantis d’argent et de dignités. Au-delà de ce premier cercle, des soirées peuvent rassembler des amis littéraires, des voyageurs et des diplomates. La discussion sur la foi est un sujet majeur des entretiens du cercle : d’Holbach, Diderot, Naigeon défendent l’athéisme, Roux, Saint-Lambert, Grimm et Helvétius se retrouvent dans le scepticisme, les 8 Paul Bénichou, Le sacre de l’écrivain, 1750-1830. Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, Paris, José Corti, 1973. 9 Jean-Claude Bonnet, Naissance du Panthéon. Essai sur les grands hommes, Paris, 1998. 10 Robert Darnton, Bohème littéraire et Révolution. Le Monde des livres au XVIIIe siècle, Paris, 1983. 11 Dena Goodman, The Republic of Letters. A Cultural History of the French Enlightenment, Ithaca et Londres, 1996. 12 Alain Viala, La naissance de l’écrivain, Paris, 1985 ; Robert Darnton, in Gens de lettres, gens du livre, Paris, 1992. 4 autres penchant plutôt pour le déisme, le théisme ou tout autre forme de religion naturelle. Habitués à des discussions vives et franches, à la mise en commun de l’information, à l’échange conceptuel, à la plaisanterie aussi, tous se retrouveront dans la défense de causes majeures, comme l’affaire Calas, la liberté de publier, l’Encyclopédie. Cependant, les compagnons de d’Holbach tirent parti des possibilités de tolérance nées de la division des classes dirigeantes à la fin de l’Ancien Régime (la lutte des parlements contre le monarque, l’opposition des assemblées du clergé aux cours souveraines, la fragilité des gouvernements successifs en butte aux uns et aux autres) : comme le remarque D. Roche, « entre philosophes et antiphilosophes, l’administration choisit un modus vivendi attentiste qui ne conduit jamais à déchaîner les représailles et les poursuites réclamées par les représentants de l’Église ou les officiers des cours souveraines pour tout ce qui concerne la foi, les vérités religieuses, l’ordre éternel des sociétés ». Les petites gens, colporteurs, libraires, pamphlétaires, publicistes, sont au total bien plus inquiétés que des auteurs parfaitement intégrés à la haute société. Ces derniers cependant, ceux du moins qui survivent, soit la moitié du groupe, se rallient à la Révolution dans la période de la monarchie constitutionnelle. Marmontel, Suard, Raynal, Morellet, Saint-Lambert, Grimm, hostiles aux événements de 1792, ne devront leur salut qu’à la clandestinité et à la fuite, jusqu’au 9 Thermidor au moins (Directoire et Consulat réhabiliteront les survivants). Avec la chute de la royauté, ils ont tout perdu (postes, revenus, considération) et, aux yeux des jacobins et des sans-culottes, sont compromis avec un passé révolu, qui a conduit en 1793 à la suppression des académies. Pour épitaphe, cette diatribe de Robespierre dans son discours du 7 mai 1794 sur les idées religieuses et morales conformément aux principes républicains : « Cette secte en matière politique resta toujours en deçà des droits du peuple ; en matière de morale, elle alla beaucoup au-delà de la destruction des préjugés religieux. Ces coryphées déclamaient quelquefois contre le despotisme et ils étaient pensionnés par le despote ; ils faisaient tantôt des livres contre la cour et tantôt des dédicaces aux courtisans ; ils étaient fiers de leurs écrits et rampaient dans les antichambres ». Si la Révolution ouvre une période liberté en reconnaissant en janvier 1791 le droit d’auteur, combat entamé par Beaumarchais dès la fin des années 1770 avec la société des auteurs dramatiques, ses premières années voient en effet se cristalliser luttes et conflits autour d’une question essentielle : la fonction de l’écrivain et de son œuvre dans l’entreprise de régénération politique13. Pensons aux dénonciations de Rivarol contre les auteurs patriotes brusquement surgis des événements de 1789, dans son Petit Dictionnaire des grands hommes de la Révolution, publié au printemps 1790. Les typologies ne manquent pas, qui tentent de hiérarchiser les écrivains. D’où, par exemple, la vive polémique qui s’engage en mai 1791, suite à la lecture devant l’Assemblée nationale d’une adresse de l’abbé Raynal dénonçant « l’anarchie », c’est-à-dire l’intrusion dans la « République des Lettres » des plumitifs plébéiens, ces nouveaux acteurs qui prétendent, en s’appuyant particulièrement sur la presse, au statut d’écrivain14. La réorganisation de l’espace littéraire sous le Directoire, le Consulat et l’Empire, via l’Institut et l’École normale, qui se traduit par la coupure institutionnelle et symbolique entre « écrivaillons » et « écrivains académiques », est tout à fait révélatrice du caractère fragile, éphémère et multiple de cet état – dont les mises en cause ponctuent la lutte que se mènent alors les « héritiers des Lumières » et les défenseurs du « Grand Siècle »15. 2. LA DIVERSITE SOCIALE DES ECRIVAINS Nombre d’études ont de facto souligné combien la notion d’écrivain restait difficile à 13 Jean Sgard, in Lire la Révolution, Le Français aujourd’hui, Paris, 1988. Hans-Jürgen Lüsebrink, in Jean Sgard (dir.), L’écrivain devant la Révolution 1780-1800, op. cit.). 15 Didier Masseau, Les ennemis des philosophes. L’antiphilosophie au temps des Lumières, Paris, 2000 ; JeanLuc Chappey, in Cahiers du Centre de Recherches historiques, 2002. 