Analyse du livre XXIV de l`Odyssée : la mort et le monde héroïque

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Analyse du livre XXIV de l`Odyssée : la mort et le monde héroïque
Analyse du livre XXIV de l’Odyssée : la mort
et le monde héroïque
Sheila Mancini: Séminaire d’analyse textuelle
Mythes littéraires
Université de Bologna
1
Sommaire
Introduction
1) Le thème de la mort comme évocation de la dimension héroïque p. 4
1.1 Ithaque comme Troie
1.2 Les funérailles d’Achille, paradigme de la belle mort
1.3 La peur d’une mort sans honneurs
2) L’oublie de la mort et le retour à la paix p.8
2.1 Ulysse héros de la fidélité à la vie
2.2 La vieillesse
2.3 Une guerre non plus héroïque : la mort d’Eupithès
Conclusions p.11
Bibliographie p.12
2
Introduction
Le dernier chant de l’Odyssée a été l’objet d’un débat extrêmement complexe et technique par
rapport à son authenticité, qui remonte déjà aux grammairiens d'Alexandrie, Aristophane et
Aristarque. Il s’agit surtout d’objections qui regardent la substance et la cohérence objective du
livre ainsi que des irrégularités d’ordre linguistique et stylistique. C’est ne pas le lieu ici pour nous
attarder sur le positions différentes qui ont animé ce débat, ce qui est proposé au contraire, tout en
gardant nos préjudiciels analytiques1, est d’examiner les derniers vers du poème homérique en
recherchant une unité dans les scènes qui heureusement nous conservent les lignes finales de
l’histoire d’Ulysse2.
Dans le chant XXIV on peut distinguer au moins trois grandes séquences :
1- La seconde Nekyia3 (1-204) ;
2- Le rencontre d’Ulysse et Laërte (205-411) ;
3- L’affrontement et la pacification finale (412-548).
Dans la première, on assiste à une sorte de dialogue des morts : Hermès conduit les âmes des
Prétendants à l’Hadès, où ils trouvent les ombres d’Achille et d’Agamemnon. Après une
conversation entre ces derniers, Amphimédon parle avec l’âme d’Agamemnon en lui racontant de
sa mort et de celle des ses compagnons. Le vers 205 nous amène en revanche aux événements qui
se déroulent sur la Terre : Ulysse, sorti de la ville, se dirige vers les champs pour voir son père.
L’agnition se passe seulement après que le fils a mis à l’épreuve Laërte et que Laërte, à son tour, a
reçu d’Ulysse la garantie de son identité.
La dernière séquence s’ouvre avec une assemblée des gens d’Ithaque qui décide de venger leurs fils
tués par Ulysse. L’affrontement se déroule devant la maison de Laërte, mais il s’interrompt tout de
suite grâce à l’intervention d’Athéna, qui établit entre Ulysse et ses gens des pactes d’amitié.
Si, certainement, l’idée que plus des autres fournit un cadre unitaire dans lequel lire le Chant est
celle de restauration, du pouvoir mais aussi des liens familiaux, il y a toutefois un autre motif qui le
traverse du débout jusqu’à la fin en lui donnant une certaine cohérence d’ensemble : celui de la
mort et des funérailles des héros4.
C’est en fait selon une composition très concentrée que se font les références à ce thème :
1
La critique homérique se divise en deux courants : les analystes, tels Karl Lachmann, qui cherchent à isoler un poème
originel, œuvre d'Homère lui-même, d'additions postérieures ou d'interpolations, et soulignent les incohérences du texte,
les erreurs de composition : par exemple, Pylémène, héros troyen, est tué au chant V avant de reparaître quelques chants
plus loin ou encore Achille espère au chant XI une ambassade qu'il vient juste de renvoyer. Les unitaristes, au contraire,
soulignent l'unité de composition et de style des poèmes, pourtant très longs (15 337 vers pour l'Iliade et 12 109 pour
l'Odyssée) et défendent la thèse d'un auteur, Homère, qui a composé les poèmes que nous avons à partir de sources
diverses existant à son époque. Les différences entre les deux poèmes peuvent s'expliquer par le changement entre un
auteur jeune et le même, plus vieux, ou encore entre Homère lui-même et un continuateur de son école.
