Abba Moïse l`Éthiopien, moine de Scété, et sa trajectoire de

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Abba Moïse l`Éthiopien, moine de Scété, et sa trajectoire de
1
Abba Moïse l’Éthiopien,
moine de Scété,
et sa trajectoire de sanctification
Abba Moïse est connu par sa conversion fulgurante, par son sens de l’hospitalité et par sa grande
humanité, mais rares sont les études qui proposent une présentation globale de son œuvre. De fait, les
connaissances anciennes sur le monachisme oriental ancien distinguaient habituellement trois Moïse
de Scété : l’interlocuteur de Cassien dans ses deux premières conférences ; Moïse de Calamo, du
désert proche de la Mer Rouge ; Moïse l’Égyptien, à qui Pallade consacre le chapitre 19 de son
Histoire Lausiaque. Le père Jean-Claude Guy a montré qu’il s’agit en fait d’un seul et même personnage1. Cette conclusion permet aujourd’hui d’être plus assuré sur les sources. Nous disposons donc
sur Abba Moïse (né vers 332 et mort en 407) 2, outre les deux premières conférences de Cassien, où
Abba Moïse est son interlocuteur, du chapitre 19 de l’Histoire Lausiaque de Pallade qui rapporte la
vie de notre héros, de treize apophtegmes de la Collection alphabétique avec, à leur suite, les « Sept
chapitres qu’Abba Moïse envoya à Abba Poemen », de onze apophtegmes de la Collection
systématique3 absents de la Collection alphabétique et de quatre apophtegmes qui nous renseignent
sur Abba Moïse.
Éthiopien4, réduit en esclavage, Abba Moïse devint chef de bande et se livra au pillage 5, jusqu’au
jour où, touché par la grâce ou par la peur du châtiment, il s’en vint au désert de Scété à une date
difficile à préciser, auprès de l’abbé Macaire le Grand. Il y mena une vie ascétique très rude ; ordonné
prêtre, il voulut se faire ermite et subit des tentations très fortes ; sur les conseils de l’abbé Isidore, il
apprit à faire preuve d’une plus grande douceur et modération jusqu’à parvenir à vaincre la violence
de ses désirs et de ses épreuves morales, par la force de l’humilité. Il a été ordonné prêtre6 et, à la fin
de sa vie, il quitta le désert de Scété pour le désert de Petra afin d’y jouir d’un plus grand
recueillement7. Il serait mort en 407, massacré par les barbares lorsqu’ils dévastèrent le désert de
Scété. Cassien le qualifie du titre de « plus grand de tous les saints » et Abba Poemen dit à son sujet :
« Depuis la troisième génération de Scété et Abba Moïse, les frères n’ont plus fait de progrès ! »
(Poemen 166).
Le projet de cette étude est de découvrir l’originalité du cheminement spirituel et la profondeur
humaine d’une grande figure du monachisme du IVe siècle. Nous le ferons en présentant la
personnalité et le message spirituel d’Abba Moïse, car s’il est difficile de les séparer d’une manière
générale, cela est particulièrement vrai pour le personnage qui nous occupe.
GUY, Le centre monastique de Scété au IVe siècle et au début du Ve siècle.
Prosopographie et histoire, Rome, 1964. C’est déjà vers cette solution que penchait LouisSébastien Le Nain de Tillemont au XVIIe siècle : Mémoires, t. X, p. 62 s.
1.
Jean-Claude
2
. Jean-Claude GUY, « Introduction », dans Les Apophtegmes des Pères, Collection systématique, chapitres I-IX (Sources Chrétiennes
387), Paris, Cerf, 1993, p. 69. Sera cité : GUY, « Introduction ».
3
. Les apophtegmes des Pères, collection systématique, 3 vol. (Sources Chrétiennes 387, 474, 498), Paris, Cerf, 1993, 2003, 2005 ;
lorsque nous citerons ces ouvrages, nous utiliserons l’abréviation « CS Guy », suivie du numéro du chapitre et du numéro de
l’apophtegme.
4
. Il semble que l’appellation « éthiopien » ne signifie pas forcément qu’il ait été originaire d’Éthiopie, mais tout simplement qu’il était
de couleur noire.
5
. « Il fut chassé par le maître au service duquel il était à cause de ses trop nombreux vols. Il tua même un homme et se fit chef de
brigands » (GUY, « Introduction »).
6
. Moïse 4.
7
. Moïse 13 et Macaire 22.
2
Nous le ferons aussi en respectant la diversité des genres littéraires, biographique avec l’Histoire
Lausiaque, didactique avec les deux conférences de Cassien et sapientiel avec les apophtegmes, qui
constitueront la troisième partie de cet article.
I.- La conversion de « Moïse l’Éthiopien » dans l’Histoire Lausiaque de Pallade
d’Hélénopolis
La vie de Moïse, au chapitre 19 de l’Histoire Lausiaque8, fait suite à celle de Macaire l’Égyptien
(HL 18), l’un des maîtres spirituels de Moïse lors de son passage aux Cellules, et elle précède celle de
Paul, autre disciple de Macaire (HL 20).
La vie de brigand d’Abba Moïse est rapportée dans les deux premiers paragraphes de notre chapitre
(HL 19, 1-2). Nous ne savons rien de sa naissance et de son enfance si ce n’est cette mention de
Pallade qui le qualifie « d’éthiopien noir ». On le découvre au début du récit au service d’un
fonctionnaire qui le chasse à cause de sa « perversité » et de ses escroqueries. Pallade présente le
jeune Moïse comme un criminel et le chef d’une bande de brigands.
Pour justifier de tels qualificatifs, l’auteur de l’Histoire Lausiaque rapporte un épisode de son
ancienne vie où, furieux contre des chiens qui l’avaient empêché de commettre un forfait nocturne, il
prend un couteau pour tuer leur propriétaire, un berger. Ce dernier réussit à se cacher mais Moïse
égorge quatre de ses béliers, les lie par une corde, les emporte à la nage de l’autre côté du Nil. Il
mange alors leur viande, vend les peaux, et, avec cet argent, achète du vin (dont il boit neuf litres sur
le champ) avant de retrouver sa bande.