14 5 définir, tant lexicalement que socialement, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle16. Christine Métayer insiste sur le statut complexe des « écrivains publics » du cimetière des Saint-Innocents17. Sarah Maza a bien mis en évidence combien le monde des avocats, dont beaucoup seront promus par la Révolution, prend à témoin l’opinion publique urbaine dans quelques retentissants procès qui marquent la deuxième moitié du XVIIIe siècle, l’impact des grandes affaires des années 1770 et 1780 sur le public, la visibilité et l’ambition croissantes des avocats engagés dans ces affaires et le succès de plus en plus large des écrits qui s’y rapportent18. La crise Maupeou a en effet contribué à désorganiser le puissant et très hiérarchique Ordre des avocats de Paris, favorisant ainsi l’émergence soudaine d’une génération plus jeune de plaideurs doués, ambitieux et impatients de se tailler une réputation, libérés des entraves traditionnelles et décidés à faire parler d’eux à l’occasion des affaires faisant l’actualité du moment (Target, Lacretelle, Bergasse). Ils nourrissent un genre littéraire à grand succès, et ayant comme tel les honneurs de la critique : les nouvelles à la main. Mieux connues pour les derniers ragots qu’elles racontent, la pornographie à peine déguisée en « philosophie », les descriptions horrifiques de séjours dans les prisons royales, elles comptent aussi les mémoires judiciaires et toute la littérature de prétoire, écrits aujourd’hui largement oubliés mais alors riches de leur succès. Le caractère romancé des mémoires n’y est pas pour rien : les auteurs-avocats empruntent à la littérature contemporaine, aussi bien à l’autobiographie sentimentale à la manière de Rousseau qu’au mélodrame théâtral. La figure de Beaumarchais est tout à fait éclairante, lui qui s’impose non seulement comme auteur dramatique et publiciste de premier plan, mais aussi en tant qu’auteur fameux de mémoires judiciaires. La rhétorique judiciaire tend naturellement à être manichéenne, dans la mesure où son objet est en général de faire ressortir l’innocence d’une partie, par opposition à la culpabilité de l’autre, de construire un récit mélodramatique dont les personnages sont présentés sans nuances, comme des stéréotypes sociaux : l’aristocrate débauché, l’héroïne virginale, l’homme sensible harcelé par ses ennemis, autant de personnages qui peuplaient l’imagination collective, « l’imaginaire social » des Français et des Françaises à la fin de l’Ancien Régime, conduisant aussi à la diabolisation de certains groupes (nobles, ecclésiastiques, femmes publiques) bien avant la Révolution. Lorsque l’on examine le contenu des mémoires, il est en effet difficile de tracer une séparation nette entre le personnage et l’intrigue : un riche aristocrate sera systématiquement endetté, mentira et se comportera avec arrogance; une maîtresse royale aura toujours un passé trouble et sera manipulatrice. Poussés par un mélange de conviction et d’ambition, les avocats en appellent de plus en plus ouvertement à leurs lecteurs pour qu’ils se prononcent, en juges et en témoins, en « tribunal de la nation » (juge suprême en lieu et place du roi) sur la vérité et le bien-fondé d’une affaire donnée. Ils construisent aussi le lien entre les problèmes publics et privés dans la genèse des idéologies politiques, car, si leurs textes constituent une formidable source d’information sur l’ensemble des affaires judiciaires, ils abordent aussi, souvent dans les dernières pages des mémoires, les grandes questions qui ont agité la nation française dans les décennies précédant la Révolution. Ainsi, une querelle éclatant à propos d’une fête rurale peut se transformer en allégorie de la régénération politique ; la défense d’une servante injustement accusée dans une ville 16 Éric Walter, in Roger Chartier et Henri-Jean Martin (dir.), Histoire de l’édition française, Paris, 1984, tome II ; Daniel Roche, Les Républicains des Lettres. Gens de culture et Lumières au XVIIIe siècle, Paris, 1988 ; JeanMarie Goulemot et Daniel Oster, Gens de Lettres, écrivains et bohèmes. L’imaginaire littéraire (1639-1900), Paris, 1992. 17 Christine Métayer, Au tombeau des secrets. Les écrivains publics du Paris populaire. Cimetière des SaintsInnocents, XVIe-XVIIIe siècle, Paris, 2000. 18 Sarah Maza, Vies privées, affaires publiques. Les causes célèbres de la France prérévolutionnaire, Fayard, 1997. 6 de province peut déclencher la mise en accusation du système judiciaire du royaume tout entier, etc. Dans les années 1770, ces répercussions publiques des affaires de vies privées restent presque toujours implicites, quoique plusieurs affaires tournant autour de conflits entre des hommes puissants ou titrés et des roturiers opprimés finissent par faire figure d’allégories du principal problème politique de cette décennie : l’abus du pouvoir tyrannique. À partir des années 1780, les conséquences publiques des causes sont souvent exprimées ouvertement, les avocats mettant à profit des affaires relatives à la famille et au mariage pour aborder la nature du contrat social en soulignant ses analogies avec le contrat de mariage ; quant aux affaires impliquant des femmes en vue, elles soulèvent la question du rôle des femmes au sein de la sphère publique. À la veille de la Révolution, ces affaires sont devenues l’occasion de débattre ouvertement de la moralité privée dans son rapport avec le système politique, de revendiquer un idéal démocratique dans l’administration de la justice, donc la réforme du système judiciaire, et d’établir le public comme tout à la fois l’ultime dépositaire du pouvoir, et la masse de ceux que l’on doit enseigner, convaincre et contrôler. En somme, le livre de Sarah Maza vient confirmer l’intuition de Jürgen Habermas selon laquelle, au sein de la sphère publique oppositionnelle naissante du XVIIIe siècle, l’expérience publique et l’expérience privée ne constituaient pas des catégories nettement séparées, mais se situaient dans un continuum où elles s’influençaient mutuellement. Sur un point toutefois, les conclusions de l’ouvrage compliquent la thèse de Habermas : à la fin des années 1780, le contenu des mémoires est devenu tout à la fois plus intime et plus ouvertement politique, plutôt que de passer de façon linéaire du privé au public. Cette tendance préfigure l’obsession révolutionnaire à l’égard de la vertu tant publique que privée : un gouvernement vraiment moral ne pouvait être que le reflet de la vertu des citoyens (mâles) individuels. Si les « écrivains » sont alors rarement exclusivement écrivains, en partie pour des raisons économiques, mais pas uniquement, la complexité sociale du monde des hommes de lettres semble encore se renforcer avec la Révolution, qui permet à de nouvelles figures d’émerger : « l’écrivain-journaliste », l’écrivain patriote ou le chansonnier qui, à l’instar ou d’un Théodore Desorgues ou d’un Philippe Antoine Dorfeuille, construisent progressivement les contours du nouvel état de l’intellectuel et de la littérature de la période révolutionnaire19. La période de la Terreur voit l’émergence d’un nombre important d’auteurs nouveaux et occasionnels qui investissent les genres mis à l’honneur à l’époque comme la chanson ou le théâtre. Parmi ces auteurs qui cherchent à profiter des commandes publiques et à se forger un statut d’écrivains « officiels », les militaires occupent une place de choix. Les livres pour l’enfance et la jeunesse sous la Révolution, étudiés par Michel Manson (Paris, 1989), sont l’œuvre d’auteurs issus à 84% du Tiers état, à 11% du clergé. Les femmes (9%), les étrangers (12%) sont minoritaires dans une cohorte dominée par les enseignants, hommes de lettres et employés des administrations (plus de 70% des écrivains), ce qui n’exclut pas les commerçants et les artisans (11%), tous pouvant espérer d’un statut reconnu d’écrivain une promotion sociale ou une accélération de carrière. Des grammairiens réputés comme Domergue, des savants distingués comme Cuvier ne dédaignent pas de mettre leurs talents au service de la jeunesse, et certains littérateurs s’en font même une spécialité : Ducray-Duminil, Pierre Blanchard, Louis François Jauffret. À s’en tenir aux seuls écrits pédagogiques, un sixième émane directement des députés (dont Mirabeau, Léonard Bourdon), un groupe d’auteurs étendu en 1794 aux employés d’administration, aux instituteurs, aux libraires, qui tous portent le discours sur l’organisation politique de l’instruction. Représentants, administrateurs et juristes se l’accaparent les années suivantes, sollicités par le pouvoir en l’an 19 Michel Vovelle, Théodore Desorgues ou la désorganisation. Aix-Paris, 1763-1808, Paris, 1985 ; Philippe Bourdin, in Cahiers d’histoire, 1997. 7 VI lorsqu’il s’agit d’abonder la réaction républicaine. Le ministre de l’Intérieur François de Neufchâteau n’envisage-t-il pas d’éditer un Recueil des belles actions civiques20 ? Les femmes prennent une place nouvelle et contestée dans le monde littéraire, notamment par des odes, des hymnes, des chansons, des pièces de théâtre, dans lesquels s’illustrent tant Olympe de Gouges que de simples citoyennes (Corbin, Ferrand, Flagel, Pipelet, Thilliol). Carla Hesse compte 206 femmes auteurs sous l’Ancien Régime (17541788), 330 pour la seule période révolutionnaire ; la montée en puissance des romancières se lit dans la mesure de la production romanesque : un huitième de celle-ci, soit environ quatre-vingt titres entre 1789 et 1800, contre un sixième de 1751 à 178921. Certes, l’exemple de leurs consœurs anglaises, dont plus de cinquante romans sont traduits en France dans les vingt dernières années du XVIIIe siècle, favorise l’émulation. Tous les styles sont représentés : roman noir, roman historique, roman sentimental, récit à la troisième personne, lettres, mémoires, etc. Le genre traverse nec varietur la décennie, sans aucun bouleversement technique, quelle que soit son atonie durant la Terreur. Au moins faut-il déceler chez Isabelle de Charrière, Olympe de Gouges, Germaine de Staël ou Stéphanie de Genlis, chacune à leur place en France ou dans l’émigration, le souci de marquer le poids de l’événement public sur l'intime, d’insérer leur récit dans l’Histoire immédiate - une réflexion sur la situation nouvelle bien moins perceptible, en revanche, chez Adélaïde de Souza, Marie-Armande Gacon-Dufour ou Sophie Cottin22. Cette implication dans l’espace littéraire suffit à nourrir une dénonciation masculine de tous les instants, prompte à limiter la sociabilité féminine à la sphère privée ou à la mondanité réglée des salonnières. Fanny de Beauharnais subit des épigrammes, Olympe de Gouges des calomnies sexistes, leur déniant tout talent littéraire. Mais le roman lui apparaissant seulement comme un dérivatif au malheur de n’être ni épouse ni mère, Sophie Cottin donne du grain à moudre à ses contempteurs en refusant à ses égales toute aptitude à l’écriture sérieuse - ce que démentent les œuvres de Pauline de Guizot dans le domaine de la théorie morale, celles de Claudine Guyton de Morveau dans celui des sciences naturelles. Il n’en faut pas plus à Écouchard-Lebrun sous le Directoire pour, dans son Ode aux belles qui veulent devenir poètes, proposer d'interdire aux femmes le droit de versifier... Germaine de Staël aura donc beau jeu de pourfendre le monde de la critique, dominé par la gent masculine, et qui de ce fait rend d’autant plus difficile la réception des productions de ses consœurs et les siennes propres. Les carrières révolutionnaires et contradictoires de Rétif de la Bretonne et de Parny, suivies respectivement pour leurs thèses par Françoise Le Borgne et Catriona Seth, éclairent l’étendue des possibles, à l’aune toutefois de la fréquentation des cercles du pouvoir, que l’on sait alors fort changeant23. Rétif est dans la carrière littéraire depuis vingt-deux ans quand éclate la Révolution. Il participe aux « déjeuners littéraires » de Grimod de la Reynière, au salon de Fanny de Beauharnais, fréquente Louis-Sébastien Mercier et son entourage, ce qui lui permet de tisser un réseau solide parmi les libraires et les imprimeurs de la capitale. Mais, s’il côtoie nombre des auteurs à succès de son temps, il est exclu des cercles mondains qui lui donneraient accès au mécénat d’État. Il relève donc plutôt de la « Bohème littéraire », et vit de sa plume en essayant de promouvoir une esthétique nouvelle, nettement inspirée des littératures anglaise et allemande. S’il achève durant la décennie plusieurs projets entamés 20 Hans-Christian Harten, Les écrits pédagogiques sous la Révolution, Paris, 1989. Carla Hesse, « French women in print 1750-1800 : an essay in historicai bibliography », The Darnton debate. Books and revolution in the eighteenth century Oxford, 1998. 