2 Je prend donc en considération le poème homérique dans la forme que nous est parvenue et je l’analyse du point de
vue narratif comme un véritable texte.
3
C’est la ‘descente aux Enfers’, la deuxième qu’Ulysse entreprit dans l’Odyssée, cf. XI Chant.
4 On ne doit pas oublier aussi que la thématique de la mort est celle qui rend l’Odyssée une œuvre ouverte. Il ne sera pas
après son retour à Ithaque que l’héros pourra vieillir en paix : dans le Chant XI , en fait, Tirésias lui prédit que sa mort
adviendra loin de la mer et seulement après un dernier voyage dans un territoire mystérieux.
3
v.28-34 : mort d’Agamemnon et if not situation qui évoque une mort glorieuse pour lui et
l’édification d’un tombeau en fonction de mémorial ;
v. 36-94 : mort d’Agamemnon et funérailles d’Achille ;
v. 131-137 : évocation de la mort d’Ulysse (...) et de Laërte faite par Penelope. On fait allusion aux
funérailles de ce dernier à travers la mention du suaire ;
v. 186-190 : mort des Prétendants et évocation des funérailles qui ne se sont pas encore passés ;
v.290-296 : Laërte imagine la mort d’Ulysse loin de sa terre et se plaint de n’avoir pas pu célébrer
les funérailles du fils ;
v.315-317 : Laërte commence une sorte de complainte rituel pour la mort d’Ulysse ;
v. 413-419 : Funérailles des Prétendants ;
v. 469-471 : prédiction de la mort d’Eupithès ;
v. 484- 485 : Zeus affirme sa volonté de faire oublier la mort des Prétendants, afin que Ulysse et ses
gens puissent se réconcilier ;
v. 521-523 : mort d’Eupithès.
C’est donc à préciser le sens de cette thématique dans le dernier livre de l’Odyssée qui s’attache
notre analyse.
4
1-Le thème de la mort comme évocation de la dimension héroïque
1.1 Ithaque comme Troie
La première remarque qui s’impose est que, dans le XXIV livre, on assiste à la reconquête
définitive d’Ithaque de la part d’Ulysse, qui, dans l’Odyssée, comme le dit bien Maria Grazia Ciani,
est appelé Ptoliporthos « avec une valeur doublement allusive : en se référant à Troie pour le passé
et à Ithaque pour le présente ». On retrouve donc ici un contexte très semblable à celui
caractéristique de l’Iliade. Ulysse mène sa dernière guerre, celle qui rétablira l’ordre selon la règle
ancienne du monde aristocratique et agonale5.
Ce n’est pas par hasard que ce chant s’ouvre avec l’apparition des héros de la guerre troyenne,
Agamemnon, Achille, Patrocle, Ajax et Antiloque, et que aussi les Prétendants, soient présentés
comme des guerriers plutôt que des banqueteurs tombés dans un guet-apens. Agamemnon remarque
en fait que Amphimédon et les autres sont «¥ndraj ¢r…stouj » du même âge, par conséquent il lui
vient le doute que la troupe entière aie périe dans quelque entreprise hasardée. La triple question
(À —Ã-Ãe) qu’il pose à Amphimédon (109-113), puis, en correspondant presque littéralement à
celle qu’Ulysse avait posée à l’âme d’Agamemnon en XI 399-403, contribue à confirmer cette
image guerrière de prétendants, établissant un véritable parallèle entre eux et ce héros de la guerre
de Troie.
Même le langage intensifie les souvenirs du lexique de l’Iliade dans l’emploi de toutes les épithètes
typiques des héros (amymon, megaletor, antitheos, dios, phaidimos, dioghenes).
On réalise donc ici une sorte de parallèle entre l’histoire de la guerre de Troie et l’histoire de la
reconquête d’Ithaque: comment s’insère alors la référence au thème de la mort dans ce contexte?
1.2 Les funérailles d’Achille, paradigme de la belle mort
Dans l’Iliade la mort typique est celle sur le champ de bataille : c’est une mort héroïque qui fixe
pour toujours l’identité du guerrier, même le plus inconnu. Les funérailles et l’édification d’un
tombeau sont les honneurs dus aux morts, non seulement pour les célébrer, mais aussi pour
immortaliser leur nom. C’est cette connexion entre une mort valeureuse et le souvenir eternel de sa
propre gloire qui donne un sens à la vie de l’homme.