Dans cet épisode, Pallade fait ressortir, outre sa nature vigoureuse, la violence et la démesure dans
le péché d’Abba Moïse. La suite du récit nous apprend que sa conversion ne s’opérera que longtemps
après cet événement.
Or, curieusement, celle-ci n’a pas été provoquée par un signe divin particulier, par le retentissement
d’une Parole de l’Écriture ou par la rencontre d’un saint, mais par l’expérience négative que fait
Moïse de l’œuvre prolongée du diable en lui.
Le même démon qui depuis sa jeunesse était le complice de ses crimes et le franc compagnon de ses
péchés l’avait mis lui aussi sur le chemin d’une connaissance élevée du Christ (HL 19, 3, 2).
Nicolas Molinier, éditeur de cette traduction, interprète ainsi cette curieuse affirmation :
Le démon qui accompagne Moïse depuis sa jeunesse et pèche avec lui, le conduit, dans un excès de haine
et de malice, à une situation si critique que notre héros prenant conscience du péril, se jette dans le
repentir. C’est ainsi que le démon, place, sans le vouloir, Moïse sur le chemin […] de la connaissance
supérieure du Christ .
9
Cassien, après avoir rapporté l’enseignement d’Abba Moïse (Conf. 1 et 2), expose ainsi les motifs du
départ au désert d’Abba Moïse :
Rien n’a manqué à l’abbé Moïse, qui demeura en la partie de ce désert appelé Calame, pour être un saint
achevé. Or, c’est par crainte de la peine capitale dont il est menacé pour homicide qu’il se réfugie au
8
. PALLADE D’HELENOPOLIS, dans Histoire Lausiaque 19 (Spiritualité orientale 75), Abbaye de Bellefontaine, 1999, p. 115-119 ; Sera
citée : HL. L’Histoire Lausiaque fut rédigée en l’an 420 par l’évêque Pallade, né vers 363-364 en Galatie. À l’âge de 22 ans, il se rendit
en Palestine où il fréquenta le milieu monastique, en particulier le prêtre Innocent, grand ami de Mélanie dont la vie eut un profond
retentissement dans le monde monastique. C’est Mélanie qui, très probablement, envoya en 388 le jeune Pallade en Égypte et le confia
au moine Isidore, homme de confiance de Théophile, archevêque d’Alexandrie. Isidore proposa comme thérapie à son tempérament
bouillonnant de se mettre à l’école du moine Dorothée et de vivre pendant trois ans dans le désert dit des « Solitudes ». Il vécut ensuite au
désert de Nitrie, puis au grand désert des Cellules où il y trouva Macaire l’Alexandrin qui l’accueillit et le guida dans son combat
spirituel. À la mort de Macaire, il se mit à l’école du diacre Évagre. Quelques années après la mort d’Évagre, en raison de la crise
origéniste, il se réfugia auprès de saint Jean Chrysostome à Constantinople qui l’ordonna évêque d’Hélénopolis en Bithynie. Lors du
conflit de Jean Chrysostome avec Théophile, Pallade soutient l’archevêque de Constantinople alors envoyé en exil, et se rend à Rome
pour obtenir qu’il soit rétabli sur son siège. Il sera lui-même fait prisonnier par Théophile. On le retrouve à la fin de sa vie de retour dans
son propre pays, évêque d’Aspona en Galatie où il meurt entre 420 et 431. C’est dans cette dernière période de sa vie que Pallade écrit
l’Histoire Lausiaque, œuvre pastorale d’un évêque qui présente la vie de saints moines qu’il a connus ou dont il a entendu parler (mais
pas uniquement de moines), pour éveiller la vigilance du peuple chrétien aux signes de l’avènement du Royaume.
9
. Nicolas MOLINIER (éd.), Histoire Lausiaque 19, Bellefontaine (SO 75), 1999, p. 116, n. 165.
3
monastère. Mais il profite si bien de cette conversion forcée que sa propre ardeur en fait un libre et
volontaire sacrifice, et qu’il monte aux plus hautes cimes de la perfection (Conf. 5, 2b).
Cassien précise le texte de Pallade sans nullement le contredire. Cette reconnaissance de
l’authenticité de vocations malgré des mobiles historiques particulièrement ambigus se retrouve
ailleurs chez Pallade. Comme l’indiquent les deux mots « lui aussi » de la citation de Pallade,
l’histoire de Moïse se retrouve même énoncée comme une règle par Macaire le Jeune lui-même :
Moïse (le libérateur du peuple hébreu) n’aurait pas été jugé digne de la vision divine et du don
extraordinaire de rédiger les saintes Paroles, s’il n’avait pas gagné la montagne du Sinaï par crainte de
Pharaon à cause du meurtre qu’il avait commis en Égypte (Ex 2, 12-15). Je ne dis pas cela pour inviter à
la pratique du meurtre, mais pour montrer qu’il y a des vertus suscitées par les circonstances lorsqu’on ne
se porte pas volontairement vers le bien. Certaines venues sont l’objet d’un choix, d’autres sont imposées
par les circonstances (HL 15, 3b).
Cette doctrine est plus fortement établie encore par Pallade au sujet d’Abba Héron (HL 26). Adepte
d’une ascèse excessive, Héron tombe dans l’orgueil spirituel, quitte la vie monastique et devint
esclave de sa sensualité. C’est, une fois atteint de maladies génitales graves, provoquées par ses
débordements sexuels, qu’il se convertit. Pallade présente la conversion authentique de son héros
d’une manière réaliste et sans illusion sur la nature humaine :
[…] Plus tard, guéri et privé de ses parties génitales, Héron revint à des considérations spirituelles et alla
tout confesser aux Pères. Il mourut quelques jours plus tard sans avoir eu le temps de se remettre à
l’œuvre (HL 26, 5).
Pallade annonce alors l’entrée de Moïse dans un monastère après avoir expliqué à ses lecteurs que
ce départ était le fait d’une vie de débordements et de méfaits, devenue insupportable à son héros 10.
Il montre ensuite la fécondité de son choix de vie. Moïse, attaqué par quatre voleurs, les maîtrise,
les attache et les dépose à l’église des frères en interrogeant ainsi ses compagnons dans la vie
ascétique :
Puisqu’il ne m’est pas permis de faire du mal à qui que ce soit, que prescrivez-vous pour ces gens-là ?
