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SCIENCE & MÉDECINE SUPPLÉMENT Mercredi 2 mars 2016 72e année No 22123 2,40 € France métropolitaine www.lemonde.fr ― Fondateur : Hubert BeuveMéry Directeur : Jérôme Fenoglio Réfugiés : la Grèce au bord du chaos ▶ Des dizaines de milliers ▶ La situation est particu ▶ Le gouvernement grec ▶ Athènes réclame 450 mil ▶ A Calais, la police fran de réfugiés se retrouvent coincés en Grèce après la fermeture, quasi totale, de la route des Balkans depuis dix jours lièrement tendue à la fron tière avec la Macédoine, où des centaines de migrants ont tenté de forcer les barbelés estime qu’entre 50 000 et 70 000 migrants devraient être bloqués en Grèce en mars, si la situation persiste lions d’euros d’aide à la Commission européenne et a entrepris la mise en place de quatre nouveaux camps temporaires çaise a commencé, sous haute tension, le démantè lement de la partie sud du bidonville Les étonnantes découvertes de la « neurobiologie » végétale ▶ Des végétaux qui anticipent les séismes, des plantes qui échangent des informations, d’autres qui les mémorisent… → LIR E PAGE S 2 E T 9 INDUSTRIE AU SALON DE GENÈVE, L’AUTOMOBILE VEUT OUBLIER LA CRISE → LIR E LE C A HIE R É CO PAGE 3 AFFAIRE DAOUD BRUCKNER DÉNONCE LES FATWAS DE L’INTELLIGENTSIA ▶ Une source d’émerveillement autant que d’in terrogations pour les scientifiques → LIR E DÉ B ATS PAGE 1 2 CINÉMA « BELGICA », ÉPOPÉE DANS UN RADE DE GAND → LIR E LE C A HIE R S C IENC E & M ÉDE C INE PAGES 4 - 5 → LIR E PAGE S 1 4 À 1 7 DROIT DU TRAVAIL : LES FAUTES DU GOUVERNEMENT Stefano Mancuso, promoteur de la « neurobiologie » végétale à l’université de Florence. → LI R E P A G E 21 MASSIMO SESTINI. DROIT DU TRAVAIL ANTOINE LYON-CAEN CRITIQUE LE PROJET DE RÉFORME D ans un entretien au Monde, Antoine Lyon Caen juge sévèrement l’avantprojet de loi El Khomri, dont l’examen en conseil des ministres a été repoussé de quinze jours et est dé sormais prévu le 24 mars. Le professeur émérite de droit, qui a participé avec Robert Badinter à la rédac tion du rapport sur « les principes essentiels du droit du travail », critique aussi bien la méthode « brouillonne et confuse » du gouvernement dans ce projet de réforme que le fond du texte. Il n’est pas « en ligne avec cette volonté de rendre les textes plus intelligibles et de ménager un espace accru au dialogue social, regrette M. LyonCaen. Plusieurs mesures sont purement opportunistes, certaines ne profitent qu’aux grandes entreprises ». Quant au projet de barème des indemnités prud’homales, dont les syndicats veulent l’abandon, le juriste le trouve « injuste et inefficace ». « Des exceptions multiples sont prévues, cela va ouvrir la porte à d’innombrables contentieux. Et substituer l’arbitraire d’un barème obligatoire à la sagesse des juges. » LE REGARD DE PLANTU → LIR E PAGE 7 Salah Abdeslam : les ratés des services belges 13 NOVEMBRE 2015 La police belge avait été informée, dès juillet 2014, un an et demi avant les attentats de novem bre 2015 à Paris, des risques que représentaient Salah et Brahim Abdeslam. Un informateur des services de renseignement avait ainsi signalé à la police la volonté des deux frères de commettre un attentat. Un autre rapport évo quait, dès 2015, leurs liens avec l’organisation Etat islamique. Ces informations, rendues publiques par les médias belges, relancent le débat sur l’efficacité de l’anti terrorisme en Belgique. → LIR E PAGE 4 Algérie 200 DA, Allemagne 2,80 €, Andorre 2,60 €, Autriche 3,00 €, Belgique 2,40 €, Cameroun 2 000 F CFA, Canada 4,75 $, Chypre 2,70 €, Côte d'Ivoire 2 000 F CFA, Danemark 32 KRD, Espagne 2,70 €, Espagne Canaries 2,90 €, Finlande 4,00 €, Gabon 2 000 F CFA, Grande-Bretagne 2,00 £, Grèce 2,80 €, Guadeloupe-Martinique 2,60 €, Guyane 3,00 €, Hongrie 990 HUF, Irlande 2,70 €, Italie 2,70 €, Liban 6 500 LBP, Luxembourg 2,40 €, Malte 2,70 €, Maroc 15 DH, Pays-Bas 2,80 €, Portugal cont. 2,70 €, La Réunion 2,60 €, Sénégal 2 000 F CFA, Slovénie 2,70 €, Saint-Martin 3,00 €, Suisse 3,60 CHF, TOM Avion 480 XPF, Tunisie 2,80 DT, Turquie 11,50 TL, Afrique CFA autres 2 000 F CFA 2 | international 0123 MERCREDI 2 MARS 2016 Des migrants tentent de passer en Macédoine près du village grec d’Idomeni, le 29 février. LOUISA GOULIAMAKI/AFP La Grèce en état d’urgence humanitaire Des dizaines de milliers de réfugiés se retrouvent coincés après la quasi-fermeture de la route des Balkans athènes - correspondance E lle est assise sur le quai et regarde obstinément vers la mer et l’horizon, pendant qu’autour d’elle ses trois jeunes enfants s’amu sent à jeter des cailloux dans l’eau. « Je ne veux pas me retourner vers toute cette misère, ces cris, cette crasse. Je veux que mes enfants respirent de l’air pur, au moins autant que durera le soleil. » Lamna Dayoub est une Syrienne de 32 ans. Comme 2 000 autres réfugiés, principalement des Irakiens et des Syriens, elle est bloquée depuis cinq jours au port du Pirée où les abris passagers des portes E1, E2, E3 et E7 se sont transformés en camps d’accueil informels. Lamna Dayoub dort à l’E1, à même le sol sur de simples couvertures. Une seule douche pour 1 200 personnes. Et quelques toi- lettes installées à la hâte par l’autorité portuaire. « La nuit, l’air est saturé, les enfants hurlent, personne ne dort et les hommes nous demandent de faire taire les petits, mais comment faire ? » Alors, le matin, tout le monde est à cran, épuisé, et les bagarres pour une pomme, un bloc à dessiner ou une barquette de riz sont fréquentes. « Appel aux dons » L’Etat est absent. Seules des équipes de volontaires se relaient pour offrir chaque jour jusqu’à 3 000 repas et des tasses de thé chaud. Le groupe suisse Soliba continue de cuisiner chaque jour des soupes à base de légumes frais. « Ils mangent tous si mal sur la route que nous essayons de les aider à faire le plein de vitamines », explique Léandra Huber, qui a laissé pendant trois mois sa classe de maternelle en Suisse pour aider les réfugiés en Grèce. Le port et la municipalité du Pirée ont mis trois pièces à la disposition des volontaires. Il y a ceux qui cuisinent, ceux qui trient les vêtements et ceux qui reçoivent les donations diverses. « Il faut des porte-bébés à la porte E2 et du lait en poudre, qui y va ? », demande l’énergique Maureen, une Canadienne installée depuis dix ans en Grèce et qui vient chaque jour coordonner les dizaines de volontaires qui se présentent spontanément. « Je veux bien, répond une jeune étudiante grecque venue prêter main-forte pour la journée. Vous avez des couches aussi ? » Des couches, il y en a des milliers. « Mais cela n’ira pas plus loin que demain soir, se désole Maureen. On a 300 bébés juste ici à l’E1, et il y en a encore des centaines aux autres portes. Il faut faire un appel aux dons sur Facebook. » « Mon fichu devoir et mon obligation sont que cette Europe trouve un chemin en commun » ANGELA MERKEL Débrouillardise et solidarité. Voilà comment la population grecque fait face au chaos qui s’est abattu sur le pays depuis que, le 21 février, sous impulsion autrichienne, la Macédoine et d’autres pays des Balkans ont introduit de nouvelles restrictions aux frontières. Désormais, seuls les Syriens et les Irakiens munis de cartes d’identité sont autorisés à traverser au compte-gouttes, à rai- Haute tension diplomatique entre Vienne et Athènes la tension est très vive entre la Grèce et l’Autriche. Athènes est indignée de voir Vienne faire cavalier seul dans la gestion de la crise migratoire et a décidé, jeudi 25 février, de rappeler son ambassadrice pour consultation. Afin de discuter de la « sauvegarde des relations amicales entre les Etats et les peuples de Grèce et d’Autriche », précise le ministère grec des affaires étrangères. Des précautions de langage diplomatiques qui ne doivent pas masquer une véritable crispation de la relation, jusqu’ici plutôt bonne, entre les deux pays. « Je ne comprends plus la politique des Grecs. Il est inacceptable que la Grèce agisse comme une agence de voyages et laisse passer tous les migrants, a expliqué dimanche le chancelier autrichien social-démocrate, Werner Faymann. La Grèce a accueilli [en 2015] 11 000 demandeurs d’asile, nous 90 000. » « Nous n’avons de leçon à recevoir de personne », a renchéri la conservatrice Johanna Mikl-Leitner, ministre de l’intérieur, qui avait été déclarée vendredi persona non grata par Athènes. Le gouvernement grec a été très choqué et déçu de constater que, malgré un conseil européen réaffirmant la nécessité de trouver des solutions communes, cinq pays (Autriche, Macédoine, Croatie, Slovénie et Serbie) ont décidé seuls, lors d’une réunion impromptue convoquée par Vienne, de renforcer leurs contrôles. « On nous avait donné l’assurance que le statu quo aux frontières ne serait pas modifié, au moins jusqu’au sommet Union européenne-Turquie du 7 mars, et là, l’Autriche décide quasiment seule d’ignorer les règles, décrypte un haut responsable grec, et se permet de nous faire la leçon en nous accusant de ne pas surveiller nos frontières, situées en pleine mer ! » Décision « inamicale et honteuse » Le premier ministre grec, Alexis Tsipras, a très solennellement dénoncé à la tribune du Parlement une décision « inamicale et honteuse, violant les principes de solidarité européenne » et qui risque de transformer la Grèce en « entrepôt d’âmes humaines ». Dans la foulée, le ministre chargé des questions migratoires, Yannis Mouzalas, a menacé de prendre lui aussi « des mesures unilatérales », sans pour autant préciser lesquelles. Le coup de sang d’Athènes n’impressionne guère à Vienne. Sebastian Kurz, le ministre autrichien aux affaires étrangères, particulièrement offensif envers la Grèce ces dernières semaines, a adopté un ton ironique pour commenter le rappel de l’ambassadrice, estimant qu’il s’agissait d’une bonne occasion pour le gouvernement Tsipras de « s’informer de la situation tendue dans les pays de destination des réfugiés ». Avant d’ajouter qu’il était « beaucoup plus confortable pour la Grèce de laisser passer les migrants que de [les] stopper ». A part le président de la République, Heinz Fischer, qui s’est déclaré « étonné » que la Grèce n’ait pas été invitée à la réunion avec les pays des Balkans, aucune voix importante ne s’est élevée au sein des sociaux-démocrates pour critiquer la manière dont l’Autriche aura placé l’ensemble de ses partenaires européens devant le fait accompli. p blaise gauquelin (à vienne) et adéa guillot (à athènes) son de quelques petites centaines par jour. Tous les autres sont refoulés en Grèce. Plus de 22 000 réfugiés et migrants sont coincés sur pratiquement tout l’est du territoire. Lundi 29 février, ils étaient plus de 8 500 massés à Idomeni, à la frontière gréco-macédonienne, dans un camp prévu pour 2 000 personnes au maximum. Excédés, des centaines d’entre eux ont tenté de forcer les barbelés, et la police macédonienne a répondu par des gaz lacrymogènes. Le ministre grec aux questions migratoires, Yannis Mouzalas, estime qu’entre 50 000 et 70 000 réfugiés devraient se retrouver bloqués en Grèce en mars si les frontières du nord ne rouvrent pas. Pour éviter l’engorgement total à Idomeni, l’armée a entrepris ce week-end d’installer quatre nouveaux camps temporaires le long de la frontière. « En fait, des milliers de tentes pouvant à terme accueillir jusqu’à 20 000 personnes », souligne-t-on au Haut Commissariat aux réfugiés (HCR) qui participe à l’élaboration de ces espaces. En attendant que ces camps soient prêts, l’Etat a décidé de répartir le flux en gardant plus longtemps les nouveaux arrivants – encore plus de 2 000 chaque jour – sur les îles. Comme à Lesbos, en mer Egée, où plus de 3 000 personnes attendaient lundi de pouvoir prendre le ferry. A Athènes, faute de lits dans les camps organisés, beaucoup dorment sur les places publiques ou dans les parcs. Et, depuis lundi, les bâtiments de l’ancien aéroport de l’Elliniko, à l’abandon depuis 2004, sont occupés. Sans douche ni sanitaire. Des dizaines d’autocars qui se dirigeaient vers la frontière macédonienne ont aussi été arrêtés par la police dans plusieurs petites villes qui n’avaient jusqu’ici jamais vu l’ombre d’un réfugié. Comme à Trikala, dans le centre du pays, où le maire a ouvert la semaine dernière un gymnase pour héberger 480 personnes. « Les habitants se sont mobilisés pour cuisiner, collecter des vêtements, occuper les enfants, soigner les malades, explique Christos Prékates, un médecin volontaire qui a en partie coordonné l’action. Finalement, lundi, une dizaine de cars sont venus les chercher pour les emmener vers les nouveaux camps du nord. J’ai trouvé les gens de ma ville exemplaires. Simplement, je crains que si la situation s’enlise et que trop de gens restent coincés, les choses dégénèrent rapidement », souligne le docteur, qui ajoute : « Déjà à Trikala les néonazis d’Aube dorée ont essayé de récupérer l’affaire. » Aube Dorée, en effet, attend son heure. « Encore quelques semaines comme ça et on n’aura même plus rien à dire pour que les gens se tournent vers nous », se réjouit un membre du parti. « Inacceptable » « La Grèce ne peut pas faire face seule, affirme Boris Cheshirkov, du HCR. La notion même de l’asile est en train d’être détruite par une poignée d’Etats et c’est inacceptable. » Athènes demande 450 millions d’euros à la Commission européenne dans le cadre d’un plan humanitaire d’urgence. Mercredi, la Commission devrait présenter des mesures d’aide d’urgence à la Grèce. La chancelière allemande Angela Merkel espère toujours un sursaut collectif européen lors du Sommet européen du 7 mars consacré aux relations avec la Turquie, dans l’espoir de convaincre Ankara de réduire le flux de migrants. « Mon fichu devoir et mon obligation sont que cette Europe trouve un chemin en commun », a-t-elle lancé dimanche, inquiète du risque de voir « la Grèce plonger dans le chaos ». La Grèce, toujours en crise économique, est devenue ce qu’Alexis Tsipras redoutait tant : un « entrepôt d’âmes » à ciel ouvert dans l’Union européenne. p adéa guillot international | 3 0123 MERCREDI 2 MARS 2016 Bernie Sanders attaque Hillary Clinton sur le gaz de schiste L’énergie est au cœur des primaires dans l’Etat pétrolier du Colorado denver (états-unis) - envoyée spéciale L e long de l’autoroute 1-25 qui monte de Denver à Fort Collins, les plates-formes de forage sont en berne. Comme l’Alaska, le Dakota du Nord et les autres Etats producteurs d’hydrocarbures, le Colorado souffre des répercussions de la baisse des cours du pétrole. « Tout le monde a été surpris par la rapidité de la chute », explique Tim Wigley, le président de Western Energy Alliance, un groupe de pression qui représente 450 compagnies énergétiques. Quelque 6 000 emplois ont disparu en 2015 dans le secteur pétrolier dans le Colorado, soit près d’un sur cinq. La réduction des budgets d’équipements et d’investissements par les compagnies a atteint 40 % à 50 %. Mais les écologistes n’ont pas désarmé. Pour eux, la mise en sommeil des plates-formes est temporaire. « Les gens ont cette fausse impression de sécurité parce qu’ils ne voient plus les puits dans leur voisinage », indique Merrily Mazza, dont l’association, Coloradans for Community Rights, milite pour le droit des collectivités locales à se prononcer sur la fracturation hydraulique (« fracking ») pour l’extraction de gaz et de pétrole de schiste. Mais la question de la sécurité des forages n’est pas réglée. L’énergie est au cœur de la campagne des primaires démocrates dans le Colorado, l’un des Etats que Bernie Sanders pourrait remporter à l’occasion du Super Tuesday (« super-mardi ») du 1er mars, en même temps que l’Oklahoma, autre territoire où le fracking inquiète les habitants. Avant le scrutin, le sénateur du Vermont a diffusé une publicité, Les Gens avant les pollueurs, qui montre des habitants enflammant leur eau du robinet avec une allumette. Seul candidat opposé au fracking, il reproche à l’autre candidate à l’investiture démocrate, Hillary Clinton, d’avoir participé à une collecte de fonds le 27 janvier à Philadelphie, au quartier général d’un fonds spéculatif qui a des « participations majeures » dans l’industrie pétrolière. « Tout comme je ne crois pas qu’on puisse s’attaquer à Wall Street tout en acceptant leur argent, explique-t-il, je ne pense pas qu’on puisse s’attaquer au changement climatique tout en prenant l’argent de ceux qui profiteraient de la destruction de la planète. » La confiance ne règne pas Bousculée par les écologistes de l’organisation 350.org (dont le fondateur, Bill McKibben, s’est rangé dans le camp de Bernie Sanders), Mme Clinton a lâché le 4 février qu’elle était favorable à l’interdiction du fracking sur les terres appartenant au gouvernement fédéral. Mais la mesure ne figure pas dans les propositions de campagne publiées le 12 février, où elle plaide pour une « production responsable et sans danger du gaz naturel ». Dans le camp Sanders, la confiance ne règne pas. « Je le croirai quand je le verrai », réagit Merrily Mazza. « Quand elle était secrétaire d’Etat, elle a fait la promotion du fracking dans le monde entier », accuse Kaye Fissinger, qui dirige la campagne anti-fracking de Longmont, une commune qui a approuvé l’interdiction de la fracturation par 60 % des voix en 2012. La position de Mme Clinton est proche de celle de Barack Obama : avant de pouvoir se passer des combustibles fossiles, les EtatsUnis doivent continuer d’exploiter leurs gisements de pétrole et de gaz, mais en les encadrant strictement. Les élus démocrates du Colorado, à commencer par le gouverneur John Hickenlooper, qui a bu en 2013 de l’eau utilisée pour le fracking pour faire la démonstration de son innocuité, sont encore plus accommodants avec l’industrie. « Les gens qui veulent faire carrière dans la politique dans le Colorado ne peuvent se confronter au secteur pétrolier », assure Merrily Mazza, conseillère municipale de Lafayette, une commune dont 12 des 24 puits sont en sommeil. « Hillary Clinton a fait la promotion du “fracking” dans le monde entier » KAYE FISSINGER militante anti-« fracking » En Irlande, le Sinn Fein se rêve en premier parti d’opposition L’ancienne aile politique de l’IRA est arrivée troisième aux législatives londres - correspondance Q uatre jours après les élections législatives irlandaises du 26 février, le blocage politique semble complet. Alors que le dépouillement n’était pas fini dans trois circonscriptions mardi 1er mars au matin, les deux principaux partis qui se sont succédé au pouvoir depuis un siècle se retrouvent au coude-à-coude. Le Fine Gael, qui dirigeait la coalition sortante, s’est effondré de 10 points mais reste le premier parti, avec 49 sièges au Parlement. Le Fianna Fail, au pouvoir jusqu’en 2011, en a 43. Dans les deux cas, c’est très loin de la majorité absolue, à 80 sièges. Dans ces circonstances, mettre sur pied une coalition sera très difficile. « Il n’y a pas la moindre chance que ce soit résolu avant Pâques [le 27 mars] », a prédit Bertie Ahern, un ex-premier ministre (Fianna Fail). Une grande coalition entre les deux partis, ou un gouvernement minoritaire du Fine Gael avec le soutien ponctuel du Fianna Fail, sont deux options. Les anciens frères ennemis partagent la même philosophie politique de centre droit, et leurs divisions historiques commencent à être dépassées – le premier soutenait le traité anglo-irlandais de 1921 qui a séparé l’île entre le Nord et le Sud, le second s’y opposait. Ils pourraient composer avec une myriade de petits partis et de candidats indépendants, qui ont regroupé presque 30 % des voix. Une alliance formelle ou informelle entre les deux grands partis ferait un heureux : le Sinn Fein. Avec 14 % des voix et 22 sièges, l’ancienne aile politique du groupe paramilitaire IRA (Armée républicaine irlandaise) sort de cette élection comme l’incontournable troisième force du paysage politique. Si le Fianna Fail et le Fine Gael s’allient, elle prendrait la tête de l’opposition. Opposants à la rigueur Il y a seulement dix ans, un tel scénario aurait été inimaginable. En République d’Irlande, le Sinn Fein demeurait toxique à cause de ses liens historiques avec le terrorisme. Entre 1969 et 1998, les « troubles » ont fait 3 500 morts, et pas grand monde dans le Sud ne soutenait cette violence. La paix signée avec l’accord du Vendredi saint en 1998 a été un premier tournant. L’IRA a accepté de déposer les armes, en échange d’un partage du pouvoir entre républicains et unionistes en Irlande du Nord. Depuis 2007, le Sinn Fein tient le poste de vice-premier ministre, occupé par Martin McGuinness. En République d’Irlande, ces gages de paix n’ont pas suffi. Aux lé- Il y a dix ans, les liens historiques du Sinn Fein avec le terrorisme interdisaient ce scénario Bernie Sanders profite de ce climat de cynisme par rapport au Parti démocrate et à ses compromis sur les questions énergétiques au nom du développement économique. Depuis 2012, la révolte gronde contre la fracturation hydraulique dans le Colorado, un Etat dont la prospérité reste en partie liée à celle de l’industrie pétrolière (31 milliards de dollars de rentrées en 2014, soit 28 milliards d’euros). Quatre localités ont interdit ou imposé un moratoire sur le fracking, en attendant d’en savoir plus sur les produits chimiques qui sont mélangés à l’eau et au sable pour fracturer la roche. La Colorado Oil and Gas Association s’est pourvue en justice, et le dossier est maintenant devant la Cour suprême de l’Etat. Vu les frais d’avocats, la municipalité de Lafayette a renoncé. L’industrie impute cette opposition aux nouveaux arrivants dans l’Etat et à leurs lotissements, qui « s’étalent de plus en plus dans le territoire historique d’extraction de pétrole », selon l’expression de Tim Wigley. Elle a contre-attaqué par une campagne intensive de communication. « Un travail de quatre ans, explique le lobbyiste. Nous essayons de cibler les cols-bleus, les “Reagan democrats”, en leur montrant ce qu’il y a pour eux : de meilleures écoles, payées par les taxes de l’industrie pétrolière. » Les écologistes, eux, prévoient de ramener devant les électeurs en novembre, à travers des référendums, la question du fracking et du droit des communes à l’interdire. p gislatives de 2007, le Sinn Fein ne recueillait que 6,9 % des voix. Mais la crise économique a changé la donne. Le Fianna Fail, alors au pouvoir, a imposé une dure politique d’austérité. En 2011, le Fine Gael a pris la suite sur la même ligne. Gerry Adams, le leader du Sinn Fein, a su saisir l’opportunité. Il a fait de son parti le porte-drapeau des opposants à la rigueur, s’érigeant contre le sauvetage des banques et luttant contre la politique économique imposée par la « troïka » (Fonds monétaire international, Commission européenne et Banque centrale européenne). En 2011, il obtenait 14 sièges au Parlement de Dublin. Il en décroche cette fois-ci au moins 22. « Le Sinn Fein s’est un peu normalisé, relativise Gail McElroy, politologue à l’université Trinity College London. Mais les personnes âgées et les classes moyennes continuent à l’éviter. » A tel point que le Fine Gael et le Fianna Fail ont tous les deux exclu une coalition avec le parti de M. Adams. Ce dernier en profite, renvoyant dos à dos les partis des élites. « Ce sont des partenaires naturels, ce sont des frères siamois, ils devraient se mettre au lit ensemble », a-t-il déclaré. « Se retrouver comme principal parti d’opposition serait pour le Sinn Fein la meilleure façon de préparer l’élection législative de 2021 », estime Mme McElroy. Il se rapprocherait de cette manière de son rêve politique : à défaut d’avoir réunifié l’île irlandaise, se retrouver au pouvoir dans le Nord comme dans le Sud. p eric albert corine lesnes ISRAËL Un Palestinien tué par des tirs israéliens dans un camp de réfugiés Un Palestinien a été tué et dix autres blessés par des tirs de soldats et de policiers israéliens dans le camp de réfugiés de Qalandiya, situé près de Jérusalem, en Cisjordanie occupée, dans la nuit de lundi 29 février à mardi 1er mars. De violents affrontements se sont produits après qu’une Jeep de l’armée avec deux soldats à bord est entrée par erreur dans le camp de réfugiés durant la nuit, selon la police. Les territoires palestiniens, Jérusalem et Israël sont en proie à des violences qui ont fait 178 morts palestiniens et 28 israéliens depuis le 1er octobre 2015. – (AFP.) R USSIE Une femme se disant terroriste brandit une tête de bébé à Moscou Une nounou qui se promenait près d’une station de métro en brandissant la tête coupée d’un enfant et se disant « terroriste » a été arrêtée lundi 29 février, dans le nordouest de Moscou. Toute vêtue de noir, cette femme extrêmement agitée « a sorti la tête de l’enfant d’un paquet et a marché un moment dans la rue en criant », a raconté un témoin. « Je déteste la démocratie. Je suis terroriste. Je veux votre mort », a lancé Goultchekhra Bobokoulova, qui gardait une fillette de 4 ans et lui a coupé la tête après avoir appris que son mari la trompait. Cette femme de 38 ans, originaire d’Ouzbékistan, ex-république soviétique d’Asie centrale à majorité musulmane, a crié « Allah Akbar ! » au moment de son arrestation. – (AFP.) 4 | international 0123 MERCREDI 2 MARS 2016 Ce que savait la police belge sur les frères Abdeslam Les enquêteurs belges auraient négligé plusieurs renseignements avant les attentats du 13 novembre à Paris « Ces gens ont circulé, loué des maisons, acheté des détonateurs » bruxelles - correspondant L es services belges ont sans doute commis une erreur de taille en ne donnant pas le traitement qu’il méritait au renseignement d’un informateur évoquant, dès l’été 2014, un an et demi avant la vague d’attentats du 13 novembre 2015 à Paris, la menace représentée par les frères Salah et Brahim Abdeslam. Un autre rapport émanant de la police locale a, lui, été classé sans suite en juin 2015, même s’il évoquait les liens des deux frères avec l’organisation Etat islamique (EI) et leur intention de rejoindre la Syrie. Ces informations devraient relancer les polémiques sur la manière dont ont été conduites les enquêtes antiterroristes belges, alors que Salah Abdeslam est resté caché à Bruxelles après les attentats. Après la RTBF, dimanche 28 février, le quotidien L’Echo a apporté, mardi 1er mars, des éléments plus que troublants, et peut-être décisifs. Il affirme que la police « savait tout » au sujet des menaces d’actions violentes de la part des deux frères de Molenbeek. Un appel est parvenu, au mois de juillet 2014, à la section antiterroriste de la police judiciaire fédérale. Un informateur, jugé « crédible » par les enquêteurs, a livré un avis détaillé. Cette source, qui semble à l’époque en lien direct avec Salah et Brahim Abdeslam, affirme que les deux frères « préparent un attentat » et invite les policiers à « faire quelque chose ». Elle ajoute que la menace est « imminente ». Selon le témoin, les deux hommes ne cachent plus, à ce moment déjà, leur intention de s’engager dans l’action terroriste. Cela sera démenti plus tard par le reste de la famille Abdeslam, dont les membres disent n’avoir jamais rien remarqué quant à la radicalisation des frères Salah et Brahim. La fiancée de Salah, interrogée récemment par un magazine flamand, affirme, elle aussi, n’avoir rien noté d’alarmant. Selon le témoin-clé, les frères sont aussi en contact avec Abdelhamid Abaaoud. Ce dernier, est issu du même quartier de Molenbeek. Il a rejoint la Syrie et sera, BI R MAN I E La désignation du futur président avancée d’une semaine Les noms des candidats retenus pour briguer la présidence de la Birmanie seront annoncés le 10 mars, avec une semaine d’avance sur le ca- PHILIPPE MOUREAUX ancien maire de Molenbeek complices impliqués dans les attentats parisiens. « Ces gens ont circulé, loué des maisons, acheté des détonateurs », s’étonne Philippe Moureaux, l’ancien maire de Molenbeek, évoquant les « failles » des enquêtes. La maison où Salah Abdeslam s’est réfugié après les attentats du 13 novembre, à Bruxelles, le 8 janvier. DURSUN AYDEMIR/ANADOLU AGENCY en 2015, l’un des coordinateurs des multiples attentats de Paris, avant d’être tué dans l’assaut contre la cache de Saint-Denis. La diffusion de l’information aux diverses sous-sections de la police antiterroriste est limitée. Le « tuyau » est toutefois ensuite partagé par une dizaine d’enquêteurs au moins, sans, visiblement, inquiéter outre mesure leur hiérarchie. Aucune écoute La police locale de la zone ouest de Bruxelles lance, elle, une enquête en février 2015. Sur la base, peutêtre, du renseignement qui a été transmis six mois plus tôt, et compte tenu de ce qu’avait révélé le démantèlement, en janvier, d’une cellule terroriste à Verviers. Un groupe basé dans cette ville de l’est du pays était en lien avec Abdelhamid Abaaoud et préparait lendrier initialement retenu, a annoncé, mardi 1er mars, le président de la Chambre haute du Parlement. Les élections législatives du 8 novembre ont vu le triomphe de la Ligue nationale pour la démocratie (LND) d’Aung San Suu Kyi. – (Reuters.) des attentats qui visaient notamment la police. Les policiers locaux rédigent un procès-verbal le 30 janvier. Le 28 février, Salah Abdeslam est auditionné. Son processus de radicalisation est sans doute achevé mais il nie toute implication dans des activités terroristes. S’il avoue connaître Abdelhamid Abaaoud, l’un des coordinateurs présumés des attentats de Paris, c’est, dit-il, parce qu’il est l’un de ses anciens copains de son quartier. Le parquet et la police fédérale de Bruxelles reprennent alors le dossier. Selon la RTBF, aucune enquête de terrain et aucune perquisition ne sont toutefois menées, les Abdeslam n’étant pas jugés « menaçants ». Aucune écoute n’est pratiquée. Le 20 mars, l’Office central d’analyse de la menace, qui fixe le niveau d’alerte et reçoit les informa- LOI DU 2 JANVIER 1970 - DECRET D’APPLICATION N° 72-678 DU 20 JUILLET 1972 - ARTICLES 44 QBE FRANCE, sis Cœur Défense – Tour A – 110 esplanade du Général de Gaulle – 92931 LA DEFENSE CEDEX (RCS NANTERRE 414 108 708), succursale de QBE Insurance (Europe) Limited, Plantation Place dont le siège social est à 30 Fenchurch Street, London EC3M 3BD, fait savoir que, la garantie financière dont bénéficiait la : SARL IMMOLOGIS 276 Chemin de la Valentine 13300 SALON DE PROVENCE RCS: 484 163 498 depuis le 8 novembre 2005 pour ses activités de : GESTION IMMOBILIERE cessera de porter effet trois jours francs après publication du présent avis. Les créances éventuelles se rapportant à ces opérations devront être produites dans les trois mois de cette insertion à l’adresse de l’Établissement garant sis Cœur Défense – Tour A – 110 esplanade du Général de Gaulle – 92931 LA DEFENSE CEDEX Il est précisé qu’il s’agit de créances éventuelles et que le présent avis ne préjuge en rien du paiement ou du non-paiement des sommes dues et ne peut en aucune façon mettre en cause la solvabilité ou l’honorabilité de la SARL IMMOLOGIS LOI DU 2 JANVIER 1970 - DECRET D’APPLICATION N° 72-678 DU 20 JUILLET 1972 - ARTICLES 44 QBE FRANCE, sis Cœur Défense – Tour A – 110 esplanade du Général de Gaulle – 92931 LA DEFENSE CEDEX (RCS NANTERRE 414 108 708), succursale de QBE Insurance (Europe) Limited, Plantation Place dont le siège social est à 30 Fenchurch Street, London EC3M 3BD, fait savoir que, la garantie financière dont bénéficiait la : SAS MOONRISE 105 rue des Couronnes 75020 PARIS - RCS: 803 110 097 depuis le 4 mars 2015 pour ses activités de : GESTION IMMOBILIERE cessera de porter effet trois jours francs après publication du présent avis. Les créances éventuelles se rapportant à ces opérations devront être produites dans les trois mois de cette insertion à l’adresse de l’Établissement garant sis Cœur Défense – Tour A – 110 esplanade du Général de Gaulle – 92931 LA DEFENSE CEDEX Il est précisé qu’il s’agit de créances éventuelles et que le présent avis ne préjuge en rien du paiement ou du non-paiement des sommes dues et ne peut en aucune façon mettre en cause la solvabilité ou l’honorabilité de la SAS MOONRISE. Additif à l’annonce parue le 14 janvier 2016, concernant la SAS OPTIM IMMOBILIER, La CEGC – Compagnie Européenne de Garanties et Cautions - 16, rue Hoche – Tour Kupla B – TSA 39999 – 92919 La Défense Cedex, accepte de reprendre, avec tous ses effets les garanties de QBE France et notamment de la dégager de toute obligation résultant de ses engagements au titre de ses garanties. prouver les renseignements de la police locale. Le 29 juin, le parquet fédéral classe l’affaire, soit quatre semaines avant un voyage de l’intéressé en Grèce, où il rencontre Ahmed Dahmani, qui aurait effectué des repérages à Paris et a été arrêté en Turquie peu après les attentats. Au début du mois de septembre, Salah Abdeslam est en Hongrie pour y récupérer deux Charles Michel au Maroc pour évoquer la lutte contre le terrorisme Le premier ministre belge, Charles Michel, a évoqué avec ses interlocuteurs marocains, lundi 29 février, à Rabat, les moyens de lutter contre le terrorisme et la coopération sécuritaire, les deux pays ayant collaboré pour traquer des suspects des attentats de Paris. En janvier, Rabat a annoncé l’arrestation d’un Belge d’origine marocaine « lié directement » aux auteurs des attentats de Paris qui ont fait 130 morts le 13 novembre 2015 et ont été revendiqués par l’organisation Etat islamique (EI), alors que l’enquête sur ces attaques se concentre plus que jamais en Belgique. Un meurtrier islamiste pendu au Pakistan L’exécution, lundi 29 février, de Mumtaz Qadri, condamné à mort pour avoir assassiné en 2011 le gouverneur du Pendjab, a provoqué de nombreuses manifestations dans le pays new delhi - correspondance - CESSATIONS DE GARANTIE tions de divers services officiels, a cependant intégré Salah Abdeslam dans sa liste des djihadistes potentiels. Cette liste est notamment envoyée – en juin apparemment – à la maire de Molenbeek et au commissaire de la police locale. Interpol en disposera également. Etrange : le 8 mai, la police fédérale estime, quant à elle, qu’il est apparemment impossible de Policiers ulcérés Pourquoi tous ces éléments n’ontils pas été pris au sérieux ? C’est la question qui agite le monde judiciaire et le parlement. Le Comité P, un organe de contrôle externe des polices, au service du Parlement fédéral, a rédigé un texte intermédiaire retraçant le fil des investigations, qui doit être débattu prochainement, à huis clos, par les députés. Le Comité P disposerait du témoignage de policiers ulcérés par la manière dont leur hiérarchie a traité le dossier Abdeslam. La Sûreté de l’Etat (le renseignement intérieur) vient, elle, de détailler son travail et le juge très positif. Quant au gouvernement fédéral, il entend défendre bec et ongles l’image et la réputation du pays. « Montrer, à la France notamment, que l’on a peut-être commis des bévues, ce n’est pas facile », commente, dépitée, une source judiciaire. Divers responsables de la police et de la justice ont l’habitude d’évoquer la lourdeur de leur tâche, leur manque de moyens ou la difficulté à traiter tous les renseignements qui leur parviennent. Interrogés lundi et mardi, certains ne cachaient pas leur colère face aux critiques qui ont commencé à pleuvoir. Il reste que certains enquêteurs n’hésitent pas à affirmer que, si les informations en possession de leur service avaient été traitées correctement, les attentats de Paris auraient « peut-être pu être évités ». « On a vraiment été dans l’amateurisme le plus total », a rapporté l’un d’eux à L’Echo. p jean-pierre stroobants L a pendaison, lundi 29 février au matin, d’un des prisonniers les plus admirés des islamistes radicaux du Pakistan a provoqué de nombreuses manifestations dans le pays. Mumtaz Qadri avait été salué comme un « héros » après avoir assassiné, en 2011, le gouverneur du Pendjab, Salman Taseer, une personnalité politique connue pour sa défense des minorités religieuses. La volonté de M. Taseer de réformer la loi sur le blasphème, une disposition du code pénal stipulant que toute offense au prophète Mahomet est passible de la peine de mort, avait provoqué l’ire des radicaux. Il avait même rendu visite, dans sa cellule de prison, à Asia Bibi, une villageoise chrétienne condamnée à la pendaison pour avoir enfreint cette loi. Policier affecté à la protection de Salman Taseer, Mumtaz Qadri l’avait criblé de 28 balles à la sortie d’un restaurant dans le centre d’Islamabad, sans jamais avoir regretté son geste. Bien au contraire. Quelques heures après sa pendaison, des centaines de personnes ont convergé vers le domicile de sa famille à Rawalpindi, près d’Islamabad, où a été transférée sa dépouille. La police antiémeute, des ambulances et des dizaines de véhicules de police ont été déployées à proximité, dans une ambiance tendue. Certaines écoles et routes d’Islamabad et de Rawalpindi ont été fermées. La sécurité a aussi été renforcée à Lahore, deuxième ville du pays, et dans la mégapole portuaire de Karachi où des manifestants ont bloqué des carrefours. Mardi matin, des mosquées appelaient leurs fidèles, avec des messages diffusés par haut-parleurs, à se rendre aux funérailles, prévues en fin de journée. Mumtaz Qadri jouissait d’une grande popularité auprès des islamistes radicaux. Lors de sa comparution devant la Cour suprême en octobre 2015, son convoi avait été arrosé de pétales de fleurs. Tel un saint, Mumtaz Qadri offrait ses bénédictions aux nombreux fidèles venus lui ren- dre visite en prison. Une mosquée d’Islamabad a même été rebaptisée à son nom. La nouvelle de sa pendaison a surpris de nombreux observateurs, tant Mumtaz Qadri était populaire. Faut-il y voir le signe que les autorités pakistanaises sont décidées à combattre l’islamisme radical dans le pays ? Plusieurs décisions prises au cours des derniers mois laissent penser que les groupes radicaux ne bénéficient plus de la même bienveillance de la part des autorités. Loi coloniale La Cour suprême a rappelé, tout en confirmant la condamnation à mort de Mumtaz Qadri, que la loi sur le blasphème n’est pas à « l’abri de toute critique ». Cette loi coloniale héritée des Britanniques avait surtout été mise en place pour prévenir les heurts entre hindous et musulmans, jusqu’à ce qu’elle soit réformée par le dictateur islamiste Zia-ul-Haq au début des années 1980 et devienne un outil de répression des minorités religieuses. Au cours des dernières semaines, le gouvernement de la province du Punjab, dirigé par le parti de la Ligue musulmane, au pouvoir au Pakistan, a interdit les prêches dans les écoles du groupe islamiste radical Tablighi Jamaat. Le parlement de la province a également voté une loi de protection des droits des femmes. La bataille que mène l’Etat contre l’islam radical sur le terrain idéologique est encore timide. Il suffit de constater le silence dans lequel se sont murés les principaux responsables politiques du pays, au lendemain de la pendaison de Mumtaz Qadri, contrairement à certaines organisations radicales islamistes, à l’instar du Jamaat-ud-Dawa, qui condamne ouvertement son exécution. « La réaction nationale à la mort de Qadri – un cas unique en l’espèce – montre à quel point la société a dérivé des idéaux sur lesquels le Pakistan a été fondé », s’inquiète le quotidien pakistanais Dawn dans son éditorial de mardi. p julien bouissou international | 5 0123 MERCREDI 2 MARS 2016 Prêtres pédophiles: l’Eglise australienne reconnaît avoir commis d’«énormes erreurs» L’HISTOIRE DU JOUR Le viol de deux Françaises scandalise toute la Thaïlande L’ex-archevêque de Sydney est entendu pendant trois jours par une commission d’enquête sydney - correspondance E n Australie, la ville de Ballarat, dans l’Etat du Victoria, est devenue le symbole des ravages qu’ont pu causer des prêtres pédophiles. C’est aussi le lieu de naissance de l’un des hommes les plus puissants du Vatican, le cardinal George Pell. Son ascension dans la hiérarchie catholique a en partie démarré dans cette ville, dans les années 1970, alors LE CONTEXTE LA COMMISSION ROYALE La Commission royale sur les réponses institutionnelles aux violences sexuelles contre les enfants a démarré ses travaux en 2013, après des années de dénonciations de cas de pédophilie. Elle enquête sur des accusations de pédophilie dans les écoles, orphelinats, clubs de sport, établissements religieux, etc. La commission vise à détecter des failles dans le système de protection des enfants, afin de faire des recommandations pour améliorer la loi et les pratiques. Elle ne peut pas elle-même engager de poursuites judiciaires, mais peut alerter la police et la justice sur des cas individuels. que des hommes d’Eglise agressaient en toute impunité des dizaines d’enfants. Que savait-il ? Cet homme, aujourd’hui préfet du secrétariat pour l’économie du Vatican, a-t-il protégé des pédophiles ? Le cardinal s’en est toujours défendu, et maintient cette position devant la Commission royale d’enquête australienne qui l’interroge depuis lundi 29 février et pendant trois jours. « J’ai tout le soutien du pape » François, a-t-il lâché aux journalistes, avant de démarrer la deuxième journée d’audition, mardi 1er mars. Cet ancien archevêque de Melbourne puis de Sydney a reconnu que l’Eglise avait « fait d’énormes erreurs » : « A certains endroits et certainement en Australie, [elle] a failli et a laissé les gens tomber. » Le cardinal Pell témoigne en visioconférence depuis un hôtel situé près du Vatican. L’homme de 74 ans n’a pas pu se rendre en Australie pour des raisons de santé, ce qui a provoqué la colère des victimes. Mais une quinzaine d’entre elles sont allées à Rome. Face au cardinal Pell, se trouve ainsi l’un des porte-parole des victimes de Ballarat, Andrew Collins. Il a été violé par un enseignant, un prêtre, deux moines, à 7, 11, 12 et 14 ans. Rejeté par sa famille quand il a dénoncé ces violences, il a tenté de se suicider quatre fois. Il y a également Anthony Foster, dont les deux filles ont été violées à plusieurs reprises par un prêtre. L’une s’est suicidée, l’autre est « Vous avez échoué dans votre responsabilité de conseiller » GAIL FURNESS avocate de la commission tombée dans l’alcool et a été renversée par une voiture alors qu’elle était ivre. Elle est depuis gravement handicapée. Paul Levey a aussi fait le voyage à Rome. A 14 ans, il a été agressé sexuellement quasiment tous les jours : le prêtre pédophile, Gerald Ridsdale, le faisait dormir au presbytère, au vu et au su de nombreuses personnes du diocèse, selon le témoignage de Paul Levey. Exaspération de victimes Ce prêtre, aujourd’hui en prison, a agressé une cinquantaine d’enfants, dont certains étaient âgés de 4 ans, pendant plus de vingt ans. George Pell et Gerald Ridsdale, également originaire de la ville de Ballarat, se connaissaient bien et ont même vécu ensemble au début des années 1970. Mais le cardinal dément depuis des années avoir su que Risdale était pédophile. « Les rumeurs ne sont donc jamais arrivées jusqu’à vous ? », a interrogé la commission. Et le cardinal de répondre : « Non, il n’y a jamais eu de discussion en ma présence sur l’atroce histoire de Ridsdale. » bangkok - correspondant en Asie du Sud-Est L « C’est une histoire triste qui n’avait pas grand intérêt pour moi », a déclaré le cardinal, déclenchant l’exaspération de victimes. Malgré les dénonciations auprès du diocèse, de la part de parents ou d’autres religieux, la police n’a pas été alertée. Gerald Ridsdale était muté de paroisse en paroisse dès qu’un scandale menaçait d’éclater, ce qui lui a permis de faire davantage de victimes jusqu’aux années 1980. George Pell était alors conseiller de l’évêque qui était chargé des affectations des prêtres, mais il se défend d’avoir connu le motif de ces mutations à répétition. L’évêque savait, ainsi que plusieurs de ses conseillers. Mais pas lui. « Et avez-vous demandé à l’évêque pourquoi ces mutations [de Gerald Ridsdale] se poursuivaient ? J’estime que vous avez échoué dans votre responsabilité de conseiller si, comme vous le dites, vous ne saviez rien à propos de Ridsdale et que vous n’avez pas demandé », a déclaré Gail Furness, l’avocate de la commission, perdant patience. Le cas d’une autre victime sera peut-être abordé avant la fin des auditions : celui de David Ridsdale, le neveu de Gerald Ridsdale, agressé dès ses 11 ans par le prêtre. Il a affirmé en 2015 à la commission s’être confié en 1993 à George Pell, car c’était un ami de sa famille, mais celui-ci aurait alors tenté d’acheter son silence. Le cardinal dément vigoureusement l’existence de cet échange. p e soir venait de tomber, samedi 27 février, à Koh Kut, dans le golfe de Thaïlande, une île plutôt chic située au large de la côte cambodgienne. Un groupe de quatre Français, deux hommes et deux femmes, marchent le long de la plage. Ils s’apprêtent à aller dîner. Le coin est sombre et isolé. Deux hommes les abordent, tentant tout d’abord d’engager la conversation, ainsi que l’a rapporté, lundi 29 février, le quotidien Bangkok Post, en se fondant sur les premières informations données à la presse par la police. Puis trois autres sortent des buissons. Les cinq se jettent sur les Françaises, respectivement âgées de 57 et 28 ans, et tentent de les kidnapper. Les deux femmes vont être violées en réunion. Les deux Français, des hommes de 30 et 29 ans, tentent de défendre leurs compagnes, mais sont à leur tour brutalement attaqués. L’un des deux est blessé à la tête par un coup de machette. Ses jours ne sont pas en danger et les victimes devaient être rapatriées à Bangkok mardi. LES ATTAQUES Les coupables n’ont pas tardé à être DE VOYAGEURS appréhendés : ce sont des pêcheurs dont le bateau SONT TRÈS MAL VUES, cambodgiens, mouillait au large pour la nuit. Tous âgés d’une vingtaine d’années, ils ont TANT LE TOURISME avoué et raconté aux enquêteurs EST LE SEUL SUCCÈS qu’ils avaient nagé ce soir-là jusqu’au rivage pour aller acheter de l’alcool. DU ROYAUME Ils ont prétendu être ivres au moment de l’assaut. La presse thaïe a montré mardi des photos de la reconstitution du crime. On voit notamment deux hommes, l’un prenant à la gorge un figurant pour mimer l’attaque. Plusieurs villageois se sont alors jetés sur les coupables. La tentative de lynchage a obligé les policiers à interrompre la reconstitution. Les attaques contre les touristes sont particulièrement mal vues, tant des locaux que des autorités, dans un pays sous régime militaire et à l’économie vacillante : le tourisme, qui représente 10 % du produit national brut, est désormais le seul succès dont peut se flatter le royaume avec un record de 28 millions d’arrivées en 2015. Et cela en dépit d’un attentat à la bombe à Bangkok qui avait fait 20 morts le 17 août 2015. Compte tenu du nombre d’étrangers qui y voyagent, la Thaïlande reste un pays très sûr. p caroline taïx bruno philip 3 OSCARS ® D O N T MEILLEUR RÉALISATEUR ALEJANDRO G. IÑÁRRITU MEILLEUR ACTEUR L E O N A R D O D IC A P R I O ★★★★★ “UN CHEF-D’ŒUVRE” LE PARISIEN “EPOUSTOUFLANT” LE FIGARO “SUBLIME” L’EXPRESS “DiCAPRIO HALLUCINANT” RTL ACTUELLEMENT AU CINÉMA 6 | planète 0123 MERCREDI 2 MARS 2016 Drogues : l’ONU prône la fin du tout-répressif Les Nations unies devront arrêter leur politique en avril, au cours d’une session extraordinaire A dieu au tout-répressif. A sept semaines de la tenue de la session extraordinaire de l’Assemblée générale des Nations unies sur le problème mondial de la drogue, le rapport de l’Organe international de contrôle des stu péfiants (OICS) – une agence de l’ONU –, publié mardi 1er mars, in vite les Etats à « réexaminer les politiques et pratiques ». Pour le président de l’OICS, Werner Sipp, « il s’agit non pas d’obliger le monde à choisir entre une action antidrogue “militarisée” et la légalisation de l’usage de drogues à des fins non thérapeutiques, mais plutôt de mettre la santé physique et morale au cœur d’une politique équilibrée en matière de drogues ». Le rapport va moins loin que celui de la Commission globale sur la politique des drogues, rassemblant d’anciens chefs d’Etat, remis le 9 septembre 2014 au secrétaire général des Nations unies et qui concluait à l’échec de quarante ans de répression. Il procède plus subtilement en prônant un rééquilibrage, avec des sanctions proportionnées, afin d’aller vers des politiques accordant plus de place au sanitaire. Dès le premier chapitre du rapport, l’OICS rappelle que « la santé physique et morale de l’humanité [est l’] objectif essentiel des traités internationaux relatifs au contrôle des drogues ». Les trois conventions de 1961, 1971 et 1988 prévoient de conférer le caractère d’infraction pénale au trafic de drogue et aux infractions connexes (blanchiment d’argent, trafic de produits précurseurs des drogues…). Mais des dispositions permettent d’appliquer des mesures de traitement ou de réadaptation, en remplacement ou en complément de sanctions pénales, dans les cas de possession, d’achat et de culture de drogues pour une consommation personnelle. Prévention « Au total, 189 Etats ont ratifié la convention de 1988, et 170 ont adopté une approche répressive, mais il existe une distinction entre ce qu’ils disent et ce qu’ils font en pratique. Les sanctions pénales tombent en désuétude pour les simples usagers, souligne Bernard Leroy, ancien magistrat et membre du conseil d’administration de l’OICS. En France, il y a 150 000 interpellations de simples usagers LES CHIFFRES 602 nouvelles substances Les Etats membres de l’ONU ont signalé en 2015 l’apparition de 602 nouvelles substances psychoactives. Soit une augmentation de 55 % par rapport à l’année précédente, où 388 substances avaient été déclarées. En 2015, dix nouvelles substances psychoactives ont été placées sous contrôle international par la commission des stupéfiants de l’ONU (Onucs). 