La dépolarisation linguistique du “rompol” de Fred Vargas

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La dépolarisation linguistique du “rompol” de Fred Vargas
La dépolarisation linguistique du “rompol” de Fred Vargas
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Frédérique Audoin-Rouzeau ne signe pas ses romans policiers du patronyme de son
état-civil, mais de Vargas, un nom doublement autre, car partagé avec sa sœur qui l’a
pris pour nom d’artiste, et emprunté par cette dernière à Maria Vargas, un personnage
de fiction, incarné par Ava Gardner dans La comtesse aux pieds nus : c’est dire si ce
nom de plume se joue de l’arbitraire du signe. Il en va de même pour le terme par
lequel Fred Vargas désigne ses romans, ses “rompols” : ce mot inédit, construit depuis
“romans” et “policiers”, proche phonétiquement de “polar”, inscrit ses textes dans
cette catégorie, tout en manifestant la spécificité de son appropriation.
2
S’ils ne substituent certes pas l’écriture d’une intrigue à l’intrigue d’une écriture, ses
romans policiers jouent de la tension entre l’illusion de l’enquête policière et celle
d’une textualité qui exhibe son matériau linguistique. Le genre policier suppose de fait
une structure organisée entre le forfait en amont et, en aval, l’arrestation du coupable.
Dans son essai sur le roman policier, André Vanoncini y voit une ligne de force des
textes.
La très grande majorité des textes policiers s’organisent le long d’un axe central de
l’élucidation sur lequel avance un enquêteur, depuis le mystère initial, rattaché le plus
souvent à la victime d’un meurtre, jusqu’à sa résolution, consistant le plus souvent dans
l’identification de l’assassin.1
Cette polarisation structurelle est définitoire du genre : elle l’identifie parmi d’autres.
Une telle formule permet une première délimitation globale du genre par rapport à ses
concurrents anciens et modernes, en particulier le roman de terreur, d’aventures et
d’espionnage ainsi que le thriller pur. S’il existe néanmoins des “policiers” qui divergent
de la formule dominante, c’est qu’ils en altèrent les éléments fondateurs (Patricia
Highsmith ou J.-P. Manchette) ou en mélangent certains ingrédients aux composantes
des genres voisins (M. Leblanc ou J. H. Chase).2
3
Or c’est justement ce que mettent en jeu, dans les romans de F. Vargas, les interactions entre le genre et la langue. La trajectoire de l’enquête des inspecteurs s’y
trouve déviée par le travail des mots, celui dont ils sont l’objet, celui qu’ils exercent, au
point de poser la question d’une dépolarisation du “rompol” : d’une refonte des caractères du roman policier, spécifique de son style. Dans le cycle Adamsberg, toujours
continué par l’auteur, et retenu ici pour corpus, l’observation de ces jeux linguistiques
fait apparaître combien les aléas imposés aux lignes romanesques remodèlent l’axe
central de ces romans et, partant, leur genre.
Jeux de mots et jeu des mots
4
Bien des jeux de mots mettent en effet au premier plan la matérialité du discours dans
les enquêtes menées par le commissaire Adamsberg et son équipe.
C’est essentiellement sur le versant intérieur de l’histoire que le travail de la langue se
rencontre. À de nombreuses reprises, le travail de la langue prend la forme d’un jeu
sur le mot. C’est le propre de son utilisation comme code : dans Sous les vents de
Neptune, le mot de passe de l’ordinateur est le nom inversé du chien de la “taupe”.
Le dernier verrou ne se débloqua qu’avec le nom inversé du chien de Michaël, ograc. Il
n’était pas rare que le jeune homme emmène son animal avec lui certains soirs de
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service, une grosse bête aussi baveuse et inoffensive qu’un escargot – d’où son nom,
Cargo – qui avait pour passion de déchiqueter tous les papiers se trouvant à sa portée.
Cargo était capable de transformer un rapport en une boule de pâte à coller. Ce qui
convenait bien, comme nom de code, aux mystérieuses transmutations opérées dans les
ordinateurs.3
Ce travail sur la polyvalence du mot passe aussi par la revivification d’un sens.
- Les poissons ne se rasent pas, dit-il. Et puis merde après tout, les poissons je m’en bats
l’œil.
- L’œil, l’œil ! Vous le faites exprès ou quoi ?
- Oui, je le fais exprès. J’ai tout un répertoire d’expressions comme ça : Je m’en bats
l’œil, je jette un œil, je fais de l’œil, je ne vous crois pas mon œil, j’ai le mauvais œil, je
garde un œil sur vous, je tourne de l’œil, j’ai mangé à l’œil, j’ai le compas dans l’œil, etc.
Il y en a des milliers. J’aime les utiliser.4
Les homonymes, également, regroupent plusieurs mots sous une similitude phonique.
- [...] Vous pensez que je peux demander quelques amandes en plus ?
- Bien sûr, dit Adamsberg en levant la main vers la serveuse.
- Ça ne va pas coûter trop cher ?
- La police paiera.
Lina rit en agitant sa cuiller.
- Pour une fois que la police paie les amendes, dit-elle.
Adamsberg la regarda sans comprendre.
