Note documentaire LE TRAVAIL # Aristote La vie de loisir vaut
Transcription
Note documentaire LE TRAVAIL # Aristote La vie de loisir vaut
Note documentaire LE TRAVAIL # Aristote La vie de loisir vaut mieux que la vie laborieuse Il vaut mieux choisir la vie de loisir que la vie laborieuse et il faut rechercher comme but ce qu’il convient de faire dans cette vie de loisir. Ce n’est certainement pas jouer, car alors le jeu serait nécessairement pour nous la fin de la vie. Mais si cela est impossible et s’il faut plutôt recourir aux jeux pendant notre labeur (car celui qui peine a besoin de détente et le jeu vise à la détente, alors que le labeur s’accompagne de fatigue et d’effort), pour cette raison il faut introduire les jeux en y ayant recours au moment opportun, c’est-à-dire en s’en servant à titre de remède. Car le mouvement de l’âme dû au jeu est un relâchement et, par le plaisir qu’il procure une détente. La vie de loisir, par contre, a, semble-t-il, en elle-même le plaisir et le bonheur de la vie bienheureuse. Mais cela n’appartient pas à ceux qui ont une vie laborieuse, mais à ceux qui ont une vie de loisir, car l’homme laborieux accomplit son labeur en vue de quelque fin qu’il ne possède pas ; mais le bonheur est une fin qui, de l’avis de tous, ne s’accompagne pas de peine mais de plaisir. Pourtant, les gens ne se font pas la même idée du plaisir, mais chacun a la sienne selon lui-même et son caractère, l’homme le meilleur en ayant la conception la meilleure, dérivant des réalités les plus belles. De sorte qu’il est manifeste qu’il faut apprendre à travers son éducation un certain nombre de choses pour passer sa vie dans le loisir, et que ces choses apprises par l’éducation sont en vue d’elles-mêmes, alors que celles qui ont trait au labeur doivent être considérées comme contraintes et en vue d’autre chose. Aristote, Les politiques, Livre VIII, chapitre 3, 1337b, IVe s. av. J.-C., trad. P. Pellegrin (modifiée), GFFlammarion (p. 521-522). # Weber La notion luthérienne de « Beruf » (le « métier » en tant que « vocation ») Il est manifeste que le mot allemand « Beruf » (…) a des connotations religieuses et évoque une mission donnée par Dieu. Si l’on suit le parcours historique de ce terme dans les langues des différentes cultures, on constate d’abord que pas davantage que l’Antiquité classique, les peuples à dominante catholique ne possèdent une expression à connotation analogue pour désigner ce que nous appelons le « Beruf » (au sens d’une fonction exercée toute la vie, d’un domaine de travail délimité), alors qu’il en existe chez tous les peuples à dominante protestante. Il apparaît en outre que ces différences ne sont pas liées à une quelconque spécificité ethnique des langues en question, à l’expression d’un « esprit du peuple germanique », par exemple, mais que le sens actuel du terme dérive des traductions de la Bible, qu’il est en l’occurrence le produit de l’esprit des traducteurs et non de l’esprit du texte original. Il semblerait que le mot « Beruf » ait été employé pour la première fois au sens que nous lui donnons aujourd’hui dans un passage de la traduction de la Bible par Luther, le Siracide XI, 20 et 21. Il adopta ensuite très rapidement sa signification actuelle dans la langue profane de tous les peuples protestants, alors que rien n’avait jusque là préfiguré un tel usage du mot dans les ouvrages profanes, ni même dans la littérature édifiante, autant que l’on sache (…). Tout comme cette acception du terme, l’idée était également neuve ; ce fut un produit de la Réforme. Je ne prétends pas que la valorisation du travail temporel quotidien qui sous-tend la notion de « Beruf » n’ait pas été préfigurée, en un sens, chez certains auteurs du Moyen-Age et même de l’Antiquité (dans la période hellénistique tardive). Quoi qu’il en soit, une chose cependant est absolument nouvelle : l’idée que l’accomplissement du devoir au sein des métiers temporels était la forme la plus haute que puisse revêtir l’activité morale de l’homme. C’est cette idée qui, selon une logique nécessaire, fut à l’origine de la signification religieuse attribuée au travail temporel quotidien et conféra pour la première fois à la notion de « Beruf » l’acception qui est la sienne chez Luther. Celleci est donc l’expression d’un dogme central de tous les courants protestants : le rejet de la partition catholique entre deux catégories de commandements moraux, les « praecepta » et les « consilia » , et la conviction qu’il n’est qu’un moyen de vivre qui agrée à Dieu : non le dépassement de la moralité intramondaine dans l’ascèse monastique, mais l’accomplissement exclusif des devoirs intramondains qui découlent pour chaque individu de la position qui est la sienne et constituent par là même son « Beruf ». Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1905), Livre I, chapitre 3, tr. fr. I. Kalinowski, « Champs »-Flammarion, 2002 (p. 126-135) # Locke Le travail constitue le fondement légitime du droit de propriété Encore que la terre et toutes les créatures inférieures soient communes et appartiennent en général à tous les hommes, chacun pourtant a un droit particulier sur sa propre personne, sur laquelle nul autre ne peut avoir aucune prétention. Le travail de son corps et l’ouvrage de ses mains, nous le pouvons dire, sont son bien propre. Tout ce qu’il a tiré de l’état de nature, par sa peine et son industrie, appartient à lui seul : car cette peine et cette industrie étant sa peine et son industrie propre et seule, personne ne saurait avoir de droit sur ce qui a été acquis par cette peine et cette industrie, surtout, s’il reste aux autres assez de semblables et d’aussi bonnes choses communes J. Locke, Traité du gouvernement civil, 1690, Chapitre V : « De la propriété des choses », trad. D. Mazel, édition Garnier-Flammarion (p. 163). # Rousseau Le travail est une servitude imposé par le « progrès » de la société Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu’ils se bornèrent à coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes et de coquillages, à se peindre le corps de diverses couleurs, à perfectionner et embellir leurs arcs et leurs flèches, à tailler avec des pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs ou quelques grossiers instruments de musique, en un mot tant qu’ils ne s’appliquèrent qu’à des ouvrages qu’un seul pouvait faire, et qu’à des arts qui n’avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu’ils pouvaient l’être par leur nature, et continuèrent à jouir entre eux des douceurs d’un commerce indépendant: mais dès l’instant qu’un homme eut besoin du secours d’un autre; dès qu’on s’aperçut qu’il était utile à un seul d’avoir des provisions pour deux, l’égalité disparut, la propriété s’introduisit, le travail devint nécessaire et les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu’il fallut arroser de la sueur des hommes, et dans lesquelles on vit bientôt l’esclavage et la misère germer et croître avec les moissons. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1754, Seconde partie, in Œuvres, «Pléiade»-Gallimard, tome III (p. 171). # Hegel La « dialectique du Maître et de l'Esclave » Le Maître force l'Esclave à travailler. Et en travaillant, l'Esclave devient maître de la Nature. Or, il n'est devenu l'Esclave du Maître que parce que — au prime abord — il était esclave de la Nature, en se solidarisant avec elle et en se subordonnant à ses lois par l'acceptation de l'instinct de conservation. En devenant par le travail maître de la Nature, l'Esclave se libère donc de sa propre nature, de son propre instinct qui le liait à la Nature et qui faisait de lui l'Esclave du Maître. En libérant l'Esclave de la Nature, le travail le libère donc aussi de lui-même, de sa nature d'Esclave: il se libère du Maître. Dans le Monde naturel donné, brut, l'Esclave est esclave du Maître. Dans le monde technique, transformé par son propre travail, il règne — ou, du moins, régnera un jour — en Maître absolu. Et cette Maîtrise qui naît du travail, de la transformation progressive du Monde donné et de l'homme donné dans ce monde, sera tout autre chose que la Maîtrise «immédiate» du Maître. L'avenir et l'Histoire appartiennent donc non pas au Maître guerrier, qui ou bien meurt ou bien se maintient indéfiniment dans l'identité avec soi-même, mais à l'Esclave travailleur. Celui-ci en transformant le Monde donné par son travail, transcende le donné et ce qui est déterminé en lui-même par ce donné; il se dépasse donc, en dépassant aussi le Maître qui est lié au donné qu'il laisse — ne travaillant pas — intact. Si l'angoisse de la mort incarnée pour l'Esclave dans la personne du Maître guerrier est la condition sine qua non du progrès historique, c'est uniquement le travail de l'Esclave qui le réalise et le parfait. Georg Wilhem Friedrich Hegel, La Phénoménologie de l'esprit, 1807, traduction A. Kojève, Gallimard, 1967, p. 28. # Marx Le travail émancipe l’homme de sa dépendance à l’égard de la nature Le travail est de prime abord un phénomène qui unit l'homme et la nature. Un phénomène dans lequel l'homme accommode, règle et contrôle l'échange de matière qu'il fait avec la nature. Il agit en face de la matière naturelle comme une force naturelle. Les forces naturelles qui appartiennent à son corps, ses bras et ses jambes, sa tête et ses mains, il les met en mouvement pour s'approprier la