En ce qui concerne le Chant XXIV, on retrouve cette conception surtout dans la description de la
mort et des funérailles d’Achille, centre narratif de la seconde nekyia. Les honneurs funèbres rendus
à son cadavre sont dépeint en cinq scènes qui, comme le dit Pestalozzi, « s’élèvent pour deux fois
dans un rythme grandiose de l’action humaine à l’intervention divine » :
1- (v. 43-47) : le corps sans vie d’Achille est transporté au camp grec où il est exposé. Les
Comme le dit bien Massimo Bonanni dans Il cerchio e la Piramide Il Mulino, Bologna, 1992, p. 195-196 « L’univers
de L’Odyssée est un mélange d’éléments modernes (par rapport à la religiosité, à la sensibilité sociale…) et archaïques,
par exemple par rapport à la structure sociale et aux institutions judiciaires. Le motif même de la réaffirmation violente
du pouvoir de la part du Rageur est archaïque. Ce motif en fait nous rappelle d’une certaine façon l’épopée de
Gilgamesh, comme si le poète de l’Odyssée avait récupéré un motif de fondation du pouvoir plus ancien. »
5
5
Achéens commencent la complainte en s’arrachant les cheveux ;
2- (v. 47- 62) : Thétis émerge de la mer avec les Néréides. La lamentation funéraire sur le
cadavre d’Achille est présentée comme un chant alterné de deux chœurs formés par les
Néréides et les Muses ;
3- (v. 63-70) : Le corps d’Achille est brulé ;
4- (v. 71-84) : Description du recueil des ossements d’Achille et de leur sépulture ;
5- (v. 85-86) : La cérémonie funèbre est couronnée par des compétitions athlétiques.
La grandeur de cette description trouve son sens dans les derniers mots d’Agamemnon v. 93-94:
«Ὣς σὺ µὲν οὐδὲ θανὼν ὄνοµ᾽ ὤλεσας, ἀλλά τοι αἰεὶ/πάντας ἐπ᾽ ἀνθρώπους κλέος
ἔσσεται ἐσθλόν, Ἀχιλλεῦ » (C’est ainsi que même à ta mort, ton nom a survécu et que ta gloire,
Achille restera toujours vivante), synthétisés aussi dans l’image de la tombe du héros qui, élevée
pour être bien visible à tous les hommes, garantit la permanence future de sa renommée. La mort
d’Achille devient donc en ce dernier livre de l’Odyssée le paradigme de la belle mort du guerrier.
Ce genre de mort est évoque aussi par rapport à Agamemnon, dans l’if not situation6 imaginée par
Achille aux vers 28-34 : «Ἦ τ᾽ ἄρα καὶ σοὶ πρῶϊ παραστήσεσθαι ἔµελλεν/µοῖρ᾽ ὀλοή, τὴν
οὔ τις ἀλεύεται ὅς κε γένηται./Ὡς ὄφελες τιµῆς ἀπονήµενος, ἧς περ ἄνασσες,/δήµῳ
ἔνι Τρώων θάνατον καὶ πότµον ἐπισπεῖν·/τῷ κέν τοι τύµβον µὲν ἐποίησαν
Παναχαιοί,/ἠδέ κε καὶ σῷ παιδὶ µέγα κλέος ἤρα᾽ ὀπίσσω·:» (Que n’as-tu pu, comblé des
honneurs qu’appelait ta charge, subir ta destinée et mourir en pays troyen ! Car les Panachéens
t’auraient élevé une tombe, et à ton fils tu aurais légué une gloire immense.), où on retrouve les
termes clef «τύµβον » (tombeau), «κλέος » (renom) et «ὀπίσσω » ( en future). Ils soulignent
l’importance du tombeau, qui, en permettant aux vivants de se rappeler des morts, garde le souvenir
de la gloire et le projette aussi sur les descendants du héros. « Par sa fixité, sa stabilité, la stèle fait
contraste avec le caractère transitoire et passager des valeurs dont le corps humain est éclairé au
cours de la vie »7.
1.3 La peur d’une mort sans honneurs
Au début du Chant XXIV, donc, la belle mort se présente encore comme un point de repère très
important. Il est ainsi compréhensible que la peur d’une mort sans honneurs coure à travers tout le
livre. D’autre part, comme le dit bien Vernant8, « par l’évocation de sa contrepartie, l’épopée
6
C’est une période hypothétique de l’irréalité.