- Les amendes, expliqua Lina. Les amandes qu’on mange, les amendes qu’on paie. C’était
un jeu de mots. Une plaisanterie.5
5
Ce travail des mots prend encore la forme de créations lexicales. Si l’hyper compétence
linguistique de Danglard marque sa culture, et si les lacunes du commissaire accusent
ses insuffisances, toutes leurs créations avouent un même défaut de la langue pour
serrer au plus près de certaines réalités.
- [...] Je me demande, poursuivit [Adamsberg] d’une voix plus lente, quel est le mot pour
dire “couper les pieds” ? Ôter la tête de quelqu’un, c’est “décapiter”. Pour les yeux,
“énucléer”, pour les testicules, “émasculer”. Mais pour les pieds ? Que dit-on ? “Épédestrer” ?
- Rien, dit Danglard, on ne dit rien. Le mot n’existe pas parce que l’acte n’existe pas.
Enfin, il n’existait pas encore. Mais un type vient de le créer, sur le continent inconnu.
- C’est comme pour le mangeur d’armoire. Il n’y a pas de mot.
- Thékophage, proposa Danglard.6
Souvent, l’inadéquation des mots créés par Adamsberg tient à leur incongruité,
comme quand il remplace “séducteur” par “séductionnel”.
- [...] Quel âge a-t-il, ce Nouveau ?
- Quarante-trois ans.
- Et quelle tête a-t-il ?
- À quel point de vue ?
- Esthétique, séductionnel.
- Le mot “séductionnel” n’existe pas.7
L’investissement sémantique d’un élément exceptionnellement utilisé comme mot
produit un effet comparable.
- Qu’entends-tu par “plog” ?
- C’est un mot de Vladislav, dont le sens varie selon le contexte. Qui peut signifier
“certes”, “exactement”, “d’accord”, “compris”, “trouvé”, ou éventuellement “foutaises”.
C’est comme une goutte de vérité qui tombe. (LI : 316)
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Laetitia Gonon, dans son analyse des “Mythes et démystification dans le roman
policier de Fred Vargas”, parle d’un “mot mana”, au sens donné par Barthes, “un mot
dont la signification ardente, multiforme, insaisissable et comme sacrée, donne
l’illusion que par ce mot on peut répondre à tout”8. Adamsberg n’hésite pas non plus à
s’ouvrir aux pratiques hors norme d’autres personnages, comme dans L’armée
furieuse.
Le fameux sale petit drannoc donc, selon les Vendermot, celui qui avait écourté le séjour
du jeune Hippolyte dans le refuge du château. Et en effet, observa Adamsberg, l’homme
avait une tête assez drannocienne, les joues basses, les lèvres minces, les yeux furtifs et
distants, ou tout du moins qui entendaient marquer les distances. (AF : 217)
Son prénom prend toute sa dimension9 : Jean-Baptiste Adamsberg se comporte en
baptiseur linguistique... mais de manière dissonante. Sur le pan extérieur de l’histoire,
enfin, le narrateur également joue avec les mots, comme dans L’homme à l’envers, où
la coordination d’expressions ressemblantes lie les deux conséquences du tir malheureux d’Adamsberg : la culpabilité qu’il éprouve et la vengeance dont il est la cible.
Depuis, le commissaire Adamsberg vivait avec un homme sur la conscience et une fille
sur le dos. (HE : 82)
Ainsi, de la part du narrateur comme des personnages, les mots font incessamment
l’objet du travail d’un défaut de serrage qui disjoint d’une inadéquation le système
linguistique.
7
Le jeu de la langue est aussi celui qu’elle exerce indépendamment de toute volonté de
l’énonciateur. Ce jeu dont elle est comme le sujet s’entend dans les résistances qu’elle
oppose à Adamsberg, surtout, qui semble incapable de retenir des noms : Danglard
précise donc à la brigade de ne pas se fier à la mémoire linguistique du commissaire si
l’on espère le joindre.
- [...] Vous ne pourrez pas me donner de nouvelles sur mon portable. Faites votre
rapport à Adamsberg au Sanglier courant, le soir. C’est un restaurant d’Ordebec. S’il
vous dit de le rappeler au Sanglier bleu, ne vous en faites pas, il s’agit du même endroit,
mais il n’arrive pas à se souvenir du nom. (AF : 339)
Mais là où le jeu de la langue s’entend le plus, c’est lorsqu’un mot en entraîne un autre,
et devient le creuset poétique d’où se dévide le texte. La description des Eaux noires
de Dublin écoule ainsi en même temps le portrait d’Adamsberg.
Les Eaux noires de Dublin avaient fourni une excellente solution à son dilemme, le bar
n’étant fréquenté que par des Irlandais buveurs et gueulards, et qui parlaient, pour
Adamsberg, une langue hermétique. Le commissaire pensait parfois être l’un des
derniers types de la planète à ne pas connaître un mot d’anglais. Cette ignorance
archaïque lui permettait de se couler avec bonheur dans les Eaux noires, jouissant du
torrent vital sans que celui-ci ne le perturbe d’aucune manière. Dans ce refuge précieux,
Adamsberg venait griffonner de longues heures, attendant sans lever un doigt que des
idées affleurent à la surface de son esprit.