22 Huguette Krief, Vivre libre et écrire. Anthologie des romancières de la période révolutionnaire (1789-1800), Oxford-Paris, 2005. 23 Françoise Le Borgne, Rétif de la Bretonne et la crise des genres littéraires, 1767-1797, thèse Paris IV, 1995 ; Catriona Seth, Évariste Parny, 1753-1814, thèse Paris IV, 1995. 21 8 sous l’Ancien Régime, la Révolution précipite sa déchéance matérielle et sociale, d’autant que sa faculté à rallier, l’un après l’autre, les différents gouvernements le rend suspect aux patriotes - a-t-il monnayé ses services à Mirabeau dans la lutte que mène celui-ci cotre l’abbé Maury ? Il publie le Drame de la Vie (décembre 1789-octobre 1792), transposition scénique en 10 pièces et 365 scènes d’ombres chinoises de Monsieur Nicolas, rivalisant d’innovations formelles aux antipodes des textes appréciés des sans-culottes, que lui jugent démagogiques. Le discours sur les faits semble se substitue chez lui aux faits eux-mêmes, occasion de dénoncer la violence populaire du 14 Juillet ou des journées d’octobre 1789, de démultiplier les thèmes de la trahison et de la manipulation (caractérisant indifféremment aristocrates et militants populaires), de ne représenter le peuple qu’en fuite Les faillites qui fragilisent le monde de la librairie font aussi perdre à Restif de précieux appuis et, après avoir usé d’une amitié éphémère avec Nicolas de Bonneville, l’un des fondateurs du Cercle Social, le contraignent à monter ses propres presses, à devenir le journaliste des Nuits de Paris. À partir de 1795, sa situation misérable le pousse à désirer un mécénat public, quelque poste honorifique dans l’administration dont jouissent déjà plusieurs de ses confrères, comme il rêvera en vain d’une place à l’Institut. Il finira parmi les ronds-de-cuir, surveillant la correspondance des émigrés. Les lieux de sociabilité qu’il fréquente désormais sont bien moins nombreux qu’auparavant : brouillé avec Grimod de la Reynière, il demeure fidèle au salon Beauharnais et retrouve Louis-Sébastien Mercier, avec lequel ses relations sont devenues erratiques, au Café Manouri. Parny, a priori, avait bien moins de chances que lui de réussir en Révolution. Il en vit les premières heures, endeuillé par la mort successive de ses frères, dont l’un était son protecteur à la Cour, et pense, faute d’amis sincères, retourner dans l’île Bourbon dont sa famille est originaire ; il activera sans cesse son réseau créole. La reconnaissance littéraire dont il jouit à Paris l’y retient finalement ; une pension royale, la croix de Saint-Louis qui lui est décernée en 1791, prouvent ses excellentes relations avec le pouvoir exécutif. L’émigration de plusieurs de ses proches, l’exécution de son notaire, l’isolent pourtant et le contraignent, durant la Terreur, à se cacher à Clichy. Lui qui a fréquenté la Loge des Neuf Soeurs peut compter sur la fidélité sans faille de Ginguené, son ancien condisciple au collège de Rennes, sur le soutien de Cubières, de Lebrun. Il gagne son brevet de civisme en publiant, le 1er thermidor an II (19 juillet 1794), son ode au vaisseau Le Vengeur, qui lui vaut, grâce à MarieJoseph Chénier, des secours de la Convention. Sa carrière est, à partir de cette date, indissociable des régimes successifs. Nommé directeur général de l’Instruction publique, Ginguené l’appelle dans ses bureaux ; en juin 1796, il accède, avec son ami La Chabeaussière, à l’administration du Théâtre des Arts (ex-Opéra), dont les deux hommes démissionnent un an plus tard pour protester contre le détournement des fonds de l’Institution par le ministère de l’Intérieur. François de Neufchâteau lui commandera néanmoins la récriture « politiquement correcte » d’oeuvres de la littérature, ou un hymne pour la fête de la Jeunesse. Toujours soutenu par les Idéologues du journal La Décade, il est pensionné par la République, qui paie aussi l’édition de La Guerre des dieux, lui abandonnant même les bénéfices. Admiré par ses pairs, mas dénoncé par ses anciens amis (par Chateaubriand dans Le Génie du christianisme), il participe à l’aventure du Portique républicain. Il est promu en l’an IX à l’Institut. 3. LES VOIES DE LA RECONNAISSANCE - L’engagement Rétif comme Parny sont tributaires des nouvelles logiques de production et de publication des œuvres, marquée par l’explosion incontrôlée du nombre des libraires et imprimeurs, la prolifération des contrefaçons, la concurrence, qui rendent essentiel l’appartenance à des cercles ouverts aux acteurs politiques pour défendre et conserver sa 9 position dans le monde des lettres24. Ils doivent aussi reconnaissance ou mépris à leurs engagements politiques et esthétiques respectifs. Il est indéniable que ceux-ci peuvent valoir carrière. Marie-Joseph Chénier, frère cadet d’André, devient ainsi le chef de file des auteurs patriotes, et pour son théâtre (Charles IX ou l’École des rois en 1789, mettant en cause les responsabilités du roi et de l’Eglise, non de la nation, dans le massacre de la SaintBarthélémy ; Brutus en 1793, vantant le héros fondateur de la République romaine, et sa capacité au sacrifice de ses fils, déjà peinte par David), et pour ses productions pédagogiques (Office des décades provisoires, ou discours, hymnes et prières en usage dans le temple de la Raison, an II) ou ses chansons (Chant du départ). Collot d’Herbois, directeur du théâtre de Lyon et obscur dramaturge à la veille de la Révolution, aurait-il un jour siégé dans le comité de Salut public de l’an II s’il n’avait produit, en réponse à un concours des Jacobins de Paris en 1791 destiné à valoriser une œuvre de propagande à destination des campagnes, son Almanach du Père Gérard. L’empotant sur une quarantaine de concurrents, il propose ainsi douze entretiens fraternels sur la Constitution, la religion et le terme de la Révolution, entre un vieillard et ses « frères et amis » paysans. L’ouvrage devient très vite un succès d’édition et suscite plusieurs traductions en allemand, en flamand, en provençal et en breton, des transcriptions théâtrales ou ludiques, voire des pastiches royalistes mettant en scène la « Mère Gérard », le tout