600 sites Web en Europe Selon l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies, plus de 600 sites ont vendu de nouvelles substances psychoactives dans l’UE en 2013 et 2014. Destruction d’un champ de pavots, en Birmanie, le 3 février. HKUN LAT/AP La légalisation des stupéfiants à des fins non médicales « n’est pas une solution adéquate », selon le rapport par an, mais parmi ces derniers, seulement 1 500 vont en prison. » Plusieurs pays, comme la Chine, le Vietnam ou l’Iran, qui pratiquaient des politiques essentiellement répressives à l’égard des usagers de drogues, ont développé la prévention et mis en place des programmes de réduction des risques, notamment d’infection par le VIH ou les virus des hépatites. En Iran, le nombre de détenus usagers de drogue injectable ayant accès à un programme de méthadone est passé d’une centaine en 2002-2003, à 25 000 en 2009. A l’inverse, des pays comme la Russie, qui s’y refusent, continuent d’alimenter ces épidémies. Le rapport de l’OICS rejette la légalisation de l’utilisation des stupéfiants à des fins non médicales, qui « n’est pas une solution adéquate pour régler les problèmes existants ». Il préconise de proposer aux agriculteurs cultivateurs de drogue d’autres moyens de subsistance. De même, l’OICS rappelle aux Etats leur « obligation d’appliquer des programmes efficaces de prévention de l’abus de drogues ainsi que de traitement et de réadaptation des toxicomanes » et leur enjoint de respecter les droits de l’homme. Il les invite à veiller à ce que « les traitements soient fondés sur des preuves scientifiques. Fournir des services appropriés de traitement de la toxicomanie constitue pour eux une obligation au même titre que la lutte contre le trafic de drogues. Le fait de ne pas offrir de tels services peut aggraver les conséquences sanitaires et sociales de l’abus de drogues tout en contribuant à la demande illicite de substances faisant l’objet d’abus ». « Ce rapport présente un changement de tonalité, commente le professeur Didier Jayle, titulaire de la chaire d’addictologie au Conservatoire national des arts et métiers. Pour la première fois, il insiste sur les droits de l’homme, l’inutilité d’incarcérer les toxicomanes et le devoir de les traiter dans les meilleures conditions. C’est très important. De même que la reconnaissance de l’utilité de la réduction des effets néfastes de l’usage de drogue – ce que nous appelons la réduction des risques – et de la preuve de son efficacité. La limite est que l’OICS, qui est le gardien des conventions sur les drogues, reste dans le même modèle de contrôle sur le cannabis, qui est devenu d’usage courant. » Le rapport met l’accent sur des phénomènes inquiétants : les grandes inégalités d’accès aux antalgiques majeurs (morphine et autres opiacés) et l’explosion du nombre de nouvelles substances, facilitées par le développement de la vente sur Internet. Substances psychoactives Près des trois quarts de la population mondiale n’ont pas accès à des traitements antidouleur appropriés et environ 90 % de la morphine utilisée dans le monde est consommée dans les pays représentant moins de 20 % de la population mondiale. En cause, le manque de formation et l’extrême complexité administrative pour la prescription d’antalgiques majeurs, et les freins mis à leur importation. Quant aux nouvelles substances psychoactives, elles connaissent une très forte croissance : en 2015, leur nombre s’est accru de 55 % par rapport à l’année précédente. L’OICS estime possible « qu’un nombre potentiellement il- limité de produits chimiques viennent s’ajouter à ceux qui sont déjà sous surveillance parce que liés à la fabrication illicite de drogues soumises au contrôle international ». Il est en effet facile, en laboratoire, de modifier des molécules psychoactives. L’organisme onusien précise même que « l’un des problèmes les plus importants parmi ceux qui se posent depuis peu est l’arrivée de produits chimiques de remplacement non soumis à contrôle, dont les “précurseurs sur mesure”, qui permettent de contourner les contrôles », car leur « fabrication est légale au regard du cadre juridique international existant ». La session extraordinaire de l’Assemblée générale des Nations unies sur les drogues, qui se tiendra du 19 au 21 avril, se prononcera sur le rééquilibrage défendu dans ce rapport. Le consensus gagne du terrain, mais n’est pas encore acquis. p paul benkimoun Les riverains des champs sont exposés à un cocktail de pesticides L’association Générations futures publie les résultats de tests menés dans vingt-deux logements à proximité de vignes, champs et vergers Q uand on voit notre voisin agriculteur sur son tracteur traiter ses pommiers sans protection particulière, on se dit que ça va. Mais quand il arrive en tenue de cosmonaute, on se dépêche de faire rentrer les enfants ! » C’est ainsi que Marie Pasquier résume la cohabitation quotidienne de sa famille avec les arboriculteurs du Rhône, au sud de Lyon, dont les vergers les plus proches sont à cinq mètres de ses fenêtres. Elle dénombre « 20 épandages par saison, entre mars à septembre », qui la dissuadent d’avoir son propre jardin, car « ce n’est pas la peine d’essayer de cultiver des légumes bio par ici. » Après chaque pulvérisation, la terrasse est recouverte d’un dépôt jaune. Sa famille a toujours vécu là, et elle a commencé à se documenter sur la question des pesticides après le décès de son père, mort d’un lymphome. La maison des Pasquier fait partie d’un panel d’habitations examinées par Générations futures. L’association spécialisée dans le domaine des pesticides livre, mardi 1er mars, les résultats de tests menés dans 22 logements situés à proximité de vignes, de cultures de céréales ou de vergers. Les résultats sont édifiants. En juillet 2015, les participants à l’enquête de Générations futures ont traqué les résidus de produits phytosanitaires chez eux, armés d’un aspirateur équipé d’un kit de prélèvement fourni par le laboratoire Kudzu Science. Les analyses qui ont suivi ont révélé qu’ils vivent dans un « bain de poussière aux pesticides » préoccupant, selon François Veillerette et Nadine Lauverjat, de Générations futures. Perturbateurs endocriniens En moyenne, 20 produits différents ont été détectés par habitation : 14 dans celles installées près de parcelles de grandes cultures céréalières, 23 près de vergers, 26 près de vignes. Douze sont de probables perturbateurs endocriniens. En quantité, ces molécules, qui sont suspectées d’influencer notre système hormonal, repré- sentent même 98 % des échantillons : 17,3 milligrammes sur les 17,6 mg de résidus recensés par kilo de poussière. L’enquête confirme que les inquiétudes des riverains d’exploitations agricoles intensives sont fondées. Ils sont bel et bien exposés à un ensemble de produits chimiques dont on connaît mal l’effet cocktail. En plus des molécules de perméthrine qui pourraient provenir de bombes insecticides domestiques, le laboratoire a trouvé dans la totalité des échantillons du tebuconazole, un fongicide, et du dimethomorphe, utilisé contre le mildiou, un champignon qui affecte les cultures. Les experts ont aussi quantifié à plus de 90 % des fongicides – azoxystrobine et spiroxamine –, ainsi qu’un herbicide, le diflufenican. Ils ont décelé une proportion importante de chlorpyrifos, un insecticide, et même du diuron, un herbicide relevé chez la plupart des participants alors qu’il est interdit en France depuis 2008. Enfin, une deuxième Les inquiétudes étaient fondées : en moyenne, 20 produits différents ont été détectés par habitation série de prélèvements effectuée en janvier 2016 montre que la concentration de ces molécules chute fortement en hiver, après les pics des épandages estivaux. Sur les 61 substances actives analysées, 39 sont des perturbateurs endocriniens potentiels. Pour établir ce résultat, Générations futures s’est fiée au recensement établi à l’initiative de la scientifique Theo Colborn, une référence à la matière. Il n’existe en effet aucune liste officielle à ce jour. Les perturbateurs endocriniens sont pourtant suspectés d’être liés à certains cancers (pros- tate, testicule, sein), à des perturbations du système hormonal (obésité, diabète), de la reproduction et de la fertilité précoce chez les filles, ainsi que des troubles de développement du fœtus. Censée adopter une définition précise de ces contaminants le 14 décembre 2013 au plus tard, la Commission européenne tarde à s’exécuter. L’association espère que son étude viendra raviver la volonté du gouvernement français d’exiger que Bruxelles tergiverse un peu moins sur cette question et aboutisse enfin. Le faible nombre d’échantillons recueillis pourrait être opposé à cette enquête. Elle s’explique par le manque de moyens de l’association, répond Nadine Lauverjat. « Voilà dix ans que nous travaillons sur les victimes des pesticides, rapporte-t-elle. L’une d’entre elles s’était lancée dans l’analyse des poussières de son logement à Léognan, en Gironde. L’idée était bonne. Nous nous sommes donc adressés aux 400 personnes avec lesquelles nous sommes en contact à ce sujet, 80 ont répondu, mais nous avons dû exercer une sélection. Question de coûts. » Vessela Renaud, l’une des participantes de l’enquête de Générations futures, témoigne de ses difficultés à cohabiter avec des cultures céréalières en Seine-Maritime. « Une fois, la rampe de notre voisin agriculteur pulvérisait à 2 ou 3 mètres des enfants qui jouaient, j’ai crié… Mais il ne voit pas où est le problème, il répond que lui et son père, l’ancien maire, utilisent des pesticides depuis soixante-dix ans, rapporte-t-elle. Alors j’écris des lettres, je prends des photos… » En Gironde, l’inquiétude des riverains grandit. Le 1er mars, MarieLyse Bibeyran, l’une des figures du combat sur les pesticides dans ce département, doit remettre au préfet une pétition, forte de plus de 84 000 signatures, appelant à convertir à la culture bio « toutes les zones agricoles proches des établissements et infrastructures sportives et culturelles accueillant des enfants. » p martine valo france | 7 0123 MERCREDI 2 MARS 2016 Travail : les pistes du gouvernement Face à la contestation qui s’étend, Matignon se donne quinze jours pour réajuster sa réforme du droit du travail R eculer pour ne pas sauter. Devant la contestation qui se généralise à gauche, aussi bien sur le front politique que syndical, l’exécutif a décidé, lundi 29 février, de reporter la présentation en conseil des ministres du projet de loi sur la réforme du droit du travail. Prévue le 9 mars, celle-ci n’aura lieu que le 24 mars. Le gouvernement se donne ainsi deux semaines supplémentaires pour « refaire clairement le tour de tous les points d’accord et de désaccord » avec les syndicats, comme avec la majorité socialiste à l’Assemblée nationale, explique-t-on à Matignon. Tout en maintenant une adoption définitive du texte par le Parlement « avant l’été », après une première lecture par les députés en mai. Il y avait urgence pour l’exécutif à gagner du temps, tant le futur projet de loi porté par la ministre du travail, Myriam El Khomri hospitalisée mardi matin à la suite d’un « petit malaise », a indiqué son cabinet - prenait chaque jour un peu plus l’allure d’un « accident industriel », selon l’expression d’un membre du gouvernement. Sur les réseaux sociaux, une mobilisation exceptionnelle contre le texte a vu le jour en très de peu de temps. « Le phénomène est impressionnant, cela envoie un message politique », s’inquiétait, ces derniers jours, un élu socialiste. La menace agitée durant le weekend par la CFDT de rejoindre l’appel de l’intersyndicale à la mobilisation des salariés, ajoutée à une contestation croissante dans le monde étudiant et au malaise évident d’une grande partie de la majorité, ont convaincu l’exécutif d’envoyer un signal d’apaisement. « Dans ce genre de circonstances, il n’y a pas beaucoup de scénarios envisageables, confie un conseiller. Soit vous ne bougez pas, considérant que la contestation n’est pas majeure, ce qui n’est pas tout à fait le cas. Soit vous continuez, mais en lâchant du lest. Soit vous redonnez du temps à la concertation. » Nouvelles discussions C’est la troisième option qui a été choisie – dès dimanche 28 février, selon nos informations – par François Hollande et Manuel Valls. Sachant qu’elle commençait à être très sérieusement envisagée à partir de vendredi : la réception, la veille, de Laurent Berger, le patron de la CFDT, par Mme El Khomri avait permis aux deux têtes de l’exécutif de prendre la mesure de la colère cédétiste. Pas question pour les deux hommes de laisser pourrir ce dossier, au risque de se retrouver avec un cocktail explo- Antoine Lyon-Caen, Manuel Valls, Robert Badinter et Myriam El Khomri, lors de la remise du rapport sur le droit du travail, le 25 janvier, à Matignon. JEAN-CLAUDE COUTAUSSE/ FRENCH-POLITICS POUR « LE MONDE » sif, comparable à ceux qui ont mené à l’enterrement de la réforme sur les retraites, en 1995, et à l’abandon, en 2006, du CPE. « Même dans les périodes où la conflictualité est faible, quand les secteurs de la société se mettent en résonance, tout ça peut vite dégénérer », reconnaît une source au sein de l’exécutif. La CGT vient d’annoncer qu’elle se joignait à la journée d’action du 9 mars appelée par plusieurs organisations de jeunesse, dont certaines (MJS, UNEF, UNL, FIDL) historiquement proches du PS. La journée avait été choisie par les syndicats de la SNCF pour un appel national à la grève sur les conditions de travail et les salaires, tout comme par certains d’entre eux à la RATP. De nouvelles discussions vont se tenir entre M. Valls, Mme El Khomri et les partenaires sociaux, les 7 et 8 mars, de manière bilatérale. Une réunion plénière, avec l’ensemble des organisations syndicales et patronales, aura lieu durant la semaine du 14 mars. Ces échanges doivent permettre de « retravailler » plusieurs points, même si le gouvernement ne s’at- tend pas à régler tous les problèmes. « Il restera des désaccords à l’issue des nouvelles rencontres », anticipe-t-on à Matignon. Sur les droits accordés aux actifs, « le compte personnel d’activité doit être remusclé pour que le volet sécurisation des travailleurs apparaisse mieux dans la loi », préciset-on à Matignon. Le gouvernement se dit « prêt à bouger » sur le forfait-jour : l’avant-projet de loi permet aux patrons d’entreprises de moins de 50 personnes de proposer à leurs salariés ce dispositif, dérogatoire aux 35 heures, sans passer par un accord collectif – ce qui déplaît aux syndicats. Mais l’exécutif ne compte pas transiger sur la prédominance de la négociation d’entreprise par rapport à la négociation de branche, un des casus belli avec la CGT et FO. S’agissant du plafonnement des indemnités prud’homales et des nouvelles conditions du licenciement économique – deux chiffons rouges pour l’ensemble des syndicats –, ces dispositions peuvent être redébattues dans leurs modalités, mais pas sur le principe, prévient-on dans l’entourage Côté patronal, on commence à froncer les sourcils face à de possibles reculades de M. Valls : « Ce sont des murs porteurs de la réforme, on ne veut pas les remettre en cause, mais on peut revoir certains curseurs. » Sur les dédommagements accordés par les juges en cas licenciement abusif, les règles et les montants prévus dans l’avant-projet de loi pourraient être reconsidérés. Quant au licenciement économique, les discussions pourraient porter sur le périmètre à retenir pour apprécier les difficultés d’une entreprise internationale : l’Hexagone ou l’échelon européen ? Une piste qui répond à l’une des revendications de la CFDT. Reste que pour le gouvernement, la voie à trouver est étroite, notamment avec la centrale cédétiste, qui exige l’abandon du barème obliga- toire en matière prud’homale : « Cela contrevient aux principes généraux du droit », lance Véronique Descacq, la numéro deux de la CFDT. La CGC réclame aussi des « avancées » sur d’autres thématiques (médecine du travail, fractionnement du temps de repos quotidien…) : « Si le texte ne bouge pas, nous n’excluons aucune forme d’action », met en garde Carole Couvert, la présidente de la Confédération des cadres. Et le ralliement de certains syndicats sera sans doute impossible à obtenir. « Le problème de fond reste entier », juge Jean-Claude Mailly, secrétaire général de FO, en insistant sur son désaccord total avec la « philosophie générale » d’un texte qui met l’accent sur le dialogue social dans les entreprises au détriment de la négociation de branche, « voire du code du travail ». Côté patronal, on commence à froncer les sourcils face à de possibles reculades. « J’ai peur que l’on aboutisse à un mirage de réforme », confie François Asselin, président de la CGPME. Il ne faudrait pas que la phase de concertation « se traduise par un texte moins fort », in- dique-t-on au Medef. L’enjeu de ce texte est aussi politique pour le chef de l’Etat, à quatorze mois de la présidentielle. Si M. Hollande maintient un caractère fortement réformiste à la loi pour montrer qu’il agit avant 2017, il prend le risque de déclencher un mouvement social contre lui. A l’inverse, s’il recule trop, plusieurs de ses proches redoutent qu’il n’offre ainsi « une porte de sortie à Valls » avant la présidentielle. Or, comme le dit un soutien de ce dernier, « si Valls n’est plus premier ministre dans un mois, ça m’étonnerait qu’il parte en vacances pendant un an ». p bertrand bissuels et bastien bonnefous d’après Les Trois Soeurs de Anton Tchekhov un spectacle de « La méthode retenue est brouillonne et confuse » Christiane Jatahy du 1er au 12 mars 2016 spectacle en portugais surtitré en français Antoine Lyon-Caen, membre du comité Badinter sur le droit du travail, juge sévèrement l’avant-projet de loi El Khomri ENTRETIEN P rofesseur émérite de droit du travail à l’université de Paris-Ouest Nanterre, Antoine Lyon-Caen a participé aux travaux du comité présidé par Robert Badinter qui a remis, le 25 janvier, un rapport sur « les principes essentiels du droit du travail ». Il livre son avis sur l’avant-projet de loi de Myriam El Khomri. Que pensez-vous de la décision du gouvernement de reporter la présentation en conseil des ministres du projet de loi de Myriam El Khomri ? Cette décision peut avoir des vertus thérapeutiques mais je pense que le malaise est profond et qu’elle ne réglera rien. La méthode retenue est brouillonne, confuse et va à rebours de la volonté, manifestée initialement par le gouvernement, de redonner confiance dans la loi. Au départ, deux axes ont été tracés : il s’agissait, d’une part, de donner plus de lisibilité au code du travail en en dégageant les grands principes. Ce fut la mission confiée au comité Badinter. D’autre part, dans le sillage du rapport rendu en septembre 2015 par Jean-Denis Combrexelle, l’objectif était de faire plus de place à la négociation collective afin de fixer les règles en matière de temps de travail et d’organisation du travail. Cette démarche est aujourd’hui remise en cause. Pourquoi ? Parce qu’elle contient un nombre impressionnant de dispositions, ajoutées au dernier mo- ment, qui ne sont pas en ligne avec cette volonté de rendre les textes plus intelligibles et de ménager un espace accru au dialogue social. Plusieurs mesures sont purement opportunistes : elles visent à montrer que l’exécutif est sensible à certaines demandes mais ces dispositions sont unilatérales – et certaines ne profitent qu’aux grandes entreprises. Par exemple, celle consistant à apprécier les difficultés économiques d’un groupe multinational, au niveau de ses filiales en France, et non plus sur l’ensemble de ses établissements dans le monde. Ce dispositif est très favorable aux grandes sociétés : si elles veulent engager un plan social dans leur filiale française relevant d’un secteur donné, elles n’auront plus à se justifier sur la santé de leurs fi- liales à l’étranger, évoluant dans le même secteur. Manque de clarté, dites-vous, mais le texte cherche à en apporter en fixant un barème obligatoire pour les indemnités prud’homales en cas de licenciement abusif… Ce dispositif est injuste et inefficace. Injuste car le plafonnement des dédommagements revient à empêcher la réparation intégrale du préjudice, alors que cette mesure porte sur la rupture du contrat de travail sans raison valable. Inefficace car des exceptions multiples à cette règle sont prévues – par exemple si le salarié a été victime de harcèlement ou de traitement discriminatoire de la part de sa hiérarchie. Cela va ouvrir la porte à d’innombrables contentieux. Et substituer l’arbitraire d’un barème obligatoire à la sagesse des juges, car les indemnités que ceux-ci accorderont ne devront pas excéder des plafonds fixés dans la loi. C’est un acte de défiance à leur égard. Regrettez-vous que les recommandations du comité Badinter n’entrent pas en vigueur avant 2018 ou 2019 ? Le vœu émis par le comité était que les principes, dégagés par celui-ci et déjà à l’œuvre, entrent en vigueur dès le moment où la loi serait promulguée. Le premier ministre avait paru réceptif à cette idée. Curieusement, un autre choix a été fait. Cela ne place pas nos préconisations sous des auspices encourageants. p propos recueillis par b. bi. www.colline.fr 01 44 62 52 52 de Yana Borissova mise en scène Galin Stoev du 3 mars au 2 avril 2016 8 | france 0123 MERCREDI 2 MARS 2016 Xavier Bertrand met Pôle emploi sous pression En Nord-Pas-de-Calais-Picardie, la région a lancé Proch’emploi lille - envoyé spécial C’ était un engagement de campagne de Xavier Bertrand. A peine avait-il pris ses fonctions à la présidence de la région Nord-Pas-de-Calais-Picardie qu’il lançait, le 5 janvier, un nouveau dispositif baptisé Proch’emploi. « Il y avait de fortes attentes. Tout au long de la campagne, on avait entendu des critiques très violentes vis-à-vis de Pôle Emploi, explique son directeur de cabinet, Alexandre Brugère. Soit on passait beaucoup de temps à concevoir le dispositif, soit on le mettait en place sans tarder, quitte à rectifier en cours d’expérimentation. » C’est la marque de fabrique de Xavier Bertrand : l’expérimenta tion et le pragmatisme. Sans né gliger pour autant l’intérêt politique. « Proch’emploi est le symbole de la mobilisation générale de la région pour l’emploi », appuie M. Brugère. Quels que soient les interlocuteurs, ils s’accordent à reconnaître que le dispositif Proch’emploi a pour premier avantage de rendre le conseil régional visible et « proche des gens ». « En termes de communication, c’est très fort », admet une responsable de l’ancienne majorité régionale. Pour démarrer sans délai, la région a utilisé la plate-forme téléphonique préexistante, créée en Picardie pour aider les administrés dans leurs démarches administratives : d’où le numéro Vert 0800-02-60-80 qui reprend les intitulés numériques des trois départements picards (Aisne, Oise, Somme). La vingtaine d’agents affectés à cette fonction, auxquels se sont ajoutés quinze vacataires, ont désormais pour mission de recueillir les appels de demandeurs d’emploi ou d’entreprises proposant un emploi. Au cours de ce premier appel, un questionnaire est « Les services ne peuvent pas être les petites mains d’une opération politique » BENOÎT GUITTET secrétaire CFDT Nord-Pas-de-Calais renseigné. A l’issue de ce premier entretien, l’objectif fixé par la région est qu’une date de rendezvous avec le demandeur lui soit communiquée dans les quinze jours et que celui-ci ait lieu, dans une antenne proche de son domicile, dans les quinze jours suivants : soit un rendez-vous à J + 30. La deuxième phase du dispositif a consisté à dégager des effectifs, au sein de la région ou dans les structures partenaires (missions locales, maisons de l’emploi, plates-formes de l’emploi), sur la base du volontariat, pour conduire les entretiens. Et à installer des antennes d’accueil dans 29 bassins de vie. A ce jour, 132 agents de la région et 70 des organismes partenaires se sont portés volontaires. « Cela a suscité un véritable enthousiasme, vante M. Brugère. Des agents nous disent : “Maintenant, je sais pourquoi je viens bosser”. » Chaque agent a reçu une formation de deux demi-journées et un guide d’accompagnement. « Pourquoi ne pas essayer ? » Alors, quels sont les premiers résultats ? Selon les chiffres communiqués par la région, en huit semaines d’existence, Proch’emploi a reçu 5 300 appels et 3 900 entretiens ont été réalisés. Sur ce nombre, 1 300 personnes ont été « orientées » vers une offre d’emploi, 1 000 vers une formation. « Orientées », cela ne signifie pas que cela débouche sur une embauche ou une formation. « Quelques unités, à ce stade, ont retrouvé un emploi », reconnaît Frédéric Leprêtre, le coordonnateur de la plate-forme, qui chiffre à « une quinzaine » le nombre de contrats en entreprise et à « une cinquantaine » celui des inscriptions en stage. « Nos systèmes d’information ne sont pas encore en « La région patronne de Pôle emploi, moi, je ne veux pas » XAVIER BERTRAND président de la région Nord-Pas-de-Calais-Picardie mesure de nous fournir le retour sur qui est entré, où et quand. On construit en marchant », admet-il. C’est peut-être là, précisément, que le bât blesse. La région a voulu mettre sur pied rapidement ce dispositif d’accueil et d’écoute. Mais qu’en est-il, ensuite, de l’accompagnement ? Qu’apporte ce service de plus que Pôle emploi ? « Il y a des gens qui n’attendaient plus rien. Pour certains, ils sont désabusés. Ils y trouvent de l’écoute. Je ne veux faire aucune promesse, donner aucun faux espoir mais pourquoi ne pas essayer ? », défend M. Bertrand. « On a du mal à comprendre ce que va apporter de plus Proch’emploi. Qu’y a-t-il d’innovant ? Quelle valeur ajoutée ? Que l’Etat et la région travaillent ensemble, c’est une évidence mais, là, on est dans une démarche où on superpose un dispositif régional à un dispositif national existant, s’interrogent au contraire Perrine Mohr et Damien Vincent, délégués CFDT à Pôle emploi Nord-Pas-de-Calais. On voit même un service inférieur à celui que l’on rend. Les agents de Pôle emploi ont une expertise sur l’accueil des demandeurs d’emploi, il faut savoir les accompagner. C’est bien plus complexe que ce qu’on imagine. On ne s’improvise pas conseiller placement. S’il n’y a pas de suivi derrière, cela peut engendrer une nouvelle frustration du demandeur d’emploi. » Des députés et des sénateurs ont revu la façon d’attribuer leur « dotation d’action parlementaire », cette enveloppe autrefois opaque et mise chaque année à leur disposition C’ Autrefois totalement opaque et confisquée par certains élus, la réserve est, depuis 2012, répartie équitablement entre les parlementaires, et ne fait plus l’objet d’injustices scandaleuses. Pour autant, elle reste un système archaïque, aux critères d’attribution aléatoires, que beaucoup aimeraient voir disparaître. Des écologistes ainsi que des socialistes, comme René Dosière (Aisne), plaident ainsi pour sa suppression, tout comme certains à droite, tels Pierre MorelA-L’Huissier (Les Républicains, Florian PHILIPPOT Invité de Mercredi 2 mars à 20h30 Emission politique présentée par Frédéric HAZIZA Avec : Françoise FRESSOZ, Frédéric DUMOULIN et Yaël GOOSZ sur le canal 13 de la TNT, le câble, le satellite, l’ADSL, la téléphonie mobile, sur iPhone et iPad. En vidéo à la demande sur www.lcpan.fr et sur Free TV Replay. www.lcpan.fr Lozère) ou Véronique Besse (Vendée), qui a déposé une proposition de loi en ce sens. Mais, à l’heure où les dotations de l’Etat aux collectivités ne cessent de baisser et où les petites communes font face à des difficultés financières grandissantes, d’autres avancent au contraire que supprimer cette ligne de crédit « serait une erreur », à l’instar de Didier Guillaume, président du groupe socialiste au Sénat et élu de la Drôme – les sénateurs disposent également d’une réserve d’environ 60 millions d’euros. Bien conscient des nécessités de réformer ce dispositif, M. Guillaume suggère toutefois que le montant global de la réserve parlementaire soit intégralement réorienté vers les petites communes dans le besoin, à travers la « dotation d’équipement des territoires ruraux » gérée par les préfets. Une idée partagée, entre autres, par le député non inscrit Nicolas Dupont-Aignan (Essonne) ou le sénateur Eric Doligé (LR, Loiret). Jurys « citoyens » En attendant, certains élus ont déjà revu la façon d’attribuer leur propre réserve. Ils sont ainsi quelques-uns à désormais déléguer le choix des projets à subventionner à des jurys « citoyens » tirés au sort. L’écologiste Isabelle Attard (Calvados) ou les socialistes Colette Capdevielle (Pyrénées-Atlantiques) et Guillaume Garot (Mayenne) ont notamment choisi ce système et en rendent compte de manière transparente sur leur blog. Dans la Loire-Atlantique, la députée socialiste Monique Rabin a, elle, mis en place un LES CHIFFRES 383 058 demandeurs d’emploi sans activité en Nord-Pasde-Calais-Picardie fin janvier Toutes catégories confondues, le nombre de demandeurs d’emploi dans la région s’élève à 648 000. 47 500 demandeurs d’emploi sortis des listes sur les trois derniers mois En moyenne mensuelle, 8 848 d’entre eux ont retrouvé un emploi et 4 725 ont engagé une formation. Le nombre d’offres d’emploi non pourvues sur l’ensemble de l’année s’élève à 8 900. 5 100 agents de Pôle emploi dans la région Soit une moyenne de 127 demandeurs d’emploi par agent. Proch’emploi a-t-il vocation à devenir pérenne et à se développer ? La région, à terme, ne pourrait-elle envisager de réaliser une OPA sur le service public de Pôle emploi ? « Certainement pas, s’exclame Xavier Bertrand. La région patronne de Pôle emploi, moi, je ne veux pas. Pour ce qui est de Proch’emploi, si le dispositif fonctionne, ce n’est pas pour que ce soit expérimental. Les seules limites, c’est ce que la loi m’interdit de faire et ce que mes finances m’empêchent de faire. Maintenant, je suis lucide, je sais que je serai attendu au tournant. » p patrick roger L’HISTOIRE DU JOUR Au PS, la fronde des « aubrystes » ne bouleverse pas les équilibres La « réserve parlementaire », vieux système, nouveaux usages est quasi devenu un non-événement. Lundi 29 février, comme l’année dernière et la précédente, l’Assemblée nationale a mis en ligne sur son site Internet le détail de l’utilisation de la « dotation d’action parlementaire » des députés pour l’année 2015. Plus connue sous le nom de « réserve parlementaire », cette enveloppe d’environ 80 millions d’euros est mise chaque année à disposition des députés pour qu’ils aident au financement d’associations ou de projets dans leur circonscription. D’autant que se pose la question du réservoir d’offres d’emplois. La région se félicite d’avoir d’ores et déjà réussi à mobiliser 160 entreprises et d’être en mesure de proposer « entre 400 et 500 offres ». Pour élargir le dispositif, elle a engagé des discussions en vue d’un partenariat avec des sites tels Le Bon Coin ou Jobijoba, des entreprises d’intérim comme Randstad, et un conventionnement est en cours d’élaboration avec… Pôle Emploi pour avoir accès à ses données et pouvoir utiliser l’outil de gestion de ses conseillers. « Je ne suis pas en concurrence ni en guerre avec Pôle emploi. Ce qui m’importe, c’est le pragmatisme, assure M. Bertrand. Je n’aurais pas la compétence formation, je serais illégitime. Je vais pouvoir déclencher rapidement des formations là où il y a de l’emploi. Maintenant, je dois muscler le dispositif pour la partie offres d’emplois. » Reste que ce système qualifié par la région de « circuit court » occulte de multiples aspects dont s’occupe Pôle Emploi, comme l’accompagnement personnalisé et l’indemnisation des demandeurs d’emploi ou le traitement des offres d’emploi. La démarche suscite des interrogations parmi les agents de la région. « La région, traditionnellement, est sur du “faire faire”, elle confie l’accueil du public à des organismes extérieurs. Là, c’est la région qui prend elle-même en charge l’accueil, note Benoît Guittet, secrétaire de la CFDT région Nord-Pas-de-Calais. Mais quelle est l’étape suivante ? Le dispositif ne peut être piloté par le cabinet du président de région. Les services ne peuvent pas être les petites mains d’une opération politique. La compétence région est sur la formation. La compétence emploi, elle, est à l’Etat. Il n’est pas possible d’avoir deux dispositifs en parallèle. » L jury composé de maires de sa circonscription qui l’« aident sur les critères de choix pour l’attribution aux communes ». De son côté, Jean-Jacques Urvoas – nommé ministre de la justice le 27 janvier – a lui aussi choisi un modèle similaire en 2015, en nommant un « jury de personnalités investies localement et sans fonction partisane » (présidente de l’office du tourisme, personnalités du sport ou de la culture…) pour décider de l’attribution de sa réserve. Après s’être réuni plusieurs fois sans sa présence, ce jury a soumis à l’élu du Finistère une liste de dix-sept dossiers ne concernant que des associations, conformément à sa demande, qu’il a validée les yeux fermés. Enfin, toujours dans le souhait de dépasser les clivages partisans et de parer à toute tentation clientéliste, deux sénateurs de la Haute-Vienne de sensibilités différentes, Jean-Marc Gabouty (UDI-UC) et Marie-Françoise Pérol-Dumont (PS), ont eux décidé de mettre en commun leur réserve avec des critères d’attribution bien précis ; seuls ont été retenus les projets de subvention pour des communes de moins de 5 000 habitants et pour des dossiers non subventionnés par ailleurs. Progressivement, par petites touches, la « dotation d’action parlementaire » avance chaque année un peu plus vers la transparence et l’équité, au moins dans les mentalités. Mais tant qu’elle subsistera telle quelle, la réserve parlementaire restera un reliquat des pratiques d’un ancien temps, dont personne ne sait plus vraiment ni l’origine ni la date de création. p e grand rassemblement réalisé en juin 2015 au congrès de Poitiers, de Manuel Valls à Martine Aubry, a finalement volé en éclats. Les partisans de la maire de Lille ont annoncé, lundi 29 février, qu’ils quittaient la majorité du PS, déçus par la politique menée par le gouvernement et globalement soutenue par la direction du parti. Le geste est avant tout symbolique. Si les « aubrystes » revendiquent 10 membres sur les 73 qui composent le bureau national (le gouvernement du parti), leur départ ne renverse pas les équilibres au sein de l’instance de décision principale, le conseil national (le parlement des socialistes). Mais cette scission est surtout l’aboutissement d’une équation impossible, quand le premier secrétaire, Jean-Christophe Cambadélis, avait essayé de concilier les différents courants du PS au sein d’une même motion, pour remporter son congrès. « Nous n’avons pas de regrets, nous savions que ça serait difficile, mais nous avons essayé de peser de l’intérieur », explique François Lamy, député de l’Essonne et conseiller politique de Martine Aubry. In fine, les désaccords l’ont emporté sur le reste. Les premières tensions au sein de la majorité du parti datent de la renLES PARTISANS trée 2015. Le bureau national, sous la DE LA MAIRE DE LILLE pression des aubrystes, avait voté pendant l’été un plan de réorientaREVENDIQUENT tion du pacte de responsabilité. Las, devant l’inflexibilité du premier mi10 MEMBRES nistre, M. Cambadélis avait accepté à SUR LES 73 l’automne un compromis qui tenait très peu compte des propositions du QUI COMPOSENT PS. Il y eut ensuite l’épisode de la déLE BUREAU NATIONAL chéance de nationalité, à laquelle la maire de Lille est farouchement opposée. L’absence de position claire du PS sur la question a semé la confusion dans la majorité du parti. Mais c’est finalement l’avant-projet de loi El Khomri, sur le droit du travail, qui a poussé les aubrystes à faire scission. Pour les frondeurs, qui avaient échoué à faire alliance avec les aubrystes au congrès de Poitiers, cette nouvelle fragilise le premier secrétaire qui, selon le député de la Nièvre Christian Paul, n’aurait plus qu’une majorité « terriblement aléatoire ». « Les proches de Martine Aubry sont dans la logique de leurs positions, mais ça fait longtemps qu’ils ne votaient plus, et on a toujours eu la majorité », rétorque M. Cambadélis. La réunion du conseil national, en avril, où sera discutée la position du PS sur la primaire, s’annonce mouvementée. Idem pour les réunions hebdomadaires du bureau national, où plus aucune majorité nette ne se dégage. « De toute façon, ça fait longtemps qu’au bureau national on ne vote plus de choses sérieuses », ironise un dirigeant. En revanche, la venue de Myriam El Khomri, le 7 mars, devrait donner une idée du rapport de force, rue de Solférino, sur l’épineuse question du droit du travail. p hélène bekmezian nicolas chapuis france | 9 0123 MERCREDI 2 MARS 2016 A Calais, l’évacuation de la « jungle » sous tension Tirs de lacrymogènes, cabanes en feu : le démantèlement du bidonville a commencé lundi dans la violence D euxième jour d’évacuation de la « jungle » de Calais : mardi 1er mars, la destruction par la préfecture des abris de fortune où vivent plusieurs milliers de migrants en attente d’un passage en Grande-Bretagne, devait continuer et concerner un nouveau périmètre. « Nous mettons en place le même dispositif que lundi et poursuivrons notre mission les jours suivants », indiquait la préfète du Pas-de-Calais, Fabienne Buccio, au Monde, lundi soir. Arguant que l’Etat « offre ainsi une solution humanitaire » à chaque migrant, elle entend bien mener à terme la destruction de l’habitat précaire, pour ne garder que 2 000 personnes, même si les images de la première journée ont suscité l’indignation. Jet de grenades lacrymogènes, explosions de bouteilles de gaz dans des cabanes en feu, cris et mouvements de foule… A partir de 15 heures, lundi, le chaos et la violence se sont installés dans la partie sud du bidonville. Celle-là même que l’Etat est en train de démanteler puisque le tribunal administratif y a autorisé, le 25 février, la destruction des cabanes, à l’exception des lieux de vie collectifs. Pierre contre gaz Pour Maya Konforti, de l’association L’Auberge des migrants, présente dans la « jungle » depuis 8 heures du matin, la confusion s’est installée « lorsqu’une grenade lacrymogène tombée sur une cabane l’a enflammée ». Ensuite, le ton est monté, des pierres ont été lancées par des jeunes migrants et les CRS ont riposté à coups de gaz. Pour contrer les charges successives des policiers, et ralentir leur avancée dans le bidonville, des migrants ont jeté les planches de leurs abris détruits dans les chemins et les ont enflammés. La matinée, elle, avait été calme. Le bouclage précoce du secteur « Les migrants évacués n’ont nulle part où aller. On va en retrouver à errer ici ou là » MAYA KONFORTI de l’association L’Auberge des migrants sud par plus de trente véhicules de CRS et deux camions antiémeute a surpris le bidonville au réveil. « Dès 8 h 30, les entrées sud ont été filtrées. Bénévoles et journalistes se sont vu interdire l’accès, sauf à passer par le nord », explique Maya Konforti, arrivée plus tôt sur les lieux. Alors que la préfète, elle aussi venue sur place, explique que « seules les tentes et cabanes vides étaient détruites », plusieurs observateurs livrent une version différente : « On faisait sortir les gens des abris, on leur laissait une heure pour quitter le lieu, puis la cabane disparaissait à coups de pieds-de-biche, de disqueuses et d’autres outils à main. » Les matériaux de construction étant ensuite chargés dans des bennes par une équipe de démolisseurs venus avec la délégation préfectorale. La violence de la méthode et la lourde présence policière ont largement surpris, parce qu’elles ne correspondaient ni à l’exigence du tribunal d’une évacuation « progressive », ni aux déclarations politiques de la préfète ou du ministre de l’intérieur, Bernard Cazeneuve. Le 25 février, après le rendu de l’ordonnance, Fabienne Buccio avait promis de ne pas employer la force. Elle se donnait alors « plusieurs semaines ; un mois, peut-être plus » pour convaincre les migrants de partir repenser leur projet migratoire dans un centre d’accueil. Il était question d’attention aux personnes vulnérables, de prise en Dans la « jungle » de Calais, lundi 29 février. PHILIPPE HUGUEN/AFP charge des mineurs isolés. Aujourd’hui, le ton a changé. Mme Buccio explique sa nouvelle stratégie par la présence, le 26 février, « de nombreux activistes extrémistes » qui « ont empêché le bon déroulement des opérations ». « Ils ont pris à parti les maraudeurs qui tentaient de convaincre les migrants de déposer une demande d’asile en France et ont ensuite empêché ceux qui avaient fait ce choix, de monter dans les bus partant vers un des 102 centres d’accueil et d’orientation. » Christian Salomé, président de L’Auberge des migrants, n’y croit guère. Pour lui, « les politiques di- sent une chose un jour et font le contraire le lendemain. Sans violence, ils ne parviendront jamais à vider le bidonville. Ils le savent et tout est prétexte à faire venir des forces de l’ordre. Qu’ils aient au moins l’honnêteté de le reconnaître », insiste le président de cette association historique. « Opération de communication » Lundi soir, personne ne savait où se dirigeaient ceux qui avaient vu leurs cabanes s’écrouler sous leurs yeux. « Ils n’ont nulle part où aller. On va en retrouver à errer ici ou là », déplore Maya Konforti. « Sur le morceau de papier qui a Redoine Faïd, médiatique braqueur « repenti », retrouve les assises RAC I S ME Le Conseil de l’Europe inquiet de la montée du « discours de haine » Le procès du meurtre en 2010 d’Aurélie Fouquet, policière municipale, s’ouvre mardi S’ il n’est pas poursuivi pour meurtre, c’est pourtant lui le plus attendu des neuf accusés. Mardi 1er mars, Redoine Faïd foulera une nouvelle fois le parquet des assises. Lui qui avoue s’inspirer des films de gangsters pour ses propres scénarios de braquages jouera son plus grand rôle. Et ce durant les sept semaines du procès pour lequel il comparaît, à Paris, aux côtés de huit autres prévenus : un braquage avorté qui s’était soldé par la mort d’Aurélie Fouquet, une policière municipale. Le 20 mai 2010 à 9 h 15, un détail attire l’attention de deux policiers en patrouille à Créteil, dans le Val-de-Marne. Des traces d’impacts de balles sur la portière d’une camionnette blanche. A l’intérieur, un commando voit alors dérailler l’objectif de sa journée : l’attaque d’un fourgon blindé. S’engage une coursepoursuite à grand renfort de jets d’extincteurs, de tirs de kalachnikov et de pistolets-mitrailleurs. Les premiers policiers sont semés mais « entiers ». Les fuyards poursuivent leur folle embardée et croisent la route de policiers municipaux de Villiers-sur-Marne. Pour l’un d’eux, blessé lors de l’échange de tirs, pas de doute : « Ils voulaient tuer du flic, ça c’est clair. » Les vingt-quatre impacts sur la carrosserie de son véhicule témoignent de la violence de la fusillade. Les appuis-tête sont criblés. Sa collègue, Aurélie Fouquet, y perd la vie à 26 ans. Un enfant de 14 mois, sa mère. Les membres du commando armé accusés de la mort de la première policière municipale tuée dans l’exercice de ses fonctions risquent la perpétuité. Tous les quatre ont été identifiés, mais seuls deux seront présents au procès : Rabia Hideur, reconnu par un policier, et Daouda Baba, trahi par son ADN et des marques de brûlure. Le troisième, Olivier Tracoulat, sera jugé en son absence. Il pourrait avoir été blessé lors de la fusillade, et est même vraisemblablement mort. Mais les recherches n’ont permis de retrouver ni sa trace, ni son cadavre. « Autodidacte du braquage » Le dernier du quatuor, Fisal Faïd, a été arrêté en Algérie et sera jugé séparément. Son nom de famille est loin d’être inconnu de la police comme du grand public. Et pour cause, c’est le frère du faux repenti numéro un, petit caïd des cités devenu grand bandit : Redoine Faïd. Redoine Faïd reste le potentiel cerveau de la terrible équipée, même s’il ne faisait pas partie du commando En 2010, celui qui se présente comme un « autodidacte du braquage » inspiré par un autre ennemi public numéro un, Mesrine, défilait sur les plateaux télé pour présenter son livre et son nouveau profil de repenti. Le « Doc » était devenu « l’écrivain », un surnom donné ironiquement par les policiers. Mais les enquêteurs ne croient pas à ce nouveau rôle, rendu d’autant moins crédible après son évasion avec explosifs et otages de la prison de Sequedin, dans le Nord, en 2013. Pour eux, si Redoine Faïd ne faisait certes pas partie du commando armé qui a tué la policière municipale, il reste le potentiel cerveau de la terrible équipée. Dénominateur commun entre la plupart des accusés, il risque lui aussi la perpétuité pour, été donné aux migrants de la zone évacuée, était proposé ou bien de rejoindre le centre d’accueil provisoire, composé de conteneurs, ou bien de prendre le car à 16 heures pour partir loin de Calais et du rêve de passer en Grande-Bretagne, ou encore d’aller sous les tentes bleues qui sont beaucoup moins confortables que la plupart des maisons détruites », ajoute-telle. Seules 43 personnes sont montées dans les bus, et la plupart ne provenaient pas de la zone évacuée. Après cette journée émaillée de violences, beaucoup d’humanitaires, qui s’épuisent sur le lieu entre autres, « récidive de tentative de vol en bande organisée avec usage ou menace d’armes ». Lui continue de nier, et aucun des témoins ni des autres mis en examen ne le désignent. « La loi du silence semble les gouverner », précise l’instruction. L’employeur de Redoine Faïd avait ainsi affirmé dans un premier temps être « certain » de son absence durant une partie de cette journée du 20 mai 2010, avant d’être plus vague sur l’heure de son arrivée, et ambigu sur de possibles pressions lui ayant fait changer de version. Le seul à avoir un peu desserré la sacro-sainte omerta semble être le premier à avoir été arrêté, le soir du drame : Malek Khider. Une balise GPS posée, par hasard, quelques jours auparavant sur son véhicule volé, a permis de l’interpeller et de remonter jusqu’à des vidéos de surveillance semblant confondre Redoine Faïd. Mais si Malek Khider accepte de donner quelques précisions aux enquêteurs, sur son rôle de poseur de herses ou le montant du butin espéré de près de 10 millions d’euros, il prévient dès son premier interrogatoire : il ne donnera aucun nom. Par crainte des représailles. p lucie soullier La Commission européenne contre le racisme et l’intolérance – un organe du Conseil de l’Europe – s’inquiète, dans un rapport publié mardi 1er mars, de l’augmentation des discours et infractions racistes en France, ainsi que de leur sous-évaluation par les autorités. Ce rapport, qui porte sur la période 2010-mi2015, « constate une augmen- depuis des mois à construire ces cabanes pour apporter un peu de confort aux exilés, avaient du mal à calmer leur colère et parlaient de « dégoût » face à l’opération du jour. Julie Bonnier, l’avocate qui avait plaidé le recours des associations et des migrants devant le tribunal de Lille, a, elle, lu dans cette violence que « l’acte prétendument humanitaire de l’Etat était une pure opération de communication visant à masquer l’objectif unique de vider ce bidonville installé par l’Etat. Au détriment de milliers de personnes vulnérables ». p maryline baumard tation importante du discours de haine et, surtout, de la violence motivée par le racisme et l’intolérance, ayant conduit à plusieurs attentats meurtriers, en particulier motivés par l’antisémitisme ». « Cette situation est d’autant plus inquiétante qu’il existe un niveau important de sous-déclaration du crime raciste et homo/transphobe », ajoute ce collège d’experts indépendants, qui note que les « Roms en particulier, sont une cible récurrente ». <;98 & 6.1;% !+5#3;#7%# <#10;-'9 " $. 2/ '. 2, 8'31 (/2) = 9' :'>0? 9*3;4.