(HL 19, 4)
Moïse, le brigand et le criminel, n’est pas en mesure de juger ces voleurs ! Il s’en remet à ses frères
qui ne prononcent aucune parole. Apprenant alors que cet homme est bien Moïse, autrefois si célèbre
parmi les brigands, les voleurs confessent leurs fautes et se convertissent. Pallade veut montrer que si
Moïse a pu se convertir, eux, moins avancés que lui dans le brigandage, le peuvent aussi !
Après le récit de l’entrée de Moïse au monastère et celui de son refus de juger les quatre hommes
venus pour le voler, Pallade enchaîne par un long développement sur le combat de Moïse contre les
pensées voluptueuses (HL 19, 5-10).
Rien n’apparaît ici d’une conception de châtiment ou d’expiation des fautes passées (brigandage,
crimes…), mais seulement le combat à mener contre la mémoire, qui se focalise chez Abba Moïse
dans les pensées sexuelles bien plus que dans sa brutalité passée ou son irascibilité.
La violence de ses tentations est telle qu’il est sur le point de quitter la vie monastique. Il se rend
auprès d’Abba Isidore qui dédramatise son combat et lui en expose le caractère ordinaire ; il lui
montre que le démon l’attaque dans le domaine où il s’est habitué à pécher et où il est le plus
vulnérable (HL 19, 5-6).
Moïse lutte alors contre les pensées voluptueuses en redoublant de vigueur dans la pratique du
jeûne… En vain ! Il s’en va alors trouver un autre ancien à qui il confie sa faiblesse :
À cause de mes habitudes voluptueuses, les rêves de mon âme remplissent ma pensée de ténèbres
(HL 19, 7).
L’ancien l’invite à détacher son intelligence de son imagination, à veiller et à prier davantage… et
il sera libéré. Attentif à observer ce conseil, Abba Moïse veille la nuit entière, toujours en vain !
10
. Ou, selon Cassien, le fait de craindre d’avoir à subir la peine capitale pour homicide.
4
Il se tourne alors vers une autre forme d’ascèse, la charité : il décide de remplir en secret, durant la
nuit, les jarres des vieillards (HL 19, 8). Le démon vaincu par la charité de Moïse ne peut plus
l’atteindre par la pensée, il lui assène alors un coup de gourdin sur les reins. Trouvé gisant, Abba
Moïse est conduit auprès d’Abba Isidore. Il lui faudra une année entière pour se remettre de cette
agression (HL 19, 9).
Abba Isidore l’invite à garder la mesure dans le combat contre les démons ; Abba Moïse lui répond
qu’il ne peut pas cesser ce combat tant que dureront ses songes démoniaques. La réponse d’Abba
Isidore, pleine d’autorité est semblable à une absolution :
Par le nom de Jésus-Christ, tes rêves ont pris fin. Communie donc avec assurance. C’est pour ton profit,
pour que tu ne te vantes pas d’avoir maîtrisé une passion, que tu as subi cette oppression (HL 19, 9).
Incapable d’accueillir le conseil d’Abba Isidore qui le renvoie à l’acceptation de sa nature humaine
et de son histoire, blessée par l’expérience et l’habitude du péché (HL 19, 5-6), il se tourne vers un
jeûne excessif, et il échoue. Il se tourne ensuite vers un autre ancien (dont Pallade tait le nom) qui
l’invite à veiller. Nouvel échec. Lorsque, de lui-même, Abba Moïse transforme son combat en chemin
d’amour11 ; lorsqu’il se détourne de lui-même pour aimer, voilà le démon vaincu et les tentations qui
disparaissent. Il devient alors capable de recevoir d’Abba Isidore la parole libératrice ! Le conseil
d’Abba Isidore que Moïse ne sut entendre dans la fougue de ses commencements devient réalité dans
sa vie lorsque son combat se transforme en un chemin d’humilité et de service.
*
*
*
La vie de conversion d’Abba Moïse est entourée par deux épisodes, celui de l’incapacité à
condamner des voleurs dont la conduite lui rappelle ses propres méfaits (HL 19, 4) et sa décision de
venir en aide aux vieillards en remplissant leurs jarres (HL 19, 8). Dans les deux cas, un rayonnement
découle de son attitude : la conversion des voleurs et la fin des pensées impures.
Le retentissement de son histoire passée le poursuit ; son chemin ne peut pas être celui des autres
ascètes, il doit accueillir humblement sa réalité. C’est la voie qu’Abba Isidore lui a proposée et à
laquelle il a eu du mal à consentir. La violence du combat contre le démon qui s’était emparée de lui
se transforme en service du genre humain. Si la violence de son ascèse ne lui a pas apporté la
libération, la douceur de l’amour a établi une distance entre le démon et lui. Vaincu, celui-ci ne peut
que frapper durement mais extérieurement celui dont la charité fait désormais obstacle à toute
mainmise intérieure12.
Désormais, libéré par l’amour non seulement du retentissement compulsif de la mémoire, mais
surtout de la solitude abyssale dans laquelle son histoire blessée l’a plongé, Abba Moïse découvre la
véritable liberté, la véritable victoire, apportée non plus par la force – celle de la barbarie comme
celle du volontarisme de l’ascèse – mais celle du service des plus vulnérables, les vieillards de la
communauté. Désormais, la charité est sa seule arme. Il devient un maître dans la vie spirituelle et
Pallade conclut la biographie en disant « qu’il finit ses jours à soixante-quinze ans, à Scété, et que,
devenu prêtre, il laissa soixante-dix disciples » (HL 19, 11b).
II. - La doctrine d’Abba Moïse sur la conversion dans les deux premières conférences de
saint Jean Cassien
Cassien consacre les deux premières conférences à rapporter l’enseignement d’Abba Moïse, lequel
fait écho à deux éléments fondamentaux apparus dans le chapitre 19 de l’Histoire Lausiaque :
Nécessité d’adopter une voie ascétique adaptée à la personnalité de chacun pour se détourner du mal et
vivre en présence de Dieu (Conf. 1).
11
. « Il s’imposa donc une autre ligne de conduite : il sortait de nuit, se rendait auprès des cellules des vieillards et de ceux qui
pratiquaient une ascèse plus stricte, et, prenant leurs jarres, il les remplissaient d’eau sans que personne le sache. Car ils doivent aller
chercher l’eau assez loin, les uns à un demi-mille, les autres à deux milles, d’autres enfin à cinq milles » : HL 19, 8b.