assurant gloire politique et réussite professionnelle immédiates à Collot 25. Fabre d’Églantine, Sylvain Maréchal, dont vingt mille exemplaires du Jugement dernier des rois seront diffusés dans les armées et les sociétés populaires en l’an II, connaîtront pareil succès. Si l’œuvre peut être gage de carrière, elle suit aussi la promotion : bien connu est évidemment le Recueil des actions héroïques et civiques des Républicains français, concocté par Léonard Bourdon, membre du Comité d’instruction publique, imprimé en janvier 1794 par la Convention nationale et bientôt compté parmi les livres élémentaires obligatoires – il sera édité en deux tirages, soit 230 000 exemplaires et 20 000 placards, dans l’année. La reconnaissance n’est pas toujours au bout de l’effort. Le Conseil d’instruction publique, constitué le 11 brumaire an VII (1er novembre 1798), rejettera plusieurs livres à cause d’un républicanisme insuffisamment affiché, le ministère de l’Intérieur publiant à la même époque un Manuel républicain, compilation commentée des principaux textes de lois et instructions significatifs du changement culturel. L’histoire immédiate s’impose au théâtre ou dans les romans comiques, tels que les pratiquera Pigault-Lebrun de la Convention thermidorienne (L’Enfant du carnaval) à l’Empire. Les bouleversements du quotidien inspirent en 1794 Les Aventures de Jérôme Lecocq, ou les vices du despotisme et les avantages de la liberté, récit proposé à la Convention par Henriquez : il s’agit d’un ensemble de courts tableaux décrivant une fête républicaine au village, les effets bénéfiques de la déchristianisation (envers la religion d’un Dieu qu’on mange « travesti dans un feuilleton de pâte blanche », contre le célibat des prêtres, en faveur d’un Être Suprême plein de justice et de bonté), la laïcisation du mariage et des enterrements, un défilé d’enfants de la patrie, etc. Pour les ennemis du régime, l’auteur justifie la guillotine grâce à laquelle « l’intrigue est déjouée, la vertu civique retrouve son énergie : on voit reparaître les vrais citoyens […]. Ils n’ont jamais reconnu d’autre autorité que le grand pouvoir du peuple, conféré à une masse d’hommes convoqués et réunis au nom du peuple » (chapitre IX). Mais la propension est moins à la légitimation des foules qu’à la personnalisation outre mesure de l’expression révolutionnaire et de l’exercice de la citoyenneté à travers tel ou tel leader. C’est aussi manière de renvoyer le citoyen à son anonymat, à une éternelle enfance de l’esprit, à des passions dominantes. Des droits politiques universels, l’égalité civique, posent problème et les revendications du mouvement populaire 24 Carla Hesse, Publishing and Cultural Politics in Revolutionary Paris, 1789-1810, Oxford, 1991. Jean-Marie Collot d’Herbois, L’Almanach du Père Gérard (1791), éd. Michel Biard et Gwennole Le Menn, Saint-Brieuc, 2004. 25 10 d’autant plus. Louis-Sébastien Mercier qui, Girondin, a dû subir la sans-culotterie parisienne, dit bien dans Le nouveau Paris son aversion sociale, culturelle, pour la politique de la rue, pour la « populacerie » mue par des « vociférateurs » (aux rangs desquels Marat, Romme, Babeuf). Car le récit de l’histoire immédiate, qui rompt avec les leçons du théâtre historique vanté depuis Voltaire et jusqu’à Chénier, reflète évidemment les changements de régime révolutionnaires. On peut par exemple distinguer dans le répertoire théâtral une chronologie des principaux thèmes privilégiés depuis les premières heures de la Révolution : la prise de la Bastille (1789-1791), la suppression des vœux religieux, la fuite du roi (1791-1792), l’enrôlement des volontaires, les luttes des factions (1793-an III), l’abolition de l’esclavage (an II), les victoires militaires (de l’an II à l’Empire, avec en 1793 une efflorescence de pièces sur la victoire remportée à Toulon sur les Anglais, ou sur Viala et Bara, martyrs de la Révolution). Le thème de la conscription et des malheurs de la guerre peut renvoyer à une expérience vécue par certains auteurs. C’est Lesur, prêt à partir au front, qui narre la bataille de Jemmapes dans La Veuve d’un Républicain, usant avec succès des topiques de ce théâtre guerrier, qui parle volontiers de la faim, des femmes (donc de la virilité du soldat), du vin, élément de la fraternisation républicaine et potion du courage, et tout autant de la soif de vie qui est antidote à la mort (Opéra-Comique, 3 frimaire an II – 23 novembre 1793). Mais que chute le gouvernement de l’an II et Marsollier et Dalayrac s’interrogent sur L’Intérieur des comités révolutionnaires, tandis qu’Hoffman et Kreutzer montent carrément Les Brigands. C’est dire aussi que la carrière des auteurs aura à souffrir de leurs engagements successifs, passera par des temps de « vaches maigres » et la nécessité d’autojustification, dont l’étude des « historiens » contemporains de la révolution nous a montré les limites26. Pensons, par exemple, aux cas de La Vicomterie (Les Crimes des rois de France, 1791), à Lacretelle (Précis historique de la Révolution française, 1801), à Desodoards (Histoire de France depuis la mort de Louis XIV, 1789 ; Histoire philosophique de la Révolution de France, 1796 ; Histoire de la République française, 1797). La distance est évidente entre le militantisme passionné de La Vicomterie, et l’écriture de Lacretelle, avantagé par sa position de censeur officiel de la presse en 1801 – elle lui assure une publicité bienveillante pour son Histoire de la Révolution française, lui qui, royaliste modéré, a appartenu aux Feuillants, a dû rejoindre l’armée en 1792 pour protéger son existence, a été activiste lors du 13 Vendémiaire et échappé de justesse à l’arrestation en fructidor an V. La Vicomterie, élu à la Convention, s’est fait connaître pour des textes très politiques, Les Droits du peuple sur l’Assemblée nationale, la République sans impôts, et s’est révélé très tôt hostile au veto royal et en faveur de la république. Prudhomme, qui publie à partir de 1789 le journal Les Révolutions de Paris et défend les