# 10 | france 0123 MERCREDI 2 MARS 2016 Quand les adoptions tournent à l’échec Selon le Quai d’Orsay, en deux ans, 2 % des enfants ont été remis par leurs parents adoptifs aux services sociaux J e vais te tuer ma fille parce que tu nous pourris la vie. » Celle qui a écrit ces mots témoigne sous un nom d’emprunt et porte une perruque pour ne pas être reconnue. « C’est tellement honteux d’écrire ça », s’excuse Judith Norman. Elle dit être une « mauvaise mère » : c’est le titre de son livre, paru le 10 février (Les Liens qui libèrent, 224 p., 17,50 euros). Elle a commencé ce journal le jour des 32 ans de Mina, sa fille adoptive, après une énième scène, au cours de laquelle la jeune femme a assommé sa mère, aujourd’hui âgée de 68 ans. « J’ai écrit pour ne pas mourir, ça devenait tellement impossible, raconte-t-elle. Je voulais comprendre ce que nous avons mal fait, pourquoi nous n’avons pas réussi à la rendre heureuse. » « C’est un témoignage rare », observe la psychanalyste Sophie Marinopoulos, à la tête de la maison d’édition qui publie le récit. Il paraît au moment où la loi sur la protection de l’enfant, qui réforme légèrement les statuts de l’adoption, doit être définitivement votée par l’Assemblée nationale le 1er mars. Quand Mina est arrivée d’Ethiopie, à 13 mois, elle pesait tout juste 5 kg. Son père était mort, sa mère l’avait abandonnée à 4 mois. « Je me suis dit : “On va l’aimer, elle sera notre fille, ça se fera facilement” », se souvient sa mère adoptive. Les difficultés surgissent dès l’entrée à l’école. Puis au « Je veux changer de famille ! » de la fille de 12 ans succède le « Salope, tu n’as fait aucun effort pour moi ! » de la femme de 32 ans. Dès l’adolescence, les crises de délire alternent avec les séjours en hôpital psychiatrique et les tentatives de suicide. Aujourd’hui, Mina a dépassé les 35 ans, mais elle harcèle ses parents de coups de fil, multipliant les exigences. Si son père tente de les satisfaire, sa mère a arrêté. « La sécurité et le confort, ajoutés à l’amour, ne sont pas la recette miracle du bonheur, écrit-elle. La douleur de Mina, c’est cette vie entière pleine de points d’interrogation. » Elle analyse les causes de la situation : l’abandon vécu par l’enfant, les carences du- Iris, 22 ans, développeur-web, Tours rant ses premiers mois, le racisme subi en France, les parents adoptifs culpabilisés qui ne mettent aucune limite… Mais pas l’adoption. « Si c’était à refaire, je le referais », dit Judith Norman. Le lien avec sa fille est indissoluble. Elle ne s’est même pas posé la question. D’autres l’ont fait. La mission pour l’adoption internationale du Quai d’Orsay a annoncé le 26 janvier qu’une quarantaine d’enfants ont été remis par leurs parents adoptifs à l’Aide sociale à l’enfance (ASE) depuis deux ans, soit 2 % des adoptions sur la période. C’est la première fois qu’un tel chiffre est rendu public. « Il y a certainement de nombreux cas dont nous ne sommes pas informés », commente Odile Roussel, ambassadrice chargée de l’adoption internationale. La France a commencé à collecter ces données, car de plus en plus de pays exigent un suivi jusqu’aux 18 ans de l’enfant. Lever le tabou Les chiffres pour les échecs d’adoption d’enfants nés en France sont également inconnus. Rien ne permet de distinguer dans les statistiques un enfant adopté d’un enfant biologique confié à l’ASE. Selon certains praticiens, les échecs représenteraient autour de 15 % des adoptions. Dans les cas les plus graves, les enfants sont remis CORRESPONDANCE Une lettre d’UBS (France) SA A la suite de la publication de l’article « Affaire UBS : quand le contre-espionnage mettait sur la touche son agent trop curieux » (Le Monde du 20 février), nous avons reçu de la société UBS (France) SA le courrier suivant : Inscrivez-vous sur lemonde.fr/academie 0123 « Le Monde a publié dans son édition du 20 février une série d’articles mettant gravement en cause UBS, notamment dans un article intitulé : « Affaire UBS : quand le contre-espionnage mettait sur la touche son agent trop curieux ». Cet article se réfère aux « carnets du lait » évoqués dans le cadre du dossier. Depuis le premier jour de sa mise en cause, UBS France conteste avoir contribué, de quelque façon que ce soit, à quelque mécanique de fraude fiscale ou de blanchiment, et elle conteste notamment que les ATA, ou l’inscription d’opérations dans ce qui a été appelé le « carnet du lait », puissent correspondre à des opé- « En parlant des difficultés, c’est comme si on allait contre la magie de l’adoption » CATHERINE SELLENET psychologue à l’ASE en vue d’une nouvelle adoption, qui ne pourra être qu’une adoption simple, l’adoption plénière étant irrévocable. Mais il arrive aussi qu’ils soient éloignés de leur famille (en pension par exemple) ou placés temporairement. « Il faut réserver le terme d’échec aux ruptures totales, quand les relations entre parents et enfants ont disparu ou sont extrêmement pauvres », affirme le pédiatre Jean-Vital de Monléon. Le sujet a longtemps été un nondit. « En parlant des difficultés, c’est comme si on allait contre la magie de l’adoption, analyse la psychologue Catherine Sellenet. Il faut redire que, dans la majorité des cas, ça se passe bien. Il ne faut être ni aveugles ni catastrophistes. » Il reste que les exemples cités sont terribles : tel enfant de 5 ans remis à l’ASE au bout de trois mois rations irrégulières. Après une enquête interne très approfondie versée au dossier, UBS n’a cessé de répéter que les accusations reposant sur les fameux carnets du lait n’ont jamais eu de substance et ces « carnets » n’ont jamais constitué un outil de dissimulation d’opérations entre la Suisse et la France. A ce jour, l’instruction n’a mis en évidence aucune opération illicite, et moins encore caractéristique de fraude fiscale ou de blanchiment de fraude fiscale liée à un ATA ou à un comportement d’UBS France. L’accusation n’a pu mettre en avant (et pour cause) aucune opération traduite par les ATA constitutive d’une fraude fiscale. La présomption d’innocence dont bénéficie UBS France devrait donc suffire à ce que toutes conséquences soient tirées de ce constat. La banque s’est attachée à rapporter toutes les preuves de son innocence, à ses frais, fardeau que ne lui impose pas la loi, et dont aurait dû la dispenser l’instruction. Alors que ce travail a été conduit dans le plus grand détail, la persistance de cette référence à ce qui était présenté comme un avec ses affaires dans un sac-poubelle ; tel autre renvoyé par avion dans son pays d’origine ; de nombreux cas de rejets et de violences réciproques à l’adolescence et à l’âge adulte. « C’est gravissime, d’autant plus qu’on est censé s’être assuré des capacités des parents », affirme le psychiatre Pierre LévySoussan. « Pour les enfants, il est extrêmement difficile d’accepter le fait d’avoir été abandonné deux fois », relève la psychologue Françoise Vallée, qui a travaillé pour l’ASE de Loire-Atlantique. D’où l’intérêt de lever le tabou. « C’est de la prévention, affirme M. Lévy-Soussan. Plus on connaît les risques, plus on sait si on peut les prendre. Tous les enfants ne sont pas adoptables, tous ceux qui veulent être parents ne sont pas capables d’adopter. » Des facteurs de risques sont identifiés par les professionnels : se lancer seul, atteindre la cinquantaine, avoir un projet à forte dimension humanitaire… L’attitude du pays d’accueil compte. « Les enfants adoptés sont regardés comme des êtres différents, regrette M. de Monléon. C’est de la maltraitance sociétale. » L’âge de l’enfant entre aussi en jeu. « Un enfant qui arrive à 5 ans a un passé, explique Nathalie Parent, présidente de l’association Enfance et famille d’adoption. Il peut avoir vu mourir ses parents, été recueilli dans sa famille élargie, placé dans un orphelinat… Il a tissé des liens. Il va falloir faire avec. » Les mauvais traitements, la vie dans la rue laissent des séquelles. « Certains enfants présentent de multiples troubles du comportement, observe Mme Sellenet. On met les futurs parents en position de thérapeutes. C’est placer la barre très haut. » Or les deux tiers des adoptions internationales réalisées en France en 2015 concernent des enfants à besoin spécifique : âgés de plus de 5 ans, en fratrie, ou atteints d’une pathologie. Pour les parents, « le risque le plus grand, c’est d’élargir ses limites au-delà de ce qu’on est capable de faire », prévient Mme Parent. Quelque 17 000 agréments sont en cours de validité. La disproportion avec le nombre d’enfants adoptés en 2015 est colossale : 815 à l’international, 773 en France. Pourtant, la loi sur la protection de l’enfant ne réforme pas la procédure d’agrément, très largement accordé, et ne modifie que marginalement (seules les conditions de révocation et de succession de l’adoption simple sont concernées) des statuts jugés par certains obsolètes. p gaëlle dupont fondement de l’accusation ne peut que laisser songeur. Les accusations portées contre UBS AG et sa filiale française reposent principalement sur les déclarations de « lanceurs d’alertes » auto-proclamés, notamment Bradley Birkenfeld, auquel Le Monde consacre aussi un article. UBS tient à rappeler que Bradley Birkenfeld a plaidé coupable en juin 2008 pour avoir aidé des clients américains à frauder le fisc. La justice américaine a prononcé à son encontre une condamnation de 40 mois de prison. Il faut également rappeler que Raoul Weil, ancien dirigeant d’UBS gravement mis en cause par M. Birkenfeld, a lui été acquitté par la justice américaine. Par ailleurs, Bradley Birkenfeld n’a jamais eu accès au moindre dossier de client concernant la France, comme il l’a d’ailleurs admis devant les juges d’instruction. L’enquête menée par la justice française porte sur une période s’étalant de 2004 à 2012, soit pour l’essentiel après qu’il a quitté UBS AG en 2005. UBS s’étonne dès lors de la crédibilité qui semble lui être octroyée. » enquête | 11 0123 MERCREDI 2 MARS 2016 Dans le centre de Bujumbura, le 27 janvier. PHIL MOORE « POUR LE MONDE » Au bord du chaos jean-philippe rémy bujumbura - envoyé spécial A u Belvédère, il n’y a qu’un point de vue qui l’emporte sur le Burundi, et c’est celui, imprenable, dont on jouit depuis la terrasse. C’est le dernier restaurant chic de Bujumbura. Quand le jour décline, les rares clients se serrent les coudes au comptoir du bar, planté comme un nid d’aigle sur les hauteurs de la colline de Kiriri. Aux alentours, des soldats montent la garde devant les vastes demeures. L’élite du pays adore cette éminence, et son coup d’œil magistral sur la capitale burundaise, qui s’enfonce, comme apaisée, dans la brume du soir. Plus loin s’étend le lac Tanganyika, puis les montagnes de la République démocratique du Congo. Tout au fond, là-bas, se prépare, dit-on, une rébellion dont le but serait de porter la guerre ici. On ignore si cela aura lieu. L’espace d’un crépuscule, depuis cette colline des notables, tout semble si beau, si calme. Bientôt, pourtant, voici l’heure de l’attaque de la nuit, en ville. Une poignée de détonations, des explosions sourdes. Des échanges à la kalachnikov et parfois une grenade ou un obus de mortier. Le son monte avec une netteté étrange vers le Belvédère. Le président, Pierre Nkurunziza, avait assuré à la délégation du Conseil de sécurité de l’ONU venue fin janvier au Burundi l’exhorter à mettre fin aux violences que le pays était « en sécurité à 99 % ». Ce doit être, alors, le 1 % restant qui se manifeste, cette nuit encore. Chacun se livre à son évaluation balistique. S’agit-il d’une attaque de position militaire ou de la police ? Est-ce vers Musaga, Ngagara ? Ou Cibitoke, à présent ? Ces quartiers où avaient éclos les manifestations contre la perspective d’un troisième mandat du président, en avril, sont à présent le théâtre d’affrontements nocturnes. Des insurgés qui se réclament, de plus en plus, du mouvement Red Tabara (Résistance pour un Etat de droit) attaquent des positions loyalistes. Quelques balles traçantes rouges fusent. Au Belvédère, personne ne s’étonne. Les visages sont plongés dans la lumière blafarde des téléphones, et de leurs nouvelles contradictoires. EAUX DANGEREUSES Déo, le patron, soupire. Depuis le début de la crise, il s’est consacré à l’élaboration de sa nouvelle carte, fusion thaïe-burundaise, a tenté de minimiser ses pertes en réduisant le personnel, et prié pour que tout finisse par se tasser. Mais une forme de lent pourrissement est à l’œuvre, qui réduit de plus en plus les espoirs. Comment mettre le doigt dessus ? En Burundi, au pays de la peur 2|2 Alors que l’économie plonge et que les assassinats d’opposants se multiplient, les dirigeants burundais se radicalisent de plus en plus, allant jusqu’à une forme d’épuration au cœur du pouvoir apparence, la situation semble aussi immobile et immuable que le panorama. Mais en profondeur… Quelques jours plus tôt, un obus est tombé sur la maison de Déo, détruisant une partie du toit. Ce n’était qu’un tir de mortier de 60 mm, mais ceux qui ont fait feu n’étaient qu’à quelques centaines de mètres, dans des zones régulièrement fouillées de fond en comble par les policiers ou par certains des hommes en uniforme sans insigne qui pullulent désormais dans la capitale, notamment les membres du mouvement de jeunesse du parti au pouvoir, les Imbonerakure. Parfois, les insurgés de la capitale – dont certains s’infiltrent depuis le Congo voisin ou depuis les collines qui entourent la ville – ne s’attaquent pas aux policiers, mais tuent des militants du parti au pouvoir, le Conseil national pour la défense de la démocratie-Forces de défense de la démocratie (CNDD-FDD), ou des Imbonerakure. Parallèlement, les loyalistes raflent, torturent, exécutent. Les frontières se brouillent. La cible des derniers tirs de mortier était apparemment la présidence, en plein cœur de Bujumbura. Le président ne passe plus qu’occasionnellement dans ces bureaux du centre-ville. « Le pouvoir s’est déplacé ailleurs, et les décisions se prennent en petit comité, avec les fidèles, les généraux, les gouverneurs militaires, assure une bonne source. Cela explique une forme d’autisme. » Tout cela pourrait être considéré comme surmontable, si un durcissement, une dérive n’étaient à l’œuvre, dans un pays proche de l’asphyxie économique. En 2015, le Burundi est devenu le pays de la planète où le produit intérieur brut (PIB) par habitant est le plus minuscule (315 dollars, environ 290 euros). Ce, malgré une bonne récolte de café. Les hôtels sont vides, les entreprises licencient. « Jusqu’ici, le gouvernement est arrivé à payer les fonctionnaires, on se demande comment », remarque un fin connaisseur de l’économie. Le même gouvernement vient d’annoncer des perspectives de croissance (3,6 %) pour 2016, en contradiction avec les calculs du Fonds monétaire international (FMI), qui prévoit une contraction de 7 % de CERTAINS HOMMES D’AFFAIRES LOCAUX QUITTENT LE PAYS SUR LA POINTE DES PIEDS POUR FUIR LES DEMANDES DE « CONTRIBUTIONS » DU POUVOIR, DE PLUS EN PLUS PRESSANTES l’économie. D’ici quelques mois, la situation deviendra « intenable », juge cette source. Les devises manquent, le franc burundais est en chute libre. Certains hommes d’affaires locaux quittent le pays sur la pointe des pieds, pour fuir les demandes de « contributions » du pouvoir, de plus en plus pressantes, explique un membre du patronat local, qui précise : « Ils ont reçu des menaces de gens qui savent combien d’argent ils ont sur leurs comptes. Il n’y a plus de neutralité : si tu restes, il faut payer. Alors, certains préfèrent partir en voyage… » On n’a recensé à ce jour aucun assassinat d’homme d’affaires, contrairement aux jeunes, étudiants, activistes, ex-leaders des manifestations ou passants malchanceux : plus de 400 morts au cours des dix derniers mois, et la liste s’allonge. Parallèlement, plusieurs groupes rebelles se sont déclarés. En plus de Red Tabara, une autre formation rebelle s’est créée. Le Forebu (Forces républicaines du Burundi) regroupe des officiers supérieurs ayant fait défection, avec à leur tête le général Godefroid Niyombaré, ex-compagnon de route du chef de l’Etat, qui a tenté de prendre le pouvoir lors du putsch de mai 2015. Il vit aujourd’hui en exil. On ne peut connaître avec précision le poids de ces mouvements, mais ils ont en commun de mélanger Hutu et Tutsi. Vont-ils parvenir à organiser des bases arrière dans la région, notamment au Congo ? Vont-ils finir par attaquer le Burundi depuis l’extérieur et tenter d’y établir des bastions ? Le Rwanda voisin est accusé de soutenir une partie de cette galaxie encore mal définie. Même les Etats-Unis, alliés du pouvoir rwandais, ont demandé que le recrutement et l’appui aux rebelles cessent. Entre Burundi et Rwanda, le ton monte dangereusement. D’autant qu’à Kigali, on tient un raisonnement implacable : le pouvoir burundais est accusé de collusion avec les Hutu génocidaires rwandais (regroupés dans le mouvement des Forces démocratiques de libération du Rwanda), pour préparer, en substance, le massacre des Tutsi burundais. Et on ne dissimule pas que le Rwanda, dans ce cas de fi- gure, interviendrait pour sauver ceux qui pourraient l’être. Pour l’heure, rien n’est venu appuyer l’existence d’un plan de cette ampleur. Mais la dégradation inexorable de la situation, sur fond de radicalisation de l’équipe au pouvoir et d’émergence possible de groupes armés, fait redouter que la situation entre rapidement dans des eaux dangereuses. A cela s’ajoutent des recrutements de miliciens et le noyautage des chefs de colline. Les Imbonerakure font de moins en moins figure de « mouvement de jeunesse » et de plus en plus de supplétifs de la répression. Habituellement prudent, le think tank International Crisis Group vient de lancer un cri d’alarme contre la « spirale de la violence » au Burundi et avertit : « Les miliciens Imbonerakure prennent une place de plus en plus importante au milieu des lignes de fracture au sein des services de sécurité. » Les observateurs redoutent qu’un événement fortuit, tentative d’assassinat du président ou autre drame, ne mette le feu à ce milieu explosif. Au cours des mois écoulés, des épurations radicales ont eu lieu dans les services de sécurité. DE GRANDS TRAUMATISÉS Fait important, la composante tutsi de l’armée a été peu à peu éloignée des responsabilités. Le Burundi compte environ 15 % de Tutsi et plus de 80 % de Hutu, et le pouvoir, comme l’armée, ont été dominés par les Tutsi pendant plusieurs décennies. En 1993, l’élection puis l’assassinat du premier président hutu au suffrage universel avaient déclenché des massacres de Tutsi, puis des contre-massacres de Hutu par l’armée, constituant le début de la guerre civile. La plus importante des rébellions hutu, le CNDD-FDD, avait émergé, et Pierre Nkurunziza, un ex-professeur de gymnastique, avait fini par en prendre la tête. Ce conflit n’a pris fin, en 2005, qu’au terme d’un long processus de paix, laissant un pays endeuillé par plus de 200 000 victimes. La paix était en fait la chose la plus désirée par les Burundais. Même les ex-rebelles et les soldats se sont mélangés dans une nouvelle armée avec un enthousiasme réel. Aujourd’hui, cette unité nationale est en train d’être détruite méthodiquement. Après l’armée et les services de renseignement, une autre forme d’épuration a eu lieu au cœur du pouvoir. Les « intellectuels » du CNDD-FDD (souvent hutu) ont été écartés, au profit des « militaires ». Ces derniers commandaient au temps de la guerre civile, quand le parti n’était qu’une rébellion. La plupart d’entre eux sont généraux, et ce groupe est désormais en guerre. Contre les manifestants ; contre les pays occidentaux soupçonnés de conspirer pour les chasser ; contre les membres de leur parti qui ont osé remettre en cause le choix de Pierre Nkurunziza comme candidat aux dernières élections ; et enfin, contre les Tutsi, soupçonnés de vouloir éternellement garder leur emprise. Ce groupe dirigeant radicalisé a repris le combat, comme au temps de la guerre civile, mais avec les moyens de l’Etat, cette fois. Or une grande partie des responsables de premier plan qui entourent le président ont été les victimes des massacres commis par l’expouvoir tutsi, la plupart touchés par l’exécution du « génocide sélectif » des Hutu de 1972. Parmi ces « orphelins de 1972 », dont les parents ont été massacrés, il y a le président, Pierre Nkurunziza, dont le père, Eustache Ngabisha, était député. Les hommes du pouvoir burundais sont à l’image du pays. Ce sont, eux aussi, de grands traumatisés. Depuis le retour à la paix, il y a dix ans, cette question avait été éludée. Elle émerge à nouveau, comme un retour du refoulé des grands crimes nationaux. Un exemple ? Le général-major Evariste Ndayishimiye, de son nom de guerre « Never », a été à deux doigts de se faire tuer à l’université par ses condisciples, extrémistes tutsi, en 1995. Il a fui à temps, rejoignant le CNDD-FDD. En représailles, on a tué une partie de sa famille. Aujourd’hui, il est chef du cabinet civil à la présidence, l’un des hommes qui comptent autour de Pierre Nkurunziza. Ce dernier, dont une partie de la famille est tutsi, a toutefois affirmé à la délégation du Conseil de sécurité de l’ONU : « Je vous garantis qu’il n’y aura plus de génocide au Burundi. » p 12 | débats 0123 MERCREDI 2 MARS 2016 Parce qu’une tribune collective de spécialistes du monde musulman lui a reproché son « islamophobie », l’écrivain algérien a décidé de se retirer du journalisme. Attaque indigne ou légitime controverse ? Peut-on critiquer Kamel Daoud ? Faire croire à un choc des cultures, Défendons les libres-penseurs contre les fatwas de l’intelligentsia voilà la vraie défaite du débat Il est normal, dans la vie démocratique, de critiquer un auteur qui, malgré son indéniable courage, véhicule une vision culturaliste de la violence sexuelle par jocelyne dakhlia R ésumons les trois termes d’une polémique en cours : les islamistes défendent l’idée que leur culture (religion) est spécifique et doit être défendue et même imposée au reste de la société. Kamel Daoud défend la même idée que cette culture (religion) est spécifique, mais qu’elle doit être réformée et même combattue. Nous (chercheurs en sciences sociales ayant signé un texte critique d’une tribune de Kamel Daoud) saluons le courage de l’auteur dans son opposition à ses adversaires islamistes, mais défendons l’idée que le problème n’est pas dans la culture (religion) et doit être cherché ailleurs. C’est de notre part, et de ma part en tout cas, un positionnement intellectuel et scientifique, et c’est aussi un positionnement politique. Les réactions hystériques et complètement disproportionnées suscitées par notre critique de Kamel Daoud ne peuvent s’expliquer que par le contexte politique post-attentats et le besoin frénétique de s’unir autour d’une figure de la résistance. Tel est assurément Kamel Daoud, mais avoir été en butte aux attaques d’islamistes ne lui confère en rien une immunité prophétique de la parole à propos de tout. Nous sommes tous comptables de nos écrits. Un personnage public doit s’attendre à répondre à des objections ou à des critiques et il est surprenant qu’un homme qui a su tenir tête si longtemps aux islamistes, et dont j’ai personnellement admiré les chroniques algériennes, qu’un homme de sa stature morale, se retire sur l’Aventin après deux textes critiques. Quant à parler de fatwa à propos de ces deux textes, de censure ou d’hallali, c’est d’un ridicule qui ne mérite même pas commentaire. Le débat d’idées est légitime, et, contrairement à ce que l’on pense souvent en France, il est aussi pratiqué en Algérie. Lorsque l’on s’adresse au monde entier, lorsque l’on publie dans La Repubblica, Le Monde ou le New York Times, on peut et on doit s’attendre à être interpellé sur ses idées. Je déplore en tout cas sa décision quant à la fin de sa carrière journalistique, car, dans un moment où les positions politiques s’aiguisent dans l’adversité, il a toute sa place dans le débat en cours. Ladite place n’est d’ailleurs pas singulière. Un certain nombre d’intellectuels musulmans appellent à une réforme de l’islam, et occupent plus largement, face aux sociétés islamiques ou en leur sein, une position critique assez analogue à celle d’Alain Finkielkraut, par exemple, lorsqu’il déplore le déclin de la France et de ses valeurs et déploie une lecture foncièrement pessimiste du présent. Ce courant de pensée quasi houellebecquien interne à l’islam a sa légitimité. Mieux encore, des musulmans, sur cette même base critique, se déclarent aujourd’hui athées, se vivent comme athées, ou encore se convertissent à d’autres religions. C’est de mon point de vue un droit absolu et ce phénomène, de toute façon, nous intéresse et retient notre intérêt en tant que chercheurs. Pour autant, je ne partage ni les idées de Houellebecq, ni celles de Finkielkraut, ni celles de Kamel Daoud, et c’est aussi mon droit absolu. Que ces idées favorisent l’islamophobie, c’est une évidence, un truisme, mais la problématique même de l’islamophobie ou -philie ne m’intéresse pas. Tout cela renvoie à de l’affect, aux affects (et on ne l’observe que trop), or ce qui m’intéresse est la justice et l’égalité de traitement pour tous et toutes. Le problème du texte sur les fantasmes de Cologne (Le Monde du 5 février) est qu’il n’était pas un texte littéraire ni un texte général d’idées, mais une tribune à partir de faits bien concrets ; des faits obscurs dans leur déroulement, leurs acteurs, et des faits de surcroît en cours d’instrumentalisation par l’extrême droite et par la police, ainsi que par des partis politiques. En tant que journaliste comme en tant que chercheur, l’éthique professionnelle dans ce contexte imposerait de commencer par se demander : qui dit quoi ? où ? à qui ? dans quelles circonstances ? En admettant que l’auteur se fiche que son propos soit instrumentalisable, car sa parole est libre, cette déontologie journalistique imposerait aussi de s’enquérir du témoignage des principaux concernés et des principales concernées. Or les « réfugiés » et les « immigrés » sont d’emblée et globalement assimilés à des violeurs en puissance du fait de leur culture-religion, les musulmans de Cologne sont assimilés aux islamistes d’Alger, et Daoud reprend une autocitation, un extrait de texte ayant été rédigé depuis plusieurs années. Amalgames (réfugiés, Arabes, musulmans), confusion et lecture fragile ou discutable… En effet, un nouveau développement risque de mettre à mal cette lecture culturaliste de la violence sexuelle. A Cologne, des femmes réfugiées déposent plainte aujourd’hui contre les gardiens d’un camp de migrants qui se livrent sur elles à un harcèlement sexuel et les filment sous la douche ou en train d’allaiter. Où est la place de la culture dans ce nouvel épisode de violence faite aux femmes ? Va-t-on nous dire que leur culture musulmane les assigne à la passivité et donc rend possible un tel abus de pouvoir ? L’explication de la violence sexuelle par la culture n’est-elle valable qu’avec des hommes musulmans ? En tant que femme, je veux pouvoir dénoncer les violences faites aux femmes et l’instrumentalisation du corps des femmes à des fins politiques sans basculer dans le racisme ou le culturalisme de bon aloi qui en est le masque ou l’alibi. CLICHÉS Outre les clichés orientalistes de l’hypersexualité des musulmans, Kamel Daoud, notamment avec son texte sur la misère sexuelle paru dans le New York Times, a curieusement ressuscité et marié ensemble deux images de l’immigré maghrébin qui se répondaient au cours des années 1960 et 1970. L’image compassionnelle et quelque peu misérabiliste de l’immigré enfermé dans « la plus haute des solitudes » (selon le titre d’une thèse de psychologie soutenue et publiée par Tahar Ben Jelloun), privé de vie affective et sexuelle, s’opposait au cliché de l’Algérien violeur issu de la guerre d’Algérie et qui a tristement marqué l’histoire française des « trente glorieuses ». No excuse, absolument. Des hommes, quelle que soit leur nationalité, ont commis des viols et des agressions sexuelles contre des femmes à Cologne, ou ailleurs. Le discrédit de la parole universitaire comme parole de l’excuse fait rage, mais non : comprendre, ce n’est pas excuser. Expliquer n’est pas absoudre. La population des réfugiés compte comme toute population son lot de sales types et il n’y a pas lieu de demander aux étrangers d’être meilleurs que nous ne le sommes. Mais, si des faits doivent être analysés et si des politiques doivent être mises en œuvre, ce doit être sur la base d’une intelligence des acteurs eux-mêmes, ici et maintenant. Qui donne une chance de s’exprimer sur ces questions aux réfugiés de Cologne ou d’ailleurs ? Qui pourra expliquer à Kamel Daoud que de jeunes musulmans et musulmanes (ou Arabes, ou Turcs, ou Amazighs…) en Allemagne, aux Pays-Bas, en France mais aussi en Algérie, ne se reconnaissent pas nécessairement dans ce portrait de frustrés sexuels qu’il trace d’eux ? Je ne souhaite certainement pas que ces jeunes l’invitent à se taire, mais il est prévisible qu’ils exprimeront de plus en plus un point de vue fermement critique face à ce type d’analyses qui les réifie. Et peut-être certains de ces jeunes ont-ils aussi envie que l’on tienne un peu moins systématiquement un discours dénonciateur et accusateur, attendu et bien-pensant (car la bien-pensance n’est pas où l’on croit), et que l’on mette un peu plus en lumière les facteurs de changement, les dynamiques et les forces vives qui font aussi leur quotidien, en Algérie comme ailleurs. C’est à l’émergence de ces forces nouvelles qu’il faut être attentif aujourd’hui. Le choc des civilisations nous a menés dans le mur. Il a débouché sur le djihadisme, le terrorisme et la guerre : comment imaginer pire ? Il s’agit maintenant d’en sortir et ce n’est pas en s’enferrant ou en s’enfermant dans l’idée réitérée d’un choc des cultures que l’on va trouver l’apaisement et restaurer plus de concorde sociale et politique. p ¶ Jocelyne Dakhlia est directrice d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Historienne et anthropologue franco-tunisienne, elle a notamment publié « L’Empire des passions. L’arbitraire politique en islam » (Aubier, 2005), « Islamicités » (PUF, 2005), « Tunisie, le pays sans bruit » (Actes Sud, 2011). Elle est cosignataire du texte collectif, « Les fantasmes de Kamel Daoud », paru dans « Le Monde » du 12 février Au nom d’un antiracisme de pacotille, on veut faire taire une voix d’Algérie qui s’en prend au machisme de musulmans qui ont agressé des femmes à Cologne, le 31 décembre 2015 par pascal bruckner C omment faire taire une voix originale ? Par deux moyens : la menace physique, d’un côté, le discrédit moral, de l’autre. La première appuie le second. C’est ce qui se passe avec l’écrivain Kamel Daoud : en Algérie, un imam salafiste a prononcé une fatwa contre lui en 2015, qui réclame son exécution. A Paris, un collectif d’historiens et de sociologues, dans une pétition dans Le Monde du 12 février, l’accuse, à propos de sa lecture des événements de Cologne – les agressions sexuelles du 31 décembre 2015 –, de véhiculer des « clichés islamophobes ». Il évoquait en effet, dans une tribune parue dans Le Monde du 5 février, le rapport pathologique à la sexualité de nombreux pays d’islam et le choc culturel d’un certain nombre de jeunes gens issus du Maghreb, face à des femmes qui se promènent en liberté dans la rue. Il n’est pas le premier à proposer une telle lecture : de Tahar Ben Jelloun à Fethi Benslama, nombreux sont les écrivains ou psychanalystes originaires d’Afrique du Nord à avoir mis en lumière la misère sexuelle, la relégation des femmes, l’interdit de l’homosexualité dans le monde arabe. Mais Kamel Daoud est le seul à avoir appliqué cette analyse aux événements de Cologne. Il ne s’agit pas ici, pour les pétitionnaires, d’exprimer leur désaccord ou de nuancer le point de vue de Daoud – lequel a décidé, à la suite de cette pétition, de se retirer du débat public. Il s’agit de lui fermer la bouche en l’accusant de racisme. Avec cette pétition, on n’est pas dans le débat intellectuel, parfaitement légitime, mais dans la démonologie. Les faits qui se sont produits à Cologne seraient tellement graves qu’il ne faut pas en parler. D’ailleurs, les pétitionnaires n’ont rien à en dire : sinon qu’il ne faut rien en dire sous peine de tomber « dans la banalisation des discours racistes ». Une sorte d’interdit pèse sur l’interprétation, dès lors qu’il s’agit de personnes qui viennent du Proche-Orient ou d’Afrique du Nord. Incroyable retournement caractéristique de toute une gauche multiculturelle : l’antiracisme est plus important, désormais, que le viol ; le respect des cultures que le respect des personnes. Après tout, les Allemandes n’avaient qu’à se tenir à « une certaine distance plus longue que le bras » des hommes qui les côtoyaient, comme l’a recommandé la maire sans étiquette de Cologne, Henriette Reker, à la suite des agressions de la Saint-Sylvestre. CHANTAGE Voilà, donc, le terme « d’islamophobie », ce mot du vocabulaire colonial du XIXe siècle, transformé en arme de guerre idéologique par les mollahs de Téhéran en 1979, à nouveau utilisé comme instrument de censure. Que signifie ce vocable ? Que toute critique de l’islam est raciste. Car la religion du Prophète, seule entre toutes, est intouchable : on a le droit de critiquer le christianisme, le judaïsme, le bouddhisme, l’hindouisme, on peut piétiner le pape, les rabbins, le dalaï-lama, mais pas l’islam, drapé dans le manteau du réprouvé. Nous ne devons surtout pas l’évaluer avec nos critères occidentaux, mais lui réserver la clause de la religion la plus défavorisée et lui passer tous ses égarements. Avec l’affaire Daoud, nous assistons à la réédition de ce qui s’était déjà passé avec Salman Rushdie, en 1989 : la fabrication planétaire d’un nouveau délit d’opinion analogue à ce qui se faisait, jadis, en Union soviétique contre les ennemis du peuple. Il s’agit d’imposer le silence à ceux des intellectuels ou religieux musulmans, hommes ou femmes, qui osent critiquer leur propre confession, dénoncer l’intégrisme, en appeler à une réforme théologique, à l’égalité entre les sexes. Il faut donc – ces renégats, ces félons – les dési- gner à la vindicte de leurs coreligionnaires, les dire imprégnés d’idéologie coloniale ou impérialiste pour bloquer tout espoir d’une mutation en terre d’islam, avec l’onction de « spécialistes » dûment accrédités auprès des médias et des pouvoirs publics. Et l’on voit que, derrière Kamel Daoud, c’est toute la nébuleuse critique de l’intelligentsia franco-maghrébine qui est visée par les pétitionnaires, notamment Rachid Boudjedra et Boualem Sansal, eux aussi dans le viseur de nos inquisiteurs. Cette rhétorique n’est pas nouvelle : c’était déjà le chantage auquel était soumise, par la vieille garde stalinienne, la gauche non communiste, quand il s’agissait d’évaluer le bilan de l’URSS. A l’époque, il ne fallait pas faire le jeu des impérialistes. Sous les oripeaux nouveaux, une vieille rengaine. Mais, une fois l’accusation d’« islamophobie » tombée sur vous, elle prend le poids d’une excommunication. Le crime de Kamel Daoud est d’être un apostat et un traître. Il est fautif d’avoir trahi son camp et d’avoir osé dire que la culture européenne est aussi celle de l’émancipation. Ce qui est autorisé à l’intellectuel occidental, se désolidariser de ses racines, ne l’est pas à l’intellectuel maghrébin, contraint de faire corps avec sa civilisation d’origine et de réserver ses flèches à l’Europe maudite. CRIME DE LÈSE-MAJESTÉ Il y a quelques années, la députée néerlandaise d’origine somalienne du Parti populaire libéral et démocrate, Ayaan Hirsi Ali, avait été accusée par un certain nombre d’intellectuels anglosaxons « d’intégrisme laïque », parce qu’elle se permettait de critiquer le machisme musulman, critique qui lui a valu une condamnation à mort et l’a contrainte à s’exiler aux Etats-Unis. Elle avait eu le tort indigne, aux yeux de nos bons esprits, de ne pas rester enracinée dans sa communauté, mais de vouloir quitter la religion, de se moquer du Coran, de ne plus croire en Dieu. Crime de lèse-majesté. Avec l’accent attendri des riches qui expliquent aux pauvres que l’argent ne fait pas le bonheur, nos pétitionnaires instituent une sorte d’apartheid légal dans la division internationale du travail intellectuel : à nous, sociologues, écrivains européens, confortablement installés dans nos métropoles, les fardeaux de la liberté, le devoir d’humilier l’Europe, le droit à l’athéisme, à l’invention de soi, au respect entre hommes et femmes. A vous les joies de la coutume, des mariages forcés, de l’apostasie punie de mort, de la croyance obligatoire. Derrière un antiracisme de pacotille, on voit affleurer un mépris néocolonial masqué sous la défense de l’islam. La dissidence y est interdite, les anciens damnés de la terre ne pourront jamais accéder à l’âge de la responsabilité. Bref, l’autocritique, le dénigrement de soi doivent rester notre privilège exclusif. Ainsi se confirme une nouvelle trahison des clercs : au lieu d’aider les rebelles du monde arabo-musulman à étendre le règne de la raison, à combattre le fanatisme et le puritanisme, nombre d’intellectuels européens et nord-américains se contentent de soutenir les pouvoirs dominants de l’autre côté de la Méditerranée, et cautionnent, avec opiniâtreté, la bigoterie religieuse en cours, en rappelant à l’ordre ceux qui osent ruer dans les brancards. Si quelques chiens de garde de la fatwa, déguisés en chercheurs, en sociologues, peuvent ainsi amener à résipiscence un grand écrivain comme Kamel Daoud, ils risquent de décourager tous les libres-penseurs venus du monde musulman. C’est pourquoi il n’est rien de plus urgent, si l’on veut construire un islam modéré à l’intérieur de nos frontières, que d’appuyer ces voix divergentes, que de les parrainer, de les protéger. Il n’est pas de cause plus sacrée et qui n’engage la concorde des générations futures. p ¶ Pascal Bruckner est écrivain et philosophe. Auteur de romans (« Lunes de fiel », Seuil, 1981) et d’essais critiques sur les mœurs ou les idéologies contemporaines, il a notamment publié « Le Sanglot de l’homme blanc » (Seuil, 1983), « Le Fanatisme de l’apocalypse. Sauver la Terre, punir l’Homme » (Grasset, 2011) ou « Un bon fils » (Grasset, 2014) éclairages | 13 0123 MERCREDI 2 MARS 2016 Les Occidentaux dans le piège infernal de la Libye ANALYSE frédéric bobin tunis - correspondant L’ INTERVENIR EN URGENCE EN LIBYE SANS AVOIR REVITALISÉ SES STRUCTURES ÉTATIQUES, C’EST COURIR LE RISQUE D’ÊTRE INSTRUMENTALISÉ Occident est à court d’idées, démuni, impuissant. En Libye, rien ne se passe comme prévu. Tous les beaux plans s’émiettent comme une poignée de sable entre les doigts. Il n’a pas suffi que le géant d’Afrique du Nord torpille sa transition démocratique après les illusions lyriques soulevées par la chute du Guide de la révolution, Mouammar Kadhafi, en 2011. Il n’a pas suffi non plus que l’organisation Etat islamique (EI) s’implante dans les brèches ouvertes par la guerre civile ayant éclaté à l’été 2014. Voilà désormais que même les prétendus faiseurs de paix, ces factions antagonistes qui avaient signé le 17 décembre 2015 un accord politique à Skhirat (Maroc), s’entre-déchirent au sein du gouvernement d’« union nationale » censé pourtant incarner la réconciliation. Comme si ce gouvernement alternatif, supposé se substituer aux deux gouvernements rivaux déjà existants (l’un basé à l’est, l’autre à l’ouest), cumulait les contradictions libyennes au lieu de les transcender. Et, même quand il parvient à s’accorder sur un fragile compromis – telle la liste intégrale des ministres –, il se heurte à l’opposition irréductible d’une partie de l’Assemblée (basée à Tobrouk, à l’est) reconnue par la communauté internationale. Résultat : dix semaines après l’accord de Skhirat, ce gouvernement de « réconciliation » n’a toujours pas été investi par les parlementaires de Tobrouk. En somme, il n’a pas d’existence légale, alors même que la bombe géopolitique libyenne (bases de l’EI, réseaux migratoires…) menace d’exploser sur les marches orientales de l’Europe. Pour les Nations unies, qui sont lourdement intervenues pour forcer la naissance de ce gouvernement, un tel enlisement signe un cinglant désaveu. Car toute l’opération visait à installer une nouvelle légitimité politique, dépassant la fracture entre les tenants et les adversaires de l’islam politique qui avait déchiré le pays en 2014, afin de mobiliser tout le monde contre l’essor de l’EI. D’une certaine manière, il s’agissait d’imposer la fin de la « deuxième guerre » de Libye (le conflit fratricide ayant suivi la « première guerre » contre Kadhafi en 2011) pour lancer une « troisième guerre », cette fois contre la branche locale de l’organisation djihadiste d’Abou Bakr Al-Baghdadi. Selon le scénario initialement envisagé dans les capitales occidentales, le nouveau gouvernement d’« union nationale » était censé fournir la couverture légale à une intervention militaire extérieure. Celle-ci devait prendre la forme d’une campagne de raids aériens principalement dirigés contre la région de Syrte, bande littorale de 200 kilomètres dont l’EI a fait sa place forte. Des milices locales « amies », issues notamment de la cité voisine de Misrata, étaient pressenties pour accompagner sur le terrain l’offensive. Or, ce scénario militaire « officiel » est aujourd’hui victime de l’enlisement du scénario politique. L’impasse ne se résume pas à la fiction légale qui n’en finit pas d’entourer le gouvernement d’« union nationale ». Il s’y ajoute la difficulté pratique pour ce gouvernement, quand bien même il finira un jour par être investi, de s’installer dans la capitale, Tripoli, là où l’attendront des milices hostiles. Face à tant d’incertitudes et devant l’urgence du défi représenté par l’EI, les Occidentaux ont donc décidé de s’engager sans plus tarder dans une « guerre secrète » en Libye. Les Français y prennent leur part, comme l’a révélé Le Monde. Frappes aériennes non revendiquées, présence de forces spéciales en appui d’unités locales engagées contre l’EI… : les opérations clandestines ont bel et bien commencé. L’« urgence » a commandé de court-circuiter le processus politique et de s’affranchir de contrainte légale. HÉRITAGE EMPOISONNÉ DE KADHAFI Or, c’est là que le piège libyen menace de se refermer. La Libye est aujourd’hui dans un état de fragmentation avancé. Derrière le clivage idéologique autour de l’islam politique s’emboîtent une multitude de fractures locales, réveil d’identités microcommunautaires antagoniques. Aux affiliations tribales traditionnelles s’ajoute la cristallisation d’identités urbaines – certains parlent même de « citésEtat » – que représentent à leur manière les villes de Misrata ou Zinten. C’est un peu l’héritage empoisonné de Kadhafi qui avait miné l’Etat et l’armée au profit de réseaux parallèles dévoués à sa personne. Au lendemain de la chute du Guide, le vide a été vite comblé par une mosaïque de nouveaux acteurs prétendant assurer la sécurité des communautés locales sur fond de compétition autour de l’appropriation des ressources (pétrole, contrebande, trafic d’êtres humains…). Cette revanche du local est aussi le produit d’une histoire tourmentée où la fusion au sein d’une même entité nationale des trois régions historiques de la Cyrénaïque (est), de la Tripolitaine (ouest) et du Fezzan (sud-ouest) a été problématique. Dans un tel paysage éclaté, intervenir en urgence en Libye sans attendre d’avoir revitalisé des structures étatiques et nationales, c’est courir le risque d’être instrumentalisé par des factions à l’agenda limité, et donc approfondir plutôt qu’atténuer l’émiettement général qui fait le jeu de l’EI. La « deuxième guerre » de Libye entre Tobrouk et Tripoli n’est pas terminée, contrairement à ce que feignent de croire les capitales européennes. Se lancer dans une « troisième guerre » contre l’EI sans avoir résorbé ce précédent conflit ne peut que fragiliser un processus politique déjà ténu. Ou comment la quête de gains militaires à court terme contre l’EI compromet une solution institutionnelle qui, seule, peut durablement saper les bases djihadistes. Là est le piège dans lequel une action précipitée des Occidentaux dans cette Libye fragmentée menace de sombrer. p [email protected] LETTRE DE WASHINGTON | par g il l es par is Course à la chaise électrique en Virginie L’ un des obstacles a été franchi, mais il en reste un autre et le temps presse. Le 19 janvier, une juge de Richmond, en Virginie, a fixé la date d’exécution de Ricky Gray, un meurtrier, au 16 mars. Cet Etat est l’un des huit dans lesquels les condamnés à la peine capitale peuvent choisir comment mourir, entre la seringue et l’électricité. Mais, comme de nombreux Etats depuis la décision de laboratoires européens de ne plus les approvisionner, l’administration pénitentiaire de Virginie est à court de l’anesthésiant qui constitue l’un des éléments de l’injection létale. Ce qui la rend incapable d’exécuter la sentence visant le matricule 1 100 057 de la prison d’Etat du comté de Sussex, à Waverly, dans l’est de l’Etat, à moins que le condamné opte de luimême pour la chaise électrique. En 2015, cette même administration avait dû s’approvisionner de toute urgence au Texas pour pouvoir exécuter Alfredo Rolando Prieto, reconnu coupable d’un triple meurtre et qui avait attendu pendant vingt-cinq ans l’application de la sentence. Depuis l’introduction du cocktail létal en Virginie, seuls sept condamnés sur quatre-vingt-six ont choisi l’autre façon d’en finir, une méthode considérée comme particulièrement cruelle. Depuis que l’Etat a renoué avec la peine capitale en 1976, cent onze condamnés ont été exécutés. Outre LES INDÉGIVRABLES PAR GORCE Ricky Gray, six condamnés attendent comme lui dans le couloir de la mort, deux autres AfroAméricains et quatre Blancs. Compte tenu de l’urgence, un élu républicain de la Chambre des représentants de l’Etat, Jackson Miller, a rédigé un projet de loi permettant à l’administration de passer outre les volontés des condamnés et de substituer un mode d’exécution à l’autre, autrement dit d’imposer la mort par électrocution. Lorsqu’il a défendu son texte devant les élus, Miller est longuement revenu sur le quadruple meurtre perpétré en 2006 par Ricky Gray, dans une maison dans laquelle il s’était introduit pour la cambrioler. « PEINES CRUELLES ET INHABITUELLES » Le vol s’était achevé en massacre, celui de la famille d’un musicien de Richmond, Bryan Harvey. Il avait précédé d’une semaine celui de la femme du tueur et des parents de cette dernière. L’élu s’est tout particulièrement attardé sur le calvaire subi par les enfants d’Harvey, deux petites filles de 9 et 4 ans. « Notre travail, c’est de finir celui de la justice », a plaidé Jackson Miller. Son projet de loi a été adopté par 62 voix contre 33 le 10 février, les républicains ont majoritairement voté pour et les démocrates tout aussi majoritairement contre. Le Sénat de Virginie est désormais saisi. En 2014, il s’était opposé à une mesure simi- laire mais sans la perspective d’une exécution imminente et, depuis, sa composition a changé. S’il adopte à son tour le projet et si le gouverneur démocrate de l’Etat, Terry McAuliffe, le valide, Jackson Miller ne sera pas au bout de sa démarche. D’une part parce que les lois votées en Virginie entrent ordinairement en application le 1er juillet. Il est à parier, en outre, que les avocats du condamné ouvrent une nouvelle procédure en se basant sur l’article 8 de la Constitution américaine qui interdit les « peines cruelles ou inhabituelles ». Car c’est bien la cruauté de la chaise électrique qui avait conduit à l’alternative de l’injection létale. Le débat sur la peine de mort rouvert en Virginie à l’occasion de la discussion de la loi 815 défendue par l’élu républicain n’a guère de chance de se frayer un chemin jusqu’à la campagne présidentielle. Après neuf débats républicains et six confrontations démocrates, soit plus de quarante heures de discussions, on ne peut guère retenir que les deux minutes et quarante-neuf secondes qui lui ont été consacrées, à l’invitation de la journaliste Rachel Maddow, de la chaîne NBC, lors du cinquième débat démocrate, le 4 février. Elles en valent pourtant la peine. L’ancienne secrétaire d’Etat Hillary Clinton n’a pas hésité une seconde pour indiquer qu’elle y était favorable pour « les crimes les plus horribles, notam- ment le terrorisme », tout en déplorant un usage excessif par les Etats qui nécessiterait, selon elle, une plus étroite supervision fédérale. Son adversaire Bernie Sanders, sénateur indépendant du Vermont, n’a pas hésité non plus pour défendre la position opposée. « J’ai écouté ce que la secrétaire d’Etat a dit, et je la comprends, a commencé le sénateur. Nous avons été témoins au cours des dernières années, d’horribles crimes, horribles, horribles… Il est difficile d’imaginer comment des gens osent tuer 168 personnes à Oklahoma City, ou poser une bombe au marathon de Boston. » « Mais voici ce que je crois, a-t-il poursuivi. Tout d’abord, trop de personnes innocentes, y compris issues des minorités, des Afro-Américains, ont été exécutées alors qu’ils étaient innocents. Donc, nous devons être très attentifs à ce sujet. » « Ensuite, a-t-il enchaîné, il y a cette raison peut-être plus profonde. Bien sûr, des actes de barbarie sont commis, mais dans un monde marqué par tant de violences et de morts, je ne crois tout simplement pas qu’un gouvernement lui-même doive s’en mêler. » « Alors, quand quelqu’un commet un de ces terribles crimes dont nous avons eu connaissance, il faut l’enfermer, et puis jeter la clé. Pour qu’il ne puisse jamais sortir. C’est tout », a conclu Bernie Sanders. p UN ÉLU RÉPUBLICAIN A RÉDIGÉ UN PROJET DE LOI PERMETTANT À L’ADMINISTRATION DE PASSER OUTRE LES VOLONTÉS DES CONDAMNÉS [email protected] Le « moment » iranien LIVRE DU JOUR gaïdz minassian L’ Iran est à la mode. Depuis l’accord international du 14 juillet 2015 sur le programme nucléaire iranien, le retour de cet Etat sur la scène internationale se traduit par un grand nombre de publications, les unes plus pédagogiques que les autres. Mais pas toutes au même niveau d’objectivité et d’éclairages. L’essai du juriste Ardavan Amir-Aslani présente l’Iran des mollahs sous ses plus beaux habits. De nouveau fréquentable, l’Etat héritier de la vieille civilisation perse jouit de tous les atouts pour devenir un nouvel eldorado en Orient. Carrefour des intérêts asiatiques et occidentaux, l’Iran redeviendrait, à ses yeux, le centre du monde, comme il le fut avant la découverte de l’Amérique, au XVe siècle. Les ressources de l’Iran sont tellement immenses que le pays des mollahs pourrait même devenir un régulateur de conflits à l’ouest (Irak, Syrie), au sud (Yémen), au nord (Arménie-Azerbaïdjan) et à l’est (Afghanistan). L’idée est séduisante comme la musicalité du farsi. Il y a aussi de la poésie dans cette représentation d’un Iran facteur de paix mondiale, mais cette tentative de réhabilitation de l’Iran ne lève pas le voile sur ses problèmes : violations des droits de l’homme, rigidité du régime, place des gardiens de la révolution dans le pays ou relations ambiguës avec la Russie, mi-alliée, mi-rivale. Même la postface d’Alexandre Adler, qui appelle de ses vœux un partenariat Turquie-Iran et une nouvelle dynamique dans les relations franco-iraniennes, trouve sa place dans ce tableau idyllique d’une Perse moderne débarrassée du poids de ces monstruosités et pathologies sociales. C’est regrettable. PLACE CENTRALE Et pourtant, les élites iraniennes ont raison de croire que ce qui passe depuis un an autour de leur pays s’inscrit dans le sens de l’Histoire. Le nouvel ouvrage de Mohammad-Reza Djalili et de Thierry Kellner, deux des meilleurs spécialistes de l’Iran en Europe, reprend cette idée d’un « moment iranien » qui est là pour durer, tant la République islamique d’Iran, qui jouit d’une place centrale dans le monde du XXIe siè- cle, est convoitée par les puissances. Mais si l’Iran fascine ses interlocuteurs pour son histoire et sa civilisation, les héritiers des Darius et Xerxès inquiètent aussi par la bicéphalité du régime – et de son langage ? –, son fondamentalisme révolutionnaire et son refus viscéral de reconnaître l’existence d’Israël. Et c’est toute la pertinence de cet essai didactique, où chaque chapitre se dévore comme des fiches synthétiques à propos de questions autant politico-stratégiques qu’économiques et sociales. Avec nuance, les auteurs abordent tous les sujets, des plus courants aux plus sensibles, afin d’ouvrir cette boîte noire iranienne dont le principal dilemme tient en une interrogation : faut-il s’ouvrir sur le monde pour gagner en puissance, au risque de déstabiliser le régime et la révolution de 1979 ? p L’Iran en 100 questions Mohammad-Reza Djalili, Thierry Kellner, Tallandier, 383 pages, 13,90 euros. Iran, le sens de l’Histoire Ardavan Amir-Aslani, Editions du Moment, 187 pages, 16,50 euros. 14 | culture 0123 MERCREDI 2 MARS 2016 pppp CHEF-D'ŒUVRE pppv À NE PAS MANQUER ppvv À VOIR pvvv POURQUOI PAS vvvv ON PEUT ÉVITER Ivres d’électro et de houblon Deux frères ennemis, un bar à Gand, de l’alcool et de la drogue : une épopée belge sur fond de musique BELGICA des groupes d’électro, de rock ou de psychobilly qui reflètent la foule qui se presse au Belgica. Jo et Frank veulent un lieu ouvert où se côtoient les rockeurs et les rastas, les buveurs de bière et de tequila. Cette fédération hédoniste se brisera sur les réalités économiques, sécuritaires, sur l’impossibilité d’être à la fois l’organisateur et le participant d’une bacchanale quotidienne. ppvv D e Belgica, il ne reste, à la fin de la projection, logiquement, que le collage d’images, de sons et de sensations que l’on conserve au bout d’une nuit d’ivresse. Si le film porte le nom d’un pays (et l’on reviendra sur cette métonymie), il faut se souvenir que cette déclinaison de « Belgique » est d’abord une marque de bière. Et qu’ici cette marque désigne un rade, un bar de la ville de Gand, décor principal du quatrième long-métrage de Felix van Groeningen. Aux Magritte, aux European Film Awards, le film peut d’ores et déjà prétendre au trophée de l’alcoolémie. Pourtant, cette traversée nocturne au long cours – des années frénétiques au fil desquelles deux frères se retrouvent, se perdent en une succession de paroxysmes distordus par des plantes psychotropes, du houblon au pavot, en passant par la coca – ne peut se résumer à l’excès. Tragédie distordue Derrière les brumes d’alcool et de stupéfiants se dessinent nettement deux figures banales et magnifiques, deux frères que la perspective sans cesse changeante de la mise en scène présente, tour à tour, comme des héros, de minuscules patriarches ou de dignes héritiers des Affranchis, de Martin Scorsese (1990). Jo et Frank font du Belgica une splendide utopie à mi-temps (le jour, ce n’est pas très reluisant) vouée au naufrage. Leurs interprètes, respectivement Stef Aerts et Tom Vermeir, incarnent le désir brut de briser les chaînes du quotidien – ce qui offre au film une énergie proportionnelle à celle du metteur en scène –, de celles qui font passer les faux pas et les erreurs. La destinée du Belgica pourrait être une affaire sordide – après tout, le commerce de la limonade ou des stupéfiants, les jalousies fraternelles ne sont pas forcé- Debout, Tom Vermeir (Franck). MENUET ment exaltantes. Felix van Groeningen préfère en faire une épopée magnifiée par la loupe de la mémoire. Le scénario, écrit avec Arne Sierens, s’inspire de l’enfance et de l’adolescence du cinéaste, né en 1977, l’année de la sortie de Never Mind The Bollocks, des Sex Pistols, fils d’un tenancier de bar à Gand. Dans la fiction, Jo tient celui du Belgica, établissement sympathique mais nauséabond (un problème de toilettes). Frank, son aîné, qui s’ennuie entre le garage d’occasions où il travaille et le chenil (littéral et métaphorique, sa femme tient une pension pour FATIMA un film de La goinfrerie de Frank, l’égoïsme de Jo creusent des fissures, qui transforment peu à peu la nuit en abîme d’obscurité MEILLEURE ADAPTATION MEILLEUR ESPOIR FÉMININ PRIX LOUIS DELLUC 2015 MEILLEUR FILM FRANÇAIS DE L’ANNÉE -- /%* 2&$0($% (%0*%!