Vernant J.-P., L’individu, la mort, l’amour. Editions Gallimard 1989, p. 70
8
Vernant J.-P. op.cit. p. 85
7
6
souligne la place et le statut exceptionnel de la mort héroïque et les deux formes contraires de mort
se confirment et se renforcent par exclusion réciproque ».
L’exemple le plus évident de ce destin regrettable est fournit par l’histoire d’Agamemnon, tué sans
gloire par sa femme et son cousin après son retour de Troie. C’est Agamemnon même à le rappeler
(v. 93-97), comme il avait déjà fait au Chant XI (v. 405-34): «αὐτὰρ ἐµοὶ τί τόδ᾽ ἦδος, ἐπεὶ
πόλεµον τολύπευσα/ἐν νόστῳ γάρ µοι Ζεὺς µήσατο λυγρὸν ὄλεθρον/Αἰγίσθου ὑπὸ
χερσὶ καὶ οὐλοµένης ἀλόχοιο (Mais moi, qu’ai-je bien pu gagner à terminer la guerre ? Dès
mon retour, Zeus m’a réservé une fin atroce entre les mains d’Egisthe et de mon épouse maudite !).
Il oppose le destin glorieux d’Achille avec sa fin pitoyable qui ne lui permettra pas d’inscrire à
jamais son nom, ses hautes faits, sa carrière de vie dans la mémoire des hommes à venir.
Mais cet exemple n’est pas unique. Les Prétendants aussi dans l’Hadès se plaignent de leur
condition de corps sans sépulture (v. 186-190) : « ìj ¹me‹j, 'Ag£memnon, ¢pwlÒmeq/ïn œti kaˆ
nàn | sèmat/¢khdša ke‹tai ™nˆ meg£roij 'OdusÁoj :| oÙ g£r pw ‡sasi f…loi kat¦
dèmaq/˜k£stou,| o† k/¢pon…yantej mšlana brÒton ™x çteilšwn| katqšmenoi go£oien : Ö g¦r
gšraj ™stˆ qanÒntwn. » (Telle fut notre fin, Agamemnon, et nos cadavres gisent encore à
l’abandon dans le palais d’Ulysse, car nos amis dans leurs maisons ne savent toujours rien, sinon ils
auraient lavé le sang noirci de nos palais et rendraient un ultime hommage à nos corps exposés). Le
caractère peu glorieux de ce trépas semble être souligné aussi par le fait que les yuca… des
prétendants auraient du arriver à l’Hadès soit après leur mort soit après leur sépulture. Par contre
une longue nuit est déjà passée depuis leur décès (plus de 500 vers) et il faudra autres 400 vers
avant de parler de leurs funérailles9.
Comme le dit bien Jean –Pierre Vernant, « Le cadavre abandonné à la décomposition, c’est le
retournement complet de la belle mort, son inverse. […] D’un coté, la gloire impérissable qui élève
le héros au-dessus du sort commun en faisant survivre dans la mémoire des hommes son nom et sa
figure singulière. De l’autre, une infamie plus terrible que l’oubli et les silences réservés aux morts
ordinaires. […] Il représente ce qu’on ne peut pas célébrer ni davantage oublier : l’horreur de
l’indicible, l’infamie absolue : celle qui vous exclut tout ensemble des vivants, des morts, de soimême »10.
C’est bien cette mort qui Laërte craint pour son fils aux vers 290-296 où il imagine Ulysse dévoré
par les poissons ou par des fauves, sans l’honneur des pratiques funéraires. Cette-ci est l’instance la
plus élaborée du motif du ‘lake of care after death ‘ dans l’Odyssée, cf. I 158-68, XIV 133-136 :
Laërte non seulement dépeint un tableau horrible du destin du corps d’Ulysse, mais il l’oppose
explicitement aux soins appropriés (la complainte) que ses parentes et sa femme lui auraient du
apportés11.