idéaux révolutionnaires de 1789, n’aura pas de mots assez durs pour condamner l’intervention populaire et les « dérapages » consécutifs à Varennes, dont le principal est pour lui la Terreur, lui qui fut arrêté avec les Girondins ; il fixe pour longtemps l’image d’un Robespierre aigri, complexé, payant et faisant payer toute sa vie les humiliations de sa jeunesse. De nombreux réseaux sont à l’œuvre dans la promotion de ces « historiens » et de leurs ouvrages : réseau jacobin pour La Vicomterie, consulaire pour Lacretelle. Ne pas être intégré à un réseau est au contraire fatal pour les auteurs, comme le démontre le cas de FantinDesodoards. Il a certes été journaliste aux Annales patriotiques et littéraires de Carra et Mercier, s’occupant des pages politiques et a stigmatisé les jacobins, mais sous le Directoire il veut réconcilier tout un chacun, plaidant pour l’oubli du passé et la neutralité, le rejet des passions : il est totalement isolé dans ce combat et demandera en vain des pensions à l’État, multipliant les procès, y compris contre Lacretelle qu’il accuse de plagiat. - Les sociétés artistiques 26 Philippe Bourdin (dir.), La Révolution (1789-1871). Écriture d’une histoire immédiate, Clermont-Ferrand, PUBP, 2008. 11 Il serait donc trop facile de taxer d’ « opportunisme » la recherche de bénéfices financiers et d’une réputation. Elle n’est en rien incompatible avec un engagement politique sincère : c’est le cas de la plupart des auteurs précédemment cités, comme d’autres, bien plus confirmés. Condorcet, Bernardin de Saint-Pierre, Louis-Sébastien Mercier, Mme Kéralio, que l’on retrouve à la fondation de plusieurs clubs ou journaux (les Annales patriotiques et littéraires pour Mercier, défenseur des Girondins) n’hésiteront pas à faire juger leurs écrits publiquement lus par les nombreux adhérents du Cercle Social, érigés en opinion critique (Marcel Dorigny, in Jean-Claude Bonnet (dir.), La Carmagnole des Muses, op. cit.). La critique « professionnelle », nonobstant ses fluctuations chronologiques, ses mouvements d’humeur et de peur, ses aspects passionnels ou institutionnels, pour continuer d’exister, se fera majoritairement gardienne d’un temple académique et du goût, vitupérant dans le domaine théâtral « le goût bourgeois » ou le mélange des genres qui fait « la scène bâtarde » (Philippe Bourdin, Gérard Loubinoux (dir.), La scène bâtarde entre Lumières et romantisme, Clermont-Ferrand, 2004). Car, dans un mouvement continu dans le siècle, comédie et tragédie, sinon dans les grandes scènes subventionnées par le pouvoir, ont perdu de leur pureté (foin des unités, vive le mélange des styles, qui amène l’inventivité publicitaire des désignations : ne peut-on assister à une « mélo-tragi-parade » ?). Cette entrée originale dans les clubs politiques nés de la Révolution ne heurte guère les habitués des sociétés littéraires, qui portent en elles les héritages de celles des années 17701780, destinées notamment à la réforme de l’enseignement et à la diffusion des Lumières (Société apollonienne ou Société des Neuf Sœurs (1780), Musée de Paris (1782), animé par Court de Gébelin, Musée de Pilâtre de Rozier (1781), qui devient en 1785 Lycée de Paris)27. Elles font se rencontrer les écrivains et leurs lecteurs dans une relation de séduction vitale, à la recherche d’un horizon d’attente commun. Les programmes respectifs de la Société des Amateurs de la Langue française, créée en 1791 par Urbain Domergue, ou du Portique républicain, fondé huit ans plus tard par le chansonnier Pierre-Augustin Piis, mettent parfaitement en lumière les croisements entre littérature et politique. Avec la volonté de créer une identité collective qui subsumerait la diversité des statuts – l’écrivain du dimanche côtoyant l’auteur confirmé – et des réseaux, la Société Nationale des Neuf Sœurs (1790-1793) fondée par Edmond Cordier, réunit les promoteurs de la régénération du genre humain : scientifiques, littéraires, artistes peintres et musiciens de tous âges, la plupart dotés d’une reconnaissance académique, maçonnique ou salonnière, y côtoient des politiques favorables à la suppression des privilèges, à la réforme des Académies, à la liberté de création, toutes idées portées par le journal Le Tribut, les presses des Neuf Sœurs, les concours et les prix hérités des académies, et un réseau de correspondants provinciaux28. Les salons demeurent également des laboratoires où s’expérimentent de nouvelles formes littéraires et de nouveaux rapports aux textes, à la lecture : la définition d’un public élitiste ou démocratique (à l’aune du droit de vote), fait justement l’objet de débats importants pendant la période révolutionnaire. Antoine Lilti combat cependant l’idée reçue selon laquelle ils auraient pu faire la Révolution, démontrant combien ces lieux, à l’ouverture limitée et cultivant l’art de la distinction, sont d’abord les cellules de base de la bonne société parisienne et d’une opinion mondaine, férues des nouvelles, des bruits, des bons mots et des belleslettres, attributs d’une réputation pour la salonnière. Jusqu’en 1792 et après la Terreur, ces salons (Flahaut, Condorcet, de Staël, Beauharnais, Roland, Talma, etc.) résistent très bien aux clubs29. Les modèles et les formes de la sociabilité littéraire en Révolution ne sauraient donc 27 Katia Béguin, Olivier Dautresme (dir.), La ville et l’esprit de société, Tours, 2004 ; Hervé Guénot, « Musées et lycées parisiens (1780-1830) », Dix-huitième siècle, 1996. 28 Jean-Luc Chappey, in Philippe Bourdin, Gérard Loubinoux (dir.), La Révolution et les arts de la scène, Clermont-Ferrand, 2004 ; in Réseaux et sociabilité littéraire, op. cit. 29 Antoine Lilti, Le monde des salons. Sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIe siècle, Paris, 2005. 