C’est ainsi qu’Adamsberg cherchait des idées : il les attendait, tout simplement. Quand
l’une d’elles venait surnager sous ses yeux, tel un poisson mort remontant sur la crête
des eaux, il la ramassait et l’examinait, voir s’il avait besoin de cet article en ce moment,
si ça présentait de l’intérêt. (HE : 85)
La portée poétique de ce jeu entre le lexique maritime, marin, et l’évocation du
policier, se confirme avec son retour pour décrire les rapports d’Adamsberg et de
Camille.
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- [...] Tous les amants de Camille – parce qu’on parle bien de Camille, n’est-ce pas ? –
tous les amants de Camille puisent dans ma rivière, et toutes mes maîtresses prélèvent
dans la sienne. En amont, il n’y a qu’elle, et moi. En aval, il arrive qu’il y ait pas mal de
monde. En vertu de quoi, l’eau est plus trouble en bas qu’en haut. [...]
- Si bien qu’en ce moment, dit Soliman en hésitant, tu remontes ta rivière vers l’amont ?
Adamsberg hocha la tête.
- Si bien, continua Sol, que si j’avais pu franchir ces sacrés cinquante mètres, si j’avais pu
poser la main sur elle, je me serais retrouvé en aval de tout votre système
hydrographique à la con ? (HE : 295)
8
La meilleure preuve de ce jeu créatif qu’exerce la langue est, paradoxalement, la
joie essentielle que trouve Camille dans... le vocabulaire technique d’un catalogue
d’outillage.
Elle sortit l’eau, le pain, le catalogue. C’était un catalogue très complet, avec des sousparties sur l’air comprimé, le soudage, les échafaudages, le levage et des tas de
rubriques prometteuses de cette sorte. [...] Ce genre de notice, dont ces catalogues
fourmillaient, lui apportait un vif contentement intellectuel – comprendre l’objet, son
agencement, son efficacité – en même temps qu’une satisfaction lyrique intense. (HE :
53)
L’exaltation semble venir pour elle de la monosémie radicale des termes techniques...
Ce détournement parodique en dit long sur le jeu que les autres mots, ceux qui ne sont
pas dans le catalogue, sont susceptibles d’exercer à ses dépens.
Le mouvement de la langue, celui dont elle est l’objet comme celui dont elle paraît le
sujet, dans les discours des personnages comme du narrateur, est donc fort prégnant
dans l’écriture de F. Vargas, au point de poser la question de son interaction avec la
tension des investigations.
Le travail des altérités
9
Les interférences imposées par ces jeux de mots correspondent en effet à des
manifestations discursives des altérités propres à travailler les discours et à intervenir
dans la polarisation de l’intrigue, entre les bornes initiales et finales de l’histoire.
De fait, le jeu de la langue est lié à des altérités énonciatives dont le travail laisse
entendre dans les mots autre chose que ce qu’ils semblaient dire – trace, sans doute,
du surréalisme dans lequel l’auteure a baigné durant sa jeunesse. L’altérité qui
travaille le discours peut être tout d’abord liée au fait que deux interlocuteurs ne
comprennent pas de la même manière les mêmes mots. Dans L’homme à l’envers, le
Veilleux sollicite plusieurs fois un éclaircissement sur un terme.
- Trouve quelqu’un d’autre pour ton road-movie à la con.
- Ton quoi ? demanda le Veilleux.
- Ton road-mouvie, expliqua Soliman. C’est de l’anglais. Ça signifie une sorte de
déplacement sur route.
- Bon, dit le Veilleux, perplexe. J’aime bien comprendre. (HE : p. 125)
Pour résoudre l’incompréhension entre Camille et le berger, Soliman n’en livre pas
une définition, qui mentionnerait un genre cinématographique, mais une transposition terme à terme, où il donne “movie” non comme désignant un film en anglais mais
comme entrant dans la famille du verbe français “mouvoir” – de fait, l’un et l’autre ont
une origine commune. De même, la pleine adéquation d’un mot à lui-même peut se
trouver empêchée par le travail d’un autre sens qui s’invite en plus. Dans L’armée
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furieuse, la présentation de Lina par le notaire auprès duquel elle travaille s’accompagne d’un lapsus.
- Oui. Ne la bousculez pas, je vous en prie. C’est la vie dure, un salaire et demi pour cinq
bouches à nourrir, et la petite pension de la mère. Ils tirent le diable par la queue,
beaucoup. Pardon, reprit-il aussitôt, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. N’allez pas y
chercher une quelconque insinuation, ajouta l’avocat avant de le quitter prestement, un
peu comme s’il était en fuite. (AF : 189)
Une altérité essentielle se dit ici : celle de la perception diabolisée de la famille
Vendermot, qui sera pour le meurtrier, damné dès son enfance par “les six doigts du
diable d’Hippo” (AF : 350, 402), la motivation de ses crimes. Cet autre passage montre
encore combien le jeu des mots, ici à la manière d’un lapsus, dit le jeu de l’histoire. Il
en va de même, encore, avec le surgissement, sous le mot, d’une référence autre que
celle attendue. Cette hétérogénéité référentielle peut travailler la langue de manière
radicale, comme lors de la découverte du premier meurtre du Zerquetscher.