Le cadavre livré aux bêtes interdit le passage au statut de mort : pour le héros cela signifie se
dissoudre dans la confusion, être renvoyé au chaos, à une entière inhumanité. « Devenu, dans le
ventre des bêtes qui l’ont dévoré, chair et sang d’animaux sauvages, il n’y a plus en lui la moindre
9
Cf. commentaire au livre XXIV de Privitera A. in Omero. Odissea, a.c. di Heubeck A. e Russo J.,
Vernant J.-P. op. cit. p. 75-76
Cf. Jong I. J. F., A narratological commentary on the Odyssey : cette-ci est la variante de l’Odyssée du motif du
‘lake of care’ très souvent présent dans l’Iliade cf., par exemple, XXI 201-4.
10
11
7
apparence, la moindre trace de l’humain : il n’est strictement plus personne »12. C’est peut-être pour
éviter cette chute de la condition humaine que Laërte, aux vers 315-317, en gémissant et en se
couvrant les cheveux blancs de poussière, offre à son fils la seule déploration qu’il lui est possible
de faire13. Ces vers en outre, en reprenant presque littéralement le passage du XVIII Chant de
l’Iliade (22-24), où Achille apprend la nouvelle de la mort de Patrocle, constituent une autre
référence au monde iliadique14 .
Une brève allusion à une mort qui s’achève sans les justes honneurs est faite aussi à propos de
Laërte même quand, aux vers 131-137, Penelope demande aux Prétendants de la laisser terminer le
suaire pour son vieux beau-père, afin qu’il puisse mourir comme il convient à un homme de haut
rang.
À la lumière de cette analyse, on dirait donc que, dans les derniers vers de l’Odyssée, le thème de
la mort est employé pour évoquer le retour au monde héroïque de l’Iliade où le héros « inscrit dans
la mémoire collective du groupe sa réalité de sujet individuel, s’exprimant dans une biographie que
la mort, en l’achevant, a rendue inaltérable. »15
Pourtant, à bien considérer, dès le début du Chant on entend une sorte de contrepoint à cette
dimension iliadique.
2-L’oublie de la mort et le retour à la paix
2.1 Ulysse héros de la fidélité à la vie
Dans le livre XXIV l’Hadès est le lieu privilégié pour l’évocation du monde héroïque : c’est ici
qu’on rencontre les ombres des vétérans de la guerre troyenne et qu’on subi le plus le charme de la
belle mort. Et pourtant c’est ici que l’on commence à entrevoir l’existence d’une autre dimension.
Le dialogue d’Agamemnon et d’Achille d’abord et ensuite celui d’Amphimédon et d’Agamemnon
nous proposent une comparaison des destins de trois héros qui ont participé à la conquête de Troie :
Agamemnon, Achille et Ulysse. Comme le montre bien Irene J. F. De Jong, si l’on considère ce
qu’Agamemnon dit ici à propos d’Achille (36-94), Ulysse (192-8), et lui-même (95-8, 199-202), on
voit l’échelle ascendante suivante:
Agamemnon : il n’a pas une mort héroïque sur le champ de bataille, mais un nostos terrible qui
s’achève avec une mort sans gloire ;
Achille : il a une mort héroïque sur le champ de bataille, une gloire éternelle, mais il n’a pas de
nostos ;
Ulysse : il a un nostos qui se conclue avec la restauration du pouvoir et des ses liens familiaux.
12
Vernant J.-P. op. cit. p.75
On retrouve les mêmes gestes de deuil dans l’Iliade, cf. XXIII, 23-27 ; XXII, 414 ; XXIV, 163-165 et 640)
14 On ne peut pas établir si cette référence est textuelle ou conceptuelle.
15
Vernant J.-P., op. cit. p. 53
13
8
La sort d’Ulysse apparait ainsi préférable même à la mort héroïque d’Achille : si le héros iliadique
pouvait renoncer à durer longtemps sans renom, pour une vie brève mais glorieuse16, (autre chose
semble être souhaitée par l’humanité de l’Odyssée : « Que ne suis-je plutôt le fils de quelque
heureux mortel,/ De ceux que la vieillesse atteint dans leur propre domaine ! » dit Télémaque dans
le premier livre du poème (217-218). La fidélité à la vie représentée par Ulysse devient donc une
valeur. Cette contraposition est rendue particulièrement évidente par le parallélisme entre
l’apostrophe d’Agamemnon à Achille (Ôlbie Phlšoj uƒe....v. 36) et l’autre d’Agamemnon à Ulysse
(Ôlbie Lašrtao p£i...v. 192).
