Ce matin j`ai décidé d`arrêter de manger - Eki-Lib

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Ce matin j`ai décidé d`arrêter de manger - Eki-Lib
Ce matin j’ai décidé d’arrêter de manger
Je le sentais mal, ce rendez-vous de la fin du mois de juin 2005 chez le spécialiste.
Maman a pris son jour de repos pour m’accompagner. Papa n’a pas le droit de
venir. Je ne veux pas de sa présence dans le cabinet du professeur. Maman va
suffisamment me démolir devant lui. J’entends déjà ses propos :’’ Elle ne mange
rien, elle ne fait aucun effort, elle ne sort pas, elle ne fait que de dormir, elle est
agressive, elle ne veut pas ceci, elle refuse cela….’’
Je sais que j’ai de grosses lacunes, mais je prétends faire des progrès ! Surtout, je
considère ces renseignements sur mon comportement comme des données qui me
sont personnelles, et j’estime que ma famille me trahit à nouveau !
Comme à chaque rendez-vous, je tremble, je sue à grosses gouttes et je résiste mal
à l’envie de retourner sur mes pas. Si je trouvais un moyen de fuir… Si seulement
j’avais le courage de fuguer une fois pour toute. Mais où aller ? J’ai trop peur de
quitter la maison familiale, mon lit, ma chambre, mes affaires et mes rituels. Trop
peur de l’inconnu. Je suis dans un piège invisible de souffrance et de colère. Partir
en courant ? Refuser de descendre de voiture ? Je connais l’issue : ma maman me
forcera et j’irai écouter le professeur me poser des questions auxquelles je
répondrai par un simple signe de la tête. Oui, non, je ne sais plus dire que cela.
- Ça va Justine ?
- Oui.
- Tu as quelque chose à me dire depuis notre dernière entrevue ?
- Non.
- Au niveau poids, on peut savoir où tu en es ?
- Euh…oui .
- Je t’écoute.
Pas de réponse. Il patiente un instant, puis abandonne
- Bon, je vois que tout cela n’avance pas vite et que, malgré tes espoirs et tes
promesses, tu maigris encore. J’ai parlé de ton cas avec mon assistante et
pour nous, au jour d’aujourd’hui, il n’y a plus qu’une seule solution.
Il prend son temps, ferme les yeux comme s’il réfléchissait profondément, les ouvre
à moitié en passant la langue sur ses lèvres. Je commence à connaître cette
mimique qu’il adopte pour annoncer une nouvelle gravissime.
- Si tu es d’accord, on va te poser une sonde naso-gastrique…
J’en étais sûre ! Voilà la sentence que j’attendais, tout en la craignant. Je suis à la
fois soulagée et horrifiée. Soulagée car il n’est pas question d’hospitalisation de
force, et horrifiée à l’idée de me voir affublée de ce système barbare. Mes parents
attendent cette décision depuis un bout de temps, je le sais. Accepter leur ferait
plaisir, plus exactement les soulagerait. Mais j’aimerais continuer à croire en moi
et en la maladie. C’est une maladie, d’accord, donc je n’en suis pas responsable.
Mais je peux la contrôler, lutter seule.
Je pourrais rester à 40 kg et me sentir bien dans mes ballerines. J’y pense très
souvent. De toute façon, je suis certaine que je m’accepterais davantage à 40 kg
qu’à 60.
J’ai parlé tout haut ou le professeur a-t-il deviné mes pensées ?
- Si tu continues comme ça, dans deux mois tu n’es plus avec nous !
Tout le monde me pousse à dire oui.
- Je ferai des efforts. Je vous promets, je vous jure… Je mangerai à table.
D’ailleurs, j’ai mangé une crème dessert à midi…
C’est mal jurer, parce que je ne tiens pas mes promesses. J’ai dû manger cette
crème dessert au lieu d’un yaourt nature. Le professeur n’est pas dupe.
- Tu crois que c’est avec ta crème dessert que tu vas te sauver la vie ?
Parce qu’une sonde peut me sauver la vie ? Je n’arrive pas à intégrer cette notion
de danger mortel. Je peux toujours manger si je le décide, pas besoin d’un tuyau de
gavage !
Maman intervient :
- Justine, tu acceptes.
Je me déteste de céder aussi lamentablement, de me soumettre aux parents. De
toute manière, pourquoi réfléchir 6 On ne me laisse pas le choix. Ma mère est en
pleurs à côté de moi, ce qui a pour effet de me faire fondre en larmes, tandis que le
professeur et son assistante, une ancienne anorexique, continuent leur discours
sur les bienfaits de la sonde. Je ne les écoute même pas, bien plus préoccupés par
mes mouchoirs que par ce sale tuyau.
-
De toute façon, je n’ai pas le choix. D’accord, on essaie.
Dans la voiture, au retour, ma mère m’embrasse, me serre dans ses bras – alors
qu’elle ne le fait jamais et me félicite en pleurant de nouveau.
-
On va y arriver, ma grande. Cette sonde va faire du bien à tout le monde.
J’enrage. Maman me trahit. Elle signe mon arrêt de mort. Elle n’a pas compris que
qui dit poche de nutrition dit apports caloriques supplémentaires, donc absence
de repas normaux. Mais je me tais, tout ce que je dis est utilisé contre moi.