12 être figés dans des oppositions inconciliables : « salons » vs « clubs » ; « académiciens » vs « écrivain plébéien ». Ses animateurs ne sauraient être réduits à la figure des « pauvres diables ». L’importance prise par ces cercles posent néanmoins de manière crue un certain nombre de problèmes : ceux de l’identité individuelle de l’auteur, de la construction d’une renommée, des nouveaux codes de civilité, des frontières sociales du monde des écrivains suivant les phases de la Révolution, de l’émergence ou la mise en sommeil de certains genres littéraires30. - La reconnaissance des pouvoirs publics De ces vanités d’auteurs, le dramaturge Louis-Benoît Picard dresse en l’an VI un sombre tableau dans Médiocre et Rampant ou Le moyen de parvenir. Il nous plonge dans les bureaux d’un ministère, où les fonctionnaires subalternes méritants ne manquent pas, qui, tel Firmin, expriment leur malaise vis-à-vis d’une société où les hommes de mérite « languissent partout, partout persécutés / Et par des parvenus lâchement insultés » (acte I, scène 1). Chef de bureau, Dorival passe d’un ministre à l’autre – manière de rappeler l’instabilité du régime, remis en cause chaque année par les résultats électoraux -, et, faible en talents mais fort de sa permanence, « tartuffe et patelin », joue toujours les importants, sachant pouvoir compter sur ses subordonnés auxquels il parle de haut et dont il emprunte à son profit les talents littéraires pour assurer sa promotion et ses conquêtes amoureuses. Quel qu’en soit l’heureuse issue, cet univers amoral offert au spectateur pourrait paraître incongru : qui aujourd’hui se soucierait de voir porté sur scène le quotidien du ministère des Affaires étrangères ? Peut-être l’incongruité était-elle moins éclatante pour le public de 1798 : pour preuve, les trente-deux représentations parisiennes qui égayent en près de deux ans cinq théâtres différents. Et si l’on considère le monde des hommes de lettres, où l’on se presse pour demander des commandes, des secours, des pensions et des postes dans les Ministères ou les administrations départementales et locales, si l’on mesure ce qu’une carrière dans l’administration finit par devoir à la publication de quelque ouvrage académique, si l’on songe aux protections apportées par Fouché à la Marine ou par François de Neufchâteau à l’Intérieur, dont l’Ariste de Picard épouse les qualités, l’auteur parle d’évidence31. Catherine Kawa a longuement étudié les « ronds de cuir » du ministère de l’Intérieur32 , ces salariés de plume épousant souvent, sur plusieurs générations, une carrière sans investissement initial en capital, et vivant au gré des promotions et des licenciements décidés par les premiers d’entre eux, avec le contreseing de ministres soucieux de créer un « esprit maison ». De l’Ancien Régime à la Restauration, 4,3 % de ceux qui leur mettent le pied à l’étrier sont des savants et des hommes de lettres, 15 % des magistrats, des officiers supérieurs et des hauts fonctionnaires, plus de 29% des ministres, des députés, des conseillers d’État, sachant qu’« un monde séparait les chefs de divisions, qui fréquentaient des ministres, des hommes d’État ou des artistes, et les commis, plus proches des couches populaires et de la petite et moyenne bourgeoisie parisienne ; entre ces deux catégories, les chefs de bureau faisaient figure d’intermédiaires ». Là est sans nul doute une voie pour l’ascension de la « piétaille littéraire », prompte au pamphlet et à l’écrit scandaleux, telle que la distingue Didier Masseau à la veille des événements révolutionnaires ; une voie, d’ailleurs, que d’aucuns revendiqueront pour services rendus à la cause et à la pédagogie républicaines. 30 Dena Goodman, op. cit. ; Daniel Gordon, Citizens without Sovereignty : Equality and Sociability in French Thought, 1670-1789, Princeton, 1994. 31 Dominique Margairaz, François de Neufchâteau. Biographie intellectuelle, Paris, 2005. 32 Catherine Kawa, Les Ronds-de-cuir en Révolution, Paris, CTHS, 1996. 13 Il en va ainsi de Joseph Rosny, sous-chef du Bureau de l’esprit public au ministère de l’Intérieur sous le Directoire33. En 1798, il profite indéniablement du contexte politique lié à la contre-offensive républicaine pour renforcer sa position dans le monde des lettres, confirmant la forte perméabilité existant entre le monde de l’administration et celui des lettres. Moins visibles que d’autres formes d’interventions des autorités publiques sur le terrain des productions littéraires (commandes, aides à la publication, secours et pensions accordées aux auteurs…), le rôle joué par ces acteurs situés entre le monde des lettres et le monde de l’administration est pourtant essentiel pour rendre compte des dynamiques qui traversent respectivement ces deux univers. Rosny cherche autant à construire son statut d’écrivain qu’à renforcer sa position au sein de la hiérarchie administrative, jouant sur les deux tableaux pour améliorer sa situation. Après une réédition de la Vie de Florian grâce à laquelle il s’inscrit dans le vaste mouvement de productions enfantines qui caractérise cette période, il prend place dans les productions « morales » et pédagogiques, utilisant le théâtre, le roman, les mémoires. Les relations qu’il entretient dans le monde de la librairie le mettent en position privilégiée, lui permettant sans doute de récolter les bénéfices financiers de sa « mission ». Si ses compétences littéraires sont réelles, il est protégé par François de Neufchâteau dont il a judicieusement célébré les qualités de ministre et d’homme de lettres, et devient 1er rédacteur à l’Instruction publique. Dans son entourage, on trouve ainsi Parny, Joseph Lavallée, François Félix Nogaret, La Chabeaussière, Nicolas Bouilly ou Dieudonné Thiébault, autant de polygraphes qui jouent alors un rôle essentiel dans la diffusion des « principes » républicains, justifiant les critiques de plus en plus nombreuses portées par ceux qui accusent l’administration de provoquer le déclin des lettres. Mais, au moment où le Directoire connaît sa crise ultime, Rosny participe avec bien d’autres à la dénonciation du régime républicain. Alors que dans les journaux se multiplient les attaques contre la politique de soutien accordée par le régime aux hommes de lettres, contre le rôle assigné à ces derniers