Ce n’est pas par hasard que, par rapport à Ulysse, la seule référence à la gloire concerne sa femme
Penelope (v.194-198) : « æs ¢gaqaˆ fršnej Ãsan ¢mÚmoni Phnelope…V,| koÚrV 'Ikar…ou :æj eâ
mšmnht/'OdusÁoj, |¢ndrÕj kourid…ou. tù oƒ klšoj oÜ pot/Ñle‹tai| Âj ¢retÁj, teÚxousi
d/™picqon…oisin ¢oid¾n.| ¢q£natoi car…essan ™cšfroni Phnelope…V» (Quelle femme de bien, que
cette noble Pénélope, Fille d’Icarios ! Comme elle se souvient d’Ulysse, l’époux de sa jeunesse !
Ainsi le nom de sa vertu ne s’éteindra jamais, et les dieux dicteront aux hommes de beaux chants à
la gloire de la sage Pénélope). La poésie épique, qui normalement confère au héros le privilège
d’être aoidimos, sujet de chant, en lui garantissant une gloire impérissable, trouve ici au contraire sa
matière dans la vertu conjugale de Penelope, c’est-à-dire dans un système des valeurs qui
appartiennent à l’existence quotidienne.
2.2 La vieillesse
Si la mort héroïque n’est plus le bien suprême auquel l’homme valeureux peut aspirer, il n’est pas
surprenant de voir affleurer alors, en plusieurs passages de ce dernier livre, l’image de la vieillesse :
« c’est en fait la belle mort qui fait le guerrier tout ensemble athánatos et aghéraos. »17
Même si le référence à la vieillesse passe aussi par les images d’autres personnages mineurs
comme la servante sicilienne de Laërte qu’est appelée ‘vieille’ en toutes ses apparitions ( v. 221,
364, 389) et Dolios, son mari et serviteur fidèle d’Ulysse (v. 387, 394, 407), Laërte est
certainement la figure que plus de toutes les autres incarne cette idée. La première impression que
Ulysse a de son père, en le retrouvant, est en fait celle d’un homme accablé par les ans « g»rai
teirÒmenon » (v.233). C’est comme ça qu’il l’appelle en lui adressant la parole pour la première fois
après vingt ans d’absence : «ð gšron » (v. 244) « vieillard ». D’abord, Laërte se présente comme
un vieillard vraiment misérable qui sent tout le poids des ans. Le portrait fait de sa personne à
travers les yeux d’Ulysse est très émouvant (v. 227-31) : « habillé d’un méchant haillon/ Noirci et
rapiécés, il s’était mis autour des jambes/ Des bouts de cuir tout rapiécés, pour ne pas s’écorcher, /
A ses mains des gants contre les piquants, et sur sa tête, /Pour se garder du froid, une casquette en
poil de chèvre ». Ce sont l’absence prolongée du fils et l’usurpation de son pouvoir qu’ont détérioré
en lui toutes les valeurs de l’homme noble qu’il était et qu’Ulysse est encore capable d’entrevoir
Cette conception semble être une innovation de l’Iliade : même si généralement on considère en fait le destin fixé
depuis toujours, dans le Chant IX Achille choisit sa destinée comme la sort meilleure pour un héros.
17
Vernant J.-P. op. cit. p. 57
16
9
dans son aspect guenilleux. Pourtant, une fois retrouvé son fils, la perspective de Laërte change
complètement : il peut non seulement imaginer la continuation de sa lignée, mais aussi voir en
action, un à coté de l’autre, son fils et son petit-fils. Il y a ainsi une véritable réhabilitation de son
état qui se concrétise, après la scène du bain, dans l’aspect fortifié qu’Athéna donne au vieillard (v.
367-371) : « aÙt¦r 'Aq»nh ¥gci paristamšnh mšle/ ½ldane poimšni laîn, me…zona d/ºe p£roj
kaˆ p£ssona qÁken „dšsqai. ˜k d/ ¢sam…nqou bÁ : qaÚmaze dš min f…loj uƒÒj » (debout à ses
cotes, Athéna rendit sa vigueur à ce pasteur de peuple et le fit paraitre et plus grand et plus fort que
jadis. Quand il sortit du bain, son fils le regarda, surpris de se retrouver devant lui : on l’eut pris
pour un dieu !). L’Odyssée introduit ainsi l’image d’un « bonheur ‘terrestre’ qui s’explique par une
longue vie, l’exercice du pouvoir et la transmission aux propres descendants du patrimoine et du
charisme »18.
