Puissance et … dépendance

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Puissance et … dépendance
Chroniques écadiennes
Mai 2004
Puissance et… dépendance ?
Les États-Unis face à leurs dépenses militaires
Les années 1990 se sont ouvertes sur un phénomène rare : le monde se trouvait face à une
unique super-puissance. L'écrasante supériorité américaine apparaissait incontestable et
incontestée. Pourtant une nation aussi puissante que les États-Unis a-t-elle les moyens de
conserver son rang ? La supériorité militaire peut-elle se conjuguer avec une domination de
l'économie mondiale ?
Le débat n'est pas nouveau. Il a marqué les années 1980, lorsque les dépenses militaires
mondiales ont atteint un montant jamais égalé en temps de paix : 1000 milliards de dollars (1).
Alors que les économies occidentales étaient plongées dans une crise grave, certains analystes
n'ont pas hésité à lier cette crise au fardeau des dépenses militaires. Les faits tendaient à
abonder dans le sens de cette analyse, puisque les principaux pays "militarisés" (États-Unis,
Royaume-Uni, France, Union soviétique) connaissaient de profondes difficultés alors que les
"nains politiques" (Japon, Allemagne) devenaient des géants économiques.
Au milieu d'un féroce débat entre les tenants et les opposants des dépenses militaires, la
publication de Puissance et déclin des grandes puissances (2) fit l'effet d'une bombe.
L'ouvrage de l'historien Paul Kennedy vient en effet appuyer la thèse selon laquelle les
dépenses militaires sapent les fondements de la puissance économique. Plus exactement,
Kennedy montre que toutes les puissances militaires depuis la Renaissance tendent à épuiser
leur économie car elles cherchent à maintenir leur puissance militaire en dépit de la
diminution de leur poids relatif dans l'économie mondiale, liée à l'émergence de puissances
économiques concurrentes (par exemple, les Pays-Bas face à l'Angleterre).
Pourtant, les faits tendent aujourd'hui' à contredire cette thèse, en tout cas pour l'exemple des
États-Unis. Les années 1990 ont été marquées par une croissance spectaculaire de l'économie
américaine qui reste le moteur de l'économie mondiale. A l'opposé, la situation de
l'Allemagne et du Japon se caractérise par des difficultés structurelles. Faut-il alors envisager
que cette croissance résulte des faramineuses dépenses que les États-Unis consentent dans la
Défense ? De fait, les États-Unis ont massivement investi dans ce domaine dans les années
1980. En dépit d'une baisse d'un tiers dans le milieu des années 1990, ils restent le pays qui
dépense le plus en faveur de la défense, d'autant que leur effort militaire croît fortement
depuis 1999.
L'effet de relance keynésienne est indéniable à court terme. Les taux de croissance
trimestrielle sous l'administration de George W. Bush peuvent être corrélés avec l'évolution
du budget militaire. Ceci passe non seulement par une revalorisation des salaires des
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militaires, mais aussi par un effort d'investissement en hausse ainsi que la multiplication des
activités sous-traitées à des sociétés de services privées (comme Halliburton). Un tel surcroît
de revenus stimule indéniablement la consommation, du moins à court terme. Les États-Unis
auraient-ils trouvé la formule magique permettant d'allier la puissance militaire à la prospérité
économique ?
Il est parfois nécessaire d'aller au-delà des premières impressions pour saisir les paramètres
fondamentaux d'un pays. Le regard que porte Emmanuel Todd dans son ouvrage Après
l'Empire (3) est, de ce point de vue, très éclairant. Face à l'apparente réussite américaine, une
analyse plus fouillée révèle en effet certaines tendances pour le moins surprenantes.
De fait, les États-Unis semblent dépendre de plus en plus du reste du monde pour leurs
besoins économiques tout en lui apportant un soutien de plus en plus faible. En effet, le déficit
commercial américain apparaissait acceptable tant que le reste du monde devait trouver des
débouchés et placer ses capitaux. Or, d'autres moteurs de la croissance économique mondiale
ont émergé – en particulier la Chine (4) – et viennent concurrencer les États-Unis. Ceux-ci
apparaissent de ce fait moins indispensables pour le reste du monde en termes de débouchés.
Par ailleurs, la rentabilité réelle des capitaux placés aux États-Unis apparaît faible, ce qui
entraîne un moindre intérêt pour les pays accumulant les excédents commerciaux (5). Ceci se
produit à un moment où d'autres régions du monde deviennent fortement consommatrices de
capitaux et offrent un retour sur investissement plus intéressant. Or, l'entrée de capitaux est
essentielle pour contrebalancer le déficit commercial américain.
Emmanuel Todd développe alors une thèse intéressante. Les États-Unis voient leur place dans
l'économie mondiale diminuer alors qu'ils deviennent de plus en plus dépendants du reste du
monde pour préserver/améliorer leur niveau de vie. A côté de cela, les États-Unis souhaitent
garder le leadership mondial, comme le montre leur politique internationale et militaire depuis
2000. Comment conjuguer ces deux tendances ? Pour Emmanuel Todd, la solution est claire :
les États-Unis doivent démontrer au reste du monde que celui-ci a besoin de la puissance
militaire américaine pour préserver l'ordre mondial.