12
. « Il fut jugé digne d’un charisme contre les démons tel qu’il les craignait moins que nous ne craignons les mouches » (HL 19, 11a).
5
Nécessité d’accueillir la parole d’un autre, celle de la médiation, dans la personne de l’Abba (Conf. 2).
1. Conférence 1 : Moïse et la pureté du cœur
Dans la première conférence, la « finalité » de la vie monastique est distinguée de son « but ». La
finalité, c’est le Royaume des cieux ; le but, c’est la pureté du cœur. Le moine y parvient non pas à
travers telle ou telle observance, mais en se laissant transformer par l’écoute. Peu importe que ce
contact s’effectue à travers la lecture liturgique de la Parole, l’enseignement d’un père spirituel, la
lecture privée d’un texte, ou la simple rumination d’un verset ou de quelques mots appris par cœur.
Ce contact avec la Parole est la rencontre avec le feu qui brûle, dérange, appelle violemment à la
conversion. L’intimité avec l’Écriture n’est pas pour Abba Moïse une méthode de prière ; c’est une
rencontre mystique. Et cette rencontre fait souvent peur, tant Abba Moïse est conscient de l’exigence
de la Parole :
La pureté de cœur sera donc le terme unique de nos actions et de nos désirs. C’est pour elle que nous
devons embrasser la solitude, souffrir les jeûnes, les veilles, le travail, la nudité, nous adonner à la lecture
et à la pratique des autres vertus. […] Il convient, par conséquent, de rapporter les choses secondaires,
jeûnes, veilles, retraite et méditation des Écritures, à notre but principal, c’est-à-dire à la pureté du cœur,
qui est la charité. […] Une fidélité ponctuelle ne nous servira de rien, si nous nous laissons ravir la chose
principale, en vue de quoi tout doit être accompli13.
Abba Moïse relativise les moyens ascétiques et place au sommet de toute chose la pureté du cœur
qu’il assimile à la charité. La pureté de cœur est déterminée, dans la suite de la conférence, comme le
fait de se maintenir dans la présence du Christ14. Être attentif à la présence du Christ, c’est obtenir la
pureté de cœur et établir, hic et nunc, le Royaume de Dieu :
Ce doit être une impureté de nous éloigner ne fût-ce qu’un moment, de la contemplation du Christ […]
Tout gît dans le sanctuaire profond de l’âme. Lorsque le diable en a été chassé et que les vices n’y
règnent plus, conséquemment s’établit en nous le règne de Dieu […]. Si donc le règne de Dieu est audedans de nous, et qu’il consiste en la justice, la paix et la joie, quiconque demeure en ces vertus est sans
aucun doute dans le royaume de Dieu ; et quiconque vit, au contraire, dans l’injustice, la discorde et la
tristesse qui produit la mort est sujet du royaume du diable, de l’enfer, de la mort ; puisque c’est à ces
marques que l’on discerne les deux royaumes .
15
Se maintenir dans la présence du Christ de manière continuelle est une chose impossible pour
l’homme, Abba Moïse en convient16, s’agit-il alors de fonder la vie monastique, tendue vers la pureté
du cœur, sur une conception idéaliste de l’homme ? Pour répondre à cette question, il convient de
préciser deux points opposés seulement en apparence :
Pour Cassien, l’homme qui pratique le bien ne se sépare pas de Dieu, car ce n’est pas forcément
être détaché de la contemplation que de s’occuper d’un frère, de visiter un malade, de pratiquer les
devoirs d’hospitalité à rendre aux étrangers ou à toutes gens qui surviennent17.
Cependant, pour pouvoir rester le cœur fixé en Dieu, quelle que soit l’activité du moment, il est
utile de mettre en place toute une série d’exercices ; Moïse, au début de sa première conférence, parle
de la vie monastique comme d’un art qui nécessite toutes sortes de travaux d’initiation. L’homme
expérimenté pourra « toutes fois qu’il se surprendra occupé à d’autres pensées […] tourner derechef
vers le Christ les yeux de son cœur et y ramener comme en droite ligne le regard de l’esprit 18 ». Pour
Moïse, la vie monastique n’a pas d’autre but que de permettre à l’homme de rester, de demeurer en
présence de Dieu, et ainsi de faire descendre le ciel sur la terre, de faire que le but et la fin coïncident
ici-bas, que toute activité soit considérée sous le regard de Dieu, de laisser Dieu investir la totalité de
l’existence du baptisé.
13
. CASSIEN, Conf. 7, 1a...2d ; notons que la même conception spirituelle se retrouvera plusieurs siècles plus tard, chez Ignace de
Loyola, dans les Exercices spirituels, en particulier dans son texte « Principe et fondement ».
14
. Conf. 1, 8-23.
15
Conf. 13, 1c.2.4.
16
. « Adhérer à Dieu sans cesse et lui demeurer inséparablement uni par la contemplation en la manière que vous dites, oui, cela est
impossible à l’homme dans la fragilité de la chair » (Conf. 13, 1a).
17
. Conf. 12, 1b.
18
. Conf. 13, 1d.
6
Rappelons que l’Histoire Lausiaque a montré qu’Abba Moïse, dans son parcours spirituel, a
cherché à fuir les pensées impures pour se maintenir dans la présence de Dieu et, qu’après s’être
essayé à un jeûne sévère et à des nuits de veille, il a découvert dans la charité l’humble instrument qui
lui convenait et qui lui obtint la liberté intérieure. Abba Moïse a eu à se départir d’un chemin
monastique idéalisé et inadapté à sa propre trajectoire de vie, pour découvrir dans l’exercice de la
charité la voie royale de la pureté du cœur. Dans la première conférence, nous découvrons une
relecture et une réflexion théologique de son propre itinéraire spirituel rapporté dans l’Histoire
Lausiaque.
2. Conférence 2 : Moïse et la discretio
Aussitôt après avoir déclaré dans la première conférence que la vocation de l’homme est de se tenir
dans la présence de Dieu et que tel est le but de la vocation monastique, Cassien dans la seconde
conférence propose l’ouverture du cœur comme moyen fondamental pour y parvenir. Comment ne
pas se souvenir ici de l’enseignement de Pallade au sujet de la propre expérience de Moïse dans sa
relation à Abba Isidore !