2.3 Une guerre non plus héroïque : la mort d’Eupithès
La référence à la vieillesse nous amène donc à dépasser l’idéal de la belle mort pour tourner les
yeux à une dimension de vie plus ordinaire. D’autre parte, la condition essentielle pour
l’achèvement d’une mort héroïque est fournie par la guerre. Mais, à la fin de l’Odyssée, y a-t-il
encore vraiment de la place pour elle ?
C’est justement cette ci la question qui Athéna semble poser à Zeus aux vers 472-477 face à
l’initiative des proches des Prétendants contre Ulysse : « aÙt¦r'Aqhna…h ZÁna Krwn…wna
proshÚda : « ð p£ter ¹mštere, Kron…dh, Ûpate kreiÒntwn, e„pe moi e„romšnV, t… nÚ toi nÒoj
œndoqi keÚqei ; À protšrw pÒlemÒn te kakÕn kaˆ fÚlopin a„n¾n teÚxeij, Ã filÒthta
met/¢mfotšroisi t…qhsqa ; » » (Cependant Athéna disait à Zeus, fils de Cronos : « Fils de Cronos,
maitre suprême, o notre père à tous, Réponds à ma demande et dis moi quel dessein tu caches. Vastu laisser se prolonger cette guerre funeste et ces rudes combats, ou raccommoder les deux
camps ? ») . On voit se profiler ici deux situations possibles : la continuation de la guerre, garantie
de la possibilité de mourir, dans la fleur de l’âge, dans un combat qui confère au guerrier défunt
« cet ensemble de qualités, de prestiges, de valeurs pour lesquels, tout au long de leur vie, l’élite des
áristoi, des meilleurs, entrent en compétition »19, ou le retour à la paix, à une vie quotidienne dont
les valeurs fondamentales sont ces énoncés par Ulysse aux pieds de la reine Arété aux vers 149-150
du Chant VII : « Que le ciel vous accorde à tous de vivre heureux et de laisser un jour, chacun à vos
enfants, les biens de vos manoirs et les présents d’honneur que le peuple vous offre ! ».
La réponse de Zeus (v. 478-486) marque un tournant très important dans le poème homérique : non
seulement elle annonce le début d’une nouvelle époque de paix, mais elle souligne aussi que son
fondement sera l’oublie définitif de la mort de Prétendants : « tšknon ™mÒn, t… me taàta die…reai
ºdš metall´j ; oÙ g¦r d¾ toàton mšn ™boÚleusaj nÒon aÙt», æj à toi ke…nouj 'OduseÝj
¢pot…setai ™lqèn ; œrxon Ópwj ™qšleij : ™ršw dš toi æj ™pšoiken. ™peˆ d¾ mnhstÁraj ™t…sato
d‹oj 'OdusseÚj, Órkia pist¦ tamÒntej Ð mšn basileuštw a„e…, ¹me‹j d/aâ pa…dwn te
kasign»twn te fÒnoio œklhsin qšwmen : toˆ d/¢ll»louj fileÒntwn æj tÕ p£roj, ploàtoj dš
18
19
Ciani M. G., Omero, Odissea. Venezia, Marisilio Editori 1994
Vernant J.-P., L’individu, la mort, l’amour. Editions Gallimard 1989, p. 41-42
10
kaˆ e„r»nh ¤lij œstw. » (Pourquoi ces questions, ma fille, et pourquoi ces demandes ? N’avais-tu
pas toi-même décidé comment Ulysse saurait à son retour tirer vengeance de ces gens ? Fais comme
il te plaira ; mais voici quel est mon avis : puisque le noble Ulysse a châtié les prétendants, que l’on
jure un pacte fidèle et qu’il garde le sceptre ; Pour nous, offrons l’oubli du meurtre à ceux qui ont
perdu leurs frères et leurs fils ; que l’amitié renaisse entre eux et que la paix et l’abondance assurent
leur bonheur !).20
L’abandon de la dimension héroïque se réalise donc par le retour à une mort ordinaire, caractérisée
par l’oublie et le silence. Les prétendants sont expédiés dans l’Hadès normalement pour se fondre
dans la masse de ceux que, par opposition aux ‘ héros glorieux’, on appelle les ‘sans nom’, les
nónumnoi21 et, si dans les funérailles d’Achille les dieux avaient contribuer à fixer à jamais sa
gloire, comme résulte du vers 64 « kl…omen ¢q£nato… te qeoˆ qnhto… t/¥nqrwpoi »(Nous avons
pleuré sur ta mort, hommes et dieux ensemble), ici ce sont les dieux eux–même qui insistent sur la
nécessité d’oublier ces morts.