Comme si le corps du vieil homme avait éclaté. [...] Là aussi le mot manquait pour
définir un homme qui réduisait le corps d’un autre en charpie. Le terme de tueur était
insuffisant et dérisoire. (LI : 49)
10
Plus souvent, le jeu de la référence sous le mot se rencontre sous les pronoms, comme
au moment où la vieille dame hacker fait entendre à Adamsberg, enfin, que l’enfant de
Camille est le sien.
- Vous connaissez son nom ? demanda-t-elle en versant le vin et en en répandant à côté
des verres.
- Trabelmann. Un tiers de Trabelmann.
- Non, je parle de l’enfant de Camille.
- Ah. Je ne me suis pas renseigné. Et j’étais ivre.
- Tenez, dit-elle en lui tendant son porto. C’est le vôtre.
- Merci, dit Adamsberg en prenant son verre.
- Je ne parlais pas du verre, corrigea Josette.
Elle traça encore quelques cercles incandescents, finit son vin et repassa la baguette à
Adamsberg.
- Voilà, dit-elle, je vais vous laisser. C’était un petit verrou mais cela fait passer de l’air,
trop peut-être. (SVN : 399-400)
11
Ce travail de la référence sous ce seul pronom met au premier plan du discours une
altérité essentielle, celle de la venue d’un autre être dans la vie du personnage, son fils,
dont il ne réalise pas l’existence, ce qui renvoie au travail dans le sujet d’une autre
altérité, encore, celle d’un inconscient. Car la métaphore sur laquelle se termine
l’extrait cité pourrait renvoyer au contrôle exercé par une forme de “surmoi” : le “petit
verrou” serait une image des serrures que pose la conscience pour se protéger du
nouveau, “l’air” se comprenant alors comme le souffle du changement, et ici de la vie.
Le jeu d’une référence pronominale fait entendre à nouveau un sentiment inavoué
dans Les bois éternels où le commissaire et son adjoint discutent de la culpabilité de
Veyrenc, leur nouveau collègue.
Adamsberg, silencieux, trempait un morceau de sucre dans son fond de cidre.
- Sa bonne mine ? demanda Danglard d’une voix sèche. Ses vers ? C’est facile de
versifier.
- Pas tant que cela. Je le trouve plutôt bon.
- Pas moi.
- Je parle du cidre. Vous êtes irrité, capitaine. Irrité et envieux, ajouta Adamsberg avec
flegme, en écrasant son sucre du doigt au fond du verre. (DBN : 233)
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À nouveau, c’est autour d’un verre que se produit la confusion, comme si l’alcool
troublait l’énonciation, au propre comme au figuré. Et à nouveau, l’autre qui écarte du
pronom la référence attendue fait place dans le texte à une altérité essentielle, celle du
personnage qui arrive en tiers, en trop, dans la relation paradoxalement équilibrée
entre Adamsberg et Danglard, et qui provoque chez ce dernier un sentiment inavoué,
la jalousie, liée par essence à la présence d’un autre. Les points communs entre ces
deux extraits sont tels que le second pourrait être vu comme une réécriture du
premier. À chaque fois, ce travail de l’autre demande une “écoute flottante”10, peu
surprenante chez un auteur dont le père, Philippe Audoin-Rouzeau, était membre du
groupe surréaliste.
13
Ces altérités énonciatives interviennent également sur un autre plan, celui de la
structure même du texte : leur détour linguistique menace la continuité de l’enquête.
Ces non-coïncidences qui viennent ouvrir et/ou creuser une faille dans le discours
imposent souvent à l’intrigue des aléas inattendus, voire non pertinents. Ce sont
autant de parenthèses linguistiques qui affaiblissent la tension de son axe structurel.
C’est notamment le cas des articles de dictionnaire dont Soliman parsème L’homme à
l’envers. Certes, ses définitions entretiennent un lien avec le cotexte dans lequel elles
s’insèrent. Il arrive même qu’elles soient bien accueillies par ses interlocuteurs, par
exemple quand Adamsberg s’empresse de noter la dernière définition (HE : 317), celle
du “destin”. Mais l’originalité de sa logique ferait plutôt de cet intérêt un désaveu pour
cette pulsion citationnelle. Car le plus souvent, ces passages par le dictionnaire sont
perçus comme intempestifs. Quand le découragement guette les trois co-équipiers qui
attendent en vain l’arrivée de Massart, si Soliman va chercher une compensation à
leur déception dans le dictionnaire, Camille, elle, refuse d’être payée de mots et
oppose à cette échappatoire verbale la recherche de faits concrets.
- “Espérance”, dit-il.
- Allume la radio, coupa Camille. Il n’a pas attaqué dans la nuit de mardi à mercredi, il
l’a peut-être fait cette nuit. Cherche une station régionale. (HE : 169)
De même, quand le jeune homme demande au berger de ne pas dormir nu en raison
de la présence de Camille dans la bétaillère, le Veilleux accepte, mais ne tolère pas, en
sus, une définition de la part de son compagnon.
- Si ça peut te faire plaisir, dit-il. T’es un gars drôlement compliqué, Sol. On se demande
où c’est que tu as pris ces manières.
- “Civilisation”, dit Sol.
Le Veilleux le coupa d’un geste.