* )) LE MONDE!!!! -- !#'*%+(+* )) TÉLÉRAMA -- /% &(".,'* +* ,(%2&. )) LES INROCKS '#%()+#*!& &+ '"' &$ ")' nario ne fait pas vraiment la part belle aux femmes) emporte tout le début du film. Le recrutement de l’équipe du Belgica, les rapports incertains entre les patrons du lieu et les artistes qu’ils programment, le succès public et les raccourcis qu’il faut emprunter pour y parvenir (graisser la patte des fonctionnaires, fermer les yeux sur les trafics) s’enchaînent inéluctablement, avec la logique irréfutable de la tragédie distordue par l’énergie artificielle des stimulants. Les frères gantois de Soulwax ne se sont pas contentés d’enregistrer la partition, ils ont créé toute une scène musicale, inventant Film belge de Felix van Groeningen. Avec Stef Aerts, Tom Vermeir, Hélène De Vos, Charlotte Vandermeersch (2 h 02). « Je voulais qu’on sente la sueur » L’approche organique de van Groeningen pour filmer le monde de la nuit Philippe Faucon 3 CÉSAR 2016 MEILLEUR FILM chiens, il vit sa paternité comme une mise en cage) où il habite, le convainc de transformer le bouge en phare de la nuit gantoise, pas une boîte où l’on danse, mais une scène sur laquelle on fait de la musique qui fait bouger la foule. Pour figurer la métamorphose du Belgica, Felix van Groeningen montre très rapidement des gestes quotidiens (casser une cloison, vider des gravats) qui, filmés comme s’ils étaient des exploits héroïques ou des crimes affreux et portés par la partition électro de Soulwax, prennent une dimension spectaculaire. Cet enthousiasme précaire et machiste (le scé- Désenchantement La désintégration de ce rêve n’est, a priori, pas plus spectaculaire que la transformation d’un local industriel en salle de concerts. Là encore, Felix van Groeningen tient à faire du naufrage du Belgica une affaire essentielle, avec une conviction communicative. Les mêmes instruments de cinéma – montages énergiques, séquences nocturnes, qui circulent frénétiquement entre les coulisses sordides et la salle en délire – racontent alors un désenchantement, qui prend une dimension exemplaire, discrète, mais pertinente. Les péchés originels du Belgica remontent à la surface, ceux du système – la corruption, la discrimination sociale – et ceux des individus. La goinfrerie de Frank, l’égoïsme de Jo creusent des fissures, qui transforment peu à peu la nuit en abîme d’obscurité. C’est à ce moment qu’on se dit que le nom du bar signifie un peu plus qu’une marque de bière, que cet échec de la communauté nocturne reflète une autre fracture. En même temps, ce dernier mouvement du film ramène les personnages principaux à leur dimension humaine, trop humaine. L’aube de la dernière nuit de fête venue, il faut continuer de vivre et les derniers plans ouvrent cette perspective nécessaire, mais pas forcément exaltante, avec beaucoup de grâce. p thomas sotinel ENTRETIEN A près deux premiers films remarqués chez lui en Belgique (Steve + Sky, en 2004 et Dagen Zonder Lief, en 2007), Felix van Groeningen a fait passer les frontières à son cinéma, avec une prédisposition pour l’exportation fracassante. En France, les festivaliers cannois de 2009 ne sont pas prêts d’oublier la projection de La Merditude des choses, sélectionnée à la Quinzaine des réalisateurs : rejouant l’une des scènes d’anthologie du film, l’équipe était arrivée sur la Croisette complètement nue et à vélo. Quatre ans plus tard, autre entrée tonitruante, dans un registre plus policé : avec le mélodrame musical Alabama Monroe, Felix van Groeningen remporte le César du meilleur film étranger et manque l’Oscar correspondant, pour lequel il était nominé. Tout venant à point à qui sait attendre, son cinquième long-métrage, Belgica, racontant l’histoire de deux frères emportés – dans le bon et le mauvais sens – par le succès de leur club, arrive sur les écrans français déjà auréolé d’une consécration américaine : le cinéaste vient d’être sacré meilleur réalisateur dans la catégorie « World Dramatic Competition » au Festival de Sundance. Le monde de la nuit et des bars est un thème qui vous accompagne depuis votre premier longmétrage, Steve + Sky… Ce n’est pas forcément volontaire, mais pas sans raison non plus : j’ai grandi dans un bar ! Mon père en avait un, le Charlatan, il y travaillait toute la nuit, et le matin j’y passais avant d’aller à l’école boire un chocolat chaud, à côté de ceux qui tenaient encore suffisamment debout pour une dernière bière… L’endroit a évolué comme le Belgica dans le film, quand j’avais 15 ou 16 ans. Mon père a vendu le Charlatan à deux frères qui en ont fait un club branché avec des videurs, de la musique à la mode… C’est celui de vos films qui est le plus proche de votre histoire familiale. Peut-on dire pour autant que c’est le plus personnel ? Oui et non. C’est plus proche de l’histoire des deux frères que de la mienne ou de celle de mon père, mais cet endroit a tellement fait partie de ma vie que j’avais parfois l’impression de l’avoir vécue moi, cette histoire ! Il y a un peu de mon père dans le personnage de Jo, j’ai un frère aussi… Mais même si j’ai beaucoup aimé ce monde plus jeune, j’ai arrêté très vite de sortir, vers 19 ans. Pourtant, à 16 ans, je ne pouvais pas imaginer un week- end sans. Je travaillais au Charlatan, j’organisais des fêtes… J’ai arrêté d’un coup. Il y a de la beauté dans la nuit, mais aussi des gens et des choses qui deviennent noirs… J’ai compris que je préférerais regarder. Et j’en ai fait des films. Comment fait-on pour filmer la nuit sans faire toujours la même chose, lorsqu’on y revient aussi souvent ? La grande nouveauté, c’est que c’était la première fois que je filmais avec deux caméras. C’était indispensable avec toutes ces grandes scènes musicales. Avec deux caméras et la bonne énergie, on peut essayer plein de choses, laisser tourner, se faire surprendre, il y aura toujours une image qui sera bonne. L’inconvénient, c’était les 130 heures de rushes au montage… Ça ne vous avait pas manqué sur Alabama Monroe, cette seconde caméra ? Non, car tout était en playback ! Ce qui convenait bien au style du film. Mais tout ce qu’on entend dans Belgica est live. C’était très important pour Soulwax, qui a imaginé chacun des groupes qui se produit au Belgica et leur musique. Ils ont composé 100, peutêtre 120 titres dont on n’entend parfois que dix secondes ! Les séquences musicales d’Alabama Monroe avaient souvent lieu dans de petits cafés, avec 30 ou 40 figurants… On pouvait en avoir 300 dans Belgica, qui devaient danser toute la journée. Je voulais qu’on sente la sueur. La nuit, c’est l’un des mondes chéris du cinéma… Comment avez-vous fait pour que Belgica ne soit pas qu’une nuit de fiction parmi d’autres ? J’ai essayé de comprendre comment marche l’ivresse de la nuit et de la musique : ce qui fait qu’à un moment précis les gens vont se mettre à crier ou à danser. Un break, un groupe qu’on annonce, la musique qui s’arrête et reprend… Je n’ai pas l’impression d’avoir déjà vu un film travailler vraiment là-dessus. La plupart du temps c’est assez mécanique : le DJ fait « Play ! », tout le monde lève les bras, on tourne toujours sur les mêmes effets. Mais dans la réalité, c’est beaucoup plus complexe. J’ai travaillé dans ce sens-là : c’est une approche moins émotionnelle que ce qu’on voit d’habitude, même si la musique reste constamment liée à l’histoire et aux personnages. Mais c’est plus organique, et j’adore quand ça devient organique. Faire du cinéma avec une idée fixe qu’on remplit visuellement, ça ne m’intéresse pas. p noémie luciani culture | 15 0123 MERCREDI 2 MARS 2016 Vers une interdiction aux mineurs moins rigide La ministre Audrey Azoulay a annoncé une réforme de la classification afin de contrer les recours en justice D ix jours après le camouflet infligé à l’exministre de la culture, Fleur Pellerin, par le tribunal administratif de Paris qui a jugé « entachée d’illégalité » l’interdiction aux moins de 18 ans du documentaire Salafistes, la nouvelle ministre, Audrey Azoulay, a rendu public, lundi 29 février, un rapport proposant de réformer les interdictions de films aux mineurs. Réalisé par JeanFrançois Mary, le président de la commission de classification des œuvres du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), ce document liste différentes propositions visant à faire évoluer une réglementation qui a « mal vieilli ». Notamment de revoir les critères permettant à la justice de contredire les visas donnés aux films par le ministère de la culture, et de limiter le nombre et les délais des procédures judiciaires contestant ces décisions. C’est Fleur Pellerin qui, en septembre 2015, avait commandé à M. Mary ce travail de réflexion, après la reclassification par la justice, saisie par l’association Promouvoir, de plusieurs films dont Love (2015), de Gaspar Noé, passé d’une interdiction aux moins de 16 ans à moins de 18 ans. Depuis, l’association fondée par André Bonnet, proche des catholiques intégristes, a encore eu gain de cause en obtenant, en décembre 2015, le réexamen de l’interdiction aux moins de 12 ans du film d’Abdellatif Kechiche, La Vie d’Adèle (2013), et l’annulation du visa d’exploitation d’Antichrist (2009), de Lars von Trier. « Il faut redonner à la ministre et à la commission de classification la marge d’appréciation que l’appropriation par des juges avait singulièrement réduite ces derniers temps », a déclaré Jean-François Mary en remettant son rapport à Audrey Azoulay. Pour la ministre, qui a succédé le 11 février à Fleur Pellerin, réviser le système est une urgence. « Je connais bien le monde du cinéma et je sais l’importance que peuvent L’expression « scènes de sexe non simulées » est devenue obsolète avec le développement des techniques numériques Le film « Love », de Gaspar Noé, est passé d’une interdiction aux moins de 16 ans à moins de 18 ans. WILD BUNCH avoir dans la vie d’un film les soubresauts que représentent les changements de classification, appuie-t-elle. L’actualité récente, marquée par les annulations de plusieurs de nos décisions, montre qu’il est nécessaire de faire quelque chose rapidement. » Appréciations subjectives Elle a annoncé qu’elle retenait d’ores et déjà de ce rapport, établi en concertation avec des spécialistes de l’adolescence et des représentants du monde du cinéma, deux propositions « de bon sens » visant à « trouver le meilleur équilibre entre la protection du jeune public et celle des œuvres cinématographiques ». En clair, il s’agit d’établir des critères de classification mieux adaptés aux jeunes grandis avec Internet et qui LES MEILLEURES ENTRÉES EN FRANCE Nombre de semaines d’exploitation Nombre d’entrées (1) Nombre d’écrans 1 1 112 798 540 Zootopie 2 865 018 647 Pattaya 1 803 757 307 Deadpool 3 437 451 489 Les Tuche 2 4 406 096 623 La Vache 2 203 968 278 Alvin et les chipmunks... 4 194 322 582 Amis publics 2 185 136 525 Chocolat 4 174 027 669 Ave, cesar ! 2 133 415 429 The Revenant AP : avant-première Source : Ecran total Evolution par rapport à la semaine précédente Total depuis la sortie 1 112 798 ↓ – 31 % 2 421 414 803 757 ↓ ↓ ↓ ↓ ↓ ↓ ↓ – 43 % 2 962 162 – 41 % 4 022 206 – 22 % 542 713 – 27 % 1 559 084 – 44 % 589 402 – 31 % 1 632 214 – 55 % 501 438 permettent aux cinéastes d’évoquer des sujets tels que le sexe et la violence sans risquer de se voir relégués à des circuits de diffusion condamnant leur existence artistique et économique. Un film interdit aux moins de 18 ans voit non seulement se réduire son accès aux salles mais compromettre sa possibilité d’être vu sur le petit écran, de sortir en DVD ou sur tout autre support numérique ou analogique. A partir de quel degré une scène est-elle susceptible de porter atteinte « à la sensibilité » des adolescents ? Actuellement, comme en témoignent les récentes péripéties provoquées par des décisions de la juridiction administrative, les appréciations sont hautement subjectives. Le rapport, qui rejette l’idée de suppri- mer l’interdiction aux moins de 18 ans, propose une modification de l’article du code du cinéma qui entraîne une interdiction automatique d’un film aux mineurs lorsque celui-ci « comporte des scènes de sexe non simulées ou de très grande violence ». M. Mary suggère que la restriction soit décidée dès lors qu’un Une classification en cours depuis 1990 Pour être diffusé en salle, un film doit obtenir un visa d’exploitation du ministère de la culture, délivré après avis de la commission de classification du Centre national du cinéma (CNC), qui fixe, depuis 1990, les catégories d’âge du public autorisé à le voir : – tous publics ; – interdit aux moins de 12 ans ; – interdit aux moins de 16 ans ; – interdit aux moins de 18 ans ; – classification X. Quel film magnifique ! Un joyau. Subtil et intense. Passionnant. Magnifique. Télérama La Croix Les Echos Studio Ciné Live Émouvant. Unepépiteiranienne. Première Le JDD Une réussiteL’Obsmagnifique. L’Express * Estimation Période du 24 au 28 février inclus Avant même les résultats des Oscars, avant le volcan de tweets – pas moins de 440 000 comptabilisés mondialement – qui ont célébré le sacre du roi Leonardo, avant la consécration d’Alejandro Gonzalez Iñarritu comme meilleur réalisateur pour la deuxième année d’affilée, The Revenant caracolait déjà en tête du box-office français avec plus d’un million d’entrées en quelques jours, et des salles remplies à bloc. Ce survival qui suit le calvaire d’un trappeur (DiCaprio) laissé pour mort par ses camarades après qu’il a été piétiné et déchiqueté par un ours, et qui va se traîner, mû par la vengeance, à travers les montagnes enneigées d’Amérique du Nord, devrait en toute logique faire un carton. Dans le registre du comique de mauvais goût, l’autre gros démarrage de la semaine, Pattaya, est un film français dont l’action a été délocalisée d’une cité de banlieue parisienne vers la capitale thaïlandaise du tourisme sexuel. Sur le versant plus artisanal du cinéma, Merci Patron !, de François Ruffin, Robin des bois potache du documentaire, fait un tabac à sa mesure. Ce film qui réussit l’exploit de piéger le milliardaire Bernard Arnault en révélant non seulement les pratiques inavouables de son service d’ordre, mais aussi la collusion entre son empire et les plus hautes sphères de l’Etat, totalise en première semaine pas moins de 37 000 entrées pour 40 copies, soit près de 1 000 spectateurs pour chacune. film « comporte sans justification de caractère esthétique des scènes de sexe ou de grande violence qui sont de nature, en particulier par leur accumulation, à troubler gravement la sensibilité des mineurs, à présenter la violence sous un jour favorable ou à la banaliser ». Quant à l’expression « scènes de sexe non simulées », le rapport FESTIVAL DE CANNES PRIX DE L’AVENIR UN CERTAIN REGARD un film de Ida Panahandeh ACTUELLEMENT note qu’elle est devenue obsolète avec le développement des techniques numériques et demande son remplacement par « scènes de sexe ». S’agissant des recours en justice qui rendent parfois chaotique la carrière d’un film, le rapport estime qu’« une plus grande sérénité serait sans doute apportée aux professionnels si le petit nombre d’affaires aujourd’hui jugées chaque année était jugé plus rapidement ». Il suggère de laisser le tribunal administratif de Paris juge en premier et dernier ressort des affaires et de supprimer la voie de l’appel, ne laissant que la possibilité de saisir le Conseil d’Etat, juge de cassation. Dans un communiqué publié lundi 29 février, la Société civile de perception et de répartition des auteurs, réalisateurs et producteurs indépendants (ARP) s’est félicitée de ces mesures, en émettant le vœu qu’elles puissent « mettre fin à ces procédures abusives aux intentions ouvertement liberticides ». Même écho au Syndicat des producteurs indépendants (SPI) dont la déléguée générale, Catherine Bertin, salue des propositions « en accord avec l’époque et avec la manière dont les médias ont évolué ». A l’inverse, Agnès Tricoire, déléguée de l’Observatoire de la liberté de création, se dit « très déçue ». Pour l’avocate, qui réclamait une révision du code pénal, ces propositions ne sont « guère plus qu’un cautère sur une jambe de bois ». p sylvie kerviel 16 | culture 0123 MERCREDI 2 MARS 2016 S E M A I N E Amours interdites en prison Un couple impossible formé par une détenue et le directeur ÉPERDUMENT ppvv L A E ppvv À VOIR Deux Rémi, deux Film français de Pierre Léon (1 h 05). Deux Rémi, deux trouve son origine dans Le Double, roman de Dostoïevski dont il reprend la trame en la transposant dans une petite ville de province française. Rémi, la quarantaine, est un garçon dont la singularité consiste à n’en avoir aucune. Le statu quo qui lui tient lieu de vie est mis en cause par le surgissement dans sa vie d’un double maléfique. La manière qu’a le cinéaste de teinter le naturalisme de son film d’une forme de comique surréaliste fait le charme de ce conte philosophique. p i. r. Adèle Exarchopoulos et Guillaume Gallienne. STUDIO CANAL sive », qui a des yeux partout, a débusqué d’autres couples avant eux. La vérité de leur amour se situe dans la transparence d’un bureau vitré où le directeur convoque les détenues, où le couple naît et vit prisonnier du regard – concupiscent, critique, mauvais, apitoyé – de tous les autres. Tristesse qui saute aux yeux Dans la transparence qui interdit l’exubérance des corps, on n’a plus que les mots. Au-delà d’une mise en scène assez forte dans son travail des corps dans l’espace, Eperdument est un film bavard, donc déconcertant si l’on s’attendait à un brasier des sens. La folie des mots et celle du sexe n’y sont pourtant qu’une même démence ancienne. Racine y puisait les vers puissants de Phèdre. Ils reviennent brûler les lèvres d’Anna qui se frotte au texte et à l’amour – ou à la tentation de feindre un amour qui la sauve – lors d’un cours de français en prison. Quoi de plus simple en apparence que de mettre dans la bouche et dans la tête de ses protagonistes des vers que les siècles ont rendus familiers sans rien leur ôter de leur force ? De s’éviter l’épreuve de leur écrire un texte trop courant pour rendre justice à "L’étonnante Suite Armoricaine enchantera notre printemps" Télérama SorTIE LE 9 MArS 2016 leur passion, ou trop pompeux pour la garder crédible, quand on peut faire parler Racine à sa place ? Entre deux conversations de couloir menées en termes fleuris (« T’as déjà niqué au parloir ? »), cela aurait pu n’avoir guère plus de sens que des citations hors sujet. A la première scène, Anna arrive en prison murée dans son silence. Autour d’elle, c’est un chenil : des rangées de cages d’où sortent des sons rauques, plus proches de l’aboiement que du langage des hommes. Elle, sans rien dire, se déshabille mécaniquement et sans nécessité, ce qui fait rire les gardiennes. C’est pourtant la tristesse dans son geste qui saute aux yeux : un renoncement à communiquer autrement qu’en s’offrant comme une bête à l’abattoir. Il faut Racine pour ranimer Anna. Les vers lus devant la classe, copiés sur un coin de feuille, font renaître en elle l’envie de vivre – pour aimer Jean ou s’en faire aimer et lui dérober la clé des champs. Guillaume Gallienne a fait de son personnage un livre ouvert et mal aimable. Une sorte de fantoche aux velléités artistiques de petite envergure, que l’acteur joue faux exprès, parce que Jean lui-même est mauvais acteur de sa vie. p noémie luciani A U T R E S F I L M S D E Moonwalkers L E S perdument est un deuxième film auquel son réalisateur ne nous avait guère préparés. Avec Juliette, Pierre Godeau proposait, en 2012, un portrait de jeune fille un peu emprunté. Si Eperdument se construit autour d’un double portrait, c’est presque tout ce qu’ils ont de commun. De l’un à l’autre, l’approche a changé : de timide, le personnage est devenu franc et vif. Le mérite en revient en bonne part au jeu de l’incandescente Adèle Exarchopoulos (La Vie d’Adèle). Mais s’il reste à ce film un peu de cette surcomposition qui pesait sur Juliette, elle est ici défendable et appréciable. C’est une adaptation de Défense d’aimer (Presses de la Cité, 2012), de Florent Gonçalves, dans lequel cet ancien directeur de prison racontait ses amours avec une détenue, qui avait été utilisée comme « appât » dans l’affaire du « gang des barbares ». Il eût été facile d’en faire un brûlot érotique en terrain contraint, d’attiser la fureur charnelle contre la froideur du système. Le réalisateur fait le choix difficile d’assumer la fièvre autant que la glace, travaille la première à l’épreuve de la seconde plutôt que dans la friction. Son film est l’histoire d’un couple qui s’aime – ou dont l’un des deux au moins aime, ce qui fait tout le sel du drame – dans l’interdit, presque aux yeux de tous. La salle informatique leur offre un asile physique, mais « Radio cour- K Retrouvez l’intégralité des critiques sur Lemonde.fr (édition abonnés) Film britannique d’Antoine Bardou-Jacquet (1 h 37). Brodant sur la théorie conspirationniste selon laquelle les images de l’alunissage d’Apollo 11 auraient été truquées, cette comédie classique dans sa construction tient du feu d’artifice créatif dans son travail de l’image et de la mise en scène. p n. lu. pvvv POURQUOI PAS Le Crime du sommelier Film italien de Ferdinando Vicentini Orgnani (1 h 40). Adaptant le roman Vino dentro, de Fabio Marcotto, cette enquête à l’italienne sur un crime passionnel tient plutôt du portrait de viniphile. On se perd un peu dans ce parcours gourmand mais on reconnaîtra une témérité dans le mélange des saveurs. p n. lu. Ma petite planète verte Film d’animation coréen, mexicain, belge, finlandais, canadien (0 h 35). Venus des quatre coins de la planète, ces cinq courts-métrages sensibiliseront les plus petits aux questions du respect de la nature et de la préservation de l’environnement. Au-delà de ce projet pédagogique, la qualité de ces films ludiques, parfois poétiques, mérite à elle seule le déplacement. p i. r. Fille ou garçon, mon sexe n’est pas mon genre Documentaire français de Valérie Mitteaux (1 h 01). Ce documentaire met en scène quatre women to men, ces personnes nées femmes qui se sont réinventées en hommes. Sa valeur tient à la qualité d’écoute de la documentariste, qui laisse se déployer la parole dans la nuance et la complexité. p i. r. Sunrise Film indien de Partho Sen-Gupta (1 h 25). Peinture de la folie d’un père endeuillé par le rapt de sa fille et pamphlet dénonçant le trafic des enfants, Sunrise souffre de cette double nature. Des séquences oniriques tournées dans un cabaret lynchien et d’autres, réalistes, se heurtent dans l’espace confiné d’un scénario incertain. p t. s. vvvv ON PEUT ÉVITER L’Orchestre de minuit Film marocain de Jérôme Cohen-Olivar (1 h 54). Si l’existence de ce film, qui évoque la tradition musicale judéoarabe au Maroc, est digne d’intérêt, sa réalisation l’est moins. L’errance d’un trader israélien est traitée tour à tour comme une comédie burlesque ou comme une dramatique, sans qu’aucun des deux registres ne convainque. p t. s. Zoolander 2 Film américain de Ben Stiller (1 h 42). Suite opportuniste, dépourvue de grâce et d’inspiration, Zoolander 2 recycle les idées de la satire du milieu de la mode qui avait contribué à imposer Ben Stiller, il y a quinze ans, comme l’un des artisans du renouveau de la comédie américaine. p i. r. NOUS N’AVONS PAS PU VOIR Célibataire, mode d’emploi Film français de Pierre Godeau, avec Adèle Exarchopoulos, Guillaume Gallienne, Stéphanie Cléau (1 h 50). Film américain de Christian Ditter (1 h 44). La Chute de Londres Film américain de Babak Najafi (1 h 38). L’art de l’arnaque Jean-Luc Léon brosse le portrait d’un copiste de génie qui a dupé de fins experts UN VRAI FAUSSAIRE ppvv alQ + Cr 16 D Zadig Films présente UN FILM DE PAScALE BrEToN avec FESTIVAL DEL FILM LOCARNO 2015 CONCORSO INTERNAZIONALE PRIX FIPRESCI Valérie DréVille / Kaou langoët / elina löwensohn e vieilles attaches se réveillent inopinément, parfois. Ainsi de Jean-Luc Léon, dont on avait adoré Les Lapirov passent à l’Ouest (1994) – une famille juive soviétique filmée à dix ans d’écart, entre Moscou et New York. Puis le réalisateur filmait pour Arte Le Marchand, l’Artiste et le Collectionneur (1996), chronique assassine des activités de Pierre et Marianne Nahon, célèbres galeristes parisiens, qui fit un sacré scandale. Vingt ans plus tard – entre-temps perdu de vue au cinéma –, Léon y revient, ainsi qu’à un sujet qui visiblement le chiffonne : l’art, ses affinités tant avec la croyance qu’avec l’imposture. Le héros de son film est un des plus grands faussaires français, qui n’était pas un simple copiste, mais inventait des toiles de maîtres « à la manière de ». Des milliers de toiles ont ainsi été propagées sur le marché, dont certaines, pour ne pas dire beaucoup, y circuleraient encore, authentifiées par les meilleurs experts. Cet homme se nomme Guy Ribes, il a payé, comme on dit, sa dette à la société, et a accepté de se laisser filmer et de se raconter en allant sur ses 70 ans. Personnage excessif, truculent, il est plein de verve, d’histoires à n’en plus finir, de comptes à régler, de scandales à révéler. On touche ici au double effet du film. D’une part, un régal de drôlerie, un modèle d’insoumission, une description piquante du milieu de l’art. D’autre part, une tendance à la fabulation et à la rodomontade qui laissent penser que Guy Ribes pourrait nourrir sa légende sans toujours sacrifier à la vérité. Revers de la médaille En tout état de cause, et quelque fragile que puisse être le sort réservé à la vérité dans cette histoire, les deux revers de la médaille sont aussi savoureux et rocambolesques l’un que l’autre. Le récit de la vie du héros (élevé dans une maison close par des parents proxénètes à Lyon, brièvement engagé dans la marine nationale, cam- brioleur occasionnel, flambeur et noceur toute sa vie durant), la sûreté du coup de pinceau (qui réinvente Picasso aussi bien que Chagall), la description de ses arnaques (de la prouesse technique au coup de bluff mondain), impressionnent notablement. Il n’est pas jusqu’aux témoins à charge – commissaire de police ou procureur de la République – qui ne laissent percer, sous la juste condamnation de l’acte délictueux, un soupçon d’admiration pour le bonhomme. C’est que quelque chose, dans la défense d’assez mauvaise foi que prodigue le héros de ce film, sonne finalement juste. Il s’agit de la croyance dans l’art, dont il fait valoir qu’elle vaut aussi bien, en définitive, pour ses toiles que pour leurs modèles. Générateur d’une passion identique, le faux peut ainsi nourrir le vrai, simplement en se faisant passer pour lui. N’est-ce pas là une excellente définition générale de l’art ? p jacques mandelbaum Documentaire français de Jean-Luc Léon (1 h 30). culture | 17 0123 MERCREDI 2 MARS 2016 Un certain regard chez la vache ? Présent dans deux films actuellement à l’écran, le ruminant a été l’objet d’un débat, animé par Jean-Luc Godard, sur son expressivité LE FIGARO « SOMPTUEUX.» VANITY FAIR « UN ÉVÈNEMENT.» ANALYSE L es vaches font-elles de bonnes actrices ? La question peut se poser avec deux films à l’écran mettant en scène des bovins et le Salon de l’agriculture : La Vache, la comédie de Mohamed Hamidi, et Saint Amour, de Benoît Delépine et Gustave Kervern. Dans le numéro 300 des Cahiers du cinéma, en mai 1979, Jean-Luc Godard, qui s’était vu confier la rédaction en chef du magazine pour l’occasion, écrivait une lettre au réalisateur Alain Tanner. Il lui reprochait de n’avoir pas, pour son précédent film, Messidor, fait appel aux service d’un photographe avant le tournage. A ce courrier, Godard avait ajouté des images d’animaux en gros plan et précisait fort sévèrement : « Ci-joint trois photos de vaches faites par ce photographe et il me semble très visible qu’elles ont trois expressions différentes alors que tes actrices ont toujours la même… » Il ajoutait : « Ces photos expriment, il me semble, une relation extrêmement forte avec l’autre, que ce soit le décor ou les êtres vivants. Contrairement à tout ce qui se dit et s’écrit, le regard de ces animaux est tout sauf neutre. C’est un véritable regard critique, à sa place dans une vraie revue de cinéma si celle-ci existait. » Godard concluait ainsi sa démonstration : « En fait, ce qu’elle critique, cette vache, c’est pas que les cinéastes roulent en auto, c’est que même s’ils viennent filmer aux champs, leur regard fait toujours du cent vingt à l’heure. » On retrouvait, dans cette utilisation de la vache comme, disons, outil conceptuel, l’impératif godardien du ralentissement nécessaire à une meilleure vision des choses et le souci d’une expressivité de l’acteur, expressivité perdue selon lui et dont le manque était négativement incarné par celle, présumée, des ruminants. Alain Tanner répondit, semblet-il, à cette « lettre » de Godard en insérant un mystérieux plan de vaches, plan qui n’était guidé par « D’UNE BEAUTÉ À COUPER LE SOUFFLE ! » CLAP ! « MAGIQUE ! » LES INROCKS « SUBLIME ! » !!! « UNE PREMIÈRE MERVEILLE.» LE MONDE « UNE ÉLÉGANCE FOLLE.» VOGUE Isabelle Huppert dans « Sauve qui peut (la vie) », de Jean-Luc Godard (1980). PROD DB/MK2 SARA FILMS aucune nécessité narrative, dans le film qu’il tourna cinq ans plus tard, No Man’s Land. Mais c’est un autre cinéaste, lui aussi ancien critique, qui contestera l’idée godardienne de l’expressivité des vaches. Luc Moullet reprochera à l’auteur du Mépris de nier ce qu’il considérait comme un des rares privilèges de celles-ci sur l’humanité : « la neutralité du regard ». La neutralité bovine Etrangement, bien avant cette réfutation, Moullet avait déjà émis une telle idée dans un entretien paru dans le numéro des Cahiers du cinéma précédant celui dirigé par Godard. Donné à l’occasion de la sortie de son film Genèse d’un repas, il avait été justement intitulé « Le regard honnête de la vache ». « Le principe [de mon film], dira Luc Moullet, c’est un peu le regard de la vache comme dans mes films précédents, c’est-à-dire quelque chose d’extrêmement neutre. » Cette controverse amusante ne repose pas sur l’opposition radicale de deux conceptions du cinéma mais témoigne, plus modes- tement, d’un regard différent sur les capacités du ruminant à exprimer une émotion, fût-elle primitive. La neutralité bovine devient ainsi une sorte de défi pour les cinéastes. Qu’attendre d’un animal dont le regard ne saurait déterminer devant la caméra aucun sens perceptible ou déchiffrable ? La vache pourrait-elle remettre en question l’effet Koulechov, du nom de l’expérience de ce cinéaste soviétique qui a fait précéder le même plan de visage de l’acteur Ivan Mosjoukine par trois plans représentant des objets ou des situations diverses (une assiette de soupe, une femme morte, une fillette qui joue) ? Le montage des images conférait à l’acteur une expression différente et imaginairement fabriquée par le spectateur (la faim, la tristesse, l’amusement). Une telle opération de synthèse mentale serait-elle envisageable si on substituait une vache à l’acteur ? Y a-t-il un vertige de l’opacité d’un regard bovin plus fort que les moyens du cinéma ? Question que Godard et Moullet ont transformée en débat théorique. Dans Sauve qui peut (la vie) (1980), Godard introduisait des vaches dans son cinéma, au cours d’une scène durant laquelle un personnage féminin, dans une étable, montrait ses fesses à une rangée de bovins apathiques. Le contraste entre la partie sexuée et charnue de l’actrice et l’œil rond de ruminants indifférents au spectacle proposé donnait raison à la théorie de Luc Moullet. Mais que faire avec cette neutralité essentielle ? La vache représente donc, sinon un enjeu cinématographique, du moins un motif assez réjouissant et peut-être pas si frivole que ça. Deux films célèbres ont accolé à un « personnage » de vache des acteurs aux antipodes l’un de l’autre. Comme si l’œil obtus de l’animal appelait soit ce qui s’opposait radicalement à lui, soit ce qui s’en approchait le plus : l’expressivité grimaçante de Fernandel dans La Vache et le Prisonnier (1959), d’Henri Verneuil, ou l’impassibilité de Buster Keaton dans Ma vache et moi (1925). p « GRANDIOSE ! » TRANSFUGE « UN PUR MOMENT DE GRÂCE.» LA CROIX jean-françois rauger La descente plutôt que l’élevage Le duo Depardieu-Poelvoorde en pilotage automatique sur les routes de France pour sauver l’avenir du monde paysan SAINT AMOUR pvvv C omme on le sait, ou pas, il règne dans ces colonnes un constant respect pour l’œuvre anarcho-déglingo-humaniste des deux ex-zozos de Canal+ passés réalisateurs, on a nommé Benoît Delépine et Gustave Kervern. Pour le côté fleur bleue et coup de trique, électrique et lymphatique, fantaisiste et ravagé. Rien à redire non plus sur la bande, très smart, de grands dingues abîmés qu’ils ont agrégée à leur univers poétique de la dernière chance, qu’il s’agisse de Gérard Depardieu, Benoît Poelvoorde ou Michel Houellebecq. Notre déclaration d’amour profane étant faite, il faut bien rétrograder en douceur au retour de ce Saint Amour, qui, avouons-le, se laisse un peu aller sur la pente de la facilité. Comme le titre le claironne, ce nouveau road-movie est situé au carrefour de la Trinité et de la dive bouteille, quelque part entre Jésus et Rabelais. Les personnages en sont des innocents aux mains pleines. Leur pèlerinage Ce road-movie est situé au carrefour de la Trinité et de la dive bouteille suit la route des vignobles. L’épilogue leur fait rencontrer rien moins que la Sainte Vierge, quand bien même elle s’appellerait Vénus, aurait les cheveux rouges et les traits félins de Céline Sallette. Traduction. Jean (Gérard Depardieu) et son fils Bruno (Benoît Poelvoorde) se trouvent au Salon de l’agriculture. Le père rêve que son fils prenne la suite, ce dernier, vieux garçon en quête d’expériences sexuelles, buveur dépressif et paresseux, est plus porté sur la descente que sur l’élevage. Or, ce Salon est un peu celui de la dernière chance. Trouvant son fils fin beurré après sa tournée des stands de dégustation, il l’emmène sur un coup de tête faire la vraie route des vignobles, dans un taxi conduit par Mike (Vincent Lacoste), jeune paumé un rien mythomane. Voilà donc à peu près Dieu, le Fils et le Saint-Esprit partis sur les routes de France, pour vider moult godets et tenter de sauver l’avenir du monde paysan, cartographiant au passage une France à la fois déprimante et insolite (Houellebecq en propriétaire lessivé de chambre d’hôte, Ovidie en agente immobilière saphique, Solène Rigot en serveuse catatonique). Déconstruction narrative Saint Amour est aussi la rencontre de deux influences majeures. Les Valseuses (Bertrand Blier) pour le tandem Depardieu-Poelvoorde, où Gérard, assagi, semble refaire la route à l’envers en compagnie d’un partenaire incontrôlable qui joue son fils (même désir de transgression, même traversée erratique de la France, même rôle fondamental des femmes qu’ils croisent sur leur chemin, même final miraculeux). Broken Flowers (Jim Jarmusch) pour le personnage interprété par Vincent Lacoste, qui profite de ce voyage pour sonner à la porte de toutes ses ex. Réminiscences fort honorables, mais un tantinet écrasantes. Aussi bien, selon le regard, le verre de Saint Amour sera dit à moitié plein ou à moitié vide. La première hypothèse privilégiera les moments indéniablement croustillants que le film parvient à prodiguer, l’examen d’entrée réussi de Vincent Lacoste dans la classe des brindezingues, la décontraction souveraine du récit, la musique inspirée de Vincent Tellier. A contrario, la seconde hypothèse constatera les trop nombreux passages en pilotage automatique, la tendance à forcer sur les messages, la déconstruction narrative poussée à un stade critique, et un côté « le peuple et le terroir ne mentent pas » qui a quand même ses limites. En un mot, l’impression que le film n’a pas su transsubstantier en œuvre la virée pittoresque qu’a dû être son tournage. Voilà. Le vin ne s’est manifestement pas transformé en sang, mais rien n’interdit de le boire. En revanche, pour l’Eucharistie, on repassera. p jacques mandelbaum Film français de Benoît Delépine et Gustave Kervern. Avec Gérard Depardieu, Benoît Poelvoorde, Vincent Lacoste (1 h 42). AU CINÉMA LE 9 MARS 18 | télévisions 0123 MERCREDI 2 MARS 2016 Dans la peau et dans la tête de Philip K. Dick VOTRE SOIRÉE TÉLÉ Très torturé, l’Américain a été l’un des auteurs de science-fiction les plus influents du XXe siècle ARTE MERCREDI 2 – 22 H 40 DOCUMENTAIRE Q ui était Philip K. Dick (1928-1982) ? Un visionnaire ou un paranoïaque ? Un génie littéraire ou un illuminé ? Ou bien un peu de tout cela à la fois ? Les Mondes de Philip K. Dick tente, en cinquante-deux minutes, de faire le point sur l’une des figures les plus singulières de l’histoire de la science-fiction. Avec un dispositif en ligne qui permet de plonger plus avant dans l’œuvre et le cerveau torturé du romancier, composé d’un jeu vidéo sur PC, baptisé Californium, et d’une expérience en réalité virtuelle, I, Philip. Auteur prolifique Philip K. Dick a laissé une empreinte indélébile dans la littérature. Auteur prolifique (plus de 40 romans et de 120 nouvelles), il a écrit certains des grands classiques de la science-fiction des années 1960 et 1970 : Ubik (10/18, 1999), Le Dieu venu du Centaure (J’ai lu, 2015). Et plusieurs de ses livres ont été adaptés au cinéma comme Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, réalisé par Ridley Scott sous le titre Blade Runner, en 1982. Des romans et des nouvelles sombres qui tournent Pur produit de la contre-culture californienne, Philip K. Dick a écrit des livres sombres sur l’Etat policier, la perte d’un être cher, l’effacement progressif de la réalité, la drogue… DR toujours autour de l’Etat policier, de la perte d’un être cher, de repères, et de l’effacement progressif de la réalité, la drogue… Les Mondes de Philip K. Dick emmène le spectateur à la rencontre des proches de l’auteur, pour tenter de pénétrer dans son environnement et dans sa psyché. Tour à tour, son biographe attitré, sa dernière épouse et son psychologue détaillent les traumatismes et les obsessions d’un écrivain boulimique de travail, qui écrit sous amphétamines et est gravement perturbé par la mort, à la naissance, de sa sœur jumelle. Un reclus, qui détestait sortir de chez lui, mais pas un asocial ; un être rempli d’angoisses, « mais pas un paranoïaque, au sens clinique », assure son ancien psychologue. Au-delà des difficultés psychologiques de l’auteur, c’est dans la manière dont il resitue l’œuvre de Philip K. Dick dans son contexte politique que le documentaire de Yann Coquart et Ariel Kyrou est le plus convaincant. Pur produit de la contre-culture californienne, Philip K. Dick, élevé par une mère communiste dans l’Amérique du maccarthysme, a vécu presque toute sa vie à proximité de l’université de Berkeley. Dans ce berceau de l’usage du LSD et des manifestations contre la guerre du Vietnam, l’auteur de science-fiction a développé une conscience politique aiguë et une proximité avec l’extrême gauche. Ce qui lui vaudra une perquisition musclée et traumatisante, qui renforcera à vie sa peur de l’émergence d’un Etat policier et des dérives totalitaires, explorées dans de nombreux livres. Surveillance de masse, perquisitions, attentats et ennemi invisible : cette partie de l’œuvre de Philip K. Dick entre étrangement en résonance avec l’actualité. Notamment lorsque le documentaire nous emmène à Los Angeles, aux côtés des forces de l’ordre, qui testent des technologies de « police prédictive » – application à plus petite échelle de ce que K. Dick décrivait dans Minority Report (Gallimard, 2002), un monde dans lequel des « précognitifs » signalent les crimes avant qu’ils ne se produisent. Soudain, les mots de l’auteur prennent un sens nouveau, lorsque sa voix surgit de l’écran pour affirmer : « Vous n’imaginez pas à quel point nos pires craintes étaient justifiées. » p damien leloup Les Mondes de Philip K. Dick, de Yann Coquart et Ariel Kyrou (Fr., 2016, 52 min). La nouvelle série comico-judiciaire de France 2 ne fait pas dans la nuance B ien que séparés, Paule (Clémentine Célarié) et Simon Lebowitz (Antoine Duléry) ont continué de travailler dans le cabinet d’avocats qu’ils ont créé ensemble et sont restés très attachés l’un à l’autre. Jusqu’au jour où Paule apprend que Simon s’est remarié en secret avec leur associée, la jeune et ambitieuse Irène (Caroline Anglade), de vingt ans sa cadette. Ce dernier, subitement emporté par une crise cardiaque, n’aura guère le temps de se justifier et laissera derrière lui deux femmes, désormais contraintes de codiriger le cabinet, et dont les relations sont à couteaux tirés. Contrairement aux productions précédentes, « Boulevard du Palais » et « Accusé », cette nouvelle série judiciaire que lance France 2 revendique un ton comique qui s’exprime à outrance dans les premiers épisodes, comme s’il s’agissait surtout de prévenir le téléspectateur qu’il va bien s’amuser. Clémentine Célarié accompagne ce mouvement avec une énergie excessive et un jeu de grimaces que même les comédiens de films muets n’osaient pas toujours s’autoriser. Des répliques bien troussées Cette manière démonstrative a pour effet d’agacer au plus haut point et de nous faire oublier l’intérêt des dossiers (et intrigues) dont la quadragénaire a la charge et dont elle s’acquitte en permanence avec brio. Heureusement, même si le travers d’un comique appuyé n’est TF1 20.55 Grey’s Anatomy Série créée par Shonda Rhimes. Avec Patrick Dempsey, Ellen Pompeo (EU, saison 11, ép. 1 et 2/24). 22.40 Les Mystères de Laura Série développée par Jeff Rake, Carlos Vila et Javier Holgado. Avec Debra Messing, Josh Lucas (S1, ép. 1 à 3/22) France 2 20.55 Lebowitz contre Lebowitz Série créée par Laurent Burtin, Nathalie Suhard, Jacques Bastier. Avec Clémentine Célarié, Caroline Anglade, Michel Jonasz (Fr., S1, ép. 1 et 2/8) 22.40 Folie passagère Divertissement animé par Frédéric Lopez. France 3 20.55 Football Quart de finale de la Coupe de France : Saint-Etienne - PSG Canal+ 21.00 Nos femmes Comédie dramatique de Richard Berry. Avec Daniel Auteuil, Richard Berry, Thierry Lhermitte (Fr., 2015, 95 min). 22.30 Chic Comédie de Jérôme Cornuau. Avec Fanny Ardant, Marina Hands (Fr., 2015, 103 min). France 5 20.40 Aux portes du cosmos Documentaire de Serge Tignères (Fr., 2012, 83 min). 23.35 Dangers dans le ciel Documentaire de Su Rynard (Can., 2010, 45 min). La folle du barreau FRANCE 2 MERCREDI 2 – 20 H 55 SÉRIE M E RCR E D I 2 M ARS pas tout à fait gommé, il s’atténue cependant à partir du quatrième épisode, où Clémentine Célarié, en retrouvant le chemin d’une interprétation moins hystérique, permet aux autres acteurs de s’épanouir et de révéler leur profil parfois attachant (Michel Jonasz), farfelu (Cécile Rebboah) ou décalé (Nicolas Grandhomme) – et, pour le coup, souvent drôle. Il n’empêche que « Lebowitz contre Lebowitz », dont le scénario réserve tout de même quelques répliques bien troussées, demeure une série qui ne fait pas dans la nuance et qui, à trop vouloir divertir, sombre d’emblée dans la caricature. Et nous donne dès la première demi-heure envie de fuir très loin du cabinet Lebowitz. p véronique cauhapé « Lebowitz contre Lebowitz » (saison 1), série créée par Jacques Bastier, Nathalie Suhard et Laurent Burtin. Avec Clémentine Célarié, Caroline Anglade, Michel Jonasz, Cécile Rebboah, Nicolas Grandhomme (Fr., 2015, 8 × 52 min). Arte 20.55 A perdre la raison Drame de Joachim Lafosse. Avec Emilie Dequenne, Tahar Rahim (Fr.-Bel., 2012, 110 min). 22.40 Les Mondes de Philip K. Dick Documentaire de Yann Coquart et Ariel Kyrou (Fr., 2016, 56 min). M6 20.55 Maison à vendre Magazine animé par Stéphane Plaza. 0123 est édité par la Société éditrice HORIZONTALEMENT GRILLE N° 16 - 052 PAR PHILIPPE DUPUIS 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 I II III IV V VI VII I. On ne peut rien lui cacher. II. Plein de vie et de malice. S’éloigna de la vérité. III. Facilite le tirage. Préférèrent tout lâcher. IV. Dans les grands comptes mais plus dans les mesures. Enchaînement de nucléotides. Pointes d’acacia. V. Personnel. Rencontre au sommet. VI. Ballottée par l’histoire, elle entre dans l’UE en 2004. Pointe au sommet. VII. Fait bon ménage à l’intérieur. Label de qualité. Orge et seigle fermentés chez Vladimir. VIII. Prépare les techniciens de demain. Personnel. A en mains. IX. Travaille à l’usine. Reprise avec explications. X. Doivent souvent lâcher un peu de lest pour avancer. du « Monde » SA Durée de la société : 99 ans à compter du 15 décembre 2000. Capital social : 94.610.348,70 ¤. Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS). Rédaction 80, boulevard Auguste-Blanqui, 75707 Paris Cedex 13 Tél. : 01-57-28-20-00 Abonnements par téléphone : de France 3289 (Service 0,30 e/min + prix appel) ; de l’étranger : (33) 1-76-26-32-89 ; par courrier électronique : [email protected]. Tarif 1 an : France métropolitaine : 399 ¤ Courrier des lecteurs blog : http://mediateur.blog.lemonde.fr/ ; Par courrier électronique : [email protected] Médiateur : [email protected] Internet : site d’information : www.lemonde.fr ; Finances : http://inance.lemonde.fr ; Emploi : www.talents.fr/ Immobilier : http://immo.lemonde.fr Documentation : http ://archives.lemonde.fr Collection : Le Monde sur CD-ROM : CEDROM-SNI 01-44-82-66-40 Le Monde sur microilms : 03-88-04-28-60 SUDOKU N°15-052 VERTICALEMENT IX X SOLUTION DE LA GRILLE N° 16 - 051 HORIZONTALEMENT I. Acquittement. II. Feutrai. Amer. III. Flair. Trissa. IV. Lallation. Si. V. Ieda (aide). Ute. VI. Cet. Irréelle. VII. Tréteau. Nie. VIII. Io. Es. Siam. IX. Odon. Médiane. X. Nébulisation. VERTICALEMENT 1. Aliction. 2. Cèla. Erode. 3. Qualité. Ob. 4. Utile. Ténu. 5. Irradiés. 6. Ta. Tara. Mi. 7. Titi. Rusés. 8. Roué. Ida. 9. Maintenait. 10. Ems. Elimai. 11. Ness. Le. No. 12. Traîne. Zen. 1. Il y a des risques à se lancer sans elle. 2. Facilite les ouvertures. 3. Un quart de peseta. Vient d’avoir. 4. Mesure très discutable. Trachyte ou obsidienne après refroidissement. La moitié d’un fayot. 5. Profondément atteint. Avance en creusant. 6. Point dans l’eau. A toujours un compte à régler. 7. Calme tout le monde. Possessif. 8. Entre Huron et Ontario. Réfractaire au laboratoire. 9. Transporte le courant. Aide à tout remettre en mouvement. 10. Grogne du cruciverbiste. Bien couvert. 11. Donna belle allure. Préparer les escalopes. 12. Poussent à la multiplication. La reproduction de tout article est interdite sans l’accord de l’administration. Commission paritaire des publications et agences de presse n° 0717 C 81975 ISSN 0395-2037 0123 Les Unes du Monde RETROUVEZ L’INTÉGRALITÉ DES « UNES » DU MONDE ET RECEVEZ CELLE DE VOTRE CHOIX ENCADRÉE Encyclopéd ie Universalis www.lemond e.fr 65 e Année - N˚19904 - 1,30 ¤ France métropolitaine L’investiture de Barack Nouvelle édition Tome 2-Histoire --- Jeudi 22 janvier Uniquement 2009 Fondateur Premières mesures Le nouveau président américain a demandé la suspension : Hubert Beuve-Méry En plus du « en France - Directeur Monde » métropolitaine : Eric Fottorino Obama des audiences à Guantanam o Barack et Michelle Obama, à pied sur Pennsylvania WASHINGTON Avenue, mardi 20 janvier, CORRESPONDANTE se dirigent montré. Une vers la Maison evant la foule nouvelle génération Blanche. DOUG tallée à la tête s’est insqui ait jamais la plus considérable MILLS/POOL/REUTERS a Les carnets transformationde l’Amérique. Une ère d’une chanteuse. national de été réunie sur le Mall de Angélique a Washington, Des rives du commencé. Kidjo, née au Obama a prononcé, a Le grand Barack lantique, Pacifique à jour. Les cérémonies celles de l’At- aux Etats-Unis pendant Bénin, a chanté discours d’investituremardi 20 janvier, toute l’Amérique la liesse ; les la campagne de Barack Obama ; ambitions d’un presque modeste.un sur le moment s’est arrêtée a Feuille force d’invoquer en 2008, la première rassembleur qu’elle était pendant les A vivre : décision de ; n’est jamaisde route. « La grandeur Abraham en train de festivités de et de nouveau administration: Martin Luther l’accession la nouvelle Lincoln, un l’investiture, au poste du 18 au dant en chef Avec espoir et dû. Elle doit se mériter. avait lui même King ou John Kennedy, pendant cent la suspension des armées, de comman- raconte 20 janvier. Pour Le Monde, (…) vertu, il placé la barre responsable vingt : les cérémonies, elle de plus les courants bravons une fois discours ne très haut. Le l’arme nucléaire, d’un de Guantanamo. jours des audiences passera probablement les rencontres jeune sénateur de – elle a croisé l’actrice glacials et endurons cain-américain Pages 6-7 les tempêtes à postérité, mais afri- le chanteur page 2 et l’éditorial Lauren de 47 ans. venir. » Traduction il fera date pour pas à la Harry Belafonte… Bacall, du discours ce qu’il a inaugural du e intégrale miste Alan Greenspan. Lire la suite et l’écono- a It’s the economy... des Etats-Unis. 44 président page 6 la Il faudra à la velle équipe taraude : qu’est-ce Une question nou- a Bourbier Page 18 beaucoup d’imagination Corine Lesnes pour sortir de que cet événement va changer pour irakien. Barack a promis de l’Afrique ? Page Obama et économiquela tourmente financière retirer toutes 3 qui secoue la de combat américaines les troupes Breakingviews planète. page 13 d’Irak d’ici à mai 2010. Trop rapide, estiment les hauts gradés de l’armée. D Education UK price £ 1,40 VIII L’avenir de Xavier Darcos Ruines, pleurs et deuil : dans Gaza dévastée « Mission terminée »: le ministre de REPORTAGE ne cache pas l’éducation considérera qu’il se GAZA bientôt en ENVOYÉ SPÉCIAL disponibilité pour ans les rues tâches. L’historien d’autres de Jabaliya, les enfants ont de l’éducation trouvé veau divertissement.un nouClaude Lelièvre explique lectionnent les éclats d’obusIls colmissiles. Ils comment la et de déterrent du rupture s’est sable des morceaux d’une faite entre les enseignants qui s’enflamment fibre compacte et Xavier Darcos. immédiatement au contact de Page 10 l’air Bonus Les banquiers ont cédé Enquête page Nicolas Sarkozy des dirigeants a obtenu françaises qu’ilsdes banques renoncent à la « part variable de leur rémunération ». En contrepartie, les banques pourront bénéficier d’une D et qu’ils tentent aide difficilement de l’Etat de d’éteindre avec 10,5 pieds. « C’est d’euros. Montantmilliards du phosphore. leurs dez comme ça Regarbrûle. équivalent à Surles mursde » celle accordée cetterue,des fin 2008. Page cesnoirâtres tra- boutique. 