Pour Cassien, la discretio, supérieure à toutes les pratiques ascétiques, permet à l’homme de
pratiquer le bien jusqu’à la fin de sa vie en se gardant de tout excès.
Elle enseigne le moine à marcher toujours par une voie royale, et ne lui permet de s’écarter ni à droite,
dans une vertu sottement présomptueuse et une ferveur exagérée, qui passent les bornes de la juste
tempérance, ni à gauche, vers le relâchement et le vice, et sous prétexte de bien régler le corps, dans une
paresseuse tiédeur de l’esprit (Conf. 2, 2).
Dans cette conférence, toutes les formes d’excès sont assimilées à l’illusion, et l’absence de
discretio à l’absence de jugement qui conduit à sombrer dans les ténèbres de l’illusion (Conf. 2, 2).
Pratiquer la discretio, c’est faire preuve de discernement. La discretio est qualifiée de « lampe du
corps », comme le Christ le dit de l’œil en Mt 6, 22-23 (Conf. 2, 2) ; elle est aussi désignée comme
pareille au « soleil » et jouant dans la vie la fonction de « gouvernail » et enfin de « mère, gardienne
et modératrice de toutes les vertus » (Conf. 2, 4).
Sans doute ne convient-il pas de se hâter de la traduire en français par le terme de « discrétion » qui
ne recouvre pas la richesse du mot latin. Lorsque Abba Moïse prend des exemples pour illustrer cette
vertu, il suggère au lecteur trois termes dont la complémentarité recouvre le sens de la discretio : le
bon sens, l’intelligence et la volonté de Dieu (Conf. 2, 6)19.
La seconde partie de la conférence est consacrée à l’acquisition de la discretio par l’humilité, par le
fait de s’en remettre à la décision de son guide spirituel après avoir lui ouvert son cœur. D’autre part,
la qualité essentielle qui est requise pour exercer ce ministère d’écoute est « la miséricorde ». Pallade,
dans l’Histoire Lausiaque, a montré aussi la supériorité d’une obéissance, plus respectueuse de la
nature humaine que ne l’est la pratique ascétique livrée au seul discernement du disciple.
*
*
*
Pallade a souligné combien la lutte pour la chasteté a été l’épreuve majeure d’Abba Moïse lors de
son départ au désert et aussi le lieu du retentissement de sa vie passée. Il a montré aussi combien ce
fut pour lui, après un long apprentissage, l’occasion d’un dessaisissement de soi et d’une ouverture à
la grâce par la découverte du chemin de la compassion et de l’amour qui l’a ouvert à l’acceptation de
sa condition humaine et à la libération de ses passions.
Cassien reprend ce même thème en présentant l’enseignement d’Abba Moïse qui récuse un combat
spirituel fondé sur le mépris de soi par une ascèse excessive et propose plutôt un chemin respectueux
de la particularité de chacun. En écho à l’expérience rapportée par Pallade de la relation entre Abba
Isidore et Abba Moïse, il invite à l’ouverture du cœur ; l’obéissance à un maître spirituel authentique
19
. Dans la conférence 21, Cassien reprend l’enseignement d’Abba Theonas qui invite à dépasser les exigences de la Loi, c’est-à-dire à
s’affranchir d’une relation juridique vis-à-vis de Dieu pour entrer avec lui dans une relation de charité.
7
est plus respectueuse que l’impatience solitaire de celui qui cherche orgueilleusement la libération
dans le mépris de sa nature humaine. Fort de son expérience, il montre que si le jeûne et les veilles
conviennent à certains, la charité est une authentique voie, celle de la gratitude de l’homme qui ouvre
à la pureté du cœur et où Dieu, par pure grâce, le libère alors de ses passions et lui offre de vivre en sa
présence dans une anticipation – dans un déjà-là – du Royaume.
Si l’enseignement de ces deux conférences déborde les questions développées par Pallade dans la
Vie de Moïse, celles-ci sont pourtant bien présentes et ces deux textes s’éclairent l’un l’autre. La Vie
apporte à l’écrit de doctrine que sont les Conférences une dimension d’incarnation et les Conférences
confèrent au texte de Pallade un poids théologique, spirituel et universel, qui peut être proposé à tous
comme une voie vers le salut et la pureté du cœur.
III. - La conversion selon Abba Moïse dans les Apophtegmes
1. Présentation de la littérature apophtegmatique
Parmi les sources littéraires qui nous informent sur Abba Moïse, nous disposons de plusieurs
apophtegmes qui constituent un élément particulier de la littérature monastique.
À l’origine, avant leur mise par écrit, il s’agissait de sentences qui se communiquaient de bouche-àoreille ; une parole individuelle adressée à quelqu’un, et que l’on transmet à d’autres, car celle-ci peut
leur être utile. Cette tradition orale n’a sans doute pas tardé à se fixer par écrit. On a rassemblé alors
ces paroles et constitué des recueils d’apophtegmes. Leur nombre important a conduit, à un moment
donné, vraisemblablement au milieu du cinquième siècle, à réunir ces recueils en un seul volume. Le
nombre important de manuscrits, et le fait que certains soient encore inexplorés, rend cependant
illusoire toute tentative d’établir une filiation et, plus encore, la volonté d’obtenir une liste exhaustive.
Deux types de classements ont cependant présidé à une tentative d’unification : la « Collection
alphabético-anonyme » et la « Collection systématique ».
La « Collection alphabético-anonyme » présente les paroles des anciens regroupées d’après le
personnage qui s’exprime, et l’on range ces personnages d’après les lettres de l’alphabet grec, suivies
des paroles d’auteurs anonymes20 ; dans cette Collection, l’accent est mis surtout sur la doctrine
spirituelle de la personne, celle de l’Abba ou de l’Amma que l’on cherche à connaître en recueillant
ses paroles.