- Ferme-la deux minutes avec ce putain de dictionnaire. (HE : 156)
14
Ces petits pavés définitionnels ouvrent une brèche vers un extérieur au récit. Il en va
de même avec les vers de Veyrenc, le lieutenant béarnais, qui en répand dans chacune
des intrigues où il apparaît, si bien qu’Adamsberg compare cette manie avec l’alcoolisme de Danglard peu après le sauvetage du commissaire dans Un lieu incertain.
- Il monte dans les cieux, lentement il s’élève,
Mais il n’était qu’un homme et ce n’était qu’un rêve,
Il reste un mortel ne pouvant que déchoir.
Allons. Oublions là ces songes illusoires.
- Tu voulais perdre cette habitude.
- Hélas Seigneur,
Je m’efforçai longtemps, je touchais à l’espoir
Quand les anciens démons me prirent la victoire.
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C’est toujours comme ça. Danglard a décidé d’arrêter le blanc.
- Impossible.
- Il passe au rouge. (LI : 293)
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Le barrage imposé à la poussée versificatrice du lieutenant est un autre témoignage de
la tension entre l’enquête et ce surgissement inconvenant des vers.
- Je le sais, commandant dit Adamsberg en souriant brièvement, poussant Veyrenc et
Retancourt dans le sillage du rugueux officier de Lisieux.
- De l’Aigle, murmura Veyrenc, s’abat à terre le fier rejeton,/Insensé qui rêva d’atteindre au Panthéon.
Adamsberg jeta un regard à Veyrenc, lui signalant que ce n’était pas le moment, comme
il l’avait fait avec Danglard pendant son récit sur Richard Cœur de Lion. (AF : 408)
16
Ces trouées dans la tension de l’intrigue policière sont égales aux échancrures ouvertes
dans la trame narrative par les articles de dictionnaire. L’intrigue est encore soumise à
une autre menace linguistique : celle d’un discours sibyllin dont dépend son (bon)
déroulement. Adamsberg est fréquemment confronté à un indice linguistique dont la
difficile lecture entrave la progression des policiers. Dans Les bois éternels, le mauvais
décryptage du vers répété par Retancourt diffère la compréhension de l’enquêteur.
Voir le dernier Romain à son dernier soupir, Moi seule en être cause et mourir de
plaisir. (DBE : 388)
Le sens donné par Retancourt à ces vers paraît bien plus tard à la surface du texte,
quand Adamsberg sort le Dr Romain de la léthargie où l’a plongé la meurtrière.
- [...] Ce n’est pas à cause de Camille ou de Corneille qu’elle a choisi ce vers, mais à cause
de toi. Retancourt pensait à toi, à tes soupirs et tes vapeurs. Le Romain, c’est toi, épuisé
par une femme. (DBE : 441)
À plusieurs reprises également, une mauvaise transcription dévie la poursuite des
enquêteurs par le méandre où elle les entraîne. Dans L’armée furieuse, Adamsberg
comprend les paroles de Léo comme une salutation, alors qu’elle lui donne comme un
indice le nom de la bataille où s’est illustré l’ancêtre du capitaine Émeri.
Eylau, lui dit Adamsberg, une des victoires de ton aïeul, et l’une de tes préférées. Tu en
connais la stratégie par cœur, tu en parles à qui le veut et à qui ne le veut pas. Car c’est
bien “Eylau” qu’a dit Léo. Et non pas “Hello” bien sûr. “Eylau, Flem, sucre”. C’est toi
qu’elle désignait. (AF : 394)
17
L’obscurité des indices linguistiques pèse donc comme une menace sur l’arc tendu de
la structure du texte, au même titre que les détours linguistiques imposés à la
narration sont un risque de dissolution pour la tension de l’intrigue policière.
Ces jeux de mots ne se réduisent ainsi pas à de simples interférences sur le fil du récit
mais travaillent, depuis le plan narratologique, à sa symbolique et à son architecture :
à son identité générique.
Une polarisation linguistique
18
De fait, cette dépolarisation, littérale, sur le plan narratologique, en met en jeu une
autre, générique : celle de la sortie de la catégorie du polar, défini par cette trajectoire
structurelle entre un crime et sa résolution. C’est qu’une autre polarisation demande à
être interrogée : celle de la concurrence entre la tension du suspens policier conventionnel du genre et, en vis-à-vis, cette attention linguistique.
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La question se pose en effet de savoir si les altérités qui travaillent la signifiance et la
structure n’engagent pas une réorientation générique. Plusieurs de ces jeux de mots
rattachent ainsi les romans de F. Vargas à des textes dominés par la réécriture.
L’altérité que vient faire entendre au premier plan d’un texte un jeu sur le mot apporte
inévitablement avec elle une ré-énonciation du discours en train de se tenir.
L’intertextualité en est une forme connue et – le plus souvent – repérable. Les points
communs que G. Lebeau dégage entre Adamsberg et d’autres enquêteurs, Maigret,
Rouletabille, Arsène Lupin, Sherlock Holmes (MFV : 242 à 244), l’amènent à décrire
F. Vargas comme “une femme sous influences”, d’autant plus qu’elle sollicite par
ailleurs les stéréotypes, comme la lycanthropie, ou les thèmes qui tendent au mythe,
comme la peste (MFV : 256). De fait, les jeux de mots comme l’intertextualité font
souvent du discours des romans de F. Vargas une réécriture de textes autres, ou de son
propre texte. Dans Sous les vents de Neptune, peu de temps avant leur départ pour le
Québec, Adamsberg met en garde les hommes de sa brigade sur les différences entre
leurs peuples.