14 sont bes ont projeté visibles.Les bom- victime, Le père de la septième âgée de 16 ans, chimique qui partout ce produit re ne décolèa incendié une pas. « Dites fabrique de bien aux dirigeants Au bord de papier. « C’est petite des nations occidentales la mière foisque que ces sept je voiscela après la pre- innocents sont il y a quelquesfaillite huit ans d’occupation trentemorts pour semaines, rien. l’Américain israélienne », Qu’ici, il n’y a jamais s’exclame Mohammed eu de tirs de Chrysler roquettes. Que Abed négocie l’entrée bo. Dans son c’est costume trois Rab- nel. Que les Israéliensun acte crimidu cette figure constructeur nous en don- La parution du quartier pièces, nent la preuve, italien Fiat deuil. Six membres porte le puisqu’ils sur- de deux dans son capital, textes inédits de sa famille veillent tout depuis le ciel ont été fauchés », enrage de Roland Rehbi Hussein de 35 %. L’Italie à hauteur devant par Barthes, Heid. un magasin, une bombe mains, de cette bonne se réjouit il tient une Entre ses mort en 1980, le 10 janvier. Ils étaient venus enflamme feuille de le s’approvisionner papier avec tous cercle de ses pour l’économienouvelle pendant noms des nationale. décrétéesles trois heures de trêve morts et des blessés,les Le demi-frère disciples. Chrysler, de par Israël pour âge, qu’il énumère ainsi que leur son côté, aura tre aux Gazaouis permet- reprises, l’écrivain, qui de à accès à une comme pour plusieurs en a autorisé technologie Le cratère de de souffler. se persua- la publication, der qu’ils sont plus innovante. la bombe est jours là. Des bien morts. essuie touPage 12 éclats les foudres Michel Bôle-Richard mur et le rideau ont constellé le de l’ancien Algérie 80 DA, métallique de éditeur de Barthes, Allemagne 2,00 Lire la suite ¤, Antilles-Guyane la 2,00 ¤, Autriche page 19 27000profs partirontcha quean àlaretraite,d ’icià2012. née Automobile Fiat : objectif Chrysler Edition Barthes, la polémique et Débats page 5 17 François Wahl. L elivre-en q u êtein co n to u rn ab lep o u ralim en terled su rl’aven éb at ird el’éco le. 2,00 ¤, Belgique 1,40 ¤, Cameroun Maroc 10 DH, 1 500 Norvège 25 KRN, Pays-Bas F CFA, Canada 3,95 $, Côte 2,00 ¤, Portugal d’Ivoire 1 500 F CFA, Croatie cont. 2,00 ¤, u né 18,50 Kn, Danemark Réunion 2,00 d ite u rd ¤, Sénégal 1 e rriè 500 F CFA, Slovénie 25 KRD, Espagne 2,00 rel’é c ra ¤, Finlande n>w 2,20 ¤, Suède 2,50 ¤, Gabon w w 28 KRS, Suisse .a rte b o 2,90 FS, Tunisie 1 500 F CFA, Grande-Bretagne u tiq u e .c 1,9 DT, Turquie o m 1,40 £, Grèce 2,20 ¤, USA 2,20 ¤, Hongrie 3,95 $, Afrique 650 HUF, Irlande CFA autres 2,00 ¤, Italie 1 500 F CFA, 2,00 ¤, Luxembourg 1,40 ¤, Malte 2,50 ¤, Page 20 RENDEZ-VOUS SUR www.lemonde.fr/boutique Présidente : Corinne Mrejen PRINTED IN FRANCE 80, bd Auguste-Blanqui, 75707 PARIS CEDEX 13 Tél : 01-57-28-39-00 Fax : 01-57-28-39-26 L’Imprimerie, 79 rue de Roissy, 93290 Tremblay-en-France Toulouse (Occitane Imprimerie) Montpellier (« Midi Libre ») styles | 19 0123 MERCREDI 2 MARS 2016 MILAN | PRÊT-À-PORTER AUTOMNE-HIVER 2016-2017 hommages au cinéma Très liée au 7e art, la création milanaise concilie son goût pour les superproductions et les ambiances intimistes MODE milan L es Oscars 2016 ont doublement récompensé la mode italienne : Leonardo DiCaprio a reçu sa statuette dorée en smoking Giorgio Armani, tandis que Brie Larson allait chercher la sienne en robe griffée Gucci. Souvent glamour et photogéniques, les créations milanaises participent activement à la liaison passionnelle qui unit la mode et le cinéma. Et ces deux univers évoluent comme en miroir. D’un côté les superproductions répondent aux films d’auteurs, de l’autre les collections visuelles et commerciales disputent la vedette à des approches plus cérébrales du vêtement. En 2016, l’enjeu consiste pour la mode milanaise à trouver le plus de nuances possible dans cette dichotomie, afin de moderniser son image. De Richard Gere (période American Gigolo) à Cate Blanchett, Jodie Foster et bien d’autres, Giorgio Armani est un habitué des tapis rouge et ses créations défendent un glamour intemporel qui a depuis longtemps conquis l’Amérique par son chic milanais rigoureux. Il est bien là dans la collection hiver : le velours sombre et les coupes tailleurs tout en souplesse évoquent un personnage de Garbo à l’italienne dans une superproduction à la James Bond. Les fleurs impressionnistes tissées dans les laines et les soies apportent une touche féminine tout public avant que les capes et les drapés, les velours dévorés et les soies moirées n’enveloppent les silhouettes du soir d’une forme de mystère qu’affectionnent les stars à l’ancienne qui ne dévoilent pas tout sur Instagram. L’ambiance est moins dramatique chez Bottega Veneta, où Tomas Maier met en scène grands manteaux et costumes croisés, imprimés panthère, effets de carreaux texturés, mailles aux dégradés graphiques et poétiques, robes sages voilées de mousseline ou structurées par des brassières sensuelles. L’allure, terriblement élégante, est soutenue par les effets de matières et les jeux de lumière. C’est un peu comme si George Cukor ou Alfred Hitchcock tournait un film aujourd’hui en Italie : forcément un classique grand public de très haute qualité. Le ton est plus intimiste pour la collection Agnona, la première de son nouveau directeur artistique, le talentueux Anglais Simon Holloway. Une plongée dans les archives de cette maison, spécialisée dans les étoffes de grand luxe, lui a inspiré un vestiaire aux tons crémeux et aux textures sensuelles. Ses jupes fendues à taille élastique, ses pulls en mohair dégradés, ses robes à fines bretelles en cachemire double face, ses marqueteries de fourrure évoquent une Virginia Woolf du XXIe siècle qui habiterait une villa donnant sur le lac de Côme. C’est élégant et moderne, le glamour des années 1950 est réconcilié avec le confort que l’on exige du luxe d’aujourd’hui, même si les prix de cette ligne en font fatalement une production exclusive. Les marques italiennes se tournent beaucoup vers cette épure classique, mais la modernité s’exprime aussi dans une veine plus pop et colorée. Chez Marni, Consuelo Castiglioni propose un vestiaire aux architectures raffinées et puissantes. Les manches des robes et des blouses sont délicatement soufflées, de gros boutons ferment les pantalons larges à Giorgio Armani. STEFANO Dolce & Gabbana. GIUSEPPE CACACE/AFP RELLANDINI/REUTE RS Marni. TIZIANA FABI/AFP taille haute, les jupes longues aux découpes arrondies soulignent la démarche des filles qui passent sur des talons aux contours sinueux. Les clashs d’imprimés abstraits et les bijoux classiques détournés (des empilements de perles aux oreilles) achèvent de créer une atmosphère singulière, façon Antonioni/Peter Sellers, version 2016 ; pas forcément tout public sur le papier, c’est tellement séduisant qu’il est difficile d’y résister. Les ensembles monochromes aux volumes abstraits de Salvatore Ferragamo ont une élégance imparable. Mais le designer Massimiliano Giornetti multiplie aussi les silhouettes aux imprimés multicolores en zigzag, les étages de volants et les mélanges de carreaux. C’est très photogénique, mais on perd un peu le fil de cette collection qui manque d’un « scénario » clair. Cette ligne directrice qui lui fait défaut est en revanche très lisible chez Jil Sander, où Rodolfo Paglialunga pratique une sorte de « cinéma » de genre très réussi. Manteaux et tailleurs stricts aux volumes légèrement décalés, robes asymétriques qui dévoilent une épaule, chemises austères et drapées créent l’ambiance stricte, glacée et fascinante d’un film noir berlinois, peuplé de ces belles prédatrices qui daignent parfois se glisser dans la lumière liquide du Lurex rose ou argent. SOUVENT GLAMOUR ET PHOTOGÉNIQUES, LES MARQUES ITALIENNES PARTICIPENT ACTIVEMENT À LA LIAISON PASSIONNELLE QUI UNIT LA MODE ET LE CINÉMA Cet esprit « film de genre » trouve un écho plus léger chez Bally où Pablo Coppola explique en riant que sa collection pourrait être un film de John Waters dans lequel jouerait Françoise Hardy. Manteaux à effets tachistes en noir et blanc, mini robes volantées vert acide ou rose bonbon, minijupes trapèze en cuir et pulls en mohair à manches pagode, bottines faites de cuirs contrastés et inspirées d’un modèle d’archive composent donc un vestiaire pop frais et distancié. Chez Philosophy di Lorenzo Serafini, ce talentueux designer inconnu du public entraîne le spectateur dans un monde romanticorock sous influence eighties. Avec ses pantalons taille haute en cuir rouge ou noir, ses escarpins et bottes vernis, ses robes en dentelle aux coupes modernes, ses mohairs volantés, il invente une sorte de comédie musicale branchée et assez cool pour rester plausible. De son côté, Jeremy Scott a volontairement quitté la réalité et s’inspire pour Moschino de la Renaissance et de l’époque précise où les autorités religieuses incendièrent les objets d’art qui dérangeaient leur monde normé. Marquise motarde, princesse punk, femme chandelier, robes du soir dévorées par les flammes composent un ensemble au kitsch presque parodique. Cette comédie burlesque fait le succès de Scott, mais empêche parfois de le prendre vraiment au sérieux. Enfin, les rois de la superproduction milanaise restent Dolce & Gabbana, sorte de Michael Bay de la mode italienne. Comme le réalisateur qui a bâti sa gloire avec des blockbusters à effets spéciaux, le duo doit son succès à des collections thématiques ultra-efficaces. Cette saison, les créateurs font appel à la fillette qui sommeille en chaque femme avec une collection pour princesse Disney. Tailleur à brandebourgs, robe de bal et escarpins façon souliers de vair, broderies naïves très couture (chats, rats, petits soldats…), flots de franges métallisées, sacs châteaux : le spectacle est au rendez-vous. Si le cinéma est un art qui se regarde, le défilé est son lointain cousin ; mais la mode, elle, doit se porter. p carine bizet Bottega Veneta. ALESSANDRO GAROFALO/REUTERS 20 | disparitions & carnet Claude Parent Architecte 0123 MERCREDI 2 MARS 2016 Ng Ectpgv Xqu itcpfu fixfipgogpvu Pckuucpegu. dcrv‒ogu. hkcp›cknngu. octkcigu En 2014. ED ALCOCK/MYOP Cxku fg ffieflu. tgogtekgogpvu. oguugu. eqpfqnficpegu. jqoocigu. uqwxgpktu Eqnnqswgu. eqphfitgpegu. ufiokpcktgu. vcdngu/tqpfgu. ont la tristesse de faire part du décès de Uqwvgpcpegu fg ofioqktg. vjflugu. JFT La cérémonie religieuse sera célébrée le vendredi 4 mars, à 14 h 30, en l’église Saint-Léon IX, à Nancy (Meurthe-etMoselle), suivie de l’inhumation dans l’intimité, au cimetière de Préville. survenu le 25 février 2016, à l’âge de quatre-vingt-treize ans, à Paris 12e. s fw nwpfk cw xgpftgfk lwuswÔ 38 j 52 *lqwtu hfitkfiu eqortku+ s ng fkocpejg fg ; jgwtgu 34 j 52 L’ « Le culte de l’avenir » Né le 26 février 1923 à Neuilly, il avait commencé par des études de mathématiques, avant d’entrer en 1936 dans l’atelier de Joël Lemaresquier aux Beaux-Arts de Toulouse. Il revient dix ans plus tard à Paris, où il effectue des stages, notamment dans les ateliers de Le Corbusier et de Jean Trouvelot. Associé avec Ionel Schein, de 1949 à 1955, il gagne avec lui, en 1953, le Premier Prix d’architecture pour le concours organisé par la revue La Maison française. Proche d’André Bloc, artiste, architecte et éditeur, il devient rédacteur en chef de la revue L’Architecture d’aujourd’hui. Il réalise de nombreuses maisons (notamment celle d’André Bloc à Antibes, en 1959), et participe au groupe Espace, qui défend une nouvelle synthèse des arts, dans une tendance proche de Theo van Doesburg et du néoplasticisme des années 1920. Visionnaire convaincu, dessinateur passionné, Claude Parent multiplie les recherches aux limites de l’art et de l’architecture. Parent et Virilio, urbaniste et architecte, devenus professeurs à l’Ecole spéciale d’architecture, vont alors contribuer à former dans leur atelier plusieurs grands noms de l’architecture contemporaine française. Ils fondent le groupe Architecture principe, défendant l’idée d’une nouvelle appropriation de l’espace commandée par la « fonction oblique » qui établit un nouveau rapport au sol fondé sur l’instabilité et le déséquilibre. L’oblique génère une nouvelle importance au sol : le plan incliné permet de déployer la surface utile. Jean Nouvel, qui fut son élève, l’explique à sa manière : « Des espaces enchaînés par des rampes qui obligent le corps à être dans une dynamique plus forte. Parent est utopique, il a le culte de l’avenir, du mouvement. » Plus poétiquement, le même Nouvel peut expliquer que Claude Parent, « récusant la ville verticale, a imaginé les “inclisites”, cités obliques où les habitants, comme les montagnards, vivent essentiellement sur les pentes, nouvelle organisation de l’espace basée sur la santé et le plaisir du corps en mouvement ». Parmi les projets représentatifs de ce concept de « fonction oblique » figurent l’église Sainte-Bernadette à Nevers (1963-1966), le complexe culturel de Charleville (1965), les centres commerciaux de Reims-Tinqueux (1969) et de Sens (1970). Ce dessinateur passionné et virtuose réalise ensuite des ensembles commerciaux et socioculturels (à Sens, Reims, Nevers), des immeubles de bureaux à Lyon, des collèges et lycées à Prague, tout en travaillant dans le domaine de l’architecture nucléaire (centrales de Cattenom et de Chooz). Il réalise, par ailleurs, le Théâtre Silvia-Monfort à Paris, l’hôtel de région à Marseille, et l’hôtel de ville de Lillebonne (Seine-Maritime). Claude Parent était l’auteur de nombreux ouvrages, tels que Cinq réflexions sur l’architecture (1972), Claude Parent, architecte (1975), Entrelacs de l’oblique (1981), Les Maisons de l’atome (1983), Cuits et archicuits (2003). En 1979, Claude Parent avait reçu le Grand Prix national d’architecture pour l’ensemble de son œuvre. Il était officier de la Légion d’honneur. p frédéric edelmann Alain GODARD, agrégé de l’Université, professeur émérite à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne. Xqwu rqwxg| pqwu vtcpuogvvtg xqu cppqpegu nc xgknng rqwt ng ngpfgockp < 26 FÉVRIER 1923 Naissance à Neuilly-sur-Seine (Hautsde-Seine) 1979 Grand Prix national de l’architecture 2005 Membre de l’Académie des beaux-arts 27 FÉVRIER 2016 Mort à Neuilly-sur-Seine ont le chagrin d’annoncer le décès, survenu à l’âge de quatre-vingt-six ans, le 25 février 2016, à Antony, de Vincent et Marie Christine Michon, Xavier et Anne Michon, Marie Françoise et Bernard Gausset, Jean et Martine Michon, Christophe et Agnès Michon, Anne et Christian Mathieu, Claire Michon, ses enfants, Nicole et Michel Desvignes, sa sœur, Hélène Michon, sa belle-sœur, Aude, Erwan, Anne-Tiphaine, Marc, Laure, Cédric, Alexis, Pieranne, Mélanie, Maxime, Jocelyn, Clémence, Coline, Adrien, Claire-Cécile, Pascal, Marine, Baptiste, Guillaume, Nicolas, Benjamin, ses petits-enfants ainsi que leurs conjoints, Ses vingt-quatre arrière-petits-enfants, rqtvgu/qwxgtvgu. hqtwou. rtqlgevkqpu/ffidcvu. cuugodnfigu ifipfitcngu Gzrqukvkqpu. xgtpkuucigu. ukipcvwtgu. ffifkecegu. eqoowpkecvkqpu fkxgtugu architecte et théoricien de l’architecture Claude Parent est mort à l’âge de 93 ans, au lendemain de son anniversaire, à Neuillysur-Seine (Hauts-de-Seine), a annoncé, dimanche 28 février, sa famille. Au cours d’une carrière en dents de scie, il avait notamment reçu le Grand Prix national d’architecture en 1979 et avait été élu, en 2005, membre de l’Académie des beaux-arts. Il était le frère de Michel Parent (1916-2009), grande figure internationale du patrimoine. Dans le monde de l’architecture, Claude Parent était devenu, ces dernières années, un symbole de la modernité. Sympathique et généreux, il était devenu un personnage fétiche pour la profession, qui s’amusait de sa passion pour les voitures de luxe. Plusieurs expositions, notamment à la Cité de l’architecture et du patrimoine et au Frac Centre (Orléans), ont contribué à faire émerger cette figure un peu oubliée dans les années 1970 et 1980, qui voient les maîtres d’œuvre se tourner vers des écoles plus anecdotiques. Non que Parent et sa théorie de la « fonction oblique » soient beaucoup plus justifiés. Mais, pris entre deux générations, celle d’un Le Corbusier et celle d’un Nouvel, il était perçu comme un inventeur démodé. Et, pour séduisantes que soient ses théories, elles passaient pour totalement utopiques et trop rigides. Nicolas Godard, son ils Et Sonia, Madeleine Godard Et Pierre, Yves, Michel et Philippe, ses enfants, Nicole Rivoirard, née Godard Et Philippe, Jacques et Claire, ses enfants, Etienne et Monique Godard, Hélène Godard, Monique et Gustave Leyendecker Et Anne, Claire et Vincent, leurs enfants, Ses frère, sœurs, beau-frère, belles-sœurs, neveux et nièces, Rqwt vqwvg kphqtocvkqp < 23 79 4: 4: 4: 23 79 4: 43 58 ectpgvBorwdnkekvg0ht AU CARNET DU «MONDE» Naissance Jeanne SAUVAGEOT et Benjamin ROTTIER partagent avec Joseph, la joie d’annoncer la naissance de Gaspard, le 21 janvier 2016, à Paris. Décès Fatima Ait-Khaled, son épouse, Liza, Cylia et Yasmine, ses enfants, Elyès, Rayyan et Kamil, ses petits-enfants, ont l’immense tristesse de faire part du décès de M. Ali AIT-KHALED, professeur de maladies infectieuses et tropicales, survenu le 25 février 2016, à Paris, à l’âge de quatre-vingt-sept ans. La famille remercie toutes les personnes qui s’associent à son deuil. Georgette, sa mère, Louise et Ferdinand, ses enfants, Dominique, Evelyne, Sophie, sa belle-ille, Alexandre, son gendre, Adèle et Joachim, ses petits-enfants, Sa famille Et ses amis, ont la tristesse de faire part du décès de M. François DUPEYRON, cinéaste et écrivain, survenu le jeudi 25 février 2016, à Paris, à l’âge de soixante-cinq ans. La cérémonie religieuse aura lieu le mercredi 2 mars, à 14 h 30, en l’église Notre-Dame-de-Grâce de Passy, Paris 16e. (Le Monde du 27 février.) Nous avons la profonde tristesse de faire part du décès de Mme Marie-Thérèse FRENKEL, née VINCENT, enlevée à notre tendre affection, le 29 février 2016, à l’âge de quatre-vingt-quinze ans. Elle rejoint son époux, Jean FRENKEL. La cérémonie religieuse aura lieu le samedi 5 mars, à 14 heures, au centre funéraire de Strasbourg-Robertsau, 15, rue de l’Ill, où l’on se réunira. Les fleurs pourront être remplacées par des dons en faveur de la paroisse. Cet avis tient lieu de faire-part et de remerciements. Résidence la Chartraine, 14, rue de l’Espérance, 92160 Antony. Emmanuel Chain, Roxane Torloting, sa ille, Jean et Lily Guignabodet, ses parents, Jean-Christophe Guignabodet, son frère et sa compagne, Marie Jacquelin, Béatrice Guignabodet, sa sœur, Olympia, Damien et Eva, ses neveux et nièces Et tous ses amis, ont la très grande douleur de faire part du décès de Valérie GUIGNABODET, survenu brutalement le 23 février 2016, à l’âge de cinquante ans. Ses obsèques ont eu lieu dans la plus stricte intimité familiale. Marie Guillet, née Horeau, son épouse, Sara et Olivier de Frouville, Sonia et Etienne Breton, ses illes et ses gendres, Dimitri, Gabriel, Héloïse, Anna et Raphaël, ses petits-enfants, ont l’immense tristesse d’annoncer la mort de Gérard GUILLET, survenue à La Sage (Valais suisse), le 24 février 2016, à l’âge de soixante-douze ans. La cérémonie religieuse aura lieu le jeudi 3 mars, à 10 h 30, en l’église Saint-Etienne-du-Mont, Paris 5e. Cet avis tient lieu de faire-part. [email protected] Mme Odile HENRY, décédée le 27 février 2016, institutrice, ancien Grand maître de la grande Loge mixte de France. Elle était l’épouse d’André Henry, ancien ministre. Mme Valérie Julien Grésin, Sa famille Et ses amis, font part du décès de Mme Maria JULIEN, née PÉTAVY, dans sa soixante-dix-septième année, le 28 février 2016. La célébration se déroulera le jeudi 3 mars, à 10 h 15, en l’église SainteBlandine, Lyon 2e, suivie de l’inhumation dans l’intimité familiale. Marie et Gregory Lavin, Nicolas et Louise Mettra, Jeanne et Dominique Videau, ses enfants, Mathias et Hélène, Stanislas et Lina, Amélie et Corsin, Thibault et Alisson, Pierre-Antoine, Jean-Nicolas (†), Noémie, Martin, ses petits-enfants, Emilie, Lucien, Sveva, Jules, Maxence, Majan, ses arrière-petits-enfants, ont la grande tristesse de faire part du décès de Françoise METTRA, née ROUSSEL, agrégée de lettres classiques, survenu le 23 février 2016, à l’âge de quatre-vingt-quinze ans. Elle repose au cimetière de l’Isle-surla-Sorgue, auprès de son époux, Jacques METTRA. [email protected] Mme Renée MICHON, née MILLERAND, Elle a rejoint son époux, Lucien et ses enfants, Luc et Agnès. La cérémonie religieuse a eu lieu, en l’église Saint-Eloi, Paris 12e, ce mardi 1 er mars, à 10 heures. Celle-ci sera suivie de l’inhumation au cimetière des Rousses (Jura), le mercredi 2 mars, à 10 h 30. Cet avis tient lieu de faire-part. Ni fleurs ni couronnes, dons au Secours Catholique, au CCFD ou la CIMADE. 28, square Jean-Jacques Rousseau, 35700 Rennes. Albert NAUDI nous a quittés le samedi 27 février 2016, dans sa quatre-vingt-quinzième année. Ses enfants, Sa famille Et tous ses proches, ont la grande tristesse de vous en faire part. L’inhumation aura lieu le jeudi 3 mars, à 11 h 30, au cimetière du Plessis-Robinson (Hauts-de-Seine). C’est avec une immense tristesse que le MRAP fait part du décès de Charles PALANT, cofondateur du MRAP et l’un de ses éminents dirigeants. Il s’est éteint le vendredi 26 février 2016, à l’âge de quatre-vingt-treize ans. Militant syndical et antiraciste dès son plus jeune âge, il préside à la in des années trente le comité des jeunes de la Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA). Dénoncé à la Gestapo, celle-ci l’arrête à son domicile le 17 août 1943 à Lyon. Découvrant à cette occasion leur judéité, la police allemande arrête également sa mère et sa sœur. Ils sont transférés à Drancy, puis déportés à Auschwitz, dans le soixantième convoi de mille juifs livrés à la « solution inale ». Seul survivant de sa famille raflée, le 11 avril 1945, il a vingt-trois ans et pèse quarante kilos à sa libération du camp de Buchenwald. Cofondateur en 1949 du MRAP - à l’époque « Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et pour la paix » - il en assura la direction en occupant successivement les fonctions de secrétaire général et de président. Sous l’impulsion de Charles Palant, le MRAP mobilisa l’opinion, dès 1951, pour tenter de soustraire les époux Rosenberg à la mort, puis pour exiger leur réhabilitation. Avec d’autres responsables et militants du Mouvement, il fut à l’origine en 1977, du changement de dénomination du MRAP, devenu « Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples ». Il plaçait ainsi résolument la lutte antiraciste que mène le MRAP au cœur de l’universalité. Inlassable militant, au service des générations nouvelles, il fut pendant de longues années - et jusqu’en 2015 représentant du MRAP au sein des instances de la Commission nationale consultative des droits de l’homme CNCDH. L’inhumation aura lieu au cimetière du Père-Lachaise, Paris 20e, le mercredi 2 mars, à 13 heures. M. Erik Desmazières, président, M. Arnaud d’Hauterives, secrétaire perpétuel Et tous les membres de l’Académie des beaux-arts, ont la tristesse de faire part du décès de leur confrère, Claude PARENT, membre de l’Institut (section d’architecture de l’Académie des beaux-arts) commandeur de la Légion d’honneur, commandeur de l’ordre national du Mérite, commandeur dans l’ordre des Palmes académiques, commandeur dans l’ordre des Arts et des Lettres, survenu le samedi 27 février 2016, à l’âge de quatre-vingt-treize ans. Les obsèques seront célébrées, dans la plus stricte intimité, le vendredi 4 mars. Cet avis tient lieu de faire-part. Académie des beaux-arts, 23, quai de Conti, 75270 Paris Cedex 06. Béatrice, son épouse, Nicolas, Olivier, Laurent, Perrine, Benjamin, ses enfants, Martine, Danièle, Elisenda, ses belles-illes, François, son gendre, Jacques-Antoine, Mathieu, Nathaniel, Michaël, Kim, Jessica, Elisabeth, Henri-Raphaël, Naomi, Clémentine, Aurélien, Annabelle, Sacha, Candice, Emma, ses petits-enfants, ses arrière-petits-enfants, Martine Lévy, sa sœur, ont l’immense chagrin de faire part du décès de Didier PHILIPPE, ancien agent de change, oficier ministériel, survenu le 28 février 2016. Il n’a été que bonté et droiture, le pilier de notre famille. Les obsèques ont lieu au cimetière du Montparnasse, Paris 14 e, ce mardi 1er mars, à 14 heures. 12, rue de l’Élysée, 75008 Paris. Anniversaire de décès Il y a cinq ans, le 1 er mars 2011, disparaissait Bernard MEUNIER. Il nous manque. Paule, Sophie, Yacine, Idir, Inès Et toute la famille, vous remercient d’avoir une pensée pour lui en ce jour anniversaire. Souvenir Alonzo LE BLANC, 1933 - Québec - 2010. Prions pour lui. # # $ !# $ # #$ $# &. + *2.+ #$ $ #$ $ $# $ # *'$ %&# & #$ # . *&%%* # $ !# ! #! *%& + &/& #$ %# # # " $ #$ ! #! # %&!- &(). % * ** %%#&%. * % # %* # * .* # # ** &.*-& + # % *&% 2#/ .$%% *%. (*$%- * # $ $ %%- &- # (( &.* # 3"&0+" # $# *%" &%%+ # .** % * +- % ++&# #$ $ $ %# $ $ ##+ /% &- #$ $ %# $ $ .# % *&&.*#$ % !# # #! %%- * # % &.1 #$ #!#$ * + (-&&*&. # &#+ $%3 * 3 #$ *%" &. # $ $ -* %  # # * +- % ! !$ % ** * (*+ %- +- % *% & / (*+ %- 0123 | 21 0123 MERCREDI 2 MARS 2016 FRANCE | CHRONIQUE par gé r ar d co urtois Macron est-il un Bisounours ? M ême pour d’excellentes et légitimes raisons, il est bien imprudent de s’éloigner un moment de l’actualité. La situation du président de la République et du gouvernement était mauvaise, à l’évidence. En l’espace d’une semaine, elle est devenue exécrable, confirmant l’adage chiraquien selon lequel « les emmerdes, ça vole toujours en escadrille ». L’inventaire est éloquent, comme si aucune initiative, aucune réforme, aucun projet ne trouvait plus grâce, désormais, aux yeux des corporations concernées. Comme si le pouvoir exécutif était devenu inaudible. Ainsi de la crise des éleveurs français, lancinante depuis des mois, scandée depuis des semaines par des opérations coup de poing et qui a trouvé une spectaculaire caisse de résonance au Salon de l’agriculture. L’Etat a eu beau débloquer en urgence plus de 800 millions d’euros d’aides, baisser les cotisations sociales, décréter une année blanche sur les charges des agriculteurs les plus en difficulté et plaider, à Bruxelles, pour une régulation européenne des marchés afin de soutenir les prix, rien n’y fait. Hué et vilipendé, François Hollande l’a constaté à ses dépens lors de l’inauguration du Salon, le 27 février. Et l’on voit mal, dans l’immédiat, ce qui pourrait calmer la colère paysanne. Ainsi, encore, du projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes qui pourrit depuis des années. Le chef de l’Etat pensait avoir trouvé une porte de sortie honorable en proposant de soumettre cet aménagement à un référendum local. Peine perdue. Le 27 février, ce sont des milliers de manifestants – 50 000 selon les organisateurs, 15 000 selon les autorités, en tout cas le double d’une précédente mobilisation le 9 janvier – qui sont venus dire leur opposition résolue au projet lui-même et à la consultation annoncée, perçue comme une manœuvre, non comme une réponse. Front du refus De même, sans attendre sa présentation en conseil des ministres, le projet de réforme du droit du travail a provoqué, en quelques jours, une redoutable levée de boucliers. Front syndical inédit depuis des années, opposition de la CFDT à plusieurs dispositionsclés du projet, pétition en ligne qui a engrangé plus de 700 000 signatures à ce jour, sans oublier la menace de l’UNEF de faire descendre les étudiants dans la rue pour protester contre ce qu’elle estime être une généralisation de la précarité : là encore, voilà le gouvernement confronté à un inquiétant front du refus. C’est sans compter avec la grogne des taxis qui continue à couver, ou celle des auto-écoles qui jugent inapplicable, dès avril, la réforme de l’épreuve de code de la route et réclament son report à l’automne. Sans compter, dans un tout autre registre, avec la réforme constitutionnelle et sa disposition sur la déchéance de nationalité, qui déchire la gauche et reviendra sur le devant de la scène, dans trois semaines au Sénat. HOLLANDE EST COMME UN FILDEFÉRISTE MENACÉ PAR DE VIOLENTES BOURRASQUES DE VENT IL FAUT BEAUCOUP DE STOÏCISME AU MINISTRE DE L’ÉCONOMIE POUR APPELER À « UN VRAI DÉBAT DÉMOCRATIQUE » Bref, l’impasse où est enfermé le pouvoir est impressionnante. Tout y contribue. Un président dont la popularité, autant que l’autorité, est de nouveau au plus bas ; il est comme un fildefériste menacé par de violentes bourrasques de vent et qui tente de retrouver son point d’équilibre par de constants mouvements de balancier. Un premier ministre – c’est sa marque de fabrique – qui n’hésite pas à cliver et à braquer pour mieux démontrer son volontarisme. Un gouvernement replâtré plus que remanié. Une majorité chaque jour plus crispée et divisée. Une gauche hérissée de contradictions, dont le réquisitoire cinglant de Martine Aubry, dans ces colonnes, contre les choix du gouvernement n’est pas la moindre démonstration. Enfin, une fin de mandat présidentiel où toute proposition nouvelle est parasitée par les arrière-pensées électorales que l’on prête à ses initiateurs, chef de l’Etat en tête. Dans ces conditions, il faut beaucoup de stoïcisme au ministre de l’économie pour appeler à « un vrai débat démocratique », mené « de manière calme et dépassionnée », comme il vient de le faire, dans les colonnes du Journal du dimanche, à propos de la réforme du code du travail. Faut-il, pour autant, ranger Emmanuel Macron dans la catégorie des Bisounours ? Certainement pas, car – outre plusieurs perches tendues aux syndicats dont on n’imagine pas qu’elles n’aient été validées par l’Elysée – il ajoute deux remarques. La première relève d’une profession de foi difficilement contestable : pour corriger une organisation du travail « injuste et inefficace », « notre société et notre économie ont un besoin furieux d’innover économiquement, socialement, politiquement ». La seconde renvoie à un travers national tout aussi évident : « La France a malheureusement l’habitude de projets lancés sur des enjeux réels, mais qui, mal emmanchés, finissent dans la crispation et l’omerta politique. » Les exemples abondent, effectivement, depuis une trentaine d’années. Prudemment, cependant, le ministre ne va pas au-delà de ce constat. Et pour cause. Cela pourrait le conduire à la même conclusion que le général de Gaulle, lorsqu’il plaidait, il y a un demi-siècle, en défense des institutions qu’il avait instaurées. « Faute de quoi, écrivait-il dans ses Mémoires d’espoir, la multiplicité des tendances qui nous est propre, en raison de notre individualisme, de notre diversité, des ferments de divisions que nous ont laissés nos malheurs, réduirait l’Etat à n’être qu’une scène pour les confrontations d’inconstantes idéologies, de rivalités fragmentaires, de simulacres d’action intérieure et extérieure, sans durée et sans portée. » Hormis la référence très datée à « nos malheurs », la description est d’une cruelle actualité. A un détail près : les institutions étant les mêmes, c’est donc l’art de gouverner qui est en cause. Et ceux qui l’exercent. p [email protected] Tirage du Monde daté mardi 1er mars : 237 875 exemplaires DROIT DU TRAVAIL : LES FAUTES DU GOUVERNEMENT P our la seconde fois en trois mois, le pouvoir exécutif expérimente une méthode de gouvernement inédite : on se tire d’abord une balle dans le pied gauche, ensuite dans le pied droit. La claudication est assurée, voire l’immobilisation. Le président de la République et le premier ministre avaient pourtant constaté, avec la réforme de la Constitution et sa disposition sur la déchéance de la nationalité, que cela pouvait faire de sérieux dégâts. Ils sont en train de récidiver avec le projet de loi sur le droit du travail. Dans un pays miné par le chômage de masse, chacun savait que cette réforme était indispensable pour moderniser et assouplir le marché du travail, en adapter les règles aux réalités spécifiques de chaque entreprise et, en contrepartie, accorder aux salariés de nouvelles protections. Mais personne n’ignorait que le sujet était hautement inflammable et qu’il faudrait beaucoup de doigté pour trouver le bon point d’équilibre entre flexibilité et sécurité. Le gouvernement avait d’ailleurs soigneusement préparé le terrain. Dès septembre 2015, le rapport de Jean-Denis Combrexelle avait doté le gouvernement d’une solide boîte à outils pour adapter les règles d’organisation du travail. De même, le comité présidé par Robert Badinter avait, à la demande du gouvernement, gravé dans le marbre les principes essentiels du droit du travail. Jusque-là, tout semblait sous contrôle et le président de la République pouvait, à bon droit, plaider qu’entre ceux qui ne veulent rien changer et ceux qui veulent tout démolir, il y a place pour une réforme intelligente et équilibrée. C’est ensuite que les choses se sont gâtées. Sur le fond, un certain nombre de dispositions ont été introduites, de façon précipitée, brouillonne et opaque, au moment des derniers arbitrages sur l’avantprojet de loi, à la mi-février. Qu’il s’agisse de la fixation du temps de travail, du plafonnement des indemnités prud’homales, de la définition des motifs de licenciement économique, ou encore du recours au référendum salarial, le gouvernement a fait pencher nettement la balance du côté de la flexibilité, au détriment de la sécurité. Au point de susciter l’opposition de la CFDT, son partenaire syndical pourtant indispensable. La méthode a été tout aussi cafouilleuse. En laissant entendre, le 18 février – et elle ne s’était évidemment pas engagée sans l’aval de l’Elysée et de Matignon –, que le gouvernement pourrait recourir à l’article 49-3 de la Constitution pour forcer la main à une majorité rétive, la ministre du travail, Myriam El Khomri, a braqué tout le monde. En deux semaines, le gouvernement a donc réussi à provoquer un périlleux front du refus, qui rassemble les syndicats, une grande partie de la gauche, ulcérée ou déboussolée, la société civile, qui pétitionne à grande échelle sur Internet contre le projet, et jusqu’aux étudiants de l’UNEF, qui menacent de descendre dans la rue. En décidant, le 29 février, de reporter de quinze jours la présentation du texte en conseil des ministres, le premier ministre tente de faire baisser la pression. Mais on sait d’expérience ce qu’il en est : ou bien le gouvernement ne cherche qu’à gagner du temps et il cristallisera un peu plus les oppositions de la gauche politique et syndicale ; ou bien il est prêt à remettre en discussion, sur des points importants, ce projet mal emmanché et c’est le patronat et la droite qui l’accuseront de pusillanimité. Beau gâchis ! p LA MATINALE DU MONDE LE MEILLEUR DE L’INFO 7 JOURS SUR 7 SWIPEZ, SÉLECTIONNEZ, LISEZ L’application La Matinale du Monde est téléchargeable gratuitement dans vos stores. A retrouver en intégralité pour 4,99 € par mois sans engagement avec le premier mois offert. Les abonnés du Monde ont accès à l’intégralité des contenus. N’OUBLIONS PA S C E U X Q U I FONT LE LAIT Le lait c’est la vie. La vie de nos territoires. Mais aujourd’hui ce sont des éleveurs laitiers en difficulté, des emplois menacés, une activité économique rurale qui disparaît. Soyons solidaires. Mobilisons-nous pour une France terre de lait. sur LESPRODUITSLAITIERS e t A U S A L O N D E L’ A G R I C U LT U R E A Genève, l’optimisme retrouvé de l’automobile européenne Guerre des innovations dans le paiement ▶ Après des C et été, La Banque postale lancera le paiement à distance par reconnaissance vocale. Au même moment, MasterCard développera, aux EtatsUnis, au Canada et dans certains pays européens, le paiement par selfie… Et Natixis a, pour sa part, récemment annoncé tester le paiement par ultrasons. A l’instar du paiement à distance, le paiement de proximité, aussi, a droit à son lot d’innovations. La plus connue étant le paiement sans contact, permis par une puce NFC (near field communication) logée dans la carte bancaire. Mais avec un million de transactions en 2015, en France, ce type de paiement tarde à s’étendre, et il pourrait être vite ringardisé par le paiement sans contact par… mobile, puisque presque tous les smartphones sont équipés de la fameuse technologie NFC. Si on ajoute aux initiatives des établissements financiers celles des géants d’Internet ou des opérateurs de télécommunications, les consommateurs se retrouvent submergés par les innovations, et chacune a des difficultés à s’imposer. « C’est un jeu où chaque acteur essaie de prendre des positions, et seuls les deux ou trois meilleurs vont subsister », souligne Anatole de La Brosse, directeur général adjoint du cabinet Sia Partners. p années de crise, le marché affiche des ventes en hausse de 9,3 % en 2015 ▶ En France, les immatriculations neuves ont bondi de 13 % en février ▶ Entre confiance et prudence, les constructeurs doivent opérer des choix technologiques majeurs → LIR E PAGE 3 Au Salon de l’automobile de Genève, lundi 29 février. DENIS BALIBOUSE/REUTERS → LIR E PAGE 6 Inquiétant reflux des prix dans la zone euro ▶ En février, l’inflation ▶ Ce repli tient à la chute ▶ Le tassement ▶ Face à ces éléments, s’est établie à – 0,2 %, après + 0,3 % en janvier. C’est la première fois depuis septembre 2015 que l’indice des prix recule dans l’union monétaire des cours du pétrole, mais ce n’est pas la seule raison. Et c’est bien ce qui préoccupe les économistes, qui soulignent le risque de déflation de l’inflation et des indicateurs économiques moroses laissent craindre un fléchissement de la reprise engagée sur le Vieux Continent la Banque centrale européenne va vraisemblablement devoir prendre de nouvelles mesures, lors de sa réunion du 10 mars PLEIN CADRE PERTES & PROFITS | TRANSDEV DANS L’INTÉRIM, PRÉCARITÉ RIME AVEC INSÉCURITÉ → LIR E PAGE 2 DETTE L’ARGENTINE TROUVE UN ACCORD AVEC LES FONDS VAUTOURS → LIR E PAGE 5 j CAC 40 | 4 363 PTS + 0,22 % J DOW JONES | 16 516 PTS – 0,74 % J EURO-DOLLAR | 1,0871 j PÉTROLE | 36,91 $ LE BARIL j TAUX FRANÇAIS À 10 ANS | 0,49 % VALEURS AU 1ER MARS - 9 H 30 RENDEZ-VOUS en page économie → LIR E PAGE 5 Tiens, voilà l’autocar qui arrive ! D epuis le temps qu’on l’attendait, ce bus, on n’y croyait plus vraiment. Pas celui du conseil général, qui pallie les absences du train sur de courts trajets provinciaux. Non, le car longue distance, qui permettra enfin de relier Brives à Lyon, Bayonne à Toulouse ou Laval à Paris pour une fraction du prix ferroviaire. Projet le plus visible de la loi Macron pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques votée en août 2015, volontiers présenté comme un gadget un peu inutile, voire néfaste, la libéralisation du transport interurbain de voyageurs est en train de s’ancrer dans le paysage français. Le démarrage peut sembler modeste. En six mois, près de 1,5 million de passagers ont été transportés, révèle le premier bilan réalisé par France Stratégie. Cela représente à peine 2 % du trafic voyageurs grandes lignes de la SNCF et moins de 10 % des voyageurs transportés par le site de covoiturage Blablacar sur la même période. Mais, selon l’organisme public, le rythme de développement est proche de celui constaté en Allemagne, du moins en termes de réseau. En France, 734 liaisons directes entre deux villes sont déjà assurées, contre un peu plus de 900 en Allemagne, deux ans après l’ouverture du marché, début 2013. Le maillage est donc serré, entre les opérateurs qui copient la carte SNCF en privilégiant les radiales qui convergent vers Paris et ceux qui optent pour les transversales plus délaissées (ayons une pensée émue pour les passagers de la ligne Lyon-Bordeaux). Serré, le Cahier du « Monde » No 22123 daté Mercredi 2 mars 2016 - Ne peut être vendu séparément 700 C’EST LE NOMBRE, AU MINIMUM, DE PROJETS DE PAIEMENT SANS CONTACT DÉVELOPPÉS DANS LE MONDE, SELON KPMG HORS-SÉRIE UNe vie, UNe ŒUvRe prix l’est aussi. Avec un tarif moyen recensé de 4,5 centimes du kilomètre, le trajet en bus s’avère plus de deux fois moins cher que le train, mais aussi meilleur marché que le covoiturage. Mouvement bénéfique Ainsi, progressivement, s’instaure en France un continuum dans l’offre de transport public qui élargit le choix, du moins cher et plus lent au plus onéreux mais bien plus rapide. Il vient ainsi combler un vide laissé vacant par la politique du tout-TGV qui a poussé à la hausse le prix des billets. Un mouvement bénéfique vers ce que certains appellent l’« individualisation du transport public ». Bénéfique aussi pour le tissu économique des quelque 7 000 sociétés de transport qui, pour la plupart, travaillent déjà pour ces nouveaux acteurs. Reste évidemment l’équation économique de cette nouvelle organisation. Aujourd’hui, sept acteurs se partagent le marché. Avec deux acteurs prédominants en termes de nombre de liaisons, Isilines, créé par le groupe Transdev (Caisse des dépôts), qui exploite aussi Eurolines, et l’Allemand Flixbus, leader outreRhin. Dans ce pays, le marché s’est rapidement concentré autour de deux entreprises. Il y aura des fusions, des batailles sur les lignes courtes distances (moins de 100 km) encore sous monopole des collectivités locales, mais le bus est enfin là, et pour longtemps. p philippe escande François Mitterrand Le pouvoir et la séduction ÉdItIOn 2016 Le centenaire de la naissance de l’ancien président FRANÇOIS MITTERRAND LE POUVOIR ET LA SÉDUCTION Un hors-série du « Monde » 124 pages - 8,50 € Chez votre marchand de journaux et sur Lemonde.fr/boutique 2 | plein cadre 0123 MERCREDI 2 MARS 2016 La sécurité, angle mort du travail intérimaire Un ouvrier devant les hauts-fourneaux de l’aciérie d’ArcelorMittal, à Dunkerque. ANDREW TESTA/PANOS-REA D eux mille quinze, année noire chez ArcelorMittal. Entre avril et septembre, trois salariés sont décédés chez l’aciériste, dont deux à Dunkerque, un site classé Seveso seuil haut. Ces derniers étaient des intérimaires, l’un ayant été recruté par un sous-traitant. Celui-ci, âgé de 21 ans, a été écrasé entre deux wagons au cours d’une opération de déchargement. Le deuxième, âgé de 40 ans, est tombé dans une rigole de fonte en fusion. Le même accident a touché un intérimaire en septembre 2015 à l’usine du groupe de Fos-sur-Mer (Bouches-duRhône). Cette situation dramatique a conduit la société d’intérim Randstad à retirer, le 30 octobre, vingt-huit de ses intérimaires de l’usine de Dunkerque, le temps que leurs postes soient « mis au niveau de sécurité attendu », a indiqué cette société d’intérim. Mais certains se sont réinscrits dans une autre société d’intérim pour pouvoir retravailler à l’usine… Les intérimaires forment, globalement, une population plus vulnérable, face aux risques professionnels, que l’ensemble des salariés. Selon les données de l’Assurance-maladie, l’indice de fréquence des accidents était en effet, en 2014, de 46,5 pour 1 000 salariés de l’intérim, contre 33,4 tous salariés confondus. Quant aux décès, l’intérim représente proportionnellement, en 2014, le double de l’ensemble des travailleurs, avec trente-deux morts (pour 774 000 intérimaires), contre 539 (sur 18,6 millions de salariés). S’ajoutent trente-deux autres décès d’intérimaires dans des accidents de trajet. Pour Pascal Jacquetin, directeur adjoint de la branche risques professionnels à l’Assurance-maladie, les intérimaires sont soumis au régime de la double peine avec « un nombre d’accidents ayant entraîné au moins un jour d’arrêt de travail qui évolue plus vite que le nombre d’intérimaires au travail ». En 2014, la hausse du nombre d’intérimaires était de 1,2 %, celle du nombre d’accidents les concernant de 3,1 %. Dès lors, faut-il craindre une augmentation des accidents et des décès au travail avec la hausse de 4 % de l’intérim en 2015, passée en janvier 2016 à 5,6 % ? « Il n’y a pas de risque que cela survienne », affirme François Roux, délégué général de Prism’emploi, le syndicat des professionnels de l’intérim et du recrutement. Le nombre de décès et d’accidents diminue depuis 2012, fait-il valoir. Heureuse- Les travailleurs intérimaires sont particulièrement vulnérables face aux accidents professionnels, selon l’Assurance-maladie, qui recense une augmentation des décès. Les syndicats dénoncent le manque de formation ment, car 2011 avait été catastrophique en tout point, avec cinquante décès au travail et 45 373 accidents du travail (35 975 en 2014) chez les intérimaires, selon l’Assurance-maladie. « Le taux de fréquence des accidents du travail est sur une tendance longue à la baisse grâce aux mesures de prévention », souligne encore M. Roux. A l’inverse, pour Alain Wagmann, secrétaire de l’Union syndicale de l’intérim CGT (USI), « il paraît logique que le regain de l’intérim en 2015 se traduise par plus d’accidents et de morts, car nous ne percevons pas d’éléments nouveaux en termes de prévention. On assiste à une externalisation des risques par les entreprises utilisatrices ». « LE SALE BOULOT » Chez ArcelorMittal Dunkerque, la CGT dénonce ce qu’elle considère comme une politique de management et de prévention à deux vitesses : « On confie des missions aux intérimaires alors que la validation de leurs compétences n’est pas correctement faite. » Jean-Paul Bussi, délégué national CGT chez Randstad, souligne que, dans l’usine, « les fondeurs bénéficient de hui semaines de formation, les intérimaires, sur les mêmes métiers, n’en ont que trente-cinq heures ». Ces derniers n’auraient pas non plus les mêmes équipements de protection individuels. « C’est faux, dément la direction d’ArcelorMittal France. Intérim ou pas, nous ne faisons aucune différence en termes de sécurité. » Depuis ces accidents, ajoute-t-elle, « des mesures de renforcement de la sécurité ont été prises ». Une expertise externe, limitée au secteur fonte, va être engagée, portant sur le management de la sécurité et la politique de prévention des risques professionnels, demandée par le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Cette mission devra aussi « poser un diagnostic sur le recours à l’intérim et sur les moyens mis en œuvre pour assurer la validation des compé- « LA DIRECTION DE MANPOWER NOUS A CACHÉ CE DÉCÈS, QU’ELLE N’A PAS DÉCLARÉ COMME ACCIDENT DU TRAVAIL » MARIE-ODILE BONNET secrétaire CGT du CHSCT chez Manpower Ile-de-France tences requises et l’expérience nécessaire pour assurer le poste de travail en sécurité ». Globalement, tout concourt à ce que les intérimaires se retrouvent en première ligne. « La constante de toutes les enquêtes sur les accidents du travail est que les précaires sont les plus exposés à des situations à risque, observe François Desriaux, rédacteur en chef de la revue Santé & Travail. On les fait venir pour le sale boulot que les autres ne veulent pas faire. Cela arrange tout le monde. » Appelés dans l’urgence, les intérimaires travaillent souvent sous pression. « Ils doivent être opérationnels rapidement, mais ne connaissent pas l’entreprise. Ils ne savent pas à qui demander de l’aide et, bien souvent, les salariés permanents n’en ont rien à faire des intérimaires », témoigne Marie Pascual, médecin du travail, qui a beaucoup travaillé sur cette question. La formation est également un point faible. « Le défaut de formation sécurité est ce que l’on retrouve principalement dans les enquêtes sur les décès et les accidents du travail chez les intérimaires, relève Gérald Le Corre, inspecteur du travail et militant CGT. Le code du travail contient beaucoup de textes dans ce domaine, mais ces articles ne donnent pas toujours lieu à des circulaires d’application. » Quant à la formation sécurité renforcée pour occuper des postes qualifiés à risque, « elle ne dispose pas de référentiels comme pour les travailleurs de l’amiante ». FORMATION OU INFORMATION ? Pour M. Le Corre, il y a aussi confusion, dans les entreprises, entre formation et information. « En général est organisée une session d’accueil sécurité, puis l’intérimaire est mis en doublon avec un salarié permanent, voire avec un intérimaire un peu plus compétent. Et, comme il y a des impératifs de production, les dysfonctionnements ne sont pas analysés. » La précarité du statut pousse l’intérimaire à exécuter toutes les tâches demandées par l’entreprise utilisatrice, même celles qui lui paraissent dangereuses, dans l’espoir d’être reconduit. « S’il rencontre un problème, il ira voir son chef une fois, deux fois, et s’il ne s’en sort pas, il ne sera pas repris, observe M. Le Corre. Alors, à un moment, il prend des risques. » Comme cet ouvrier en mission dans une petite société du bâtiment en région parisienne, mort en août 2014 à la suite d’une chute de 12 mètres. « Il devait poser des éléments sur un toit, raconte Marie-Odile Bonnet, secrétaire CGT du CHSCT chez Manpower Ile-de-France. Il est monté à l’échelle, il avait un harnais, mais pas de possibilité de l’accrocher. Son chef de chantier a dit qu’il avait vu qu’il avait peur. Mais il l’a laissé monter ! » Dans certains cas, les intérimaires sont utilisés comme des bouche-trous, mis tout d’abord sur un poste précis, puis sur un autre pour lequel ils ne sont ni missionnés ni formés. « Il n’est pas interdit de changer un intérimaire de poste au cours d’une mission, indique M. Roux. C’est la vraie vie. Ce qui est critiquable, en revanche, c’est lorsque, sans prévenir l’agence d’intérim, l’intérimaire va d’un poste ordinaire à un poste à risque. » Ou à un poste nécessitant d’autres compétences, qu’il n’a pas forcément. Un changement qu’a vécu Fabien Adonis, mort au travail le 19 décembre 2012, à l’âge de 25 ans. Il travaillait comme intérimaire dans une entreprise de logistique à Val Bréon (Seine-et-Marne). Sa mère, Annick Goupil, raconte qu’« on lui faisait faire tous les postes ». Il avait obtenu le certificat d’aptitude à la conduite en sécurité niveau 1. Or, sur le poste de cariste qu’il a occupé en dernier lieu, « le niveau 3 était nécessaire », selon Mme Bonnet. L’accident serait survenu alors qu’il chargeait, seul, d’énormes bidons sur la remorque d’un camion à quai. Une barre métallique serait tombée au sol et aurait percuté le véhicule. Le choc aurait projeté Fabien sur les manettes de l’engin, qui se seraient enfoncées dans son thorax. « Il est mort d’un arrêt cardiaque, dit Mme Bonnet. Fabien n’aurait jamais dû être seul pour faire ce travail. » Son frère avait lui aussi travaillé en intérim pour le même logisticien. « On lui demandait des choses qu’il n’avait pas à faire, il a été viré, raconte Mme Goupil. Fabien, lui, a continué. Comme il avait des crédits à payer, il ne disait jamais non. » Et puis il y a des morts sans nom, sans visage. Le 30 juillet 2015, sur un chantier de la société SADE (filiale de Veolia), situé à Clichy (Hauts-de-Seine), un intérimaire de Manpower est mort, semble-t-il, des suites d’un malaise. C’était un sans-papiers, qui travaillait sous alias. « La direction de Manpower nous a caché ce décès, qu’elle n’a pas déclaré comme accident du travail », dénonce Mme Bonnet. Le CHSCT ne l’a appris qu’en octobre. De son côté, La SADE affirme avoir informé immédiatement son propre CHSCT et Manpower. La CGT a recherché sa famille afin qu’elle puisse percevoir les droits auxquels elle pouvait prétendre. Il s’appelait Mamadou Traoré. Sollicitée, la direction de Manpower ne nous a pas répondu. p francine aizicovici économie & entreprise | 3 0123 MERCREDI 2 MARS 2016 Requinquée, l’automobile veut oublier la crise Avec son lot de nouveautés, le Salon de Genève devrait confirmer le retour en forme du marché européen genève - envoyé spécial C onfiance et prudence. En ce début d’année 2016, les constructeurs automobiles oscillent entre ces deux sentiments alors que se sont ouvertes à la presse, mardi 1er mars, les portes du Salon automobile de Genève. Avec plus d’une centaine de nouveautés et de premières mondiales, le Salon promet des frissons aux amateurs de grosses cylindrées. Entre la nouvelle Alpine, relancée par Renault, la Chiron, le dernier bolide de Bugatti, ou la GT Concept d’Opel, Genève déroule le tapis rouge aux belles mécaniques, mais pas seulement. Les SUV, ces 4 × 4 urbains qui détiennent désormais plus de 20 % du marché, sont également à l’honneur. Audi et Volkswagen dévoilent leur premier « petit » SUV, Seat et Skoda leur SUV compact, tandis que PSA montre sa 2008 restylée, et Maserati présente son Levante, son premier 4 × 4 urbain. L’explosion de l’offre de modèles SUV coïncide avec le rétablissement du secteur automobile européen. Après la crise qui l’a secouée entre 2008 et 2013, l’industrie se relève progressivement. En 2015, le marché automobile a affiché une croissance étincelante de 9,3 %, à 13,7 millions d’unités, soit « la plus forte croissance de ces vingt-cinq dernières années », selon le cabinet PwC Autofacts. Ce sont 2 millions d’unités de plus qu’en 2013 qui ont été vendues, quand le marché a touché son point le plus bas. Encore loin toutefois du record de 2007, quand les constructeurs automobiles écoulaient 16 millions de véhicules. Le renouvellement des flottes de véhicules d’entreprise, lié au Le secteur affiche une croissance étincelante de 9,3 % en 2015, avec 13,7 millions d’unités écoulées redémarrage économique dans les pays du nord de l’Europe, ainsi que la reprise du marché des particuliers et entreprises dans les pays qui avaient le plus souffert de la crise (Espagne, Italie, Portugal, etc.) expliquent en grande partie cette vigoureuse reprise. Le pétrole et le crédit bon marché sont d’autres raisons avancées par les analystes. Pour l’année 2016, la croissance s’annonce bien plus limitée, malgré un mois de janvier très prometteur avec des immatriculations en progression de 6,2 % par rapport à janvier 2015. L’Association des constructeurs européens d’automobiles anticipe une hausse de 2 % du marché en 2016 du fait de la faiblesse persistante de la reprise économique. « Vague de délocalisation » D’autres consultants sont moins prudents. Après une année 2015 record, PwC Autofacts anticipe une croissance des ventes de 3,7 %, à 14,7 millions de véhicules immatriculés. L’agence Moody’s s’attend, elle, à une progression de 4,7 % cette année, avant un ralentissement à 3,1 % en 2017. « Alors que le marché américain est au à son plus haut niveau, le marché européen est encore un peu fragile, mais il a quelques années de croissance devant lui, considère Laurent Petizon, du cabinet AlixPartners. Une chose est certaine : après des années difficiles, l’industrie automobile euro- En France, un très bon mois de février Les immatriculations ont fait un bond de 13 % en février sur le marché français, a annoncé le Comité des constructeurs français d’automobiles mardi 1er mars. 166 741 voitures particulières neuves ont été écoulées sur le mois. Sur les deux premiers mois de l’année, le marché global progresse en moyenne de 9,3 %. En février, Renault croît de près de 15 % grâce à la très bonne performance de Dacia (30 %). PSA tutoie les 10 % de croissance tandis que les marques étrangères font plus que belle figure : Volvo affiche 27 % de progression, BMW et Hyundai plus de 20 %. La marque Volkswagen affiche un recul de 0,4 % de ses ventes, sans doute lié en partie au scandale du diesel. L’usine Renault de Douai (Nord), spécialisée dans les Scenic, fabriquera la nouvelle version du monospace. PHILIPPE HUGUEN/AFP péenne va vraiment mieux. » Les constructeurs tirent les bénéfices financiers de trois années de lourdes restructurations avec des milliers d’emplois sacrifiés et une demi-douzaine de sites fermés. Chez les constructeurs généralistes, Ford, Fiat, Renault ou PSA ont tous affiché des bénéfices opérationnels substantiels dans la région l’an dernier. Seul General Motors perd encore de l’argent, mais il a réduit ses pertes à 720 millions d’euros l’an dernier, contre 1,3 milliard d’euros en 2014. Et, en 2016, le groupe américain, qui détient les marques Opel-Vauxhall, espère enfin atteindre l’équilibre. Ce retour à meilleure fortune se traduit par des premières augmentations de salaires, de 1,25 % à 1,4 % chez PSA et Renault, mais par très peu de recrutements. « Aujourd’hui, chacun veut limiter au maximum ses coûts afin de résister à une éventuelle nouvelle crise, estime un analyste du secteur. C’est pour cela que l’on devrait assister à une nouvelle vague de délocalisation vers les pays à bas coût en Europe et autour de l’Europe. » Si, pendant la crise, l’Espagne a retrouvé de la compétitivité et attirer des productions – chose qu’avait déjà faite la Roumanie –, c’est désormais le Maroc ou la Turquie qui séduisent. « Si les constructeurs affichent des résultats prometteurs, l’Europe reste seulement convalescente, juge Bertrand Rakoto, du cabinet D3 Intelligence. Les groupes automobiles ne sont pas encore sortis d’affaire, car il existe des surcapacités de production, et la concurrence est encore très rude. » « Les groupes automobiles ne sont pas très sereins, confirme Laurent Petizon. Jamais ils n’ont eu autant de choix technologiques à faire. Il y a la question de la voiture connectée et autonome, l’arrivée de nouveaux concurrents de la Silicon Valley, mais aussi la question des réseaux et de la distribution, qui est percutée par Internet. Enfin, le scandale Volkswagen a mis à mal la position du diesel en Europe… » Dans le sillage de la révélation du trucage de certains moteurs diesel du Volkswagen, de nombreux constructeurs (Renault, Ford, Mercedes, etc.) ont été montrés du doigt pour avoir optimisé leurs véhicules afin qu’ils passent les normes européennes. « Tout le monde s’est rendu compte que le thermomètre était cassé, reprend M. Petizon. Aujourd’hui, tous les constructeurs se demandent quelle sera la sévérité de la prochaine norme pour le diesel et dans quelle mesure cela condamne ou pas cette motorisation en la renchérissant, et donc en la rendant moins compétitive vis-àvis des autres motorisations. » Les constructeurs doivent désormais décider dans quels moyens de propulsion investir : l’électrique, l’hybride, l’essence, les prochaines générations de diesel ou encore l’hydrogène. Pour Laurent Petizon, « les choix faits actuellement sont importants, car ils vont déterminer qui seront les leaders du marché en 2025 ». p LE CONTEXTE Les constructeurs dévoileront de nouveaux modèles à Genève. RENAULT Renault présente la quatrième génération de son monospace Scénic, l’un de ses véhicules iconiques. PSA PSA montre des véhicules restylés. Sa DS3 (DS) se pare d’une nouvelle face avant, la 2008 (Peugeot) prend du muscle, tandis que Citroën met en avant sa E-Mehari, un véhicule électrique de plage. AUDI Le constructeur allemand dévoile son premier SUV ultra-compact, le Q2. philippe jacqué Nuits blanches à venir pour les salariés du matelassier Cauval Le fabricant français, connu pour ses marques Dunlopillo ou Tréca, a été placé en redressement judiciaire. 