matière naturelle sous une forme qui puisse servir à sa propre vie. En agissant sur la nature qui est hors de lui, à travers ce mouvement et en la transformant, il transforme aussi sa propre nature. Il développe les puissances endormies en lui et il soumet le jeu de leurs forces à sa propre autorité. Nous n'avons pas affaire ici aux premières formes animales, instinctives du travail. Il y a un immense écart entre l'état où le travailleur paraît sur le marché des marchandises comme vendeur de sa force de travail et l'état où le travail humain n'avait pas encore dépouillé les formes primitives de l'instinct. Nous supposons le travail sous une forme spécifiquement humaine. Une araignée accomplit des opérations qui ressemblent à celles du tisserand; une abeille, par la construction de ses cellules de cire, confond plus d'un architecte. Mais ce qui distingue d'abord le plus mauvais architecte et l'abeille la plus habile, c'est que le premier a construit la cellule dans sa tête avant de la réaliser dans la cire. A la fin du travail se produit un résultat qui, dès le commencement, existait déjà dans la représentation du travailleur, d'une manière idéale par conséquent. Ce n'est pas seulement une modification de formes qu'il effectue dans la nature, c'est aussi une réalisation dans la nature de ses fins; il connaît cette fin, qui définit comme une loi les modalités de son action et à laquelle il doit subordonner sa volonté. Cette subordination n'est pas un acte isolé. Outre l'effort des organes qui travaillent, pendant toute la durée du travail, est exigée une volonté adéquate qui se manifeste sous forme d'attention, d'autant plus que le travail entraîne moins le travailleur, par son contenu et les modalités de son exécution, et qu'il lui profite moins comme un jeu de ses pouvoirs physiques et spirituels. Karl Marx, Le Capital, 1867, traduction Lefebvre et Gutermann, Gallimard, 1957. # Lafargue L’amour du travail dans la société capitaliste s’avère être une passion désastreuse Une étrange folie possède les classes ouvrières des nations où règne la civilisation capitaliste. Cette folie traîne à sa suite des misères individuelles et sociales qui, depuis des siècles, torturent la triste humanité. Cette folie est l’amour du travail, la passion moribonde du travail, poussée jusqu’à l’épuisement des forces vitales de l’individu et de sa progéniture. Au lieu de réagir contre cette aberration mentale, les prêtres, les économistes, les moralistes ont sacro-sanctifié le travail. Hommes aveugles et bornés, ils ont voulu être plus sages que leur Dieu ; hommes faibles et méprisables, ils ont voulu réhabiliter ce que Dieu avait maudit. Moi, qui ne professe d’être chrétien, économe et moral, j’en appelle de leur jugement à celui de leur Dieu ; des prédications de leur morale religieuse, économique et libre-penseuse, aux épouvantables conséquences du travail dans la société capitaliste. Dans la société capitaliste, le travail est la cause de toute dégénérescence intellectuelle, de toute déformation organique. (...) Regardez le noble sauvage que les missionnaires du commerce et les commerçants de la religion n’ont pas encore corrompu avec le christianisme, la syphilis et le dogme du travail, et regardez ensuite nos misérables servants de machines. Paul Lafargue, Le droit à la paresse, 1880, éditions Le Passager Clandestin (p. 32-33). # Arendt Les Anciens rejetaient le travail comme indigne de l’homme en raison de son caractère naturel (ou « animal ») L'institution de l'esclavage dans l'antiquité, au début du moins, ne fut ni un moyen de se procurer de la main d'œuvre à bon marché ni un instrument d'exploitation en vue de faire des bénéfices; ce fut plutôt une tentative pour éliminer des conditions de la vie le travail. Ce que les hommes partagent avec les autres animaux, on ne le considérait pas comme humain. C'était d'ailleurs aussi la raison de la théorie grecque, si mal comprise, de la nature non humaine de l'esclave. Aristote, qui exposa si explicitement cette théorie et qui, sur son lit de mort, libéra ses esclaves, était sans doute moins inconséquent que les modernes n'ont tendance à le croire. Il ne niait pas que l'esclave fût capable d'être humain; il refusait de donner le nom d'«hommes» aux membres de l'espèce humaine tant qu'ils étaient totalement soumis à la nécessité. Et il est vrai que l'emploi du mot «animal» dans le concept d'animal laborans par opposition à l'emploi très discutable du même mot dans l'espression animal rationale, est pleinement justifié. L'animal laborans n'est, en effet, qu'une espèce, la plus haute si l'on veut, parmi les espèces animales qui peuplent la terre. Hannah Arendt, La Condition