La « Collection systématique » classe les apophtegmes par ordre de matière21. Aucune logique ne
préside à l’ordre des apophtegmes, et même s’il existe parfois des unités littéraires entre certains apophtegmes du même auteur, elles ne constituent que des blocs erratiques dans un ensemble sans
cohérence interne ; l’accent n’est plus mis sur la doctrine de l’Abba ou de l’Amma, mais uniquement
sur une volonté de recueillir les paroles des anciens sur vingt-et-un sujets essentiels à la doctrine
monastique. C’est là le but qu’assigne le compilateur de la « Collection systématique » à son
ouvrage : « fonder une spiritualité en l’appuyant sur une tradition éprouvée ». À la fin du Ve siècle, en
Palestine, les deux types de collections existaient en grec et furent bientôt traduits dans les langues du
monde chrétien22.
Parce que notre perspective est de mieux comprendre l’itinéraire spirituel d’Abba Moïse, nous
partirons des treize apophtegmes de la « Collection alphabétique » que le compilateur attribue à Abba
20
. Les apophtegmes des Pères du Désert, Série alphabétique (Spiritualité oriantale 1), Abbaye de Bellefontaine, 1966 ; lorsque nous
citerons cet ouvrage, nous indiquerons le nom de l’Abba suivi du numéro de l’apophtegme.
21
. Voir note 3.
22
. « Une traduction latine de la collection systématique fut faite vers 540 par deux clercs romains, Pélage et Jean, futurs papes l’un et
l’autre. Son intérêt est de représenter la collection dans l’état le plus ancien que nous connaissons. Les recherches de J.-C. Guy ont révélé
que le recueil s’est progressivement augmenté d’environ 160 pièces nominatives ou anonymes, dont le tiers provient de l’Asceticon
d’Isaïe de Scété » (Lucien REGNAULT, Les chemins de Dieu au désert, Introduction, Solesmes, 1992, p. 5-6 ; « On peut tenir pour assuré
que la Collection systématique (et, a fortiori la Collection alphabético-anonyme qui doit lui être un peu antérieure) existait déjà en grec
vers les années 530. D’un autre côté, si l’on prend en compte le fait que les extraits des logia d’Isaïe († 488) ne sont pas encore intégrés ni
dans la série alphabétique, ni dans les premiers états de la collection systématique, on est incité à remonter quelque peu cette date de 530
et à conjecturer que les collections “normales” peuvent remonter aux années 480-490 » (GUY, « Introduction », p. 80).
8
Moïse23. Nous observerons la logique qui préside à leur classification et à la doctrine spirituelle qui en
découle. Nous interrogerons aussi la doctrine contenue dans les apophtegmes qui n’ont pas été
retenus par la « Collection alphabétique24 ».
2. Moïse 1-8 : Garde de la cellule et combat contre la passion de la fornication
Moïse 1-2
Nous retrouvons en Moïse 1 plusieurs éléments développés dans l’Histoire Lausiaque : le combat
de Moïse contre la fornication ; son ouverture de cœur à Abba Isidore et enfin, l’invitation de l’ancien
à l’espérance et à la confiance.
Abba Moïse, aux prises avec la fornication, ne parvient plus à demeurer dans sa cellule, tant ses
tentations sont fortes. Il va à la rencontre d’Abba Isidore et s’ouvre à lui de son trouble. Celui-ci lui
montre l’Occident où un nombre considérable de démons combattent contre les hommes, il lui montre
ensuite l’Orient où un nombre plus important d’anges viennent au secours des hommes. La vision
d’Abba Isidore veut redonner du courage à Abba Moïse : « Ceux qui sont avec nous sont plus
nombreux ». La tradition qui retient cet apophtegme fait sienne le message et le délivre à tout homme
tenté.
Vision d’anges, conscience du péché et miséricorde dans les apophtegmes.
Le sens profond de ce premier apophtegme est à comprendre dans la perspective de la littérature
apophtegmatique qui associe les visions des anges et des démons, la conscience du péché et la miséricorde vis-à-vis du frère.
Avant de se placer sous la paternité spirituelle d’Abba Isidore, Abba Moïse était disciple d’Abba
Macaire, or c’est la vision de démons qui permet à Abba Macaire de connaître l’état intérieur d’un
frère. Deux apophtegmes rapportent à ce sujet deux faits particulièrement instructifs25. Le premier
représente le démon sous les traits d’un voyageur recouvert de nombreuses fioles accrochées à son
vêtement. Il va, dit-il, « réveiller la mémoire des frères ». La tentation est liée au souvenir et le
tentateur, qui ne connaît pas le cœur de l’homme, procède sous forme de suggestions extérieures ; la
même conception de la tentation se retrouve chez Cassien 26. Lorsque le diable retourne de son voyage
au désert, il informe Macaire quant au nom du frère qu’il a réussi à faire tomber. Macaire se rend
auprès de lui et sa manière de le gagner à Dieu est particulièrement éclairante. Le frère n’ose pas lui
ouvrir son cœur et c’est Macaire qui prend les devants en lui ouvrant ses propres pensées, en
particulier ses tentations de fornication. L’humilité de Macaire rend le moine disponible à lui confier
ses pensées. Le point de départ de la guérison est l’ouverture du cœur, rendue possible par l’humilité
de l’ancien. Rien ne donne à penser que Macaire invente de fausses tentations pour les besoins de la
cause ; il sait seulement que pour gagner la confiance de son frère il ne doit pas l’écraser par sa vertu,
mais le rejoindre dans une humanité blessée, sauvée par Dieu. Le remède qu’il apporte au frère est
ensuite celui du jeûne et de la lecture de l’Évangile et de sa mémorisation.
Dans le second apophtegme, Macaire procède de manière semblable. La cellule d’un frère est
entourée de démons, il en déduit que celui-ci vit dans la négligence. Il aborde le frère en lui confiant
sa propre négligence, ses propres pensées, et lui demande de prier pour lui. Le frère, touché par cette
humilité, accepte de se mettre en prière. Les visites successives d’Abba Macaire ont pour fonction de
demander au frère de prier toujours plus pour lui. À chacune de ces prières, il en ajoute une pour luimême, persuadé qu’il en a un bien plus grand besoin que l’ancien. Par ces multiples prières, il
parvient progressivement à se libérer des démons.