1 800 employés sont concernés G illes Silberman assure ne pas avoir « trouvé d’autre solution ». Le vice-président et actionnaire du groupe Cauval Industries, fabricant de matelas, s’est présenté au tribunal de commerce de Meaux (Seine-etMarne) lundi 29 février pour demander son placement en redressement judiciaire. Les juges lui ont accordé une période d’observation de six mois. Mais ils ont directement prononcé la liquidation judiciaire de sa filiale Cipal qui emploie 170 salariés à Bar-surAube (Aube). « Nous pensions que les négociations avec l’un des deux investisseurs aboutiraient. Mais non : nous voilà au tribunal de commerce », déplore le délégué syndical CGT, Moustapha Mamouri. Le fabricant de matelas, connu pour ses sept usines en France et ses marques Dunlopillo, Tréca et Simmons, dit être confronté à de gros problèmes de trésorerie. Les organismes sociaux lui réclament pas moins de 55 millions d’euros d’impayés. Malgré un moratoire, la situation financière avait contraint les actionnaires d’envisager l’entrée d’un concurrent au capital. Les usines tournent au ralenti En octobre 2015, le groupe avait ainsi dévoilé la signature d’un accord avec le portugais Aquinos, fournisseur de canapés et de sommiers pour l’enseigne suédoise d’ameublement Ikea. « Il était convenu, expliquait fin février M. Silberman, qu’Aquinos apporte 12,5 millions d’euros en février, puis 12,5 millions d’euros en juin ». Mais le fondateur de cette entreprise, Carlos Aquino, aurait « soudain décidé unilatéralement de remettre en cause cet accord et indiqué vouloir renégocier celui-ci », assure le dirigeant français. « Ça, c’est la version de M. Silberman », souligne M. Mamouri. Le 24 février, le dirigeant de Cauval Industries annonce avoir « introduit une requête en conciliation-homologation » pour résou- dre leur différend. Contacté par Le Monde, l’industriel portugais n’a pas répondu. Dans la foulée, M. Silberman dit s’être lancé à la recherche de nouveaux partenaires financiers. « Un fond d’investissement anglais et un industriel allemand dont il n’a pas dévoilé l’identité », rapporte M. Mamouri. M. Silberman se dit aujourd’hui dans une situation dramatique. Ce n’est pas la première fois. L’ancien avocat reconverti dans le monde des affaires en 1990 lors du rachat de la fabrique de meubles Dumeste, devenue actionnaire du groupe coté Cauval la même année, s’était déjà illustré en 2009. A l’époque, ce fut lors d’un conflit avec la direction de Conforama, son principal client français. L’enseigne d’ameublement était alors en cours de cession au groupe sud-africain Steinhoff par le groupe PPR (devenu Kering) pour un montant de 1,6 milliard d’euros, à la barbe des actionnaires du groupe But. « Nous sommes bien conscients qu’il va y avoir de nouveaux licenciements » MOUSTAPHA MAMOURI délégué CGT M. Silberman s’était rendu au ministère des finances pour alerter l’Etat des risques de cette opération sur l’activité de ses usines tricolores. Et il avait appelé les Français au boycott de Conforama. Au printemps 2015, l’entreprise avait aussi fait appel à un médiateur à Bercy pour résoudre un contentieux commercial avec But, son deuxième client. Il parlait déjà du risque de dépôt de bilan. But lui avait finalement accordé une avance de trésorerie. Aujourd’hui Cauval (380 millions d’euros de chiffre d’affaires) dit ne plus être en mesure de payer ses fournisseurs de matières premières. Et, faute d’approvisionnement, ses sept usines tournent au ralenti. Pourtant le marché français de la literie est en pleine santé. En 2015, les ventes de sommiers et de matelas ont progressé de 4,1 % pour atteindre 1,4 milliard d’euros. Cette performance surpasse celle du marché du meuble dans son ensemble, en croissance de 2,4 %. « Les Français ont redécouvert le confort d’une bonne literie », note Christophe Gazel, directeur de l’Institut de prospectives et d’études de l’ameublement (IPEA). Et leurs choix se portent sur des marques haut de gamme que Cauval fabrique en France. Sur le segment d’entrée de gamme, la vente en ligne approvisionnée par l’usine de Bar-sur-Aube connaît aussi un gros succès. « Sans les dettes sociales de Cauval, l’entreprise marcherait du tonnerre ! », convient M. Mamouri. La mise en redressement judiciaire du groupe Cauval plonge une nouvelle fois les 1 800 salariés français del’entreprise dans un profond désarroi. C’est notamment le cas à Bar-sur-Aube. La commune est située dans un département où le taux de chômage atteint 13 %, selon l’Insee. Elle a déjà payé un lourd tribut aux vicissitudes de Cauval Industries. En 2009, le plan de sauvegarde de l’emploi portait sur 420 postes. « A Bar-sur-Aube, les filiales OCM et Atmosphère Interiors avaient procédé à 210 licenciements », rappelle M. Mamouri. Depuis, 420 salariés se sont pliés à la réorientation complète de l’activité de ce site spécialisé dans la fabrication de canapés vers la production de sommiers et de matelas vendus sur Internet. « Nous sommes bien conscients qu’il va y avoir de nouveau des licenciements », s’alarme le délégué syndical CGT. Le groupe dispose maintenant de six mois pour attirer des candidats à la reprise de la totalité de l’entreprise ou entreprise par entreprise. p juliette garnier 4 | économie & entreprise 0123 MERCREDI 2 MARS 2016 Nicolas Floc, éleveur de vaches laitières, malgré tout Malgré la chute du prix du lait, le trentenaire breton succède à son père dans l’exploitation familiale Manche Côtesd’Armor Finistère Guipel IlleBRETAGNE et-Vilaine Morbihan Rennes Océan Atlantique 50 km REPORTAGE guipel (ille-et-vilaine) envoyé spécial R ugueux mais respectueux. » C’est par ces mots que le premier ministre a commenté l’accueil que lui ont réservé certains éleveurs lors de sa venue au Salon de l’agriculture, lundi 29 février. Depuis son inauguration samedi, la « plus grande ferme de France » est le théâtre de happenings permettant de relayer la détresse et la colère d’une partie des agriculteurs. C’est ainsi que des éleveurs de bovins ont pris pour cible, dimanche, le stand Charal, marque du groupe Bigard et numéro un de l’abattage en France, pour dénoncer sa politique de prix. La veille, François Hollande avait été hué, moqué et insulté par des éleveurs très remontés. Le stand du ministère a, quant à lui, été saccagé. Des mouvements d’humeur qui s’inscrivent dans la lignée de plusieurs mois de manifestations et d’actions coups de poing de la part des agriculteurs dans toute la France. En Bretagne, la famille Floc est très loin de cette agitation. Elle n’est jamais allée au Salon. En ce mercredi matin pluvieux et froid de février qui précède l’ouverture, Jean-Paul Floc, 61 ans, préfère être aux petits soins d’Idéale, une génisse qui peut mettre bas à tout moment. Assis sur son tracteur vieux de trente ans, il s’occupe également de la cinquantaine de bovins que possède l’exploitation familiale située à Guipel, en Ille-etVilaine, à 30 kilomètres de Rennes. & CIVIL ISATI ONS La fierté du père Idéale donnera naissance, tard dans la soirée, à un veau, Mascotte. Mais ce n’est pas Jean-Paul qui s’est occupé de la mise bas, c’est son fils Nicolas. Car l’exploitation laitière ne lui appartient plus. Jean-Paul est à la retraite depuis le 31 décembre 2014. Après avoir repris la ferme des parents de sa femme, Monique, en 1976, il a passé le relais en janvier 2015 à Nicolas, 32 ans, son second fils. La transmission familiale se fait progressivement. Le père donne encore régulièrement un coup de main à son fils. Mais dans quelques mois, Jean-Paul et son épouse Monique, vont quitter l’exploitation pour s’installer, à quelques kilomètres de là, « de Jean-Paul Floc et son fils Nicolas dans l’exploitation familiale de Guipel, en Ille-et-Vilaine, le 24 février. JAVIER BELMONT POUR « LE MONDE » Le jeune éleveur est la quatrième génération de la famille qui travaille dans cette ferme de 49 bovins l’autre côté du canal ». Et passer un peu de bon temps, le couple n’ayant pu prendre que trois jours de vacances en quarante ans, « pour le mariage de [leur] fils ». Nicolas, sa femme, assistante vétérinaire, et ses trois « gars », âgés de 2 ans à 8 ans, vont venir habiter dans la ferme. Le jeune agriculteur sera alors seul à gérer l’exploitation. Pas question cependant de tout bouleverser. Comme ses parents, Nicolas continuera de ne produire que du lait et ne compte pas, en dépit des difficultés rencontrées par la filière, se lancer dans le bio ou le circuit court, en vogue ces dernières années. Nicolas Floc est la quatrième génération de la famille à travailler dans cette exploitation de 60 hectares, qui compte 49 vaches laitières, des pies rouges des plaines. N° 15 MARS 2016 S & C IV IL IS A T IO N L’ AMOURˆ AU MOYEN AGE SEXE, MARIAGE ET RELIGION PÉRICLÈS ATE LE DÉMOCR IMPÉRIALISTE ^ E DE L’IL ^ UES PAQ Prendre la succession de ses parents était une évidence pour lui depuis son enfance. Malgré les semaines sans jour de repos, les réveils à 6 heures, les prix bas, les crises sanitaires, et un avenir teinté d’incertitude. Ils sont 460 nouveaux exploitants à s’être installés, comme lui, en 2014-2015 en Bretagne. Mais les transmissions dans le cadre familial se raréfient. D’après la chambre d’agriculture de Rennes, 30 % des installations se font désormais hors cadre familial. Un chiffre en constante progression ces dernières années en France. « C’est un avantage de pouvoir démarrer avec une exploitation qui est déjà sur pied, on ne part pas dans le vide, explique ce longiligne trentenaire dans la caravane qui lui sert pour l’instant de bureau. Je suis né dedans, c’est ce que j’ai toujours voulu faire, c’est vraiment une passion. Et, en ayant vu mes parents, je connais très bien les contraintes du métier. » De son côté, Jean-Paul est satisfait de voir son fils prendre le relais : « Ça montre qu’on n’a pas travaillé pour rien avec ma femme. » L’exploitation ne pouvant faire vivre plus de deux personnes, Nicolas Floc a dû attendre que ses parents partent à la retraite avant de reprendre le flambeau. Après un BTS en analyse, conduite et stratégie de l’entreprise agricole, il a travaillé durant dix ans dans les travaux publics. Un choix rare dans ce milieu, que Nicolas revendique : « Etre salarié m’a permis de voir ce qu’était une vie hors de l’agriculture, d’avoir une ouverture d’esprit sur le monde, mais aussi sur le métier d’agriculteur. » Douze jours de vacances Cette période l’a conforté dans son choix de devenir agriculteur : « Avant, j’avais des horaires très contraignants. Aujourd’hui, c’est agréable, je peux rentrer à la maison le midi, m’occuper des enfants. Et je suis mon propre patron. » Des avantages que le trentenaire nuance : il n’a pris que douze jours de vacances depuis la reprise de l’exploitation – dix l’été dernier et deux à Noël –, et Nicolas Floc rêve de pouvoir avoir un week-end sur deux de repos. « Aujourd’hui, ce n’est pas réalisable », déplore-t-il. Et la liberté revendiquée par le jeune patron n’est pas totale. « Le souci dans ce métier, c’est qu’on ne décide pas de nos prix de vente. On donne nos produits et, ensuite, on nous dit le prix. Nous sommes le seul métier où on a le droit de vendre à perte. » L’éleveur breton souffre de la chute du prix du lait qui lui est imposé. Il vend ainsi la tonne à 280 euros, alors que « 340 euros, ça serait l’idéal pour pouvoir vivre ». En 2015, Nicolas Floc n’a pu se verser qu’« à peine 300 euros par mois ». « Heureusement, il me reste un capital après mes dix ans dans les travaux publics. Mais cette année je ne pourrai plus compter sur ça, s’inquiète-t-il. J’ai trois gosses, une maison à rembourser, je n’ai plus le choix. » Outre le prix du lait, l’activité de M. Floc pâtit, selon lui, de lourdeurs administratives, de normes trop contraignantes, d’une main-d’œuvre moins chère ailleurs en Europe… « On est davantage des gestionnaires que des « C’est un avantage de pouvoir démarrer avec une exploitation qui est déjà sur pied » NICOLAS FLOC producteurs », peste-t-il. A son installation, Nicolas Floc a choisi d’augmenter son cheptel, mais très progressivement. A cause du cours actuel du lait, il souhaite ne prendre aucun risque. Pourtant, certains de ses partenaires (fournisseurs de matières premières et laiteries) lui ont bien fait comprendre que l’agrandissement serait inéluctable. Quitte à s’endetter sur plusieurs années. « Je veux rester avec une petite structure, avec mes 49 vaches laitières, et être rentable. En France, certains éleveurs font tout pour avoir la plus grosse ferme, c’est une course à la grandeur, c’est de la folie, analyse-t-il. Travailler de 5 heures à 23 heures, ce n’est pas une vie. Si j’avais acheté plus de vaches, comme on me l’avait conseillé, j’aurais été dans une situation financière très compliquée. » Pour Jean-Paul Floc, « on ne veut plus des exploitations familiales ». Malgré tout, Nicolas Floc verrait bien l’un de ses enfants reprendre l’affaire et ainsi voir une cinquième génération dans l’exploitation familiale. Mais il prévient : « Avant, ils iront travailler ailleurs, comme papa, et ils attendront que je parte à la retraite. » p éleveur jérémie lamothe Un voyage à travers le temps et les grandes civilisations à l’origine de notre monde Dans chaque numéro, vous retrouverez ■ les signatures d’historiens et d’un comité scientifique renommés ■ six dossiers riches en infographie et en iconographie ■ un regard sur toutes les civilisations qui ont marqué notre humanité COMMENT NAÎT ET MEURT UNE CIVILISATION MITHRAE LE DIEU PERS RIVAL DU CHRIST LA GUERRE ÉE CHAQUE MOIS CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX économie & entreprise | 5 0123 MERCREDI 2 MARS 2016 Nouveau recul inquiétant des prix en zone euro Le président de la Banque centrale européenne, Mario Draghi, au Parlement européen, à Strasbourg, le 1er février. L’inflation s’est repliée de 0,2 % en février. Un accès de faiblesse qui devrait conduire la BCE à agir V oilà un chiffre dont Mario Draghi, le président de la Banque centrale européenne (BCE), se serait bien passé. En février, l’inflation est tombée à – 0,2 % sur un an dans la zone euro, après + 0,3 % en janvier, selon les chiffres publiés lundi 29 février par Eurostat, l’institut européen des statistiques. C’est la première fois depuis septembre 2015 que l’indice des prix recule dans l’union monétaire. « Ce n’est pas une surprise, mais c’est inquiétant », commente Howard Archer, chez IHS Global Insight. « Ces chiffres sont bien plus mauvais que prévu », ajoute Maxime Sbaihi, chez Bloomberg. Les premières informations détaillées indiquent que la plupart des grands pays de la zone euro sont concernés. L’indice des prix a ainsi reculé de 0,9 % en Espagne (après + 0,4 % en janvier), de 0,2 % en Italie, de 0,2 % en Allemagne et de 0,1 % en France. En cause ? Pour l’essentiel, le plongeon des cours du pétrole : en février, les prix de l’énergie ont reculé de 8 % sur un an, après – 5,4 % en janvier. Mais ce n’est pas tout. « D’autres composantes de l’inflation donnent des signes de faiblesse : c’est nouveau et c’est bien plus problématique », s’inquiète Patrice Gautry, chef économiste de l’UBP. De fait, l’inflation dite « sous-jacente », qui exclut les prix les plus volatils, comme ceux de l’énergie ou de l’alimentaire, est tombée à 0,7 % en février contre 1 % en janvier, au plus bas depuis dix mois. Si bien que les économistes s’interrogent : et si la baisse des cours Croissance : rebond surprise en Suède La Suède a enregistré une croissance plus forte que prévu au quatrième trimestre 2015, de 4,5 % sur un an, selon les chiffres officiels publiés lundi 29 février. L’économie suédoise a profité de taux d’intérêt bas mais aussi d’une hausse des dépenses publiques liée à l’afflux de migrants. A première vue, cette forte croissance est une bonne nouvelle. Mais paradoxalement, c’est aussi un casse-tête pour la banque centrale de Suède car elle s’accompagne d’un taux d’inflation faible, loin de son objectif annuel de 2 %. Pour tenter de raviver les prix, elle a réduit son taux directeur à – 0,5 % le 11 février, après trois baisses en 2015. Une mesure qui risque de créer une bulle sur le marché immobilier, redoutent les économistes. VINCENT KESSLER/REUTERS du pétrole commençait à influencer les comportements des entreprises des autres secteurs ? Et si celles-ci, en conséquence, gelaient à leur tour leurs prix de vente et les salaires ? « C’est ce que l’on appelle les effets de second tour, et c’est précisément ce que redoute Mario Draghi », commente M. Ducrozet. Matière à inquiétude Et pour cause : si à court terme le tassement de l’inflation est positif pour le pouvoir d’achat, les effets de second tour peuvent s’avérer nocifs lorsqu’ils s’installent. Ils sont en effet synonymes d’une stagnation longue de l’économie, comparable à celle avec laquelle le Japon se débat depuis quinze ans. Voire d’une entrée en déflation, ce scénario noir où, cette fois, l’ensemble des prix et des salaires baisse de façon durable, entraînant l’économie dans une dépression semblable à celle des années 1930… Pour l’instant, jugent les économistes, rien ne permet d’établir que ces effets de second tour sont à l’œuvre dans l’union monétaire. Mais il y a matière à inquiétude. La BCE pourrait augmenter le volume de ses rachats de dettes publiques ou baisser encore son taux de dépôt D’autant que les indicateurs macroéconomiques sont plutôt mitigés. Le dernier indice composite des directeurs d’achats (PMI) – qui intègre le secteur manufacturier et les services – est ainsi ressorti à 52,7 en février, à son plus bas niveau depuis treize mois, selon les chiffres publiés le 22 février par le cabinet Markit. « Cela laisse penser que la reprise économique fléchit en zone euro », juge Jessica Hinds, chez Capital Economics. Face à ce tableau peu réjouissant, la BCE va probablement prendre des mesures lors de sa réunion du 10 mars. De fait, M. Draghi luimême avait déjà martelé le 21 janvier que l’institution « n’hésiterait pas à agir » en cas de risque accru pour la stabilité des prix. « Face aux mauvais chiffres de l’inflation et au fléchissement de la conjoncture, même les plus hésitants de ses membres devraient, cette fois, être convaincus de la nécessité d’entamer de nouvelles actions », pronostique M. Ducrozet. L’institut de Francfort pourrait ainsi augmenter le volume de ses rachats de dettes publiques sur les marchés (le quantitative easing), aujourd’hui de 60 milliards d’euros mensuels. Ou encore modifier leur composition, afin de racheter un peu plus de dettes des pays du sud de la zone euro, plus en difficulté que ceux du nord. Voire se mettre à racheter aussi des actifs plus risqués, mais plus susceptibles de soutenir la croissance. Par exemple des obligations d’entreprise. Certains économistes l’appellent de leurs vœux. Mais il n’est pas certain que la banque centrale allemande, plutôt réticente à ce genre de mesures, donne son feu vert. La BCE pourrait également baisser encore son taux de dépôt, aujourd’hui à – 0,3 %. Une mesure qui reviendrait à taxer les banques un peu plus encore pour les Buenos Aires a trouvé un terrain d’entente sur sa dette avec les fonds spéculatifs C’ « Nous sommes tous satisfaits d’avoir conclu un accord avec l’Argentine, a déclaré le porte-parole d’Elliott Management, dans un communiqué. Nous espérons que la négociation finale, tenue sous l’égide de Daniel Pollack, a ouvert la voie à la conclusion d’une solution satisfaisante pour les autres plaignants. » Les quatre fonds concernés par l’accord pèsent en effet 85 % des sommes concernées – 15 % de « l’affaire » reste donc à régler, selon M. Pollack. Ce qui devrait se faire sans trop de difficulté, probablement ces prochains jours, estiment les analystes. « Bataille du siècle » Si tous les détails ne sont pas encore connus, les quatre fonds spéculatifs (NML, filiale d’Elliott Management, Aurelius Capital, Davidson Kempner et Bracebridge Capital) ont accepté, selon M. Pollack, une décote de 25 % par rapport à la valeur totale des sommes qu’ils réclamaient. Celles-ci correspondent aux obligations argentines qu’ils détiennent, gonflées des intérêts et de frais de justice. Des obligations qu’ils avaient rachetées à prix cassé dans les années 2000 (50 millions de dollars pour NML). S’il est validé par le Parlement, cet accord représentera une grande victoire pour le président argentin Mauricio Macri, arrivé au pouvoir avec la ferme intention de clore ce litige qui empoisonne la vie économique argentine depuis des années. « Dit simplement, l’élection du président Macri a tout changé », a ainsi commenté Thomas Griesa, le juge américain chargé du dossier, le 19 février. Le gouvernement précédent, dirigé par la présidente Cristina Kirchner, a toujours refusé de rembourser les fonds vautours. Cette « bataille du siècle », comme on la surnomme parfois, a débuté en 2001. Après des années de crise, l’Argentine fait alors défaut sur sa dette publique, d’une centaine de milliards de dollars. En 2005 et 2010, le gouvernement parvient à en restructurer une partie : 93 % des créanciers acceptent une décote de 70 % sur leurs titres. Les 7 % d’irréductibles, à savoir une poignée de hedge funds comme Aurelius et surtout NML, s’engagent alors dans une incroyable guérilla juridique afin d’obtenir le remboursement total de leurs titres. En juillet 2012, ces fonds vautours obtiennent une première victoire, lorsque le juge new-yorkais Thomas Griesa interdit à l’Argentine d’honorer les échéances de sa nouvelle dette (celle restructurée en 2005 et 2010) tant qu’elle ne rembourse pas, au préalable, les hedge funds. Une décision confirmée en 2014 par la Cour suprême marie charrel L’HISTOIRE DU JOUR Starbucks tente sa chance au vrai pays du « caffè » Accord historique en vue entre l’Argentine et les fonds vautours est un accord historique, qui pourrait mettre un terme à près de quinze ans d’un terrible affrontement entre l’Argentine et les fonds spéculatifs réclamant le remboursement de sa dette. Conclu dimanche, rendu public lundi 29 février, cet accord confirme l’information en partie révélée le 24 février par un avocat. C’est désormais officiel : quatre fonds spéculatifs emmenés par Elliott Management, le plus agressif et redoutable d’entre eux, se sont entendus avec Buenos Aires. En échange d’un remboursement de 4,65 milliards de dollars (4,27 milliards d’euros) du gouvernement de Mauricio Macri (centre droit), ils abandonneront les poursuites judiciaires engagées contre le pays. « C’est un très grand plaisir pour moi d’annoncer que la bataille vieille de quinze ans entre l’Argentine et Elliott Management, dirigé par Paul Singer, est en passe d’être résolue, a indiqué, lundi, le médiateur américain Daniel Pollack, dans un communiqué. C’est un pas de géant mais il reste une dernière étape. » En effet, le Parlement argentin doit encore valider l’accord et abolir deux lois faisant obstacle au remboursement. M. Macri, arrivé au pouvoir le 10 décembre 2015, devait s’exprimer devant les élus mardi 1er mars, afin d’obtenir suffisamment de soutiens. liquidités qu’elles laissent dormir à court terme dans leurs coffres. De quoi les inciter à plutôt prêter ces sommes aux ménages et aux entreprises. De quoi, aussi, décourager les capitaux tentés de se placer en zone euro. Ce qui pousserait l’euro à la baisse, favorisant ainsi les exportateurs… Problème : une telle mesure fait de plus en plus débat. Pour compenser cette taxe, les banques pourraient en effet être tentées de reporter le coût sur leurs clients. Plutôt contre-productif. Mais la BCE pourrait ruser en baissant son taux de dépôt seulement au-delà d’un certain seuil, afin de taxer uniquement les réserves les plus excessives des banques… « Dans tous les cas, la BCE ne manque pas d’outils, résume M. Sbaihi. Le problème, c’est que l’efficacité de certains reste encore incertaine. » De fait, les armes monétaires ne peuvent résoudre, à elles seules, l’ensemble des problèmes structurels dont souffre l’économie européenne. A commencer par l’anémie de la demande et de l’investissement, qui peinent toujours à repartir… p rome - correspondant américaine. Mais Cristina Kirchner, intraitable, refuse de céder. Ce qui conduit le pays, durement affecté par la baisse des cours des matières premières, à faire partiellement défaut sur sa dette en juillet 2014. Dès son arrivée, Mauricio Macri, ancien homme d’affaires millionnaire, rompt avec les pratiques de sa prédécesseure. Il met tout en œuvre pour résoudre le problème. Le 5 février, il propose ainsi de rembourser 6,5 milliards de dollars à ses créanciers les plus récalcitrants, sur 9 milliards réclamés. Une proposition acceptée dans la foulée par deux des six principaux fonds concernés. Validé par le Congrès argentin, le nouvel accord dévoilé lundi permettra au pays de revenir sur les marchés financiers, dont il est exclu depuis 2001. « Cela sera très positif pour l’économie argentine », se félicite Edward Glossop, chez Capital Economics, dans une note sur le sujet. « C’est un préalable indispensable au processus de libéralisation voulu par le président et cela permettra d’attirer de nouveau les investisseurs étrangers », ajoute Christopher Dembik, chez Saxo Banque. Une bonne nouvelle pour les Argentins, pénalisés depuis de longs mois par une inflation galopante et par la pauvreté, qui touche 30 % de la population. p m. c. L e défi est de taille. Identitaire, culturel, intercontinental même. La chaîne américaine Starbucks, qui distribue ses cafés (d’aucuns diront des « lavasses ») dans 23 000 établissements à travers le monde, a annoncé, lundi 29 février, l’ouverture, début 2017, de son premier établissement en Italie. A Milan, plus précisément. On entend déjà les commentaires : autant essayer de vendre des glaces aux Esquimaux… Le marché semble impénétrable. Les Italiens dépensent en effet chaque année, 6,6 milliards d’euros pour consommer six milliards d’expressos au bar. Un Américain, fort de ses 19 milliards de chiffres d’affaires en 2015 (en hausse de 17 %), pourra-t-il jouer des coudes aux comptoirs péninsulaires ? Howard Schultz, le patron de Starbucks a commencé par flatter son futur pays d’accueil : « L’histoire de Starbucks est intimement liée à la façon dont les Italiens réalisent le parfait expresso. Tout ce que nous avons réalisé jusqu’ici s’appuie sur cette fabuleuse expérience. » AUTANT ESSAYER DE VENDRE DES GLACES AUX ESQUIMAUX Un euro au comptoir S’ils ne sont pas insensibles aux compliments, il en faudra davantage pour changer les habitudes de consommation des Italiens. Ils prennent en général, leur caffè espresso ou macchiato ou lungo ou ristretto ou corretto ou schiumato ou shakerato ou freddo, debout au comptoir, en quelques secondes, dans le vacarme du percolateur, de la radio et parfois de la télé. Prix : un euro (et parfois moins) alors que Starbucks facture les siens trois fois plus cher. Comme s’il savait le combat perdu dans les tasses, Howard Schultz s’est allié au promoteur immobilier Antonio Percassi, un ancien joueur de football professionnel de l’Atalanta Bergame qui a installé les premières enseignes Benetton et celles de Victoria’s Secret. Ils veulent forcer le consommateur à s’asseoir pour profiter d’autres avantages : coins tranquilles pour la clientèle d’affaires et réseau Internet performant pour accéder à des contenus exclusifs. Bref, tout pour oublier le vrai caffè. p philippe ridet 6 | économie & entreprise 0123 MERCREDI 2 MARS 2016 Solutions de paiement : la bataille de l’innovation Commerçants et consommateurs sont désorientés par l’afflux d’offres surfant sur les nouvelles technologies L es clients et les commerçants n’ont pas encore pris le pli du paiement sans contact et du protocole 3D Secure que les banques en sont déjà au coup d’après. Lundi 29 février, La Banque postale a annoncé qu’elle lancerait, dès cet été, la sécurisation des paiements à distance par reconnaissance vocale. Le prix du service reste à déterminer, mais cela se passera ainsi : lorsqu’un client effectuera un achat sur Internet, il recevra un appel sur son mobile. Il devra alors prononcer une phrase donnée – par exemple : « Bonjour je m’appelle Michel et je m’authentifie par la voix. » La Banque postale n’a pas encore décidé de la phrase type qu’elle recommanderait à ses clients. Ils pourront aussi choisir n’importe quelle suite de mots, du moment qu’elle est assez longue. Si la voix du porteur de carte est reconnue, grâce à une technologie biométrique, le formulaire de paiement du site marchand se remplit automatiquement. Pourquoi en revenir au traditionnel coup de fil ? Après tout, le protocole d’identification 3D Secure, en vigueur depuis plusieurs années, permet d’identifier le porteur de carte grâce à l’envoi d’un code par SMS. Mais « le 3D Secure sécurise les transactions, pas les données de carte bancaire en tant que telles », explique Aurélien Lachaud, directeur du développement des marchés de paiement à La Banque postale. Une carte perdue ou volée peut être utilisée pour faire des achats sur Internet. Avec le service de La Banque postale, baptisé Talk to pay (Parlez pour payer), cela devient impossible : les paiements sans reconnaissance vocale sont refusés, et le client est alerté d’une tentative de fraude. Pour ceux qui n’aimeraient pas le son de leur voix, il y a aussi la reconnaissance faciale. Mastercard lancera, dès l’été prochain, le paiement par selfie aux Etats-Unis, au Canada et dans plusieurs pays européens. Le géant américain des systèmes de paiement ne précise pas encore si la France en fera partie. « Beaucoup d’achats sur Internet sont réalisés au bureau, il est difficilement envisageable de faire un selfie au milieu de l’open space… », tempère Anatole de la Brosse, directeur général adjoint de Sia Partners. Plus discret, le paiement à distance avec sécurisation par ultrason est testé, lui, par Natixis, filiale de BPCE. « Authentification faciale, sanguine, par ADN : on peut tout imaginer, remarque M. Lachaud, de La Banque postale. Mais ça coûte cher à déployer. L’innovation ne « Authentification faciale, sanguine, par ADN : on peut tout imaginer » AURÉLIEN LACHAUD directeur du développement des marchés de paiement à La Banque postale doit pas forcément passer par une rupture technologique. Pour qu’elle soit adoptée, il faut des méthodes universelles. » « De moins en moins confiance » A l’instar du paiement à distance, le paiement de proximité a aussi droit à son lot d’innovations. La plus connue ? Le paiement sans contact, permis par une puce NFC (Near field communication, Communication dans un champ proche), logée dans la carte bancaire. En décembre 2015, le million de transactions sans contact par jour a été atteint, selon le GIE Cartes bancaires, un groupement d’intérêt économique des établisse- La sécurité, moteur du boom des drones Selon une étude, la valeur de ce marché sera multipliée par trois d’ici à 2020 D e quels ingrédients sera fait l’avenir économique du drone ? C’est à cette question que tente de répondre l’étude du consultant Oliver Wyman, publiée mardi 1er mars. Selon cette enquête, le futur de ces drôles d’objets volants s’inscrit davantage comme outil de travail que comme instrument de loisir ou arme de guerre. Le cabinet estime que ce marché pourrait voir sa valeur multipliée par trois d’ici à 2020 et avoir un impact fort dans certains secteurs, mais pas forcément ceux que l’on croit. Aujourd’hui, le marché mondial des drones est dominé par les usages militaires qui pèsent 6,8 des 8,3 milliards d’euros annuels de dépenses liées à leur fabrication et à leur exploitation. Dans cinq ans, les drones à usage professionnel devraient générer quelque 6 milliards d’euros alors qu’ils ne pesaient que 300 millions en 2015. Selon l’étude, cette croissance repose sur trois moteurs : l’établissement de réglementations claires et, a priori, favorables à l’essor des drones professionnels aux Etats-Unis comme en Europe, la baisse accélérée du prix des composants mais aussi le potentiel offert « par le cloud et le big data ». Pour autant, le secteur des loisirs va continuer de se développer (surtout en valeur) de même que le domaine des drones militaires, quoique plus lentement. Les projections concernant la France font état d’une croissance annuelle comprise entre 12 % et 18 % d’ici à 2025, impulsée par les applications professionnelles. Actuellement, celles-ci représentent 65 millions d’euros (exploitants et constructeurs), soit moins de la moitié d’un marché de 155 millions dominé par les loisirs. En 2020, cette hiérarchie sera bouleversée. Le chiffre d’affaires du drone professionnel (près de 180 millions d’euros) sera prépondérant au sein d’un marché qui aura doublé et devrait encore plus que doubler entre 2020 et 2025. Le secteur des médias, actuellement prépondérant, sera toujours important mais il ne devrait que très modérément prospérer. « Une menace réelle » En France, les plus forts bataillons de drones sont attendus dans le secteur de la surveillance et de la sécurité qui embrassent un spectre très large de professions. Le rapport, qui rappelle que la SNCF ou ERDF commencent à investir dans les drones assurant le survol de leurs installations, évoque aussi la cartographie ou la « cubature » (mesure du volume de matériaux extraits d’une carrière, par exemple) ou encore les activités de thermographie (survol de logement pour déterminer les pertes de chaleur) liées à la réglementation, sans oublier la maintenance d’ouvrages. Plus généralement, la tendance grandissante de l’industrie à digitaliser les données – modélisation 3D ou suivi de chantiers de construction ou de travaux publics, par exemple – constitue un levier essentiel pour le recours aux drones, « y compris pour la réalisation de modèles prédictifs ». Dans ces conditions, la valeur ajoutée résidera dans la capacité à traiter ces données, c’est-à-dire leur donner une utilité et donc un prix. En revanche, évoquant « la lenteur de l’acceptation sociétale », les consultants ne voient pas prospérer des drones au service des forces de l’ordre ou de la sécurité civile. Ceux-là qui ne devraient pas peser plus que 5 % du marché dans dix ans (ce qui, malgré tout, n’est pas rien). Quant aux applications liées à l’avènement de l’agriculture de précision, elles vont fortement gagner du terrain mais il ne faut pas les surestimer. L’étude considère que leur part dans le marché global lié à l’exploitation des drones ne dépassera pas 10 % dans les dix prochaines années. Enfin, la part des métiers de la distribution devrait rester symbolique, malgré les projets de livraison par drones évoqués par Amazon, Google ou DHL. « Cette activité ne paraît pas faisable en termes opérationnels », estime Guillaume Thibault, spécialiste des drones au sein du bureau parisien d’Oliver Wyman. « Je suis aussi enthousiaste que vous à l’idée d’avoir une pizza livrée par un drone », reconnaissait, à la mi-février, au Salon aéronautique de Singapour, Tony Tyler, le directeur général de l’Association internationale du transport aérien (Iata), tout en soulignant que les drones civils représentent une « menace réelle et croissante » pour la sécurité des avions de ligne. « Nous recevons beaucoup d’informations de pilotes faisant état de drones à des endroits inattendus, en particulier à basse altitude autour d’aéroports », a t-il ajouté, appelant à une réglementation. A ce jour, seuls 63 des 191 pays membres de l’Organisation civile de l’aviation internationale ont adopté des réglementations, selon Rob Eagles, expert en drones à l’Iata. Neuf pays sont en train de les élaborer, tandis que cinq autres interdisent les vols. « Mais, déplore-t-il, il n’y a pas de cohérence entre ces réglementations. » De son coté, le centre d’étude des drones de l’université américaine de Bard (New York) a enregistré 921 incidents impliquant des drones et des avions dans l’espace aérien américain, de décembre 2013 à septembre 2015. Trente-six d’entre eux étaient considérés comme « proche d’une collision ». Et dans vingt-huit cas, les pilotes de ligne ont dû manœuvrer pour éviter un choc. p jean-michel normand ments financiers français. Plus de la moitié des cartes de crédit disposent de cette technologie, mais un quart des commerçants seulement sont équipés pour l’accepter. Pas encore démocratisé, le paiement sans contact par CB pourrait toutefois être déjà ringardisé par le paiement sans contact avec mobile. Presque tous les smartphones sont équipés de la fameuse technologie NFC : on peut payer en posant son mobile sur le terminal de carte bleue. Mais « il y a une défiance d’utilisation liée à la sécurité : que se passe-t-il si j’égare mon téléphone ? », commente Didier Descombes, associé KPMG. L’engouement, encore faible, n’empê- che pas d’autres innovations d’éclore. Des start-up développent des solutions de paiement par QR codes, par Bluetooth… Et ce n’est pas fini. Les géants du Web et des télécoms poussent chacun leur portefeuille électronique : Apple Pay, Google Wallet, Orange Cash, Samsung Pay… Même les réseaux sociaux permettent désormais de rembourser ses amis : en un tweet, ou avec la messagerie Facebook. « Pas une journée ne se passe sans qu’une nouvelle solution de paiement soit annoncée, décrit M. Descombes, de KPMG. Il y a 700 à 800 projets de paiement mobile en ce moment ; mais une grande majorité va probablement échouer. » En effet, « aucun utilisateur ne va cumuler toutes ces solutions de paiement, souligne M. de la Brosse, chez Sia Partners. Et chacune a du mal à s’imposer. C’est un jeu où chaque acteur essaie de prendre des positions et seuls les deux ou trois meilleurs vont subsister ». Alors, comment expliquer que ces innovations pullulent ? Pour les GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon) et les acteurs des télécoms, il s’agit de grappiller les quelques centimes de commission de transaction, et de prolonger la relation avec leurs clients. Les start-up des Fintech, si elles ne percent pas, espèrent se faire racheter par une banque. De peur de se retrouver dépassés, et voyant qu’on attaque leurs parts de marché, les acteurs financiers réagissent. Sauf qu’« il y a un moment où c’est trop, estime Eric Tournier, directeur KPMG pour la transformation digitale. On envoie un message confus au consommateur, qui a de moins en moins confiance. Il faut que les acteurs s’accordent sur deux ou trois solutions qui seront distribuées par tout le monde ». Les clients ont intérêt à s’armer de patience : pour le 3D Secure comme pour le sans contact, il a fallu plusieurs années pour que tout le monde se mette d’accord sur un standard commun. p jade grandin de l'éprevier 11,70 % Telle est la part que le chinois Jin Jiang, numéro cinq mondial de la gestion hôtelière, a annoncé détenir dans le capital d’AccorHotels, lundi 29 février. Il a indiqué à l’Autorité des marchés financiers ne « pas exclure d’acquérir d’autres titres », ni « de demander la nomination d’un ou plusieurs représentants au conseil d’administration afin de participer à la définition de sa stratégie ». Mais il « n’envisage pas de prendre le contrôle » du groupe. Entré en 2015 au capital d’Accor, Jin Jiang en est devenu le premier actionnaire voici un mois en portant sa part à 6,05 %. Fin 2014, le chinois a acquis le groupe Louvre Hôtels, concurrent d’Accor. T RAN S PORT RATP-SNCF : journée de grève mercredi 9 mars Pour la première fois depuis 2013, les syndicats de la SNCF appellent ensemble à la grève, le 9 mars, pour défendre des conditions de travail de « haut niveau » et réclamer une hausse des salaires. La RATP sera, elle aussi, en grève. Leur préavis commun couvre la période du mardi 8 mars à 19 heures au jeudi 10 mars, 8 heures. – (AFP.) Les effectifs salariés ont reculé à leur rythme le plus rapide depuis janvier 2009. AÉR ON AU T I QU E Un avion supersonique silencieux pour la NASA par Lockeheed Martin Lockheed Martin a remporté, lundi 29 février, un contrat de recherche auprès de la NASA pour concevoir un avion de transport de passagers supersonique silencieux et abordable. Cet appareil expérimental pourrait voler vers 2020. – (AFP.) CON J ON CT U R E Nouveau repli de la production manufacturière en Chine La production manufacturière chinoise s’est repliée en février à son plus bas niveau depuis cinq mois, selon l’indice Caixin-Markit des directeurs d’achat publié mardi 1er mars, qui a été ramené de 48,4 à 48. L’indice reste sous la barre de 50, qui sépare la croissance de la contraction. VI D ÉO GoPro achète deux start-up de montage vidéo Le fabricant américain de mini-caméras GoPro a annoncé, lundi 29 février, l’acquisition de deux start-up spécialisées dans le montage vidéo, l’américain Vemory et le français Stupeflix, qui sont derrière les applications mobiles Splice et Replay. idées | 7 0123 MERCREDI 2 MARS 2016 LETTRE DE WALL STREET | par st ép hane l auer Chronique du machisme ordinaire L a première impression est souvent la bonne. Maureen Sherry se souviendra longtemps de son premier jour à Wall Street, lorsqu’elle découvrit que dans le carton de la pizza qui devait lui faire office de déjeuner un collègue avait remplacé les rondelles de pepperoni par des préservatifs. Bienvenue au pays du machisme ordinaire. Pendant les dix ans durant lesquels elle est restée chez Bear Stearns, l’une des banques d’affaires de Wall Street qui avait pignon sur rue jusqu’à sa faillite en 2008, cette grande jeune femme blonde a accumulé les anecdotes salaces comme celle-là, enduré les blagues obscènes et s’est heurtée au plafond de verre qui, si souvent, prive les femmes d’une carrière analogue à celle de leurs pairs masculins. Une expérience qu’elle a décidé de faire partager au travers d’un livre fiction, largement inspiré de la réalité qu’elle a vécue dans les années 1990. Opening Belle (Simon & Schuster, 352 p., 25 dollars, non traduit), qui vient de sortir aux Etats-Unis, va être bientôt porté à l’écran avec, dans le premier rôle, Reese Witherspoon. Le livre n’a rien d’un brûlot féministe. L’ouvrage est plutôt à classer dans la catégorie de ce que l’on appelle aux Etats-Unis un « chick lit », ce genre littéraire qui traite des problèmes des femmes modernes sur un ton humoristique, un peu désabusé. Du désabusement, il en aura fallu pour supporter la misogynie plus ou moins assumée de ses collègues. Pendant des années, elle les a entendus débattre ouvertement, lors du recrutement de jeunes recrues, des critères physiques de ces dernières. En tête du CV de l’une d’elles, un petit croquis de seins avait été ajouté. Elle se souvient aussi que, lorsqu’elle allaitait son enfant et qu’elle se rendait à l’infirmerie de l’entreprise, un tire-lait à la main, des collègues inspirés accompagnèrent plusieurs fois son trajet en poussant des meuglements. Une autre fois, l’un d’eux se permit de boire le lait qu’elle avait stocké dans le réfrigérateur du bureau. LE RÈGNE DE L’OMERTA L’auteure explique que, pour les femmes traders, il est difficile de se rebeller. « Elles ne veulent pas être perçues comme les fauteurs de troubles. Celles qui déposent plainte sont considérées comme faibles. C’est un travail d’équipe et elles s’ostracisent si elles agissent ainsi. » Dans un pays où le politiquement correct semble omniprésent, les banques ont aussi un moyen de faire régner la loi du silence : le fameux « U4 », un document qu’on signe à l’embauche et qui stipule que les conflits ne doivent pas franchir les murs de l’entreprise. Les problèmes doivent se régler en interne, pas sur la place publique. L’ÉCLAIRAGE Donnons sa chance au projet de loi El Khomri par thierry baril, bruno mettling, franck mougin, françois nogué et jeanchristophe sciberras D irecteurs des ressources humaines de grandes entreprises soumises à une forte concurrence internationale, nous constatons tous les jours que la performance de nos entreprises et leur capacité à créer des emplois passent non seulement par la qualité et le renouvellement de leur offre industrielle, mais aussi par l’adaptation rapide de leurs organisations du travail. Au quotidien, nous sommes convaincus que c’est bien cette capacité à s’adapter mais aussi l’aptitude à valoriser les compétences humaines présentes dans nos entreprises qui sont au cœur de notre performance et donc de notre pérennité. L’obsession du chômage, que partagent aujourd’hui tous nos concitoyens, doit favoriser une prise de conscience collective sur les enjeux de compétitivité de nos entreprises et sur la nécessité d’optimiser le coût et la rémunération du travail. Elle doit