- Pas de gaffe, c’est le mot d’ordre général, commença Adamsberg. Révisez à fond les
insignes. Vous aurez affaire à des caporaux, sergents, inspecteurs et surintendants. Ne
confondez pas les titres. Le responsable qui accueillera est le surintendant principal
Aurèle Laliberté, en un seul mot.
Il y eut des rires.
- C’est ce qu’il faut éviter : les rires. Leurs noms et leurs prénoms ne ressemblent pas aux
nôtres. (SVN : 111)
Plus loin, le surintendant Laliberté procède au même avertissement.
Puis le surintendant s’adressa fermement à ses agents :
- Chacun de vous s’amanchera avec l’un des membres de la Brigade de Paris, et on
changera les paires tous les deux ou trois jours. Allez-y de tout cœur mais menez-les pas
tambour battant pour vous faire péter les bretelles, ils ne sont pas infirmes des deux
bras. Ils sont en période d’entraînement, ils s’initient. Alors formez-les au pas de grise
pour commencer. Et faites pas de l’esprit de bottine s’ils ne vous comprennent pas ou
s’ils parlent autrement que nous. Ils sont pas plus branleux que vous autres sous
prétexte qu’ils sont français. Je compte sur vous.
En somme, à peu près le même discours que celui qu’Adamsberg avait tenu à son
équipe, quelques jours plus tôt. (SVN : 134)
20
Le discours d’un supérieur est repris par celui d’un autre, et cette réécriture s’offre
adéquatement comme une alerte pour les “reprises” de sens sous les mêmes mots
entre le français et le québécois dans la suite du texte... ce qui provoque le (sou)rire.
Car c’est bien l’autre grande veine dans laquelle les jeux de mots viennent inscrire les
textes de Fred Vargas : ce travail des altérités sous les mots joue comme un véritable
ressort comique. Dans L’homme à l’envers, le nom donné au chien du berger se voit
ainsi modifié par Camille et Adamsberg qui ne parviennent pas à le mémoriser :
“Ingerbold” (HE : 154), “Interbolt”, “Interstock” (HE : 164), “Insaktor, ou quel que soit
son nom” (HE : 204). Puis, une fois la veine des paronymes épuisée, la jeune femme
comme le commissaire appellent le chien par la définition que Soliman a donnée au
mot “interlock”.... ou presque : le chien n’est pas désigné comme la machine mais
comme “Tricot à mailles” (HE : 215, 268). De même, des retournements récurrents
inscrivent les textes de F. Vargas dans une filiation comique, comme quand Danglard
restitue à ses enfants l’expertise du graphologue à propos des inscriptions de L’homme
aux cercles bleus.
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La dépolarisation linguistique du “rompol” de Fred Vargas
Il dit aussi : “L’homme est âgé, en crise, mais il se maîtrise ; il est pessimiste, obsédé par
sa fin, donc par son éternité. Ou bien c’est un raté sur le point de réussir, ou bien c’est un
réussi sur le point de rater.”
21
Les proximités formelles font ressortir le renversement proprement carnavalesque
du propos, que Danglard explicite symboliquement par une comparaison puis un
chiasme.
Le graphologue, il est comme ça, mes chéris, il retourne toutes ses phrases comme des
doigts de gant, il les fait aller dans un sens et puis dans un autre. Par exemple, il ne
pourrait pas parler du désir de l’espérance sans parler aussitôt de l’espérance du désir, et
ainsi de suite. Sur l’instant, ça produit un effet intelligent, après quoi on réalise qu’il n’y a
pas grand-chose à comprendre. (HCB : 80-81)
De tels retournements subvertissent, littéralement, les propos du graphologue : ces
revirements discursifs minent l’appartenance générique des textes en les rapprochant
de romans comiques, tout autant que, par ailleurs, le travail des altérités discursives
entraîne un recommencement du discours vers une incessante reprise : les jeux de
mots, par les réécritures qu’ils induisent, par les effets comiques dont ils sont chargés,
malmènent l’axe structurel du polar tendu entre crime et élucidation.
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Et pourtant, le suspens retient les lecteurs : la tension entre le forfait et l’élucidation
constitue toujours l’axe porteur du texte. Si cette dépolarisation altère la dynamique
structurelle du roman policier, elle n’est pas une décatégorisation générique. L. Gonon
aboutit à une conclusion similaire : “Vargas [...] écrit avant tout des romans policiers :
le flottement entre le réel policier et un réel incongru, distordu, inutile, est à l’image de
l’hésitation entre le genre et sa démystification, jamais complètement atteinte”
(MDFV : § 41). Les jeux de mots participent en fait d’une refonte des caractères du
roman policier, spécifiques et définitoires de son style, en un (sous-)genre spécifique
de roman policier : un polar linguistique... que F. Vargas désigne adéquatement sous
le terme de “rompol” ! En évoquant la catégorie de ses textes par un jeu de mots,
F. Vargas manifeste combien sa conception et sa pratique du genre placent le travail
de la langue au cœur de la fabrique du texte. Les jeux de la langue ne sortent pas ses
textes de la catégorie du polar : ils participent de l’intrigue même. Dans plusieurs
romans, les altérités qui travaillent les mots renvoient aux fêlures des personnages,
notamment aux motivations originelles des coupables. Dans Les bois éternels, il est
révélateur que le docteur Lagarde ait consacré un ouvrage à la dissociation des
criminels. Le discours du trappeur, dans L’homme à l’envers, est fêlé... à l’image de cet
homme brisé par les drames de son enfance, et de sa personnalité clivée (MFV : 225).