de l'homme moderne, 1958, traduction G. Fradier, «Pocket»-CalmannLévy (pp. 128-129). # Arendt Le rêve d’une société future enfin libérée du travail est une illusion dangereuse C'est l'avènement de l'automatisation qui, en quelques décennies, probablement videra les usines et libérera l'humanité de son fardeau le plus ancien et le plus naturel, le fardeau du travail, l'asservissement à la nécessité. (...) C'est une société de travailleurs que l'on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté. Dans cette société qui est égalitaire, car c'est ainsi que le travail fait vivre ensemble les hommes, il ne reste plus de classe, plus d'aristocratie politique ou spirituelle, qui puisse provoquer une restauration des autres facultés de l'homme. Même les présidents, les rois, les premiers ministres voient dans leurs fonctions des emplois nécessaires à la vie de la société, et parmi les intellectuels il ne reste que quelques solitaires pour considérer ce qu'ils font comme des œuvres et non comme des moyens de gagner leur vie. Ce que nous avons devant nous, c'est la perspective d'une société de travailleurs sans travail, c'est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire. Hannah Arendt, La Condition de l'homme moderne, 1958, traduction G. Fradier, «Pocket»-CalmannLévy (pp. 37-38). # Arendt L’avènement de la société de masse contemporaine asservit les loisirs humains à la tyrannie de la consommation L'espoir qui inspira Marx et l'élite des divers mouvements ouvriers — le temps libre délivrant un jour les hommes de la nécessité et rendant productif l'animal laborans — repose sur l'illusion d'une philosophie mécaniste qui assume que la force de travail, comme toute autre énergie, ne se perd jamais, de sorte que si elle n'est pas dépensée, épuisée dans les corvées de la vie, elle nourrira automatiquement des activités «plus hautes». Le modèle de cette espérance chez Marx était sans aucun doute l'Athènes de Périclès qui, dans l'avenir, grâce à la productivité immensément accrue du travail humain, n'aurait pas besoin d'esclaves et deviendrait réalité pour tous les hommes. Cent ans après Marx, nous voyons l'erreur de ce raisonnement: les loisirs de l'animal laborans ne sont consacrés qu'à la consommation, et plus on lui laisse de temps, plus ses appétits deviennent exigeants, insatiables. Ces appétits peuvent devenir plus raffinés, de sorte que la consommation ne se borne plus aux nécessités mais se concentre au contraire sur le superflu: cela ne change pas le caractère de cette société, mais implique la menace qu'éventuellement aucun objet du monde ne sera à l'abri de la consommation, de l'anéantissement par la consommation. Hannah Arendt, La Condition de l'homme moderne, 1958, traduction G. Fradier, «Pocket»-CalmannLévy (p. 184). # Baudrillard Dans la société de consommation contemporaine, l’idée que le loisir serait du « temps libre » est un mythe Time is money : cette devise inscrite en lettres de feu sur les machines à écrire Remington l’est aussi au fronton des usines, dans le temps asservi de la quotidienneté, dans la notion de plus en plus importante de « budget-temps ». Elle régit même – et c’est ce qui nous intéresse ici – le loisir et le temps libre. C’est encore elle qui définit le temps vide et qui s’inscrit au cadran solaire des plages et sur le fronton des clubs de vacances. (...) Cette loi du temps comme valeur d’échange et comme force productive ne s’arrête pas au seuil du loisir, comme si miraculeusement celui-ci échappait à toutes les contraintes qui règlent le temps de travail. Les lois du système de production ne prennent pas de vacances. Elles reproduisent continuellement et partout, sur les routes, sur les plages, dans les clubs, le temps comme force productive. L’apparent dédoublement en temps de travail et temps de loisir – ce dernier inaugurant la sphère transcendante de la liberté – est un mythe. (...) Le repos, la détente, l’évasion, la distraction sont peut-être des « besoins » : mais ils ne définissent pas en euxmêmes l’exigence propre du loisir, qui est la consommation du temps. Le temps libre, c’est peut-être toute l’activité ludique dont on le remplit, mais c’est d’abord la liberté de perdre son temps, de le « tuer » éventuellement, de le dépenser en pure perte. C’est pourquoi dire que le loisir est « aliéné », parce qu’il n’est que le temps nécessaire à la reconstitution de la force de travail, est insuffisant. L’ « aliénation » du loisir est plus profonde : elle ne tient pas à sa subordination directe au temps de travail, elle est liée à L’IMPOSSIBILITÉ MÊME DE PERDRE SON TEMPS. Jean Baudrillard, La société de consommation, 1970, Gallimard-« Idées » (p. 241-244).