encourager l’ouverture de marges de manœuvre et permettre plus de flexibilité aux entreprises sans attendre qu’elles soient en crise et que des solutions socialement douloureuses ne doivent être mises en place. Cette obsession doit encourager des solutions concrètes à travers un dialogue social exigeant, d’autant plus pertinent qu’il s’exerce au plus près du terrain et des salariés. INCOMPRÉHENSIONS ET RÉSISTANCES Le projet de loi El Khomri tente d’ouvrir une nouvelle approche de la régulation sociale dans notre pays. Il n’est pas étonnant qu’elle provoque incompréhensions et résistances. Ces propositions apportent une première réponse aux questions essentielles soulevées par le rapport Com- ¶ Thierry Baril, Bruno Mettling, Franck Mougin, François Nogué et Jean-Christophe Sciberras sont directeurs des ressources humaines respectivement chez Airbus, Orange, Vinci, Areva et Solvay (France) brexelle sur « La négociation collective, le travail et l’emploi » : comment construire à l’avenir les régulations sociales d’une économie en mutation permanente ? Quelle place donner aux acteurs sociaux et aux réalités industrielles dans le choix de ces régulations ? Comment aller vers plus de subsidiarité dans l’adaptation de notre modèle social, en favorisant la négociation plutôt que la loi ou la judiciarisation du social ? En ouvrant de nouveaux espaces de négociation dans les entreprises, notamment sur l’organisation du travail, en affirmant une primauté de l’accord collectif sur le contrat de travail individuel, en généralisant le recours à l’accord collectif majoritaire, ce projet de réforme encourage la responsabilisation des acteurs au plus près des besoins d’adaptation auxquels ils sont confrontés en permanence. Il leur fait confiance pour choisir les voies de leur destin. UNE SÉCURITÉ JURIDIQUE D’autres dispositions du projet, comme celles qui sont relatives au licenciement pour motif économique ou au barème des indemnités prud’homales, peuvent être de nature à apporter une plus grande sécurité juridique propice à l’investissement, à la prise de risque et donc à l’emploi. Enfin, sur la place du numérique dans l’entreprise, la formation en alternance, la représentativité patronale ou encore la restructuration des branches, le projet El Khomri, partant de constats largement partagés, nous invite à faire bouger les lignes, à simplifier les règles du jeu et tout simplement à favoriser l’adaptation du monde du travail au monde d’aujourd’hui. Indépendamment de toute considération politique, les praticiens d’entreprise que nous sommes sont d’abord attentifs à toute initiative susceptible de rendre plus efficaces et productives les relations du travail et l’élaboration des normes sociales. Sur bien des aspects, le projet de loi El Khomri répond à ces attentes, au risque parfois de heurter les traditions normatives et étatistes françaises. A l’occasion de la concertation sociale qui s’engage et du débat parlementaire qui va suivre, tentons de surmonter nos clivages, au besoin en adaptant tel ou tel aspect du texte. Mais face aux enjeux pour l’emploi et pour nos entreprises, ne dénaturons ni l’esprit ni la portée du projet de loi El Khomri. p Mais, de temps en temps, quelques cas forcent ces portes du secret et font prendre conscience qu’Opening Belle n’est pas qu’une fiction. Entre 2004 et 2007, Morgan Stanley a réglé à l’amiable deux procédures de discrimination sexuelle, permettant à plusieurs centaines de femmes d’obtenir 100 millions de dollars de dommages. En 2010, six employées avaient poursuivi Citigroup pour des faits similaires. Leurs supérieurs hiérarchiques leur avaient servi des amabilités du type « vous pourrez assister à des réunions quand vous apprendrez à jouer au golf », tandis que l’une d’elles a été rétrogradée à son retour de congé maternité. La même année, en mars, trois employées se retournaient contre Bank of America pour « sexisme ». Plus récemment, en 2015, chez Goldman Sachs, une plaignante affirme avoir été agressée sexuellement par un collègue marié après un dîner d’affaires. Lorsqu’elle l’a signalé à sa direction, elle a été rétrogradée. Enfin, Bank of America a été condamnée en 2013 à dédommager près de 5 000 femmes pour un montant total de 39 millions de dollars. Pour camper son héroïne, Isabelle, Maureen Sherry s’est inspirée de sa propre expérience et a recueilli des témoignages de femmes ayant subi les mêmes discriminations. Certaines avaient ainsi dû promettre de ne pas faire d’enfant au moment de leur embauche, tandis que d’autres ont été priées de revenir au travail deux semaines seulement après l’accouchement. L’auteure raconte qu’un collègue lui a un jour confié que l’on ne devrait recruter que des femmes qui ont des frères, parce qu’elles sont plus promptes à encaisser les plaisanteries. Depuis les années 1990, des progrès ont été enregistrés. Les banques d’investissement se sont dotées de commissions chargées de réfléchir à la diversité, certaines deviennent plus généreuses en termes de congés maternité, tandis que Morgan Stanley, après ces affaires retentissantes, a mis en place des procédures pour promouvoir les femmes de façon paritaire. Mais, comme le montre une étude menée par Bloomberg BusinessWeek en 2015, les diplômées d’un MBA entre 2007 et 2009 gagnent encore en moyenne 20 % de moins qu’un garçon de la même université. Lorsqu’elle démissionna de Bear Stearns, en 2000, Mme Sherry raconte que le service juridique lui donna un papier qu’il fallait absolument signer en échange d’un chèque. C’était une sorte d’engagement à ne jamais parler de ce qu’elle avait vécu pendant dix ans dans cette entreprise. Elle refusa, expliquant que « prendre l’argent, c’était renoncer à aider celles qui viendraient après [elle] ». p « CELLES QUI DÉPOSENT PLAINTE SONT CONSIDÉRÉES COMME FAIBLES ET S’OSTRACISENT EN AGISSANT AINSI » MAUREEN SHERRY ancienne employée de Bear Stearns [email protected] Une autre voie pour le travail Plutôt que l’antienne sur les « freins à l’embauche », c’est la recherche de la qualité des emplois qui doit guider les politiques par eric heyer, pascal lokiec et dominique méda L e projet de loi travail marque la victoire au sein de l’exécutif d’une certaine vision de ce que l’on appelle bien improprement le « marché du travail » (car le travail n’est pas une marchandise). S’est imposée l’idée que le taux de chômage s’expliquerait plus par la « rigidité » des règles de rupture du contrat de travail et la désincitation au travail provoquée par des allocations trop généreuses que par une demande anémiée par les politiques d’austérité et l’obsession de réduire au plus vite le déficit budgétaire. Alors que les chefs d’entreprise n’ont de cesse d’indiquer, dans les enquêtes Insee, que ce sont avant tout les carnets de commandes dégarnis qui bloquent leurs décisions d’investir et d’embaucher. L’alpha et l’oméga de la politique gouvernementale peuvent se résumer dans cette antienne : seules les entreprises créent des emplois ; or les entreprises ne créent pas d’emplois parce qu’elles ont peur ; il faut donc « lever les freins à l’embauche ». Après les réductions des dépenses de l’Etat, la mise en place du crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE) et du pacte de responsabilité pour un coût global de 41 milliards d’euros, le développement du travail du dimanche et le contrôle des chômeurs, voici venir le temps du plafonnement des indemnités prud’homales, de l’élargissement du domaine de la décision unilatérale et de la primauté de l’accord d’entreprise sur la convention de branche au risque de créer un droit du travail à la carte, le tout au nom de la sécurisation des parcours professionnels et de l’agilité d’entreprises engagées dans la bataille mondiale de la compétitivité. La vision qui l’emporte dans l’exé- PRENDRE ACTE DE CE QUE NI LE CODE DU TRAVAIL NI LES 35 HEURES NE SONT LA CAUSE DES MAUX FRANÇAIS cutif français comme à droite est celle que défendait l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) au début des années 1990, agitant son « indicateur de la rigueur de protection de l’emploi » pour appeler à la suppression des règles du licenciement, bientôt relayée en France par les partisans du contrat de travail unique et, plus récemment, du mal nommé contrat de travail « agile ». Et cela à un moment où l’OCDE, dans un revirement salutaire, reconnaît qu’aucune étude sérieuse n’a jamais montré le lien entre chômage et droit du travail, et qu’il est désormais « urgent de soutenir collectivement la demande » ; où le Fonds monétaire international (FMI) montre que la présence syndicale fait obstacle à l’explosion des inégalités ; où l’on sait que la diminution des protections des salariés conduit au durcissement des relations de travail ; où les moyens permettant de mettre fin à un contrat à durée indéterminée sont légion (le nombre de ruptures conventionnelles n’a jamais été aussi élevé) ; où le taux de chômage est tel qu’aucun salarié ne peut refuser une baisse de salaire ou une hausse de son temps de travail. L’IMPASSE Cette voie nous conduit à l’impasse. Elle ignore le cercle vertueux « qualité de l’emploi, qualité des produits, augmentation du chiffre d’affaires, investissement », avec pour conséquence une proportion de malfaçons considérable et un positionnement de gamme médiocre ; elle tire un trait sur les leçons léguées par le XIXe siècle quant à la nécessité de réguler le temps de travail – avec un risque de retour du travail à la tâche sous des formes certes plus modernes (le travail par objectifs ou par projet), mais tout aussi périlleuses pour la santé et la sécurité ; elle permet à des entreprises multinationales de se jouer des législations nationales pour détruire les territoires qu’elles quittent en un instant. Il existe une autre voie. Elle consiste à prendre acte de ce que ni le code du travail ni les 35 heures ne sont la cause des maux français. C’est avec eux que la France a, entre 1998 et 2002, créé le plus grand nombre d’emplois durables des quarante dernières années, que l’évolution des coûts salariaux unitaires de ses entreprises industrielles a été plus modérée qu’ailleurs dans la zone euro, y compris en Allemagne (comme le révèle le dernier rapport de Coe-Rexecode), et a permis que les salariés français travaillent plus que les salariés allemands, néerlandais ou danois, mais avec de moindres inégalités – notamment en matière de temps de travail – entre hommes et femmes. Une voie qui intéresse de plus en plus hors de nos frontières : la Suède expérimente la semaine des trente heures (six heures par jour) pour augmenter la productivité et le bonheur de ses salariés. Nous avons besoin, en France, d’investir dans la qualité. La qualité de l’emploi (non, une heure de travail n’est pas toujours mieux que le chômage) sans discrimination de sexe ou d’origine ; la qualité de l’éducation et de la formation, mais aussi du logement, des produits et de la cohésion sociale. L’entreprise doit prendre en compte l’intérêt des différentes parties prenantes, pas seulement celui des apporteurs de capitaux, ce qui passe par une nouvelle gouvernance, voire une forme de codétermination. Nous devons intégrer dans notre droit du travail les enjeux du numérique et les nouvelles formes de subordination afin que, demain, la modernité reste le salariat et que la seule alternative ne soit pas l’essor de modèles comme Uber, qui cherchent l’optimisation à tout prix, y compris au sacrifice de nos systèmes de protection sociale. Nous devons aussi nous engager au plus vite dans la reconversion écologique qui, bien conduite, peut nous permettre de renouer avec une forme de plein-emploi. La rénovation thermique des bâtiments, la reconstruction du système énergétique, le verdissement des processus industriels, sont une source d’emplois non délocalisables considérable. Les besoins sociaux également. Les satisfaire suppose de réguler une finance carnassière qui dépèce les entreprises et met les territoires et les nations en concurrence permanente. Cette autre voie ne passe pas par la mise à plat du droit du travail et de ses protections qui, tout au contraire, sont une condition de sa réussite. p ¶ Eric Heyer est directeur du département Analyse et prévision de l’OFCE Pascal Lokiec est professeur de droit du travail à l’université Paris-Ouest-Nanterre-la Défense Dominique Méda est professeure de sociologie à l’université Paris-Dauphine 8 | MÉDIAS&PIXELS 0123 MERCREDI 2 MARS 2016 « Nous voulons signer une charte avec Bolloré » Olivier Ravanello, président de la SDJ de Canal+/i-Télé, dénonce le traitement fait à l’investigation journalistique ENTRETIEN L es atteintes à l’indépendance éditoriale constatées au sein du groupe Canal+ de Vincent Bolloré ont amené les députés à proposer un texte de loi en faveur de l’indépendance des médias, qui doit être examiné en commission, mercredi 2 mars. Mais pour Olivier Ravanello, éditorialiste à iTélé et président de la Société des journalistes de Canal+/iTélé, le texte doit aller plus loin. En 2015, on a appris la non-diffusion par Canal+ d’un documentaire sur le Crédit mutuel et le retrait d’un reportage sur l’Olympique de Marseille, deux sujets jugés gênants par la direction. Six mois plus tard, quelles ont été les conséquences de ces décisions ? La première conséquence a été la création d’une Société des journalistes (SDJ) de l’ensemble du groupe Canal+, pour prendre contact avec la direction et essayer de poser un cadre qui permette d’éviter que de telles situations se reproduisent. La SDJ a plaidé pour que la charte éditoriale demandée au groupe par le CSA soit élaborée avec la participation de journalis- tes de la maison. Cela lui a été refusé. Nous avons donc pris l’initiative d’écrire une charte, qui a été approuvée par un vote de la rédaction et transmise à la direction. Mais celle-ci n’a, à ce jour, pas donné suite, et s’abrite derrière la création d’un comité d’éthique qu’elle a annoncée, mais dont la composition est contestée. L’indépendance éditoriale a-t-elle fait l’objet de nouvelles atteintes ? Les équipes de l’émission « Spécial Investigation » ont essuyé sept refus sur leurs onze dernières propositions de sujets, comme l’a publiquement raconté le rédacteur en chef de l’émission, Jean-Baptiste Rivoire. Ces refus concernent une vaste gamme de sujets : François Hollande, les forces de l’ordre, Volkswagen, YouTube, le Nutella, etc. Le message implicite est clair : on ne touche pas aux pouvoirs, quels qu’ils soient. Au service des sports, la consigne a été ouvertement donnée de ne pas faire de sujet dérangeant pour les clubs, qui sont systématiquement présentés comme des « partenaires ». ventions sur l’information de flux que propose i-Télé ? Non, aucune. C’est l’investigation qui est spécifiquement visée. Celle-ci fait pourtant partie de l’identité de Canal+, dont les abonnés savent qu’elle ménage des espaces libres et indépendants. Affaiblir l’investigation, c’est rompre une partie du contrat entre la chaîne et ses abonnés. Mais rien ne dit que demain, ce qui se passe sur l’investigation ou le sport ne concernera pas également i-Télé. Lors de sa venue devant la rédaction, le 25 septembre, Vincent Bolloré a expliqué que, selon lui, les journalistes doivent travailler dans l’intérêt du groupe. Or un journaliste n’a qu’une façon de servir son groupe : c’est de produire la meilleure information possible ! Le seul moyen de garantir l’avenir, c’est de signer publiquement une charte. Une proposition de loi sur l’indépendance des médias est ac- tuellement préparée à l’Assemblée nationale. Elle prévoit la généralisation des comités d’éthique. Qu’en pensez-vous ? Cette mesure ne me semble pas de nature à réellement protéger les journalistes. Au sein d’un groupe, un comité d’éthique peut être utile pour poser des règles, conduire des réflexions, etc. Mais dans la mesure où ces comités sont nommés par les directions, ils ne peuvent être les garants de l’indépendance éditoriale. Ils courent le risque de n’être que des comités Théodule, sans réel pouvoir. Le texte établit la notion d’« intime conviction professionnelle », au nom de laquelle un journaliste pourrait refuser un acte qui lui semblerait contraire à ses principes. Est-ce pertinent ? Réduire la notion de l’indépendance à une question de conscience individuelle est potentiellement dangereux pour des jour- Surenchère en vue Avec sa nouvelle offre, Vincent Bolloré souhaite s’octroyer la moitié des droits de vote, devant la famille Guillemot, qui possède 20,47 % du capital et 28,57 % des droits de vote. « Même si le conseil d’administration a rejeté l’offre, elle est suffisamment attractive pour attirer les actionnaires », juge, dans une note, Richard-Maxime Beaudoux, analyste chez Bryan Garnier. La surenchère pourrait se poursuivre. « On comprend maintenant que Vivendi est vraiment intéressé, Certains plaident pour la création d’une autorité professionnelle indépendante, comme cela existe pour les médecins ou les avocats… Je n’ose en rêver, mais c’est évidemment ce qu’il faudrait. L’indépendance ne peut être pleinement garantie par une autorité nommée par le pouvoir politique comme l’est le CSA. Seuls les journalistes peuvent garantir l’indépendance des journalistes et disposer d’un pouvoir de sanction. Il faut organiser cette séparation du quatrième pouvoir, faute de quoi on ne résoudra jamais véritablement cette question. p propos recueillis par alexis delcambre RÉSULTATS ANNUELS 2015 Le groupe a relevé son OPA sur Gameloft après que l’éditeur de jeux vidéo l’a dénoncée L’ nalistes qui seront amenés à se singulariser. Plus que l’individu journaliste, il faudrait aborder la question des rédactions, et rendre obligatoire l’adoption d’une charte d’indépendance dans tous les groupes de médias. La charte est un texte public par lequel l’actionnaire, mais aussi la rédaction, prennent des engagements mutuels, qui codifient les droits et les devoirs de chaque partie. Si la loi ne crée pas cette obligation, les journalistes resteront isolés. Le public a tendance à considérer que les médias roulent pour des intérêts privés : cette loi peut être l’occasion de faire évoluer les mentalités et de poser une nouvelle relation entre les rédactions et les actionnaires, mais aussi le public. Avez-vous constaté des inter- Vivendi renforce la pression sur les frères Guillemot étau se resserre autour des frères Guillemot, à la tête des éditeurs de jeux qu’ils ont fondés, Ubisoft et Gameloft. Vivendi, qui avait annoncé le 18 février une offre publique d’achat (OPA) sur la totalité du capital de Gameloft, a relevé, lundi 29 février, son offre de 20 % à 7,20 euros l’action, valorisant l’éditeur de jeux mobiles 615 millions d’euros. Si Vivendi est repassé à l’offensive, c’est en raison de la publication par Gameloft, lundi matin, d’un communiqué au vitriol, se prononçant contre l’OPA du groupe de Vincent Bolloré. Le conseil d’administration avait jugé à l’unanimité la présence de Vivendi « contraire à l’intérêt de Gameloft, de ses actionnaires, de ses salariés et de ses clients », et dénoncé « l’absence de rationnel industriel de ce projet de rapprochement ». « C’est la réponse du berger à la bergère », rétorque donc un proche du dossier, qui assure que Vivendi ne voulait pas à l’origine prendre le pouvoir par la force au sein de l’éditeur de jeux vidéo, mais avait tenté à plusieurs reprises, par l’intermédiaire d’Arnaud de Puyfontaine, le président du directoire de Vivendi, de « nouer un dialogue ». Dans le clan d’en face, la montée au capital de l’homme d’affaires est plutôt vue comme une agression. « Au service des sports, la consigne a été ouvertement donnée de ne pas faire de sujet dérangeant pour les clubs » Avec sa nouvelle offre, M. Bolloré pourrait s’octroyer la moitié des droits de vote mais l’offre est encore de 10 % inférieure aux dernières transactions du secteur », dit Jean-Christophe Liaubet, d’Exane. Or, pour atteindre son but, Vincent Bolloré doit convaincre certains gros actionnaires, comme Fidelity, Amber Capital, Allianz Global Investors et DNB Asset Management, qui possédaient ensemble 25 % du capital au 31 décembre 2015. En s’attaquant à Gameloft, dirigé par Michel Guillemot, Vincent Bolloré semble vouloir montrer à son frère, Yves, le patron d’Ubisoft, qu’il est déterminé. De fait, Ubisoft, l’éditeur de jeux à succès comme Watch Dogs ou Assassin’s Creed, valorisé 3 milliards d’euros en Bourse, est une cible plus attractive mais plus difficile à conquérir. Vivendi détient pour l’instant 15 % du capital, comme il l’a confirmé le 29 février, et pourrait se montrer moins agressif qu’avec Gameloft, selon les experts. « Vivendi veut convaincre la famille Guillemot que des synergies sont possibles, et qu’ils peuvent être partenaires », analyse M. Beaudoux, de Bryan Garnier, qui pense que, à terme, un accord avec Vivendi, qui dispose de 6 milliards d’euros de cash, pourrait être bénéfique. « Il s’agit de donner à la société les moyens de se développer », dit un proche du dossier. Depuis l’irruption de l’homme d’affaires breton, Yves Guillemot, qui tient à préserver son indépendance, s’est démené pour trouver un chevalier blanc. Sans résultat concret à ce jour. p sandrine cassini Chiffre d’affaires « En 2015, Saint-Gobain a enregistré une amélioration de ses résultats dans un environnement économique très contrasté. L’ampleur de ce progrès a été limitée par la poursuite du recul des activités en France, notamment affectées par le fort repli de la Canalisation au second semestre, malgré des premiers signes d’amélioration des indicateurs de la construction. Résultat d’exploitation Le Groupe a achevé une étape importante dans l’évolution de son portefeuille d’activités avec la cession de Verallia dans de très bonnes conditions et poursuit le projet d’acquisition du contrôle de Sika après l’obtention de l’ensemble des autorisations antitrust préalables à la clôture de l’opération. 39,62 MD€ 2,64 MD€ + 4,5 % Dans un contexte macroéconomique encore très volatil, nous poursuivons en 2016 nos efforts d’adaptation et visons une nouvelle amélioration du résultat d’exploitation à structure et taux de change comparables. » Pierre-André de Chalendar Président-Directeur Général Résultat net* 1,30 M€ + 35,9 % Dividende** PROCHAINS RENDEZ-VOUS 27 Avril 2 Juin Publication du chiffre d’affaires du premier trimestre Assemblée générale, Palais des Congrès, Paris 1,24 € par action * Résultat Net de l’ensemble consolidé part du Groupe. ** Montant qui sera proposé à l’Assemblée générale versé intégralement en espèces. Une information complète sur les résultats de l’exercice est disponible sur www.saint-gobain.com BIOLOGIE NEUROLOGIE PORTRAIT LES PLANTES, SENSIBLES ET INTELLIGENTES ? LES EXPERTS AU CHEVET DU RETARD MENTAL PIERRE POLLAK, STIMULATEUR PROFOND → DOSSIER PAGES 4-5 → PAGE 2 → PAGE 7 Zika multiplie les cas de Guillain-Barré L’analyse rétrospective de l’épidémie qui a touché la Polynésie française en 2013-2014 confirme que le virus engendre des syndromes de Guillain-Barré. Chez les personnes infectées, la fréquence de cette atteinte neurologique réversible était environ vingt fois plus élevée que dans la population non touchée. PAGE 3 Le moustique « Aedes aegypti », vecteur du virus Zika. MARVIN RECINOS/AFP Le syndrome de l’imposteur V chronique Angela Sirigu Neuroscientifique, directrice de l’Institut de science cognitive Marc-Jeannerod, département neuroscience (CNRSuniversité Lyon-I) ous arrive-t-il parfois d’avoir la sensation de ne pas être à la hauteur, de ne pas posséder les qualités qu’il faut pour accomplir un travail ambitieux ? Un tel sentiment est assez commun et le plus souvent passager, mais lorsqu’il se transforme en conviction durable, on entre dans le cadre du « syndrome de l’imposteur », qui est assez répandu dans de nombreux milieux professionnels. L’individu qui en est atteint se convainc qu’il n’est pas apte à la fonction qu’il occupe ou qu’il convoite et redoute d’être démasqué tôt ou tard comme un imposteur, au point de renoncer à toute nouvelle opportunité qui pourrait faire progresser sa carrière. Ce phénomène a été étudié pour la première fois en 1978 par Pauline Clance et Suzanne Imes, de l’université de Géorgie à Atlanta, chez 150 femmes ayant occupé des postes à haute responsabilité mais qui ne parvenaient pas à intérioriser l’expérience du succès et persistaient à penser que leur réussite était le fait du hasard. Des études récentes montrent que ce phénomène ne dépend pas du sexe, qu’il affecte généralement des personnes ayant un niveau intellectuel élevé, et est endémique chez les scientifiques. Des articles Cahier du « Monde » No 22123 daté Mercredi 2 mars 2016 - Ne peut être vendu séparément traitant de ce malaise sont parus dans les rubriques « carrière » de revues comme Science et Nature. Le contexte dans lequel grandissent puis évoluent les chercheurs serait propice à son émergence. Souvent élèves brillants, ils peuvent développer un sentiment de valeur personnelle qui est très dépendant de leurs exploits académiques, ce qui les rend prompts à douter et à éprouver sentiment de ne pas être légitime lorsqu’ils commencent à évoluer parmi d’autres cerveaux tout aussi performants que le leur ou sont confrontés au refus d’un manuscrit ou d’une demande de subvention. La monnaie qui rétribue le travail d’un chercheur n’est pas l’argent, c’est connu, mais la reconnaissance. Même si celle-ci est au rendez-vous, le sentiment d’imposture est parfois tenace. On en a vu récrire vingt fois un rapport et mettre des années avant de le soumettre pour publication, minés par la conviction que le travail n’est pas abouti, ou refuser une invitation à donner une conférence internationale de crainte de voir leur ignorance exposée au grand jour. Le paradoxe est qu’il s’agit de personnes objectivement ultracompétentes, ayant accumulé tous les gages extérieurs de reconnaissance : diplômes, prix, chaire de prestige, etc. Certains pensent que l’universalité du sentiment d’imposture chez les scientifiques naît du fait qu’ils sont confrontés tous les jours à la conscience aiguë qu’ils ne réussiront jamais à tout comprendre. S’appuyant sur des tests de personnalité, Frederik Anseel, de l’université de Gand, évoque plutôt le perfectionnisme exacerbé et l’auto-imposition d’objectifs irréalistes menant à un sentiment inéluctable de défaite et d’insuffisance. Enfin, il est possible que les scientifiques soient juste un peu trop centrés sur eux-mêmes, car relativiser l’importance de ses travaux, s’occuper d’autrui, s’intéresser plus à la formation des étudiants qu’à sa propre promotion a aidé certains d’entre eux à se défaire de ce sentiment d’imposture désagréable. Il est intéressant de noter que le phénomène inverse existe aussi : l’effet Dunning-Kruger, qui montre que les personnes très incompétentes ont une confiance excessivement élevée dans leurs capacités et leurs jugements, et grâce à cela ne connaissent ni le doute ni l’angoisse. Mais non, amis chercheurs, brider votre processeur interne n’est pas forcément la meilleure solution pour soulager et traiter votre syndrome de l’imposteur. p 2| 0123 Mercredi 2 mars 2016 | SCIENCE & MÉDECINE | AC T UA L I T É Sortir la déficience intellectuelle de l’ombre | L’Inserm consacre une volumineuse expertise collective aux troubles du développement, des handicaps méconnus, qui concernent de 1 % à 2 % de la population. Reportage dans une consultation spécialisée neuropédiatrie sandrine cabut Q u’est-ce qui vous soucie avec votre petite fille ? », demande le docteur David Germanaud. Ce matin de février, le neuropédiatre et chercheur commence sa consultation à l’hôpital Robert-Debré (AP-HP) avec Clara (prénom changé), 6 ans, et ses parents. Comme la plupart des jeunes patients que prend en charge ce spécialiste des troubles neuro-développementaux, la fillette ne se développe pas tout à fait comme les autres enfants. Chez certains, ce sont des troubles du comportement qui sont au premier plan. Chez d’autres, comme Clara, ce sont des difficultés cognitives, qui perturbent les acquisitions précoces ou les apprentissages scolaires. « La nature ne sait pas fabriquer de bons yeux à tout le monde. Elle ne fait pas beaucoup mieux pour le cerveau » david germanaud neuropédiatre « Ce qui nous tracasse, c’est son retard par rapport aux camarades de son âge. Au quotidien elle progresse, mais on sent un décalage », décrit le père, la fillette sagement assise sur ses genoux. Guidés par les questions du médecin, les parents retracent le parcours de Clara, les démarches entreprises. Quand elle était bébé, ils se sont demandé si elle n’avait pas un problème d’audition, car elle ne réagissait pas tellement lorsqu’ils l’appelaient. Puis en première année de maternelle, ils ont pensé qu’elle était particulièrement timide. Elle n’avait pas d’échange avec la maîtresse, alors qu’elle était sociable à la maison. Progressivement, ils ont réalisé que son niveau de compréhension restait limité, son langage basique. Des professionnels de santé ont été consultés ; une prise en charge organisée en orthophonie, psychomotricité et orthoptie. Clara et sa famille sont entrés de plain-pied dans le monde du handicap, avec une reconnaissance de ce statut par la Maison départementale des personnes handicapées, qui ouvre l’accès à certains soins comme l’accompagnement par une auxiliaire de vie scolaire. En fin de grande section, Clara a rencontré à deux reprises la psychologue scolaire, et les enseignants ont dit aux parents que « le plus raisonnable » était une orientation en classe pour l’inclusion scolaire (CLIS). Mais beaucoup de questions restaient sans réponse et les parents ont hésité. « Je me demandais si Clara ne devait pas plutôt redoubler la grande section ou passer au CP avec une aide. On était perdus. Finalement, elle a intégré une CLIS cette année, mais je ne sais pas si c’est la bonne option », avoue la maman. Dans une classe d’orthophonie du service de neurologie de l’hôpital du Kremlin-Bicêtre (Val-de-Marne). VALENTINE VERMEIL/PICTURETANK David Germanaud prend son temps pour consulter les documents apportés par le couple, examiner l’enfant, faire de « petits jeux » avec elle. Il reconstitue précisément l’arbre généalogique, à la recherche de difficultés équivalentes chez les trois frères et sœurs de Clara, les parents, les cousins… Ce n’est pas le cas. Le neuropédiatre questionne aussi soigneusement la maman sur sa grossesse : a-t-elle souffert de maladies ou été victime d’un accident ? A-t-elle pris des médicaments, même avant de se savoir enceinte, consommé de l’alcool, du tabac ou d’autres substances ? Là non plus, rien d’évident. A l’issue de cette consultation spécialisée, que les parents attendent depuis plus de six mois, il lui faudra répondre à leurs nombreuses questions, et plus particulièrement à deux, essentielles pour la prise en charge : qu’est-ce qui fonctionne moins bien dans le cerveau de leur enfant pour la mettre en difficulté, et pourquoi ? « Une personne sur trois doit porter des lunettes car la nature ne sait pas fabriquer de bons yeux à tout le monde. Elle ne fait pas beaucoup mieux pour le cerveau », dit le docteur Germanaud en préambule. Puis il met des mots précis sur les problèmes de cette petite fille : « La compréhension qu’elle a du monde n’est pas celle d’une enfant de 6 ans, mais plutôt de 4. Elle a une déficience intellectuelle modérée à légère. Chez Clara, celle-ci est isolée, c’est-à-dire qu’elle n’est pas associée à d’autres anomalies de son développe- ment. » Des termes que ces parents semblent entendre pour la première fois. Souvent, les professionnels ne sont pas à l’aise pour aborder avec les familles la question de la déficience intellectuelle, autrefois appelée retard mental. Ici, le couple paraît soulagé de cette démarche de transparence, menée avec bienveillance. « Ce n’est pas parce qu’elle est globalement gênée qu’elle n’a pas des points forts, parmi d’autres plus faibles. Ses points forts, il faut les repérer et être un peu plus exigeant. Pour le reste, il faut être tolérant, accepter que certaines de ses réactions vous semblent un peu étranges parce que décalées », poursuit David Germanaud. Il rassure aussi les parents sur la pertinence de l’accompagnement et des choix faits jusque-là pour Clara. Un constat rassurant, mais pas si courant d’après l’expérience de ce médecin. Dans la majorité des cas, à cet âge-là, les difficultés des enfants n’ont pas été convenablement identifiées et les prises en charge adaptées restent à mettre en place ou sont toujours « en attente » sans raisons valables. David Germanaud propose ensuite aux parents de revenir pour des examens complémentaires, à la recherche d’un « pourquoi ». « Dans le cas de Clara, où il n’y a pas de cause évidente, on trouve seulement une fois sur trois, dit-il. Ces examens peuvent néanmoins nous aider à mieux comprendre l’enfant, et anticiper certains aspects de sa prise en charge. Et puis, identifier une cause permet de savoir s’il peut parfois y avoir d’autres personnes concernées dans la famille. Cela arrive avec certaines anomalies génétiques. » Ce 1er mars, l’Inserm devait rendre publique une expertise collective sur ce vaste sujet des déficiences intellectuelles (DI), lors d’un colloque à Paris. Les DI sont définies par un déficit des fonctions intellectuelles (mesurées notamment par le QI) et du comportement adaptatif associé. Fruit de trois ans de travail, cet ouvrage de 1 000 pages s’appuie sur 2 500 références scientifiques. Une initiative bienvenue pour mettre un coup de projecteur sur ces handicaps qui touchent au total de 1 % à 2 % de la population mais restent méconnus, voire tabous dans le grand public et même parfois chez les professionnels. « Ce travail permet de repenser les déficiences intellectuelles en termes scientifiques, et c’est important parce que la bientraitance passe par la connaissance », souligne le professeur Vincent des Portes, l’un des douze experts, en insistant sur la grande hétérogénéité des DI et leurs causes multiples. Selon ce neuropédiatre (Centre de référence national des déficiences intellectuelles de causes rares, Lyon), il y a un paradoxe entre, d’un côté, la bonne volonté et la créativité des aidants familiaux et professionnels, et les moyens engagés, et, de l’autre, le sentiment de carences, de parcours du combattant. « Il faut voir cette expertise collective comme une boîte à outils pour les professionnels et les familles mais elle n’a pas pour autant vocation à dicter à chacun sa feuille de route », conclut-il. p La phagothérapie poursuit sa quête réglementaire Des cocktails de virus pourraient bénéficier d’autorisations temporaires d’utilisation contre des infections antibiorésistantes L e 18 février se tenait à l’Assemblée nationale un colloque sur la phagothérapie. Cette thérapie ancienne utilise les bactériophages, des virus naturels spécifiques des bactéries, pour lutter contre certaines infections à bactéries multirésistantes. Le colloque avait pour vocation de discuter du cadre réglementaire pour réintroduire ces médicaments biologiques, qui ont fait leurs preuves par le passé et sont notamment toujours librement utilisés dans des pays comme la Géorgie. En juillet 2015, le premier essai clinique les utilisant a commencé sous le nom de Phagoburn (supplément « Science & médecine » du 8 janvier 2014). Cet essai européen évalue deux cocktails – associations de différents phages visant à cibler une bactérie en parti- culier – contre deux espèces bactériennes, colibacille et pyocyanique, sur des brûlures infectées. Pour subvenir aux besoins de l’essai clinique, les phages devaient être produits selon les normes de l’industrie pharmaceutique, appelées « bonnes pratiques de fabrication » (BPF). « Aujourd’hui, ils sont de qualité suffisante et acceptable, bien qu’ils ne puissent pas encore être qualifiés BPF, précise Caroline Semaille, à la tête de la direction des médicaments anti-infectieux à l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM). Il existe toujours un enjeu sur la production de phages de qualité. » En particulier dans le cas où les essais cliniques seraient concluants. Il faudrait alors que les cocktails médicaments de phages répondent entièrement aux conditions BPF pour accéder à une autorisation de mise sur le marché. Par ailleurs, l’ANSM vient de créer un comité scientifique spécialisé temporaire dont la première réunion aura lieu le 24 mars. « Cette rencontre a pour objectif de discuter du cadre des premières autorisations temporaires d’utilisations (ATU) nominatives auxquelles nous allons pouvoir répondre », indique Caroline Semaille. En effet, la disponibilité, dans le cadre des essais cliniques, de deux cocktails de phages produits en qualité satisfaisante ouvre cette possibilité aux patients en impasse thérapeutique. Une première ATU avait été exceptionnellement accordée en novembre 2015 pour un patient pris en charge par l’un des médecins coordinateurs de l’essai Phagoburn. Une deuxième demande vient d’être envoyée pour une petite fille de 13 ans atteinte d’une infection urinaire à colibacille, en impasse thérapeutique, qui a déjà perdu un rein et est sur le point de perdre le second. Staphylocoques L’ANSM lance également « un appel d’offres pour financer des équipes qui vont tester sur des modèles expérimentaux animaux de nouveaux cocktails de phages », nous apprend Caroline Semaille. « Si ces nouveaux cocktails peuvent être produits de façon qualitative et que les modèles animaux démontrent leur efficacité, nous pourrons envisager des ATU pour d’autres indications », précise-t-elle. Le docteur Alain Dublanchet, microbiologiste et ancien chef de service au centre hospitalier de Villeneuve-Saint-Georges (Val-deMarne), se bat pour réintroduire la phagothérapie en France, l’ayant employé avec succès. Il attend avec impatience de pouvoir utiliser les phages légalement dans le cas d’infections ostéo-articulaires provoquées par les staphylocoques. Il connaît en effet le fort potentiel des bactériophages contre ces bactéries particulièrement redoutables lorsqu’elles se logent dans une plaie. Le microbiologiste a d’ailleurs pris les devants avec le projet de recherche « Phosa », commencé en janvier 2015, qui a pour objectif la mise au point d’un cocktail de phages efficaces contre ce type d’infections. « J’en ai assez de voir des patients amputés faute de solutions thérapeutiques face aux bactéries multirésistantes », se désespère-t-il. Tandis que la phagothérapie avance pas à pas en Europe, la phagoprophylaxie (utilisation des phages de façon préventive contre une maladie) est utilisée légalement depuis des années dans l’agroalimentaire, par exemple aux Etats-Unis. La préparation de phages Listex, notamment, y est commercialisée par l’industriel hollandais Micreos. Ce produit est pulvérisé sur les aliments destinés à la consommation humaine pour les protéger de la listériose, une maladie bactérienne rare mais grave. L’Autorité européenne de sécurité des aliments est actuellement en train d’évaluer la sécurité et l’efficacité du Listex sur différents aliments mais Enrico Brivio, porte-parole à la Commission européenne, indique pour l’heure « qu’il est beaucoup trop tôt pour envisager son autorisation sur le marché européen ». p raphaëlle maruchitch AC T UA L I T É | SCIENCE & MÉDECINE | Le lien avéré entre Zika et Guillain-Barré | Une étude rétrospective en Polynésie française établit une relation de causalité entre l’infection par le virus et une multiplication par vingt de ces atteintes neurologiques épidémiologie paul benkimoun L’ infection par le virus Zika peut entraîner des syndromes de GuillainBarré (SGB), une affection plutôt rare (1 à 2 cas pour 100 000 personnes par an) caractérisée par une faiblesse, voire une paralysie progressive des nerfs périphériques. Une étude conduite sur les données de 42 patients ayant présenté un SGB au cours de l’épidémie à virus Zika de 2013-2014 en Polynésie française démontre que ces atteintes neurologiques réversibles sont environ vingt fois plus fréquentes chez les personnes infectées. Publié mardi 1er mars dans The Lancet, ce travail – le premier à évaluer l’implication du virus Zika sur un grand nombre de SGB – associe plusieurs équipes, dont l’Institut Pasteur, l’Institut Louis-Malardé et l’université de Glasgow. Se présentant avec des tableaux cliniques variables, le SGB prend une forme sévère avec une détresse respiratoire dans 20 % à 30 % des cas, comme le rappelle un article paraissant dans le même numéro du Lancet. Il est généralement précédé d’une infection ou d’un autre type de stimulation de l’immunité. Celle-ci déclenche une réponse autoimmune aberrante, qui s’attaque aux nerfs périphériques et à leurs racines au niveau du rachis. « La bactérie Campylobacter jejuni, responsable d’infections intestinales, est l’un des grands pourvoyeurs de SGB, mais sous forme de cas sporadiques », indique le professeur Arnaud La concomitance d’une épidémie de dengue a fait envisager sa responsabilité dans le nombre anormalement élevé de Guillain-Barré Fontanet (Institut Pasteur et Conservatoire national des arts et métiers), l’un des principaux auteurs de l’étude paraissant dans The Lancet. Jusqu’ici, les épidémiologistes avaient constaté que plus les infections à virus Zika étaient nombreuses, plus le SGB était fréquent. S’y ajoutait la description publiée du cas d’une personne atteinte de ce tableau 0123 Mercredi 2 mars 2016 |3 télescope Chimie Un procédé peu cher pour fabriquer de l’eau oxygénée Une équipe de l’université de Cardiff (Pays de Galles) a mis au point une nouvelle méthode économique et rapide pour synthétiser de l’eau oxygénée, un désinfectant précieux notamment pour rendre l’eau potable. La technique utilise des catalyseurs à base d’étain à la place de l’or, plus coûteux. Les chercheurs notent une efficacité moindre (95 %) que celle des procédés industriels, mais adaptée à des productions locales. > Freakley et al, « Science », 26 février Evolution Un système nerveux vieux de plus de 500 millions d’années Le plus complet et le plus ancien des systèmes nerveux a été découvert dans le sud de la Chine par une équipe internationale. Vieux de plus de 500 millions d’années, ce fossile de la période du cambrien appartient à Chengjiangocaris kunmingensis, un ancêtre des arthropodes actuels. Il est rare de trouver des tissus mous dans les fossiles mais les chercheurs ont pourtant repéré un cordon nerveux central ressemblant à un collier de perles, ainsi que des douzaines de minuscules ramifications. L’intérêt est d’observer le maintien ou la disparition d’une telle architecture dans les descendants actuels de cette espèce pour comprendre l’évolution du système nerveux. > Yang et al., PNAS, 1er mars Une femme infectée par Zika et atteinte d’un syndrome de Guillain-Barré, en Colombie. RICARDO MAZALAN/AP neurologique et présentant une sérologie attestant de l’infection par le virus Zika, résume le professeur Fontanet. Mais le virus était-il bien à l’origine de l’accroissement du nombre de SGB observé lors de l’épidémie qui a frappé la Polynésie française en 2013-2014 ? Les chercheurs ont tiré parti de données exhaustives et de qualité pour mener, à distance des faits, ce travail d’analyse de ce qui constitue probablement la plus grosse flambée de cas de SGB étudiée. L’exploitation des données de surveillance par le réseau des médecins généralistes, celles des patients hospitalisés sur place, et la fiabilité du laboratoire de virologie de l’Institut Louis-Malardé à Papeete ont ainsi concouru à une réponse positive à l’interrogation de départ. Les deux tiers de la population de Polynésie française, soit environ 180 000 personnes, ont été infectés par le virus Zika en 2013-2014. Près de 32 000 patients ont consulté un médecin pour une suspicion d’infection par le virus Zika et 42 diagnostics de SGB ont été portés au centre hospitalier de Papeete, soit « à peu près vingt fois plus que l’incidence habituelle », précise le Pr Fontanet. En effet, dans cette étude, le risque de développer un SGB s’élevait à 2,4 pour 10 000 cas d’infection par le virus. Le taux d’admission en réanimation était de 38 %, un chiffre un peu plus élevé que les 30 % généralement observés en métropole. L’apparition d’un SGB était, en règle générale, plus rapide : moins de quatre jours pour la moitié des malades contre une à deux semaines dans l’Hexagone. Autre différence, un rétablissement plus prompt. Trois mois après la phase critique, 57 % des patients pouvaient marcher, précise le professeur Fontanet. Ce qui est une proportion inhabituellement élevée. La totalité des patients ayant eu un SGB étaient porteurs d’anticorps neutralisants contre le virus Zika (contre 54 % chez les patients ayant consulté pour un autre motif qu’une fièvre). Ces anticorps ont été détectés par une méthode très sensible et très spécifique du virus. De plus, ils présentaient des anticorps de type IgM témoignant d’une infection récente par le virus. La concomitance d’une épidémie de dengue a amené les chercheurs à envisager une éventuelle responsabilité de cette autre infection virale dans le nombre anormalement élevé de SGB. Ils ont donc eu recours à deux groupes contrôles. Les individus des trois groupes présentaient fréquemment des signes biologiques d’infection ancienne par le virus de la dengue, dans des proportions proches : 95,2 % dans le groupe des malades infectés par le virus Zika et atteints d’un SGB, 88,8 % chez ceux n’ayant pas eu de fièvre, et 82,9 % chez ceux atteints par le virus Zika dénués de signes neurologiques. Les auteurs ont donc écarté une infection récente par le virus de la dengue chez des personnes présentant une immunité préexistante et ont conclu à la responsabilité de Zika dans l’augmentation spectaculaire du nombre de SGB en Polynésie française. Au-delà de cette démonstration d’un lien de causalité entre le virus Zika et le SGB, le Pr Fontanet souligne « l’importance de disposer de capacités hospitalières et en particulier de lits disponibles en unité de soins intensifs. La moitié des 38 % des personnes atteintes d’un SGB admises en réanimation y est restée plus de 35 jours ». Les infrastructures polynésiennes, de même que celles de Martinique et de Guyane, les départements français d’Amérique les plus touchés actuellement, permettent d’y faire face, mais cela n’est pas nécessairement le cas dans les autres territoires concernés. Par ailleurs, plusieurs études sont en cours pour tenter de mettre en évidence un lien de causalité entre l’infection par le virus Zika chez la femme enceinte et la survenue d’une microcéphalie chez le fœtus. Un tel lien est soupçonné mais pas encore démontré scientifiquement. p Archéologie Des tombes musulmanes du Haut Moyen Age découvertes à Nîmes Pour la première fois en France, une présence musulmane entre les VIIe et les IXe siècles a été authentifiée. Trois sépultures respectant les rites musulmans ont été découvertes à Nîmes par l’Institut national de recherche en archéologie préventive, lors de fouilles entamées en 2006. Des analyses génétiques indiquent une origine nord-africaine. Les corps pourraient être ceux de soldats berbères de l’armée omeyyade, qui a conquis à cette même période l’Afrique du Nord et le sud de l’Europe. (PHOTO : MARIE-FRANCE BERNARD/INRAINRAP) > Gleize et al., « Plos One », 24 février Une maladie rare éclaire sur la dépression Des inflammations liées à la mastocytose causeraient des troubles dépressifs L e lien entre inflammation et dépression semble un peu plus se confirmer. L’idée est née d’un constat : environ 50 % des patients atteints d’une maladie rare, la mastocytose, souffrent de symptômes dépressifs, comme l’a constaté le professeur Olivier Hermine (hôpital Necker, centre de références des mastocytoses, Institut Imagine), qui a codirigé ces travaux avec le professeur Raphaël Gaillard (centre hospitalier Sainte-Anne, Institut Pasteur). La mastocytose se caractérise par la prolifération anormale de mastocytes, des cellules granuleuses impliquées dans les réactions allergiques ou inflammatoires. Cette pathologie se présente sous forme cutanée, en général bénigne, ou systémique – elle est dans ce cas plus grave, avec des atteintes osseuses, digestives, etc. Menée par Sophie Georgin-Lavialle dans les hôpitaux parisiens Necker et Sainte-Anne et par les équipes de l’université Paris-Descartes, une étude publiée fin janvier dans la revue Molecular Psychiatry a porté sur 54 adultes atteints de la forme modérée de mastocytose, dont les deux tiers montraient des symptômes dépressifs, comparés à 54 adultes sains de même profil. En mesurant les éventuels troubles dépressifs et en analysant leur sang, il a d’abord été montré que les patients présentaient des concentrations plus faibles de tryptophane et des taux plus élevés de dérivés neurotoxiques du tryptophane, tel l’acide quinolinique. Or, l’organisme métabolise le tryptophane en sérotonine, un neurotransmetteur dont les antidépresseurs actuels visent à augmenter la quantité dans le cerveau. Ces résultats confirment de précédents travaux montrant une perturbation du métabolisme du tryptophane dans les dépressions pouvant être induites par une inflammation. L’étude montre aussi que le groupe de patients atteints de mastocytose ont des taux plus faibles de sérotonine dans le sang. Des pistes intéressantes Le lien entre dépression et inflammation a déjà été observé. « Des études ont déjà montré les effets spectaculaires de la kétamine – agent anesthésiant qui est aussi un puissant inhibiteur de l’acide quinolinique – sur les personnes réfractaires au traitement conventionnel », rappelle le professeur Raphaël Gaillard. On compte environ une publication par semaine sur ce sujet. « Il faut également regarder si les personnes dépressives réfractaires aux traitements actuels ont une activation des mastocytes, en dehors des mastocytoses », avance le professeur Hermine. Cette étude ouvre une autre voie : tester des molécules qui pourraient empêcher les mastocytes de relarguer leurs molécules inflammatoires. Des pistes intéressantes quand on sait qu’environ 30 % des patients souffrant de dépression (qui touche 350 millions de personnes dans le monde) ne répondent pas correctement aux traitements antidépresseurs classiques. Pour le professeur Gaillard, « dans le domaine de la dépression, il faut penser autrement les voies de l’inflammation et de l’immunologie, dans la mesure où les antidépresseurs, des inhibiteurs de récepteurs de sérotonine, n’ont que peu évolué en trente ans ». p pascale santi Dans l’ êt de la science mathieu vidard arré la tête au c 14 :00 -15 :00 avec, tous les mardis, la chronique de Pierre Barthélémy 4| 0123 Mercredi 2 mars 2016 | SCIENCE & MÉDECINE | ÉVÉNEMENT Stefano Mancuso, promoteur de la « neurobiologie » végétale, au département d’horticulture de l’université de Florence. MASSIMO SESTINI P sabah rahmani lus de doute, les plantes savent communiquer ! Loin des clichés sur les plantes vertes et passives, la biologie végétale ne cesse d’observer depuis une quinzaine d’années des facultés surprenantes que l’on croyait réservées au monde animal. Elles communiquent entre elles et avec des insectes, « appellent » la pluie, élaborent des stratégies pour combattre des agresseurs, alertent leurs