Si la thèse d'Emmanuel Todd peut sembler osée, voire grandiloquente, elle a le mérite de nous
amener à nous interroger sur la place des États-Unis et les relations que nous entretenons avec
eux. Son livre n'est pas sans évoquer, dans son esprit, l'Empire et les nouveaux barbares de
Jean-Christophe Rufin (6). Ces deux ouvrages conduisent à remettre en question quelques
idées reçues tout en nous incitant à réfléchir sur les tendances émergentes. Dans le cas de
l'ouvrage d'Emmanuel Todd, la notion de "burden sharing" avancée par les États-Unis au sein
de l'OTAN prend une dimension nouvelle.
Les États-Unis évoquent depuis de nombreuses années un partage plus équitable du fardeau
des dépenses militaires entre pays de l'OTAN. Si ce souhait ne s'est pas matérialisé au niveau
de l'effort de défense (bien au contraire), il apparaît que les pays européens financent de facto
une part du déficit commercial américain, notamment au travers de leurs politiques d'austérité
budgétaire et de recherche d'un excédent commercial structurel. L'accroissement du déficit
commercial américain démontre, quant à lui, que les États-Unis ont découplé leur
consommation de leur capacité à créer des richesses – signe, s'il en est, de leur position
dominante dans le monde.
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Pourtant, cet apparent succès de la stratégie militaro-économique des États-Unis ne semble
pas durable. D'une part, les États-Unis n'ont pas supprimé (par une formule magique) le
fardeau de leurs dépenses militaires, mais ils l'ont transféré indirectement à d'autres. Ce
transfert porte d'ailleurs principalement sur les coûts immédiats, le partage des bénéfices d'un
tel effort militaire (en termes de sécurité et d'innovation technologique) s'effectuant presque
exclusivement au bénéfice des États-Unis.
D'autre part, la situation des États-Unis apparaît plus précaire qu'il n'y semblerait au premier
regard. En effet, sans le supplément de moyens fournis par le reste du monde (biens, services
et capitaux), l'effort de défense des États-Unis se révèlerait insupportable pour les Américains
en termes de pression fiscale et d'endettement public. Les États-Unis se retrouvent donc dans
une situation de dépendance qui pourrait les conduire en réalité à une possible impuissance !
Tout comme Blanche Du Bois dans Un tramway nommé désir, les États-Unis semblent ainsi
dépendre de plus en plus de la gentillesse d'étrangers pour maintenir à la fois leur capacité de
consommation et leur puissance militaire.
Cette situation n'est pas sans évoquer la situation de l'Italie dans la Rome impériale : le cœur
de l'Empire devenant peu à peu improductif en raison de sa domination sur le reste du monde
connu. S'il est possible de maintenir la capacité de consommation grâce à la puissance
militaire, l'équilibre centre/périphérie devient de plus en plus précaire au fil du temps,
démontrant l'impossibilité de maintenir une telle relation asymétrique dans la durée.
Une analyse plus poussée montre ainsi qu'il n'existe pas de "nouvelle économie de la
puissance". Toute idée de ce type repose sur un ensemble de faux-semblants ainsi que sur un
rapport de forces (au sens physique, non politique) entre les États-Unis et le reste du monde
dont les faits initiateurs tendent à s'amenuiser depuis les années 1980, si ce n'est à disparaître.
Gageons néanmoins que cette situation ne conduira pas les États-Unis à une radicalisation,
mais plutôt à une meilleure prise en compte des coûts et des bénéfices de leurs dépenses
militaires.
Renaud Bellais
(1) FONTANEL J. (1995), Les dépenses militaires et le désarmement, coll. "Manuels 2000", Paris, Publisud.
(2) KENNEDY P. (1988), Naissance et déclin des grandes puissances, coll. "Petite Bibliothèque Payot", n°63,
Paris, Payot, 1991.
(3) TODD E. (2002), Après l'empire, Essai sur la décomposition du système américain, coll. "Folio Actuel",
n°107, Paris, Gallimard, 2004.
(4) "Au cours des trois dernières années [2001-2003], la Chine a contribué à plus d'un tiers de la croissance
économique mondiale (mesurée en parité de pouvoir d'achat), deux fois plus que l'Amérique." (The Economist,
15 mai 2004, p.11)
(5) L'achat de Bons du Trésor et de titres américains permet pour les pays au commerce extérieur
structurellement excédentaire d'éviter une entrée excessive de dollars dans leur économie, phénomène aux
conséquences néfastes en termes d'inflation et de variation du taux de change.
(6) RUFIN J.C. (1991), L'Empire et les nouveaux barbares, Paris, Jean-Claude Lattès.
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