Un autre apophtegme, par la médiation de visions de démons, montre la gravité de la médisance et
de la critique. Des frères sont réunis et parlent des choses de Dieu pendant que les anciens ont la
23
. Moïse 1 // CSGuy 18, 17 ; Moïse 2 // CSGuy 9, 7 ; Moïse 3 // CSGuy 16, 9 ; Moïse 4 // CSGuy 15 ,43 ; Moïse 5 // CSGuy 13, 4 ;
Moïse 6 // CSGuy 2, 19 ; Moïse 7 // CSGuy 2, 20 ; Moïse 8 // CSGuy 8, 13 ; Moïse 9 et 10 // CSGuy 18, 18 ; Moïse 12 // CSGuy 10, 92 ;
Moïse 13 // CSGuy 6, 27.
24
. CSGuy 3, 21-22 ; CSGuy 11, 52-54 ; CSGuy 14, 6-9 ; CSGuy 15, 44-45 ; CSGuy 18, 18.
25
. CS Guy 18, 13-14.
26
. Conf. 7, 15, 1 ; Conf. 7, 16, 2 ; Conf. 13, 1-2.
9
vision d’anges ; le lendemain, les mêmes frères critiquent un frère coupable et les anciens ont la
vision de porcs27. L’apophtegme suivant apporte la « leçon » à retirer de cette expérience : plutôt que
de critiquer un frère, le moine se doit de faire sien l’état de son prochain:
Endosser son corps et porter tout l’homme, compatir avec lui, se réjouir en tout et pleurer avec lui, bref
être disposé comme si on portait le même corps, comme si on avait le même visage et la même âme .
28
La suite de l’apophtegme éclaire cette attitude par l’Écriture et par l’expérience de la première
communauté chrétienne29. En Christ, les chrétiens forment un seul Corps. Le péché d’un frère atteint
le corps tout entier de la communauté, au point que la compassion de tous est requise. Celle-ci prend
la forme de l’identification au frère. Ces deux apophtegmes forment un tout : lorsque les frères
parlent de Dieu, ils voient des anges ; lorsque les frères jugent un frère qui a commis une faute, ils
voient des porcs, synonymes ici des démons et de l’impureté. Si le regard de tous est orienté vers
Dieu, chacun en reçoit une bénédiction des anges ; or, si le regard de tous se porte sur un frère et le
condamne, Dieu disparaît et le démon s’installe dans le cœur de l’homme. Parce que tous forment le
Corps du Christ, le regard de la communauté lorsqu’elle condamne un frère la sépare de Dieu et de la
dimension spirituelle qui unit les frères. Le jugement sépare de Dieu car il méconnaît la force qui unit
les membres du Christ et qui rend Dieu présent.
Moïse est faible lorsqu’il est livré à ses propres forces et au combat spirituel ; le mal est vaincu
lorsqu’il s’appuie sur la force de Dieu (Moïse 1). En Moïse 2, enrichi par l’expérience de sa faiblesse
et de son péché vécue chaque fois qu’il refuse de se placer sous le refuge de Dieu (ou de ses anges),
notre saint se déclare inapte et indigne de juger son prochain. Son attitude interpelle alors ceux de ses
frères qui tenaient conseil et s’apprêtaient à sanctionner un moine fautif ; l’attitude de Moïse les invite
plutôt à lui faire miséricorde.
Obéissance, humilité et charité dans quatre apophtegmes de la Collection Systématique
En Moïse 1-2, deux qualités majeures d’Abba Moïse sont mises en valeur : le refus de juger et la
charité toujours préférée à l’ascèse. Ces deux vertus ne sont pas sans lien avec l’obéissance qui
engendre l’humilité dont la principale caractéristique est la conscience de son propre péché ; cette
lucidité ouvre le moine à la miséricorde30 et à la charité.
Quatre apophtegmes attribués à Abba Moïse et absents de la collection alphabétique 31 présentent le
lien entre l’obéissance, l’humilité et la charité. L’obéissance transforme les relations à l’intérieur du
cœnobium, et, plus largement, avec toute relation humaine.
Abba Moïse invite à acquérir l’obéissance qui « engendre l’humilité et apporte l’endurance, la
longanimité, la componction, l’amour des frères et la charité », car – dit-il – « telles sont nos armes
pour le combat spirituel » (CS Guy 14, 6). La conclusion parle de l’obéissance comme de la source
des vertus qui permet d’obtenir les moyens de mener le combat contre le mal. La perspective est ici
ascétique.
Le logion suivant (CS Guy 14, 7) fait suite au précédent et le précise. L’obéissance est qualifiée
« d’obéissance à la vérité » ; en elle, le moine trouve « l’humilité, la force, la joie, l’endurance, l’amour des frères, la longanimité, la componction », et enfin « la charité » qui, lorsqu’elle est vécue,
« accomplit tous les commandements de Dieu » (cf. Ga 5, 14). En parlant « d’obéissance à la vérité »,
Moïse rattache l’obéissance à l’Abba à l’obéissance au Christ qui, dans l’Évangile, se définit comme
celui qui est « le chemin, la vérité et la vie » (Jn 14, 6). Le moine qui cherche la vérité obéit au Christ
qui est la Vérité ; ce désir du « Christ-Vérité » apporte les armes du combat dont la plus accomplie de
toutes est la charité.
Lorsque ces mêmes armes sont recherchées comme de simples outils séparés de l’obéissance et de
l’humilité, elles n’apportent rien à celui qui les utilise. Tel est l’enseignement du troisième apo. CS Guy 18, 43.
. CS Guy 18, 44 ; cf. aussi CS Guy 18, 52, où deux frères se querellent et rendent visite à un ancien. Chaque accusation portée par le
frère contre son compagnon apparaît à l’ancien comme une flèche empoisonnée, lancée par le démon vu sous les traits d’un maure.
29
. Rm 12, 5 ; Ac 4, 32.
30
. Moïse 2.
31
CS Guy 14, 6-9.
27
28
10
phtegme d’Abba Moïse (CS Guy 14, 832) qui confirme l’enchaînement des vertus de CS Guy 14, 6 : 1.
l’obéissance ; 2. l’humilité ; 3. les autres vertus, armes pour le combat spirituel.