voisines en cas de danger, gardent des événements en mémoire, et, à la grande surprise des chercheurs, sont parcourues de signaux électriques mystérieux. « Certains aspects sont connus depuis longtemps : les fleurs sentent bon pour attirer les pollinisateurs, les fruits sont colorés et parfumés pour attirer les animaux qui dispersent les graines, rappelle Francis Hallé, botaniste, ancien enseignant à l’université de Montpellier et auteur de Plaidoyer pour l’arbre (Actes sud, 2005). Mais ce qui est intéressant et nouveau, c’est la communication entre les plantes ellesmêmes. » Le premier exemple, et sans doute le plus spectaculaire, fut découvert dans les années 1990, lorsque le biologiste sud-africain Wouter Van Hoven montra que des acacias avaient tué près de 3 000 koudous dans les ranchs ! Les arbres s’étaient mis à produire plus de tanins (molécules au goût amer) pour rendre toxique la digestion des feuilles par ces herbivores trop nombreux qui menaçaient la survie des végétaux. Les branches blessées émettaient alors un gaz volatil, l’éthylène, pour prévenir les autres acacias du danger afin qu’ils enclenchent à leur tour leur système de défense avant même l’arrivée des koudous. Plus tard, en 2015, des chercheurs ont publié une étude étonnante sur le cas de cyprès qui résistent au feu. Le botaniste espagnol Bernabé Moya avait constaté en 2012 qu’à la suite d’un incendie dans la région de Valence, seuls 12 cyprès méditerranéens sur 946 avaient brûlé, alors que les autres végétaux s’étaient bien moins défendus. Comment l’expliquer ? Côté plante, on a observé que le cyprès (Cupressus sempervirens) est très résistant à l’inflammation en raison de la constitution de ses feuilles : ses « écailles » sont capables de retenir l’eau, avec 84 % à 96 % d’humidité, même par temps sec et chaud. Le cyprès met sept fois plus de Les plantes Ces grandes communicantes biologie Les végétaux échangent des informations, s’adaptent aux situations de crise, dorment, mémorisent, attirent la pluie… Une source d’émerveillement autant que d’interrogations pour les chercheurs temps à brûler qu’un pin. Côté sol, les feuilles sèches forment une litière épaisse qui retient l’eau. Enfin, côté ciel, quand le feu approche et que la température du cyprès atteint 60 °C, celui-ci dégage dans l’atmosphère des composés volatils et semble prévenir ses congénères, qui libèrent aussi des molécules avant même que leur température n’augmente : « Les feuilles sont composées, outre la cellulose et de la lignine, leurs éléments de structure, d’un mélange organique de résines – composés de terpènes, etc. – qui, lorsqu’il est libéré dans l’atmosphère, se transforme en composés organiques volatils », explique Bernabé Moya. En se libérant d’une partie de sa résine inflammable, le cyprès réduit fortement ses risques de brûler. « Les plantes, organismes sessiles, enracinés, ne sont pas capables de battre en retraite ou de s’enfuir, mais elles peuvent modifier leur métabolisme pour s’adapter aux variations de l’environnement », souligne Daniel Chamovitz, biologiste à l’université de Tel-Aviv. Et parfois ce sont elles qui modifient leur environnement ! Les recherches récentes ont montré que la formation des nuages n’était pas seulement le fruit de l’humidité dans l’atmosphère dégagée par les végétaux. En 2014, l’agronome brésilien Antonio Donato Nobre a confirmé, dans un rapport scientifique intitulé « L’avenir climatique de l’Amazonie », que « les arbres amazoniens Dans les années 1990, le biologiste sud-africain Wouter Van Hoven a montré que des acacias avaient tué près de 3 000 koudous dans les ranchs émettent des substances volatiles qui agissent comme précurseurs, des sortes de “graines” qui aident à la condensation de la vapeur d’eau ». Pour le chercheur, « l’efficacité de ces particules dans la nucléation des nuages provoque des pluies abondantes et bénéfiques ». Pour Francis Hallé, « c’est très intéressant et complexe sur le plan chimique car chaque espèce d’arbre a son propre parfum, son propre message, pour attirer la pluie ». La communication biochimique complexe des plantes est encore loin d’avoir dévoilé tous ses secrets. Mais plus encore, c’est l’électrophysiologie des végétaux qui suscite régulièrement la surprise des chercheurs. Si on savait que les plantes ont une activité électrique, on a longtemps sous-estimé son importance. Les plantes blessées, par exemple, émettent des signaux électriques qui les traversent. Pourquoi et comment ? Au département de biologie moléculaire de la plante à l’université de Lausanne, l’équipe dirigée par le professeur Edward Farmer s’est demandé « si ces signaux électriques générés quand on blesse la plante peuvent déclencher des mécanismes de défense ». Car les protéines de défense sont non seulement produites dans les parties attaquées, mais aussi dans les parties saines de la plante. Grâce au modèle de l’arabette des dames (Arabidopsis thaliana), l’équipe a réussi à identifier les gènes qui déclenchent le signal électrique et à confirmer le lien avec l’activation de protéines de défense loin de la blessure. Les résultats publiés en 2013 dans Nature identifiaient trois gènes GLR (glutamate receptor-like), semblables à ceux des animaux, impliqués dans ce processus électrophysiologique. « Ce qui est surprenant, c’est que ces gènes sont très similaires aux gènes activés dans les synapses rapides du cerveau humain, alors qu’une plante n’a aucun neurone. C’est très intrigant et stimulant », s’enthousiasme Edward Farmer. Il explique que toute cellule biologique a un potentiel électrochimique de membrane qui agit comme une petite pile polarisée, mais la transmission électrique d’une cellule végétale à l’autre sur une longue distance reste une énigme. Avec une moyenne de 8 à 10 cm par minute – « un peu la vitesse d’une chenille qui marche sur une feuille » – le signal électrique a une vitesse hétérogène et « cet entre-deux est un vrai casse-tête pour la recherche », ajoute-t-il. Les hypothèses se focalisent sur le système vasculaire de la plante, composé du phloème (tissu conducteur de la sève élaborée depuis la feuille vers le reste de la plante) et du xylème (tissu conducteur de la sève brute – eau et sels minéraux – depuis les racines jusqu’au reste de la plante). Selon Farmer, « de nombreux chercheurs pensent que c’est l’un ou l’autre qui agit ÉVÉNEMENT | SCIENCE & MÉDECINE | 0123 Mercredi 2 mars 2016 |5 Sensibilité ou intelligence ? J Une arabette des dames, dans le laboratoire d’Edward Farmer, à l’université de Lausanne. UNIVERSITÉ DE LAUSANNE dans la transmission électrique, mon laboratoire pense que ces deux types de cellules travaillent ensemble pour l’envoi du signal. Mais on ne sait toujours pas qui fait quoi ». Les nombreuses et déroutantes similitudes entre l’activité électrique des plantes et le système nerveux des animaux suscitent encore des débats, parfois houleux, dans la communauté des biologistes. Bien avant les travaux d’Edward Farmer, Stefano Mancuso, de l’université de Florence, et Frantisek Baluska, de l’université de Bonn, soulignaient dans leurs travaux l’importance de l’activité « synaptique » des plantes. A tel point qu’en 2005, Mancuso utilise pour la première fois l’expression « neurobiologie » végétale en fondant avec Baluska le Laboratoire international de neurobiologie végétale, à Sesto Fiorentino, près de Florence. Mais pour Farmer, pas question d’utiliser ce terme car la plante n’a pas de neurones. A contrario, Baluska souligne que « ce qui est important, c’est que la plupart des molécules responsables de la communication et des activités neuronales dans le cerveau humain sont aussi présentes chez les plantes, avec des fonctionnements très similaires. Le processus est très proche et implique d’une certaine manière que les plantes ont aussi des processus d’information, de mémoire, de décisions, de résolution de problèmes ». Mais comment expliquer ce mécanisme alors que la plante n’a pas de cerveau ? « Les plantes sont capables de produire et d’émettre des signaux électriques sur toutes les cellules de leur corps. De ce point de vue, il y a une sorte de cerveau diffus, alors que chez les animaux tout est concentré dans un seul organe », détaille Stefano Mancuso. Directeur de recherche à l’INRA, Bruno Moulia, quant à lui, relativise : « Le piège des végétaux est qu’ils assurent de nombreuses fonctions – comme le mouvement, le vasculaire, le musculaire – avec les mêmes tissus. La question de l’activité synaptique des plantes est troublante, mais on ne peut pas encore trancher. » Feuille sensitive de « Mimosa pudica » après stimulation. MURIEL HAZAN/BIOSPHOTO A l’instar de Darwin, qui comparait l’action des racines à celle du cerveau animal, les partisans de la neurobiologie ont souvent concentré leurs recherches sur les racines. Dans l’un de leurs articles, publié en 2013, Mancuso et Baluska insistent sur le fait que les apex racinaires – les extrémités – ont « une très grande sensibilité aux stimuli environnementaux ». « La pointe de racine [la coiffe] agit comme l’organe sensoriel le plus important de la plante ; elle détecte des paramètres physiques divers telles que la gravité, la lumière, l’humidité, l’oxygène et les nutriments inorganiques essentiels », expliquent-ils. Les racines poussent ainsi plus vite que la partie aérienne de la plante. Ils ajoutent que les cellules de la « zone de transition » sont « très actives dans le réarrangement du cytosquelette, le transport de molécules Au Japon, des chercheurs ont observé, quelques jours avant un séisme, une activité électrique anormale des arbres, qui s’intensifie à l’approche du jour J [endocytose] et le recyclage des vésicules d’endocytose, ainsi que dans les activités électriques ». Ils supposent, en conclusion, que « la zone de transition » de la racine agit comme « une sorte de centre de commandement » de la plante. Au Japon, des chercheurs ont ainsi observé depuis longtemps, trois ou quatre jours avant un séisme, une activité électrique anormale des arbres qui s’intensifient à l’approche du jour J. D’après les dernières mesures de Yoshiharu Saito, directeur de l’Institut technique de l’environnement et des prévisions des séismes, ces phénomènes seraient dus à la réception d’un signal électromagnétique par les racines de l’arbre. Mais l’étude de ce mécanisme ne permet pas encore de localiser l’épicentre et l’ampleur d’un séisme. La mémoire des plantes, elle, n’est plus un tabou. De nombreuses études ont montré que les plantes sont capables de se souvenir d’un stress (climat, torsion, etc.) et de s’adapter à leur environnement. Cette mémoire varie de quelques jours à une quarantaine de jours pour le Mimosa pudica, par exemple, qui selon l’équipe de Mancuso montre aussi des capacités d’apprentissage. Pour autant, Francis Hallé prévient qu’il ne s’agit pas d’une « mémoire ou d’un apprentissage comparable aux nôtres. Une plante que vous n’arrosez que rarement, par exemple, aura l’habitude de vivre au sec, elle s’en “souvient”. Par contre, si vous l’arrosez beaucoup, eh bien, le jour où vous ne l’arrosez plus, elle meurt. Car la plante dépend aussi de ce qu’il lui est arrivé dans les époques antérieures ». Cette mémoire est généralement activée avec l’expression d’un gène jusqu’alors inactif. « Les gènes peuvent être modifiés chimiquement par des facteurs environnementaux tels que le stress, et ces modifications épigénétiques peuvent dans certains cas être transmises à la génération suivante. Cette sensibilité du génome est surprenante et nous commençons à peine à explorer la portée du contrôle épigénétique du développement de la plante », explique Lincoln Taiz, professeur émérite à l’université de Californie. Si l’être humain a près de 25 000 gènes, les végétaux en ont souvent beaucoup plus, comme le riz, qui en compte plus de 40 000. Alors que l’animal a la possibilité de se déplacer, la plante a finalement trouvé ses réponses dans la richesse et la variabilité génétique. « Un gage de longévité », assure Francis Hallé, pour qui le plus important reste sans doute encore à découvrir. p Des capacités sensorielles étonnantes D ites-vous bien une chose : les plantes vous voient. Elles savent même si vous portez une chemise bleue ou rouge, si vous avez repeint votre maison ou déplacé leur pot d’un bout à l’autre du salon », écrit Daniel Chamovitz, biologiste à l’université de Tel-Aviv, dans son ouvrage très sérieux La Plante et ses sens (Buchet-Chastel, 2014). Elles n’ont pas d’yeux et pourtant elles voient, elles n’ont pas de nez et pourtant elles sentent, elles n’ont pas d’oreilles et pourtant elles réagissent au son… Les plantes ont une vingtaine de capacités sensorielles. Grâce à plus de 700 capteurs répertoriés dans le monde végétal, elles analysent en permanence leur environnement pour mesurer la température, l’humidité, la lumière, etc. Mimosa pudica, souvent cité en exemple, est l’une des rares espèces végétales à réagir dès qu’on la touche en refermant ses feuilles. Contrairement à celui des plantes carnivores, son mouvement est une réaction défensive. Plus insolite, la « plante qui danse » (Desmodium gyrans) est sensible à la musique ! Cette légumineuse d’Asie agite ses folioles dès que de la musique ou des ondes sonores comme la voix lui parviennent. « Plus on répète la musique, mieux elle bouge. Elle devient une ballerine, s’amuse le biologiste Francis Hallé. Mais nous ne savons pas comment ça marche ni à quoi ça sert. » Le sommeil des végétaux Le sujet est délicat : la communauté des biologistes est mal à l’aise lorsqu’on parle de musique et de plantes. Depuis les années 1960, diverses expériences menées par des amateurs ou des chercheurs peu estimés par leurs pairs soumettent les plantes à divers styles de musique pour étudier leur réaction. Les résultats font bondir le milieu académique : le classique et le jazz favoriseraient la croissance des plantes alors que le metal les tuerait ! Plus sérieusement, il est certain que les perceptions sensorielles des végétaux sont très sophistiquées et souvent beaucoup plus complexes que chez les humains. L’arabette des dames a, par exemple, au moins onze photorécepteurs différents, situés sur différentes parties de la plante, alors que les humains en ont quatre, situés dans les yeux. En étudiant le phototropisme, Darwin avait déjà découvert qu’une plante dont on a coupé ou occulté le bourgeon n’est plus sensible à la lumière. Mais les recherches ultérieures ont montré que les feuilles jouent aussi un rôle. Si on fait pousser une plante à l’horizontale, elle se redresse, car la plante a aussi le sens de l’orientation etcelui de la gravité. Or des expé- riences ont montré que cela ne suffit pas, car « les plantes combinent leurs perceptions », explique Bruno Moulia, qui travaille sur la biomécanique des plantes à l’INRA. « Ce qui est nouveau, c’est qu’elles perçoivent aussi leur état propre, par exemple leur forme, en rapport avec l’environnement. C’est ce qu’on appelle la proprioception. » Certains laboratoires, comme à l’université de Sendai, au Japon, travaillent sur le sommeil des végétaux. Il ne s’agit pas ici de cycle saisonnier annuel, mais du sommeil nocturne pour tenter de comprendre l’horloge interne de la plante. Le monde végétal regorge encore de nombreuses énigmes, comme celle que posent certains arbres dits « timides », qui laissent toujours quelques centimètres entre leurs cimes sans jamais se toucher lorsqu’ils sont regroupés entre individus de la même espèce. p s. ra. e pousse donc je suis ? Depuis une dizaine d’années, un vif débat sur l’intelligence des plantes anime la communauté des biologistes spécialistes du monde végétal. Hérésie, crient les uns, vérité, affirment les autres. A la tête des seconds, Stefano Mancuso, fondateur du Laboratoire international de neurobiologie végétale, persiste et signe dans son dernier ouvrage, Brilliant Green (Michael Pollan, 2015, non traduit) : « Les études les plus récentes du monde végétal ont démontré que les plantes sont sensibles (et donc sont douées de sens), qu’elles communiquent (entre elles et avec les animaux), dorment, se souviennent et peuvent même manipuler d’autres espèces. Elles peuvent être décrites comme intelligentes. » Chez les chercheurs interrogés sur le sujet, le malaise est systématique. Déjà en 2008, trente-six biologistes européens et nord-américains avaient signé un manifeste publié dans Trends in Plant Science, menés par l’Italien Amedeo Alpi (université de Pise), pour dénoncer l’emploi du mot « neurobiologie », qui sous-entendrait une intelligence des plantes. Il faut dire qu’un traumatisme a longtemps ébranlé les biologistes végétaux. En 1973, la sortie du livre The Secret Life of Plants, de Peter Tomkins et Christopher Bird (La Vie secrète des plantes, Robert Laffont, 1975), soutenait la thèse selon laquelle les plantes nous sont semblables. Ce best-seller a suscité pour longtemps un regard suspicieux sur la discipline. Anthropocentrisme Pour le botaniste Francis Hallé, « le terme intelligence n’est pas adapté aux plantes, mais aux animaux et aux êtres humains », même s’il reconnaît que « la plante qui n’a pas de cerveau est capable de manipuler un animal qui en a un ». Daniel Chamovitz (université de Tel-Aviv) préfère décrire la plante comme « consciente de son environnement ». Edward Farmer (université de Lausanne) ne souhaite surtout pas être « associé à ces chercheurs qui disent que les plantes sont intelligentes ». Même s’il confie avec humour que les capacités des plantes sont si « fabuleuses et tellement différentes de nous que parfois [il] les regarde comme des extraterrestres ! Mais il ne [lui] vient pas à l’esprit de les comparer aux êtres humains, car ce serait anthropocentrique ». Idem pour Lincoln Taiz (université de Californie), qui met ses confrères en garde contre « les métaphores anthropomorphiques ». Pour Stefano Mancuso, « essayer de vous sentir différent du reste de la nature est une attitude stupide. Il est évident que l’homme fait partie de la nature, il n’a rien de plus important que les autres organismes au niveau biologique. C’est vraiment un point de vue incroyablement anthropocentrique de porter ce regard sur la nature ». Chaque partie accuse donc l’autre d’anthropocentrisme ! Pour sortir de l’impasse, nous avons interrogé Philippe Descola, anthropologue et professeur au Collège de France : « Il n’existe pas de définition anthropologique de l’intelligence, et pas d’universalité de l’idée de l’intelligence non plus. » Mais il rappelle que, dans la tradition occidentale, le naturalisme domine le champ de pensée, avec l’idée que « l’humain se distingue du reste du monde par le fait qu’il aurait des dispositions cognitives et morales particulières que l’on dénie aux non-humains. Il subsiste dans notre schème mental la hiérarchie des êtres d’Aristote, qui place les plantes au-dessous des animaux et des humains ». Signataire du manifeste d’Alpi en 2008, Lincoln Taiz reconnaît aujourd’hui que « la définition de l’“intelligence” a maintenant été élargie pour inclure l’“intelligence en essaim” dans les organismes sociaux et l’“intelligence artificielle” dans les machines. Donc, il est juste d’utiliser l’expression “intelligence des plantes”, tant que l’on prend soin de la distinguer de l’intelligence animale, qui exige un système nerveux ». « Les frontières tombent, c’est très intéressant car on ne sait pas trop où l’on va », dit Philippe Descola, qui voit ce débat comme une marque probable de la fin du cycle naturaliste dans les sociétés occidentales. p s. ra. 6| 0123 Mercredi 2 mars 2016 | SCIENCE & MÉDECINE | Eve ne serait pas née de la côte d’Adam Psychologie : des mythes en miettes le livre Enfants-loups, singe parlant… Méfiez-vous des trop belles histoires des psychologues ! F aire le ménage. » Débarrasser la psychologie des mythes qui encombrent son histoire et brouillent son image. Telle est l’entreprise poursuivie par Kotaro Suzuki (université de Niigata, Japon) et Jacques Vauclair (université d’Aix-Marseille). Les deux psychologues expérimentaux unissent leurs forces pour récrire quelques-unes des pages les plus célèbres de leur discipline, qui sont aussi les plus trompeuses. Des épisodes qui façonneraient de façon subliminale la façon dont elle est perçue par le grand public. Pour eux, il importe d’effacer ces souvenirs-écrans avant d’inviter les curieux « à venir y voir de plus près et découvrir les véritables avancées de la psychologie scientifique ». Cette discipline a déjà une grande et longue postérité, rappellent-ils, contrairement à ce que laisse croire la formule ressassée de l’Allemand Hermann Ebbinghaus – « la psychologie a un long passé, mais une courte histoire ». Elle a donc eu tout le temps d’accumuler des résultats erronés, de connaître des changements de paradigmes, d’épouser des modes et de refléter l’époque. Les différents cas d’école présentés sont replacés dans ces contextes historiques, sans oublier les motivations individuelles des psychologues. Les auteurs s’attaquent en premier lieu aux enfants-loups, un mythe si puissant qu’il a pu tenir en haleine la paléontologue Christine Tardieu, qui espérait trouver chez les « enfants sauvages » des éléments de compréhension de l’acquisition par l’homme de la bipédie, ainsi qu’elle le relate dans Comment nous sommes devenus bipèdes (Odile Jacob, 2012). Avant de déchanter. L’histoire tragique des petites Kamala et Amala, épigones involontaires de Mowgli, rappellent Suzuki et Vauclair, était trop belle pour être vraie. Tout comme les expériences de James Vicary sur les publicités subliminales, celles de Cyril Burt sur l’héritabilité de l’intelligence ou les différentes tentatives de faire parler les singes. Il est pourtant dommage que leur démonstration donne parfois l’impression de jeter le bébé avec l’eau du bain. Ainsi des études sur la perception inconsciente, qui ont grandement aidé à comprendre la façon dont le cerveau déchiffre le monde. On comprend le souci de Suzuki et Vauclair d’en finir avec le complexe d’infériorité de la psychologie expérimentale, science réputée « molle ». Le grand ménage qu’ils proposent, pour utile qu’il soit, ne fait cependant qu’une partie du chemin. Il ne traite que d’histoires anciennes, alors que la discipline – comme, du reste, certaines sciences « dures » – souffre d’une terrible « crise de la reproductibilité » : 39 % seulement des effets rapportés dans les expériences de psychologie sociale ou cognitive publiées en 2008 dans trois revues réputées ont pu être reproduits, révélait une étude publiée fin août 2015 dans la revue Science. Autant de mythes en puissance pour lesquels la chasse reste ouverte ! p hervé morin De quelques mythes en psychologie, de Kotaro Suzuki et Jacques Vauclair, Seuil, 240 p., 20 €. Livraison Vulgarisation « Mais qui a attrapé le bison de Higgs ? » David Louapre, blogueur à succès, par ailleurs docteur en physique et travaillant dans la recherche privée, montre tout son talent de vulgarisateur, au-delà de sa discipline. Il s’intéresse aussi à la biologie, aux maths, à la psychologie… Chaque chapitre de son livre est introduit par une question naïve de ses jeunes enfants et illustré de schémas parlants. Depuis un an, il a également lancé sa chaîne de vidéos pédagogiques, www.youtube.com/user/ScienceEtonnante. > De David Louapre, Flammarion, 178 p, 17 €. RENDEZ-VOUS improbablologie Pierre Barthélémy Journaliste et blogueur Passeurdesciences.blog.lemonde.fr D ans la Genèse, il est dit que « l’Eternel Dieu fit tomber un profond sommeil sur l’homme, qui s’endormit ; il prit une de ses côtes, et referma la chair à sa place. L’Eternel Dieu forma une femme de la côte qu’il avait prise de l’homme, et il l’amena vers l’homme ». Mais le mythe biblique de l’apparition d’Eve n’a pas eu l’heur de plaire à Scott Gilbert. Ce biologiste de Pennsylvanie a en effet trouvé étrange de choisir un os dépourvu de toute symbolique pour un acte aussi important que la création de la femme sous anesthésie générale. D’où l’hypothèse qu’il a formulée en 2001 dans une savoureuse correspondance publiée par l’American Journal of Medical Genetics et désormais passée à la postérité de la science improbable : et si, à la suite d’une erreur de traduction, on avait fait prendre à Dieu le mauvais os d’Adam ? Scott Gilbert s’est donc adjoint les services de Ziony Zevit. Ce spécialiste de littérature biblique et des langages sémitiques à l’American Jewish University de Los Angeles lui a expliqué que le mot hébreu utilisé dans la description de l’opération divine signifiait effectivement « la côte » ou « le flanc », mais qu’il pouvait aussi prendre le sens de « planche », de « poutre », d’« étai » ou de « colonne » ; bref, décrire un élément de structure, de soutien. C’est exactement ce qu’espérait Scott Gilbert, car il avait sa petite idée sur l’os que Dieu pouvait avoir soustrait à l’homme et qui lui manque toujours aujourd’hui. Cela s’appelle le baculum, mot latin qui signifie « bâton » ou « sceptre ». De nombreux mammifères mâles en sont pourvus et notamment nos plus proches cousins, les chimpanzés et les gorilles. Il s’agit d’un os inclus dans le pénis qui, lors de la copulation, se révèle pratique pour obtenir une érection rapide sans attendre que se mette en branle tout le système hydraulique sur lequel la reproduction humaine repose. Un os prélevé du sexe masculin ? Hormis quelques rares cas pathologiques d’ossification pénienne, l’homme a quant à lui égaré cet ustensile quelque part au cours de son évolution, et cette absence n’a pu passer inaperçue des peuples de l’Antiquité qui vivaient à proximité des animaux. Pour Scott Gilbert et Ziony Zevit, la création d’Eve pourrait donc être un mythe explicatif de cette mystérieuse disparition osseuse. En effet, disent-ils, l’hébreu utilisé dans la Bible ne dispose d’« aucun terme technique pour désigner le pénis et s’y réfère par le biais de nombreuses circonlocutions ». Du coup, on peut imaginer que la « colonne » ou la « poutre » – apparente ou non – d’Adam est autre chose qu’une simple côte. Et il serait fort symbolique de penser qu’Eve a été engendrée d’un os prélevé sur le sexe masculin. Scott Gilbert a, non sans humour, gardé pour la fin un dernier et subtil argument anatomique. En disant que Dieu « referma la chair » au terme de son prélèvement chirurgical, le texte de la Genèse sous-entend une cicatrice. Or il y a bien une magnifique suture le long de l’organe reproducteur mâle, le raphé périnéal, ligne qui parcourt le dessous du pénis, le scrotum et le périnée. On comprend mieux pourquoi Dieu a endormi Adam avant de l’opérer. « Jusqu’à 40 ans, j’ai cru que c’estoit un os », disait Henri IV en parlant de la partie virile de son anatomie. Puis, le Vert Galant a dû déchanter en expérimentant quelques pannes. D’os, il n’y avait point. A qui la faute ? De là à soupçonner une collusion entre Dieu et les marchands de Viagra, il y a un pas que je ne franchirai pas. Je laisse cela aux journalistes d’investigation. p NASA/JHUAPL/SWRI Le pôle Nord gelé de Pluton affaire de logique La NASA vient de rendre publique cette image prise le 14 juillet 2015 à 33 900 kilomètres de Pluton par la sonde New Horizons. De profonds canyons de 10 à 75 kilomètres de large creusent des sols gelés, constitués en majorité de méthane. Les cratères discernés seraient le résultat d’effondrements de terrains sous l’effet d’une fonte de la glace. Les différences de couleurs s’expliqueraient par une dégradation du méthane sous l’effet du rayonnement solaire, plus marquée et ancienne en haute altitude (couleur jaunâtre) qu’au fond des vallées (couleur bleuâtre). p RENDEZ-VOUS | SCIENCE & MÉDECINE | |7 La bronzette nutritive du ver de Roscoff sandrine cabut Q uand sa collaboratrice a ouvert en trombe la porte du bureau où il était en train de consulter, le neurologue Pierre Pollak a d’abord cru à une catastrophe. « Il marche », lui a dit la docteure Patricia Limousin en l’entraînant dans la pièce à côté, où était assis un de leurs patients. Elle a mis en route deux petits boîtiers. « En quelques secondes, j’ai vu cet homme presque grabataire se lever et marcher normalement. Ce jour-là, j’ai pris conscience qu’il y avait deux miracles concernant la maladie de Parkinson : la levodopa, cette molécule arrivée dans les années 1960, et la stimulation cérébrale profonde du noyau subthalamique, que l’on testait pour la première fois de façon bilatérale chez ce malade », se réjouit le professeur Pollak. A 66 ans, ce spécialiste des maladies du mouvement vient de raccrocher définitivement sa blouse. Mais, lorsqu’il raconte cette scène de 1993, le souvenir le plus fort de ses quarantecinq années d’activité professionnelle, l’émotion est encore perceptible dans sa voix. La fierté sans doute d’avoir contribué à la mise au point d’une thérapie qui a changé la vie de dizaines de milliers de parkinsoniens et qui est aujourd’hui explorée dans de nombreuses pathologies neuropsychiatriques : troubles obsessionnels compulsifs, dépression, maladie d’Alzheimer, anorexie, addictions… Codécouvreur de la stimulation cérébrale profonde (SCP) avec le neurochirurgien Alim-Louis Benabid, Pierre Pollak reste pourtant peu connu du grand public. Trop modeste peut-être. Quand ce pionnier retrace l’histoire des « pacemakers du cerveau », c’est un travail collectif qu’il met en avant. Une aventure humaine et scientifique, où les malades ont un rôle aussi crucial que l’équipe de médecins, chirurgiens, neuropsychologues… « Ce sont les patients qui nous ont tout appris », assure-t-il. A 18 ans, le jeune Isérois avait hésité entre des études médicales et une carrière de pianiste. Deux décennies plus tard, ce virtuose du clavier est praticien en neurologie au CHU de Grenoble, spécialiste des mouvements anormaux. Le premier chapitre de la saga de la stimulation cérébrale profonde va s’écrire. Le chercheur perce déjà sous le médecin. « Pierre Pollak est un excellent clinicien qui a compris instantanément qu’un malade peut inspirer des idées pour l’expérimentation et que les observations en laboratoire sont utiles aux patients », résume son maître et ami Yves Agid, qui l’avait accueilli comme postdoctorant à la Pitié-Salpêtrière (Paris, AP-HP) en 1979. A Grenoble, Pierre Pollak confie ses patients les plus sévères, atteints de tremblements rebelles à tout traitement médical – isolés ou dans le cadre d’un Parkinson –, au professeur Alim-Louis Benabid, dit « Ben », un neurochirurgien et chercheur de huit ans son aîné. Pour les soulager, celui-ci détruit par thermocoagulation le noyau ventral intermédiaire (VIM), une petite zone de ce noyau profond du cerveau qu’est le thalamus. Au préalable, il stimule électriquement à basses fréquences la zone cible. Si cela déclenche un tremblement, c’est qu’il est au bon endroit. Un jour de 1987, après ce test de routine, le neurochirurgien augmente la fréquence de stimulation. Surprise : les tremblements cessent, suggérant un effet inhibiteur de la stimulation à hautes fréquences, inverse donc de celui observé à basses fréquences. « Ben m’a livré le patient avec l’électrode implantée et le stimulateur externe, et m’a demandé de faire des tests hors du bloc. Au bout de deux semaines, il a internalisé le système », se rappelle Pierre Pollak. Avec la stimulation cérébrale profonde, les Grenoblois disposent d’une technique aussi efficace que la chirurgie sur les tremblements, mais modulable et réversible. Après ce premier succès, le duo réalise d’autres implantations. « Nous étions complémentaires et formions un véritable tandem, certains ont même parlé de mariage, plaisante Alim-Louis Benabid. Pierre Pollak sélectionnait les patients et venait au bloc pour discuter des options ; moi, j’opérais. Sa mission était aussi de suivre les malades après l’intervention et, pour les premiers, cela a été un très gros travail. » Un travail de longue haleine, confirment d’autres membres de l’équipe. « Pierre Pollak était là jour et nuit pour étudier les paramètres de stimulation, raconte le professeur Paul Krack, qui lui a succédé à la tête du service de neurologie de Grenoble. Les effets inhibiteurs commencent à partir de 50 hertz et sont optimaux à 130, mais il a tout testé, de 2 à 10 000 hertz. S’il n’avait pas fait cette étude rigoureuse, la première observation fortuite n’aurait rien donné. » De son côté, Pierre Pollak salue les deux grandes contributions de son confrère neurochirurgien. « D’abord, Ben a su redécouvrir l’effet inhibiteur des stimulations à hautes fréquences du VIM sur le tremblement. Cette 0123 Mercredi 2 mars 2016 zoologie S A Paris, le 9 octobre 2015. BRUNO FERT/PICTURETANK POUR « LE MONDE » Pierre Pollak, neurostimulant | Le neurologue, spécialiste de la maladie de Parkinson, a codécouvert la stimulation cérébrale profonde portrait propriété avait été rapportée dans les années 1960 par la neurophysiologiste Denise Albe-Fessard, mais elle n’avait pas été exploitée à des fins thérapeutiques. Ensuite, c’est lui qui a eu l’idée de laisser en place le stimulateur, en utilisant les seuls appareils alors disponibles destinés au traitement des douleurs neurologiques. » Cette première mondiale, quoique présentée dans des congrès, passe relativement inaperçue. « Au départ, personne n’a réalisé les potentialités de cette invention, c’est ce qui nous a permis de prendre de l’avance », s’amuse M. Pollak. Autre bémol : la stimulation thalamique est efficace sur les tremblements, mais pas sur les deux autres symptômes majeurs du Parkinson : la rigidité et l’akinésie, cette difficulté à initier des mouvements. En 1990, des travaux américains publiés dans Science vont leur ouvrir de nouveaux horizons. Hagai Bergman et Mahlon DeLong montrent qu’en détruisant le noyau subthalamique – une autre petite région cérébrale – de singes parkinsoniens, ce sont les trois signes cardinaux de la maladie qui s’améliorent. Puis l’équipe bordelaise d’Abdelhamid Benazzouz La stimulation du noyau subthalamique est tentée pour la première fois chez un parkinsonien en 1993 obtient le même résultat, chez des singes toujours, avec une stimulation cérébrale profonde. Benabid et Pollak rêvent de tenter l’expérience chez leurs malades. « La communauté médicale nous a considérés comme trop audacieux. C’était un dogme de ne pas opérer cette zone, à cause du risque d’hémiballisme, des mouvements anormaux très violents pouvant entraîner la mort par épuisement », explique Pierre Pollak. Selon lui, c’est pourtant une audace raisonnée. Il a calculé que l’intervention est peu risquée, la taille de l’électrode restant mineure par rapport au volume du noyau subthalamique. Il rédige un protocole d’essai clinique, réussit à convaincre l’Inserm d’en être le promoteur, obtient le feu vert d’un comité d’éthique. En 1993, la stimulation du noyau subthalamique est tentée pour la première fois chez un parkinsonien. « Quand Pierre Pollak est venu me voir avec ses vidéos, c’était si spectaculaire que j’ai réorienté notre stratégie de recherche. Moi qui m’apprêtais à débuter un grand programme de thérapie génique dans la maladie de Parkinson, j’ai lancé l’équipe sur la voie de la SCP », se souvient le professeur Agid. Dès lors, Grenoble est sous les projecteurs. L’équipe publie dans les revues les plus prestigieuses, accueille des visiteurs du monde entier, assure des formations… En 2010, Pierre Pollak est parti pour exercer les fonctions de chef du service de neurologie au CHU de Genève, où il a terminé sa carrière fin 2015. Aujourd’hui, plus de 100 000 patients ont été implantés. Et cette approche de neuromodulation n’a pas fini de se découvrir de nouvelles indications. Au fil des années, elle a reçu de nombreuses distinctions, mais c’est surtout le volet chirurgical qui a été mis à l’honneur. En 2014, Alim-Louis Benabid a ainsi été auréolé du prix américain Lasker, « antichambre » du Nobel, avec Mahlon DeLong. En 2015, le même a reçu le Breakthrough Prize, créé par les fondateurs de Facebook et de Google. Une asymétrie de reconnaissance que déplorent les spécialistes du domaine, d’autant que le professeur Benabid n’a, soulignent-ils, même pas fait référence à son équipe dans ses remerciements. « Alim-Louis Benabid mérite bien sûr pleinement ses récompenses, mais la personne qui a permis que la stimulation cérébrale profonde diffuse dans le monde a été négligée, regrette le neurochirurgien Marwan Hariz (University College, Londres). Au moment du prix Lasker, les grandes revues scientifiques ont rendu hommage à Benabid et DeLong, mais les contributions décisives de leurs collaborateurs respectifs, le neurologue Pierre Pollak et le neuroscientifique Hagai Bergman, n’ont même pas été mentionnées. » Les professeurs Paul Krack et Mathieu Anheim (CHU de Strasbourg), tous deux anciens élèves de Pierre Pollak, sont sur la même ligne. « C’est M. Pollak qui a rédigé tous les articles scientifiques, mais par générosité pour ses collaborateurs il s’est rarement mis en premier ou dernier auteur, et cela l’a peut-être desservi », relèvent-ils. Alim-Louis Benabid fait aujourd’hui partie des rares scientifiques français considérés comme nobélisables. « Si Ben recevait un jour le Nobel, ce serait formidable et justifié mais, s’il n’était pas partagé avec Pierre Pollak, ce serait une grande injustice morale et scientifique », estime Mathieu Anheim. p ur les plages de l’Atlantique ou de la Manche, vous avez certainement croisé, sans le voir vraiment, cet « animal-plante » singulier qu’est le ver plat de Roscoff. A marée basse, il s’accumule dans les rigoles sculptées dans le sable par l’eau descendante. A première vue, ces petits filaments vert bouteille, de moins de 5 mm de long, passent pour des algues qui peuvent s’accumuler en fin matelas visqueux. Mais à y regarder de plus près, chacun a son mouvement propre et, quand la mer remonte, tous s’enfoncent dans le sable pour éviter d’être balayés par les vagues. Voilà, vous avez fait connaissance avec Symsagittifera roscoffensis, ce discret habitant de l’estran dont la physiologie, l’origine et le comportement fascinent depuis plus d’un siècle des générations de chercheurs. Xavier Bailly, à la station biologique de Roscoff, où l’animal a été pour la première fois scientifiquement décrit à la fin du XIXe siècle, entretient cette flamme. Il est le seul aujourd’hui, après dix années d’efforts, à faire se reproduire l’animal en captivité. C’est que S. roscoffensis ne s’appartient pas totalement. « Pour le présenter, j’aime bien parler d’“animalgue’’ », explique le chercheur, qui a mis au point un « kit pédagogique » permettant aux scolaires et aux étudiants de suivre tout le cycle de vie de l’animal. Car sa belle couleur verte, le ver la doit à des microalgues qui colonisent ses tissus. « Il les a ingérées, mais pas digérées. » Elles captent l’énergie du soleil et, grâce à la photosynthèse, produisent les nutriments dont le ver, dépourvu de système digestif, se sustente. Cette relation de photosymbiose est fréquente dans les océans, chez les coraux, mais le ver de Roscoff en offre un exemple commode à étudier. S. roscoffensis naît dépourvu de ces microalgues qui lui apporteront sa pitance. Sans elles, le ver meurt, alors qu’elles peuvent très bien se passer de lui. Pour que leur rendement soit optimal, leur hôte s’est adapté à un double rythme, calé sur l’alternance jour-nuit et sur celle des marées. Vers plats de Roscoff, alias « Symsagittifera roscoffensis ». XAVIER BAILLY Mais c’est à un autre comportement que s’est intéressée une équipe de l’université de Bristol. Ana Sendova-Franks et ses collègues décrivent dans les Proceedings of the Royal Society B du 24 février la façon dont ces vers, au-delà d’une certaine densité de population, adoptent un mouvement circulaire collectif dans les récipients où ils sont conservés. Une simulation informatique suggère que ce comportement grégaire peut émerger à partir d’interactions simples entre individus – comme dans d’autres types de mouvements de « foules animales », bancs de poissons ou volées de passereaux. Ces mouvements giratoires ont-ils une fonction ? Les chercheurs britanniques émettent l’hypothèse qu’ils permettent d’optimiser l’insolation de chaque individu, afin que la photosynthèse puisse profiter à tous. Ils font un parallèle avec « les manchots empereurs, qui forment des regroupements rotatifs pour se protéger contre les vents extrêmes de l’Antarctique ». S’il a bien observé ce comportement dans son laboratoire, Xavier Bailly ne se souvient pas de l’avoir aperçu dans la nature. « Il serait intéressant de voir s’il se manifeste aussi sur un substrat rugueux, comme le sable où vivent ces vers », dit-il. Et les juvéniles, se demande-t-il, qui ne dépendent pas encore de la photosynthèse, entrent-ils eux aussi spontanément dans la ronde ? Il se promet de contacter ses confrères de Bristol pour leur proposer une collaboration sur cette thématique qui, comme tout ce qui touche à son cher ver, lui paraît « fascinante ». p hervé morin 8| 0123 Mercredi 2 mars 2016 | SCIENCE & MÉDECINE | Des chaussures pour protéger les pieds des diabétiques Toutes les trente secondes, une amputation est réalisée sur un patient diabétique dans le monde. Un concept de chaussure « intelligente », en cours de développement par les hôpitaux universitaires de Genève (HUG) et l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), pourrait-il changer la donne ? Les amputations sont en effet à 85 % précédées d’ulcères plantaires dus à la pression exercée lors de la marche. Or, la moitié des malades, dont le diabète n’est pas suffisamment bien contrôlé, souffrent d’une complication, la polyneuropathie périphérique, qui a pour principale conséquence d’inhiber toute sensibilité à la douleur. Le diabétique n’a alors plus de signal d’alarme le prévenant de la présence, par exemple, d’une lésion importante sous le pied. La botte plâtrée actuellement proposée, invalidante, n’empêche pas des récidives dans 30 % à 70 % des cas. En équipant la semelle de chaussure d’amortisseurs actifs, l’idée est d’alléger la pression sur les zones lésées. Le prototype comprend sept cellules, mais à terme, cinquante amortisseurs seront actifs. Les concepteurs évoquent la possibilité d’utiliser la marche elle-même pour produire l’énergie nécessaire au système. Ils imaginent aussi des matelas qui, sur le même principe, pourraient réduire les risques d’escarres. p sylvie logean (« le temps ») Une semelle « intelligente » A terme, la chaussure sera dotée d’amortisseurs capables de mesurer la pression et de s’y adapter. L’idée est de soulager les zones plantaires lésées par des ulcères, pour réduire les risques de complications qui peuvent conduire à l’amputation chez les patients diabétiques. Amortisseur contracté pour soulager la plante du pied Amortisseur Circuit de commande et d’alimentation Processeur Des amortisseurs sous pression Chacun des modules dispose d’un capteur de pression et d’un système de valve qui lui permet de se déformer. La stratégie de commande reste à déterminer : déformation permanente de la zone à protéger, contrôle dynamique lors de la marche, arrêt de l’alimentation lorsque le pied est en l’air pour économiser l’énergie… Capteur de pression Coussin déformable Indicateur de la charge Valve Membrane de retour Support de soutien Electronique Batterie Amortisseurs miniaturisés 15 mm INFOGRAPHIE : JACQUES LOURADOUR SOURCES : HUG, EPFL Yves Ville et Philippe Hélary s’inquiètent d’une mode visant, en cas de césarienne, à oindre le nouveau-né du microbiote vaginal maternel, une pratique qui selon eux n’a pas de justification médicale L’ensemencement vaginal, un nouveau rite païen ? | L’ ensemble des muqueuses accessibles de l’organisme humain est colonisé par une flore microbienne abondante et diversifiée, appelée microbiote. Ces micro-organismes exercent des effets bénéfiques essentiels sur la santé de l’individu. De très nombreuses affections humaines seraient liées à des déséquilibres de la composition du microbiote. A la naissance, le nouveau-né est exposé pour la première fois à un large éventail de micro-organismes à partir d’une variété de sources, y compris le microbiote vaginal de leur mère lorsqu’ils naissent d’un accouchement par voie basse. La naissance par césarienne induit une colonisation du nouveau-né dominée par la flore de la peau maternelle. Un certain nombre d’études ont rapporté une association entre la naissance par césarienne et des problèmes affectant ces enfants. Le microbiote, à travers des observations scientifiques fortuites mais aussi du fait d’une popularité croissante, pour ne pas dire une mode, a été désigné comme le lien entre la césarienne et le risque de maladies. Une théorie encore marginale est développée, arguant que les enfants nés par césarienne pourraient bénéficier, à leur naissance, d’un ensemencement par la flore vaginale de leur mère pour être colonisé « comme pendant un accouchement ». Dans cette forme de nouveau rite païen, le père enduit la bouche et l’anus du nouveau-né d’une compresse imbibée des sécrétions vaginales de la mère (vaginal seeding). Dans son édition du 23 février, le British Medical Journal s’émeut et alerte contre le développement de cette pratique en Grande-Bretagne, à juste titre et pour plusieurs raisons : il n’y a aucune preuve que le microbiote de l’enfant soit modifié par cette pratique, et le vagin porte de nombreux germes normaux (streptocoques) ou pathogènes (maladies sexuellement transmissibles) pouvant avoir des conséquences infectieuses dramatiques pour le nouveau-né. Les enfants nés par césarienne sont un peu plus susceptibles d’avoir un problème de santé dans l’enfance tel que l’obésité, l’asthme, l’atopie, et un certain nombre d’anomalies du développement neurologique. Cependant, ces études ont eu une capacité limitée à contrôler les facteurs de confusion entre le fait de naître par césarienne et ce qui entoure cet acte, en particulier ce qui en fait poser l’indication. Pour ce qui est du poids et donc du risque d’obésité, celui-ci est augmenté après une naissance par césarienne essentiellement en relation avec une obésité maternelle. Ce dernier aspect illustre la complexité de l’implication de la césarienne dans tous les maux dont on l’accable. En effet, les césariennes sont rarement tribune | faites sans raisons, parmi lesquelles les problèmes de croissance de fœtus trop gros, en particulier si la mère est obèse ou diabétique, ou trop petits, prématurés ou affaiblis pour d’autres raisons. Ces enfants présentent souvent des problèmes respiratoires à la naissance pour toutes ces raisons, en particulier la prématurité, qui sont bien plus probablement en lien avec le développement d’un asthme ou d’une allergie de l’enfant que le microbiote du nouveau-né. Enfin, il est naïf de penser que le fœtus n’est exposé à la flore vaginale que lorsque la tête passe à travers l’orifice vaginal sur le périnée et d’ignorer l’exposition constante à cette flore bien avant l’accouchement, dès l’ouverture de la poche des eaux. Le rôle des antibiotiques doit également être pris en compte dans les études futures puisqu’ils sont prescrits, et à juste titre, à la mère dans au moins 20 % des accouchements. « Il est naïf de penser que le fœtus n’est exposé à la flore vaginale que lorsque la tête passe à travers l’orifice vaginal sur le périnée, et d’ignorer l’exposition constante à cette flore bien avant l’accouchement, dès l’ouverture de la poche des eaux » La césarienne est devenue aux Etats-Unis l’intervention chirurgicale la plus fréquemment pratiquée. Plusieurs facteurs expliquent l’augmentation dans tous les pays de cette fréquence, qui semble cependant atteindre un plateau depuis cinq ans : une augmentation de l’âge des mères à la première grossesse, des grossesses multiples et des projets familiaux plus souvent limités à un ou deux enfants, mais aussi une plus grande fréquence de l’obésité maternelle et du diabète de la grossesse. Cependant, les indicateurs de mortalité périnatale et maternelle continuent de diminuer, en dépit de l’augmentation constante du nombre de grossesses à risque élevé de complications. Les professionnels de santé s’appliquent à contenir les indications de césarienne au bénéfice des mères et de leurs enfants et ont la responsabilité de s’assurer que les dangers de ne pas effectuer une césarienne dépassent les risques de le faire. La qualité d’un service d’obstétrique ne devrait pas être jugée sur son taux de césariennes mais sur la qualité de leurs indications. Il serait dommage et dommageable que ces efforts soient considérés par le public comme une diabolisation de la césarienne sur laquelle pourraient « proliférer » les rites autour du microbiote. Dans le domaine de la santé, le « mythe de la naturalité » se nourrit des scandales sanitaires et du large écho donné à la parole de toute personne s’estimant victime d’un effet secondaire lié à un produit de santé, ainsi que d’une confiance peu critique dans les habitus naturels pour éviter les maladies. Une publication de l’OMS datant de 2003 soulignait la popularité croissante de la médecine naturelle dans toutes les sociétés civilisées. Les tourments contemporains particulièrement prégnants et médiatisés en boucle peuvent favoriser un fonctionnement névrotique nombriliste et isolationniste, évitant de se confronter aux réalités du monde extérieur et duquel pourrait participer le rituel de l’ensemencement vaginal, tout comme d’ailleurs le rejet des vaccinations. Certaines femmes césarisées manifestent par ailleurs un fantasme de castration et le ressenti négatif qu’elles n’ont pas accouché comme toutes les mères, voire qu’elles n’ont pas vraiment accouché. Ce rite pourrait être identifié à l’expression d’un mécanisme psychique de projection de ce fantasme sur les bébés. En remplaçant l’acte symbolique de « couper le cordon ombilical » entre la mère et l’enfant par le tiers paternel, nécessaire au processus de « triadification », cet ensemencement de la flore vaginale effectué par le père ferait de celui-ci l’exécutant de cette organisation fusionnelle fantasmatique. C’est ne pas tenir compte de l’évolution généralement favorable des maux psychiques maternels négatifs de la césarienne, car, chez la plupart de ces mères, une consolidation et une réorganisation psychique de ces maux s’effectuera grâce à l’organisation des interactions précoces mères-bébés. A l’inverse, s’il existe un état de stress post-traumatique consécutif à leur accouchement qui peut concerner 5 % des mères, cette technique pourrait favoriser l’enkystement d’un mal-être psychologique unissant la mère et l’enfant. Les parents doivent également se rappeler que l’allaitement au sein, tout en évitant les antibiotiques inutiles chez l’enfant, a un effet puissant, et celui-ci bien établi, sur la constitution du microbiote en développement. p ¶ Yves Ville, chef de service de la maternité de l’hôpital Necker-Enfants malades, professeur de gynécologieobstétrique, université Paris-Descartes. Philippe Hélary, pédopsychiatre, réseau de périnatalité de la région Centre, service de psychiatrie infanto-juvénile du centre hospitalier de Dreux. Le supplément « Science & médecine » publie chaque semaine une tribune libre ouverte au monde de la recherche. Si vous souhaitez soumettre un texte, prière de l’adresser à [email protected]