dans l’administration et, finalement, contre la fonction assignée à la littérature dans l’œuvre de régénération républicaine, Rosny s’inscrit activement dans cette offensive contre la « décadence » des lettres et la « dégradation » de la littérature. En collaboration avec deux littérateurs dont la position est proche de la sienne – Félix Nogaret (1740-1831) et ClaudeFrançois-Félix Mercier de Compiègne (1763-1800) -, il publie, quelques temps avant le coup d’Etat du 18 Brumaire, un violent pamphlet contre les « nouveaux venus » et autres « usurpateurs » dans le monde des lettres. Sous le titre de Tribunal d’Apollon¸ un dictionnaire satirique où les différentes notices biographiques servent d’exécutoires aux critiques souvent acerbes contre les écrivains en place, les auteurs de cet ouvrage se présentent comme les « juges » impartiaux chargés de rétablir les hiérarchies et l’ordre dans la République des lettres. Mais, avant que l’Institut ne les accueille, la fonction publique, fortement marqué par le rêve des Idéologues de réussir au nom de la raison l’union des sciences, des lettres et de la politique, protège aussi des hommes de renom et leur réseau scientifique et épistolaire34. Chef de Division de l’Instruction publique, Ginguené place Parny, La Chabeaussière, Amaury Duval à la tête d’un bureau, et ce dernier recrute comme subalterne Victor Lanneau, affirmant ainsi une solidarité du monde des lettres ; le dixième des commis ayant acquis des lumières dans des études secondaires ou supérieures monopolise de toute façon les fonctions les plus éminentes du ministère de l’Intérieur. CONCLUSION 33 Jean-Luc Chappey, « Les tribulations de Joseph Rosny (1771-1814). Questions sur le statut de l’écrivain en Révolution », AHRF, n° 356, avril-juin 2009. 34 Georges Benrekassa, « Le statut de l’auteur », in Jean-Claude Bonnet (dir.), La Carmagnole des Muses. L’homme de lettres & l’artiste dans la Révolution, Paris, 1988, p. 304-308. 14 Le monde des écrivains en Révolution ne peut se réduire aux académiciens humiliés, aux « Rousseau des ruisseaux » vengés, aux talents guillotinés. En créant le droit d’auteur, en reconnaissant la valeur de l’intellectuel porteur de raison, et à ce titre volontiers associé au pouvoir (particulièrement à partir de l’an III), en accordant une mission éminemment politique à l’écriture et un satisfecit à l’engagement individuel des auteurs, avant de les récompenser par leur entrée à l’Institut, académie renaissante, la Révolution offre des carrières à toute une nouvelle génération. L’ouverture sociale ainsi permise, le tourbillon incessant d’une société où chacun peut faire assaut de sa plume, ne sont pas sans inquiéter les plus anciennement établis, des critiques qui défendent l’académisme comme dernier rempart à leur statut, jusqu’aux écrivains reconnus dans les lieux d’une sociabilité traditionnelle (ainsi de Marie-Joseph Chénier, bientôt aigri du monde qu’il a contribué à porter, et bien entendu des anti-Lumières). Le rejet des Idéologues par Bonaparte facilitera une réorganisation de l’espace de création et de reconnaissance. Les soucis matériels, carriéristes, laissent-ils suffisamment de temps, de souffle, pour la création ? L’étude des productions se réduit trop souvent à celle de quelques œuvres, et en néglige beaucoup d’autres - l’écrasante majorité - qui, bien que ne bénéficiant pas d’un statut consacré par l’histoire littéraire, occupent néanmoins une place importante dans le corpus révolutionnaire. Dépréciant volontiers leur qualité esthétique ou se limitant à la poursuite de la « littérarité » ou du « reflet » (ainsi des nombreuses études consacrées à la Révolution « dans » la littérature ou « vue par » certains écrivains), les fautifs, littéraires ou historiens, oublient qu’ils tombent ainsi dans les pièges épistémologiques édifiés par la critique savante de l’époque révolutionnaire, le plus ardemment durant les périodes de réaction (en l’an III, en l’an VIII) : préférant le salon à la rue, elle balayait d’un revers de manche l’œuvre décennale pour lancer les ponts entre les anciennes académies et l’Institut35. Elle distinguait alors vigoureusement entre une littérature « utile » ou populaire « rimant en alexandrins pompiers les slogans des clubs ou vociférant sur la scène théâtrale les mots d’ordre des manifestations » ou additionnant « de mièvres bergeries, des idylles sentimentales dont la fadeur viendrait souligner le caractère sanglant du moment », et une littérature « noble », susceptible d’accéder à la postérité et immédiatement aux manuels36. Or, comme le reconnaissait récemment Henri Coulet : « au cours même des événements, toute une littérature a foisonné, dont l’importance et la nouveauté n’ont commencé à être mesurées qu’à notre époque, littérature de combat, journaux, pamphlets, factums, satires, allégories, contes, pièces de théâtre et même romans, car les nouvelles de Barbault-Boyer, les fictions romanesques de Lesuire, de Henriquez, de Doppet, de Beauvoir, de Delisle de Sales, de Pochet, de Gorjy (celui-ci hostile à la Révolution) sont des œuvres fortes et originales »37. Mais cela serait l’objet d’une autre conférence … 35 Philippe Bourdin, in Michel Biard (dir.), Terminée, la Révolution …, 2002. Michel Delon, in Revue d’histoire littéraire de la France, 1990. 37 Henri Coulet, in Huguette Krief, Vivre libre et écrire. Anthologie des romancières de la période révolutionnaire (1789-1800), Oxford-Paris, 2005. 36 15 BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE - Katia Béguin, Olivier Dautresme (dir.), La ville et l’esprit de société, Tours, 2004. - Paul Bénichou, Le sacre de l’écrivain, 1750-1830. Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, Paris, 1973. - Jean-Claude Bonnet (dir.), La Carmagnole des Muses. L’homme de lettres & l’artiste dans la Révolution, Paris, 1988. - Jean-Claude Bonnet, Naissance du Panthéon. Essai sur les grands hommes, Paris, 1998. - Philippe Bourdin (dir.), La Révolution (1789-1871). 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