L’impossibilité de renouveler la belle mort est confirmé définitivement par le bref combat qui se
déroule juste à la fin du Chant. Déjà en considérant le troupe de fortune qui se range derrière à
Ulysse, dans lequel militent aussi deux vieux dont l’âge est incompatible avec la dimension
héroïque, on comprend que l’affrontement même apparait improbable sinon grotesque, mais c’est
surtout la mort d’Eupithès à démontrer que le temps n’est plus aux batailles glorieuses. On saisit en
fait dans cette scène le caractère contre nature de la mort guerrière quand elle frappe un homme qui
n’est plus très jeune, privé du soutien d’un fils, et qui doit périr sous la lance d’un guerrier
adversaire. C’est n’est pas par hasard en fait que le poète même, en prédisant sa mort, avait souligné
toute l’absurdité de la décision d’Eupithès de venger le meurtre du fils (v. 469-471): «to‹sin
d/EÙpe…qhj ¹g»sato nhpišVsi: fÁ d/Ó ge t…sesqai paidÕj fÒnon, oÙd/¥r/œmellen ¨y
¢ponost»sein, ¢ll/aÙtoà pÒtmon ™fšyein.» (Eupithès (l’insensé) prit alors le commandement ; il
espérait venger le meurtre de son fils ; son sort pourtant fut d’y rester et d’y finir sa destinée)22.
Conclusions
À la lumière de ces quelques remarques on peut donc affirmer que le thème de la mort constitue
dans le Chant XXIV de l’Odyssée un véritable élément d’unité. Il exerce en fait la fonction de trait
d’union entre les deux dimensions dans lesquelles il se dédouble : si d’un coté, en effet, la référence
à la belle mort permet d’évoquer, pour la dernière fois, le monde héroïque de l’Iliade, de l’autre
l’allusion à une morte ordinaire et au vieillissement affirme le retour aux valeurs de la paix
domestique. C’est donc le contraste entre les deux trépas à mettre en pleine lumière la ligne
20
Les vers 475-476 correspondent à Il. IV 15-16, 82-83. Pourtant au parallélisme de la doble question dans l’Iliade et
l’Odyssée s’oppose la diversité des réponses relatives : dans l’Iliade Zeus souhaite la continuation du conflit, dans
l’Odyssée sa fin.
21
Hésiode, Les Travaux et les jours, 154; Eschyle, Perses, 1003; cf. J.-P. Vernant, Mythe et Pensée chez les Grecs,
Paris, 1985, pp. 35 et 68-69.
22
Dans l’ensemble, ces vaticinia ex eventu que le poète exprime en son nom ne sont pas très fréquents dans la poésie
homérique.
11
frontière sur laquelle l’Odyssée se termine, la même ligne frontière qu’on pouvait déjà cerner sur le
bouclier d’Achille au Chant XVIII de l’Iliade, où on retrouve à coté des scènes de guerre, des
images de vie quotidienne d’une ville en paix.
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Bibliographie
Bonanni M. Il cerchio e la Piramide. Il Mulino, Bologna, 1992;
Hexter JR. A guide to the Odyssey. Vintage Books a division of random house, inc., New York
1992;
Homère. Odyssée texte traduit par Frédéric Mugler La Différence 1991 ;
Jong I. J. F. A narratological commentary on the Odyssey, Cambridge University Press 2001;
Omero. Odissea texte traduit par Maria Grazia Ciani Marisilio Editori en 1994;
Russo, Fernandez-Galiano, Heubeck. A commentary on Homer’s Odyssey, V. III. Clarendon Press
Oxford, 1992;
Vernant J.-P. L’individu, la mort, l’amour. Editions Gallimard 1989;
Zambarbieri M. L’Odissea com’è, lettura critica. V. II. Led, Milano 2004.
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