Mes parents s’offrent un apéritif pour fêter la ‘’ bonne nouvelle ‘’. Pour eux, c’est
une victoire. Pour moi, c’est une galère humiliante. Mes parents se sentent
coupables. Ils regrettent leur ‘’ grosse vache ‘’ d’antan, la ‘’ mémère qui ne se
bouge pas ‘’…
L’arrivée de la sonde se passe à domicile et en vase clos. Mais j’espérais quoi ? Un
comité d’accueil ? Des photographes ? Des encouragements ? J’ai regretté
l’absence du clan familiale, sans me douter que mes parents les tenaient un peu à
l’écart. Ils ne voulaient l’aide de personne. Je n’ai pas pensé une seconde à
l’intimité qui leur était nécessaire.
Le 27 juin 2005, la fameuse sonde arrive dans ma vie.
Quelle épreuve ! On se penche en avant. On déglutit. On fait ouvrir la glotte.
L’infirmière prend un tuyau du genre spaghetti, qu’on renifle par le nez en se
penchant au maximum. Ensuite, on peut relever la tête, mais ça brûle terriblement
en descendant dans l’œsophage, jusqu’au milieu de l’estomac. Elle prend une
pipette, et propulse de l’air dans l’espèce de spaghetti qui ressort du nez. Si ça
gargouille, balance indique un poids un convenable.
Pour faire comprendre à la petite Jeanne que la grande Justine doit vivre avec ce
truc bizarre dans le nez, les parents le comparent à une sorte de maman laitière
guérisseuse.
-
Juju est comme un bébé, elle a besoin de se nourrir et de reprendre des
forces et des vitamines.
Ils le baptisent ‘’ Gastounet ‘’ pour dédramatiser par jour. De grandes choses
poches transparentes, rectangulaires, de 500 ml, accrochées à un pied à sérum.
Au début, deux seulement pour habituer mon estomac. Le liquide ressemble à du
lait. Je dois ingurgiter un petit déjeuner complet. Une poche le matin, de 8 heures à
midi. À midi, repas normal en famille –une entrée, un plat, un laitage, un dessert.
J’arrive à avaler malgré le spaghetti encombrant. L’habitude se prend vite. Au
début, je me racle la gorge sans arrêt, mais j’arrive à manger – un minimum grâce à
l’excuse du mal de gorge. Je me rebranche à 13h30 sur une poche complète. Puis, à
17h30, la moitié d’une autre. J’arrête pour un dîner normal, et finis cette poche en
soirée. Impossible de se coucher, le spaghetti risque de se boucher. Il faut se tenir
assis ou légèrement incliné. Pour s’endormir avec ce truc, c’est l’horreur. Alors,
installée sur mon lit, j’écris mon journal intime.
Je l’ai commencé à douze ans. J’y parle de mes parents, de la famille, d’anecdotes
banales autant que de disputes, des garçons que j’aimais au collège, de la mort de
mon arrière-grand-mère, mais jamais de la maladie. Tout juste une petite phrase du
genre : ‘’ Je vais faire un régime. ‘’ C’est un beau cahier, solide, avec des fleurs
violettes. Au début, j’écrivais par souci de ne pas oublier les anecdotes familiales,
au gré de mes envies, histoire de m’évader. Et je continue de m’évader en ne
parlant ni de la maladie ni de la sonde. Dans son journal intime, Justine n’a jamais
été malade, et ne l’est toujours pas. Dans la vie, devant des personnes qui ne me
connaissent pas, Justine n’est pas malade. Comme si mon journal intime ne devait
pas me connaître…. Étrange, ce double moi. En tant que malade, je suis visible, et
de plus en plus visible avec la sonde. J’ai du mal à sortir de la maison et à croiser
certains regards qui tuent. Comme cet homme. Comme ces voyageurs dans le bus
qui me fixent. Personne ne pose de questions, et je préférerais pourtant qu’on le
fasse.
Par exemple : ‘’ Qu’est-ce que tu as ? ‘’ Je répondrais : ‘’ Je suis malade, j’ai besoin
d’être nourrie. ‘’
J’aurais aimé entendre ‘’ bon courage’’ au lieu de messes basses dans mon dos.
En revanche, je n’aurai jamais répondu : ‘’ Je suis anorexique ‘’. Je pense que les
gens imaginent les anorexiques comme des filles capricieuses, le genre qui veut
maigrir pour ressembler aux couvertures de magazine. Or, je n’ai pas fait ce régime
infernal, jusqu’à peser 40 kg, pour me pavaner en maillot de bain ou en décolleté
plongeant. Je continue de me trouver moche, alors que ces filles se trouvent belles
en squelettes ! Leur image dans la glace est déformée.
Certaines adorent contempler leurs os comme des bijoux affleurant sous la peau.
En ce qui me concerne, je les cache soigneusement. Ils sont douloureux. Je me
voulais mince, je ne savais pas que je tomberais dans ce piège fatal. C’est
inconsciemment suicidaire. Or, je ne veux pas mourir. D’une certaine façon, j’ai
voulu protester contre quelque chose mais ce quelque chose est multiple. Manque
de tendresse maternelle, mauvaise image de moi, caractère impérieux et
dominateur sous des dehors de soumission. Refus d’être écartée de la vie de mon
père et d’y participer. Mais avec cette sonde dans le nez, en ce mois de juin