Lawrence était peu doué pour parler [...]. Débuter comme achever ses phrases le faisait
souffrir, et il n’en livrait le plus souvent que des milieux tronqués, plus ou moins
audibles, dans le clair espoir qu’un autre achève cette corvée pour lui. (HE : 21-22)
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Dans L’armée furieuse, si les maltraitances infligées à la fratrie se ressentent encore
dans les fractures que craint Antonin (AF : 184), pour son frère, Hippolyte, c’est le
retournement des mots (ibid.) qui les rend sensibles. Par ailleurs, plusieurs jeux de
mots font entendre la résolution de l’enquête avant son élucidation... pour qui veut
bien les entendre : pour les enquêteurs, une fois qu’ils perçoivent ce que le mot a à
dire. L’onomastique contribue de manière essentielle à l’intrigue et à la mise au jour
du coupable, notamment dans Sous les vents de Neptune. À partir de l’hypothèse d’un
incessant changement de patronyme autour des traits sémantiques dont le suspect ne
parvient à se défaire, la grandeur et la lumière, le commissaire remonte la piste de son
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Bérengère Moricheau-Airaud
La dépolarisation linguistique du “rompol” de Fred Vargas
fantôme.
Cependant, après la mort, les achats se sont effectués sous d’autres noms, comme
Maxime Leclerc. J’ai donc une chance de les repérer au cours des seize dernières années,
mais à la condition d’imaginer des noms et des prénoms susceptibles d’évoquer
Fulgence. [...]
Il n’y a pas beaucoup de possibilités. En ce qui concerne la lumière, voyez Luce, Lucien,
Lucenet et autres formes, ainsi que Flamme, Flambard. Pour la clarté, regardez du côté
des dérivés de clarus, éclatant, illustre. Voyez Clair, Clar, éventuellement les diminutifs
Clara, Clairet. En ce qui concerne l’idée de grandeur, essayez Mesme ou Mesmin, formes
populaires dérivées de Maxime, Maximin, Maximilien. Voyez aussi les Legrand, Majoral,
Majorel, ou encore Mestrau, ou Mestraud, formes altérées pour “supérieur”, “excellent”.
Ajoutez Primat, éventuellement les variantes péjoratives comme Primard ou Primaud.
Tentez aussi Auguste, Augustin, pour la majesté. N’oubliez pas les prénoms qui
rappellent la grandeur par sens figuré, comme Alexandre, Alex, César ou Napoléon,
encore que ce dernier soit trop criant. (SVN : 319-320)
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De même, l’histoire du nom de ses victimes fait apparaître à Adamsberg que les
personnes assassinées ont toutes des noms en lien avec le Mah-Jong : le rapport de ce
jeu dans les mots avec un jeu familial réfléchit le scénario suivi par le juge Fulgence et,
en même temps, sa motivation profonde (SVN : 391-393). De la même manière, dans
L’armée furieuse cette fois, ce que répètent les Vendermot dit déjà, discrètement, une
vérité essentielle qui n’apparaîtra que bien tard.
Nous sommes gentils. La carte de visite simplette des Vendermot. Si niaise, si sotte
qu’Adamsberg avait envie d’y croire. Leur idéal du moi en quelque sorte, leur devise
proclamée. Nous sommes gentils. Pour cacher quoi ? aurait rétorqué Émeri. Un type
aussi intelligent qu’Hippolyte, et le mot était faible, un type capable de renverser les
lettres des mots comme s’il jouait aux billes, ne pouvait pas être simplement gentil. (AF :
212 et 386)
Les gentils, au Moyen Âge, sont les nobles : c’est ce que sont Hippolyte et Lina, enfants
adultérins du comte, et c’est ce qui a symboliquement déclenché pour Émeri la série
de meurtres. Le jeu d’un paronyme offre ailleurs une part de vérité sur les crimes. Le
nom d’un plat servi dans le train qui emmène Adamsberg dans Un lieu incertain vient
ainsi “percuter” le nom de la destinatrice de la lettre de la victime de Garches, et faire
“percuter” le commissaire sur ce que lui disent les indices.
Vladislav s’informa du sens de “solettes à la Plogoff”. À la bretonne, lui expliqua le
serveur en italien, servies avec une sauce aux praires venues de Plogoff, à la pointe du
Raz. [...]
Il était question du nom de Frau Abster née de Franz Abster et de Erika Polgerstein,
pensa-t-il en allumant sa veilleuse. Il y avait quelque chose dans ce nom. Et plutôt dans
celui de sa mère. Plogerstein, qui avait percuté les solettes à la Plogoff. Et pourquoi ? Au
moment où, assis, il fouillait sans bruit dans son sac pour en tirer ses dossiers, le nom de
la victime autrichienne vint s’accrocher au mélange Plogerstein-Plogoff. Conrad Plögener. Adamsberg sortit la fiche de l’homme massacré à Pressbaum et la plaça sous la
veilleuse. Conrad Plögener, domicilié à Pressbaum, né le 9 mars 1961 de Mark Plögener
et de Marika Schüssler. (LI : 231)
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Les potentiels induits par le jeu de tout discours ouvrent à l’intrigue des voies inédites.
L’écriture de F. Vargas semble même en donner une clé de lecture, en montrant
Adamsberg se raccrochant au poème nervalien, “El Desdichado”, au moment où la
mort le menace dans Un lieu incertain11, comme s’il était une abstraction hors du noir
des meurtres dans lequel sont plongés les personnages – et la langue, une transcendance pour les enquêtes.
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La dépolarisation linguistique du “rompol” de Fred Vargas
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Dans les romans policiers de F. Vargas, la tension du suspens policier conventionnel et
définitoire du genre et, en vis-à-vis, la place prise par l’attention linguistique, ne sont
donc pas en concurrence, mais font œuvre conjointement : les inadéquations dans
l’intrigue et celles dans le discours du texte se fondent les unes dans les autres. Une
refonte des caractères du roman policier se trouve engagée par leur alliage des rouages
de l’intrigue aux jeux de mots, par l’alchimie spécifique où se confondent les (jeux de)
mots et (les jeux dans) l’intrigue : par le style de ces romans. De tels textes, dont la
fabrique tisse l’histoire du genre avec le travail de l’écriture, ne peuvent que poser la
question de leur appartenance au champ littéraire.
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Et pourtant, le genre du roman policier est souvent cantonné au domaine de la
paralittérature.
Quoi qu’on en dise, le genre policier n’est pas reconnu comme de la “littérature”. On
n’imagine pas un roman policier recevoir de “prix littéraire”.12
Au journaliste qui lui demande s’il y a là un combat à mener, F. Vargas déclare encore
que cela lui va très bien “de rester en marge” :
Écrire c’est prendre conscience que chaque phrase rebondit sur la précédente et la
suivante. Il s’agit d’un équilibrage permanent, comme dans un jeu de mikado. Je ne
lâche le texte qu’au moment où j’accepte de ne pouvoir mieux faire. Ce travail de
précision, cet effort constant sur le son des phrases et de chaque mot, suffit-il à dire que
je fais de la littérature ? Certainement pas.13
Mais sous l’image de l’expression “rester en marge”, il convient d’entendre au sens
propre ce que font les jeux de mots : le travail qu’ils exercent dans la catégorie du
roman policier introduit du jeu dans les marges de la littérature, et dans leur rapport.
Bérengère Moricheau-Airaud
Université de Pau
NOTES
1
André Vanoncini, Le roman policier, Paris, PUF, 2002 [1993], <Que sais-je ?>, n°1623, p. 13-14.
2
Ibid.
3
Fred Vargas, Sous les vents de Neptune, Paris, Éditions J’ai Lu, 2004 [Éditions Viviane Hamy, 1999], n°8175,
p. 372 ; dorénavant SVN.
Fred Vargas, L’homme aux cercles bleus, Éditions J’ai Lu, 2009 [Éditions Viviane Hamy, 1996], n°6201,
p. 49 ; dorénavant HCB.
Fred Vargas, L’armée furieuse, Éditions Viviane Hamy, 2011, p. 195 ; dorénavant AF.
4
5
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7
8
9
10
11
Fred Vargas, Un lieu incertain, Paris, Éditions J’ai Lu, 2004 [Éditions Viviane Hamy, 1999], n°8175, p. 30 ;
dorénavant LI.
Fred Vargas, Dans les bois éternels, Paris, Éditions J’ai Lu, n°9004, 2009 [Éditions Viviane Hamy, 2006], p.
80 ; dorénavant DBE.
Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, dans É. Marty (éd.), Œuvres complètes, Paris, Seuil,
1995, p. 194, cité par Laetitia Gonon, “Mythes et démystification dans le roman policier de Fred Vargas”, in
“Le devenir-roman des Mythologies de Barthes”, Recherches & Travaux, n°77, 2010, § 13, url :
http://recherchestravaux.revues.org/434, [consulté le 23 février 2015] ; dorénavant MDFV.
“Imaginez-vous, dit Danglard, que le Baptiseur s’est tiré toute la journée en nous laissant le merdier sur les
bras”, in HCB : 80.
Alain Nicolas, “Dans la forêt des interprétations”, L’Humanité, 11 mai 2006, in Guillaume Lebeau, Le
mystère Fred Vargas, Paris, Éditions Gutenberg, p. 128 – dorénavant MFV.
LI : 228, puis 275-276.
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Bérengère Moricheau-Airaud
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13
La dépolarisation linguistique du “rompol” de Fred Vargas
“Fred Vargas : On n’imagine pas un roman policier recevoir un prix littéraire”, en ligne :
http://www.bretagne-actuelle.com/fred-vargas-on-n-imagine-pas-un-roman-policier-recevoir-de-prixlitteraire-/l-invite/l-invite/853-7-15 [consulté le 21 février 2015].
Ibid.
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