L’obéissance de l’homme permet à Dieu de répondre aux attentes de l’homme et de vaincre le
mal33 ; elle ouvre aussi le moine à la lucidité sur lui-même et lui apprend à ne pas se faire illusion
quant à la valeur de ses actes ascétiques, et à découvrir l’humilité. Conscient de sa faiblesse, il utilise
les armes spirituelles qui sont autant de moyens de mener concrètement son combat, et il apprend à
les utiliser humblement sous la conduite de son père spirituel. Ce ne sont que des moyens pour l’aider
dans sa faiblesse. Ses progrès ne remettent jamais en cause la conscience de sa vulnérabilité et
l’humilité qui en découle.
Abba Moïse dit : “Qui a de l’humilité humilie les démons, mais qui n’a pas d’humilité est berné par
eux.” » ; « Abba Moïse dit encore :“Sois humble non seulement dans tes paroles mais aussi dans tes
sentiments, car sans humilité il t’est impossible d’être exalté dans tes œuvres selon Dieu” (Moïse XV, 4445).
Moïse 3 et 4
Dans les deux apophtegmes suivants de la Collection alphabétique, après avoir combattu contre
l’exclusion du frère fautif, Moïse se trouve confronté au rejet par sa communauté en raison de sa
négritude : « Pourquoi cet éthiopien vient-il au milieu de nous ? » (Moïse 3).
Rien dans les textes relatifs à Abba Moïse ne le présente comme un homme qui serait né en
Éthiopie et qui aurait immigré en Égypte, mais bien plutôt comme quelqu’un qui a vécu en Égypte et
dont la famille serait originaire d’Afrique noire. Nous avons donc ici la trace d’un ostracisme qui
traverse les siècles et qui ne peut qu’interpeller et troubler un lecteur moderne. Dans l’Égypte de
l’antiquité chrétienne, où se côtoyaient l’Afrique blanche (dont une partie constitue une province de
l’Empire romain) et l’Afrique noire, existaient déjà un racisme et une discrimination envers les noirs !
L’auteur prend soin de dire que cette parole des anciens fut prononcée dans l’intention d’éprouver
Abba Moïse (et pareillement pour l’apophtegme suivant), mais sa seule énonciation trahit les
sentiments de ceux qui l’ont formulée.
Lorsqu’il entend cette parole, Moïse « garde le silence34 ». La violence et la susceptibilité de Moïse
avant son départ au désert, rapportées par le récit de l’Histoire Lausiaque35, ont été dépassées par
notre héros. De fait, la suite de l’apophtegme nous instruit sur le chemin parcouru par Abba Moïse :
« J’étais dans le trouble, mais j’ai gardé le silence ». Le cœur de Moïse n’est pas insensible au rejet et
à l’humiliation de ses frères, mais il a désormais la force de les dépasser dans le silence.
L’apophtegme suivant va crescendo dans la violence, non seulement par les paroles prononcées
mais aussi par le contexte. Aussitôt après l’avoir ordonné, l’archevêque demande aux membres de son
presbyterium – pour éprouver Abba Moïse – de le chasser lorsqu’il entrera dans le sanctuaire. Rejeté
par sa communauté, c’est l’Église qui désormais le refuse en son sein !
Le vieillard entra dans le sanctuaire et les clercs le couvrirent de blâmes et le chassèrent disant :
« Dehors, Éthiopien ! »
Sortant, il se dit à lui-même : « Ils ont bien agi à ton égard, toi qui as la peau couleur de cendre et noire.
N’étant pas un homme, pourquoi vis-tu parmi les hommes ? »
Sans doute aimerions-nous, sinon voir Moïse se révolter contre ceux qui le chassent, au moins leur
répondre par une parole spirituelle qui les renvoie à eux-mêmes, et se faire ainsi le chantre de la
négritude. Ici, comme souvent dans la littérature monastique, le texte nous résiste. Il nous renvoie à la
32
. « Un moine jeûneur, qui est dans la dépendance d’un père spirituel sans avoir d’obéissance et d’humilité, ce moine ne peut acquérir
aucune vertu ; il ne sait même pas ce que c’est qu’être moine. »
33
. « Abba Moïse dit encore : “l’obéissance répond à l’obéissance ; si quelqu’un obéit à Dieu, Dieu l’exauce” » (CSGuy 14, 9).
34
. « Abba Moïse dit : “On ne peut entrer dans l’armée du Christ si l’on ne devient tout entier comme un feu, et si l’on ne méprise la
réputation et le repos en sorte de retrancher les vouloirs de la chair et de garder tous les commandements de Dieu”. » ; « Abba Moïse dit
encore : “Fuyons la liberté de parole afin que sa brûlure ne consume pas les fruits de nos peines”. » ; « Abba Moïse dit encore :
“Acquérons la piété, la dignité, la simplicité, la douceur et le respect à l’égard de tout homme, et fuyons la liberté de parole qui est la
mère des vices” » (Moïse 11, 52, 54).
35
. Tout en étant attentif à ne pas entrer dans une interprétation psychologique de l’Histoire Lausiaque, il est cependant permis de
s’interroger, dans un tel contexte interracial, sur les causes sociales qui ont pu conduire un jeune noir à une telle violence !
11
triste réalité d’une psychologie humaine marquée et blessée par l’histoire personnelle et communautaire : celui qui est rejeté s’identifie souvent au regard de ceux qui le méprisent et le rejettent. Abba
Moïse adopte cependant un comportement impensable avant sa conversion, où il usait de la violence
contre ceux qui le repoussaient. Désormais, Moïse a mûri dans la garde de sa cellule ; il a dépassé la
violence, même s’il demeure blessé par le regard de la société sur sa négritude. Il faut ici accueillir ce
constat accablant et nous laisser saisir par son scandale. Il en va du respect du texte, mais aussi de
celui de notre propre expérience humaine et de celles de millions de vies défigurées à jamais à leurs
propres yeux par le regard des hommes et le refus de leur différence.
Il est cependant un point essentiel qui vient compléter (sinon corriger) ce que nous venons de dire
et qui n’apparaît que lorsque l’on considère l’unité littéraire des treize apophtegmes d’Abba Moïse :
l’expression utilisée par ceux qui le rejettent – « Pourquoi cet Éthiopien vient-il au milieu de nous ? »
(Moïse 3a) – manifeste le refus de voir vivre Moïse au milieu d’eux ; la même expression se retrouve
en Moïse 4 pour exprimer ses propres sentiments intérieurs – « Il se dit à lui-même : […] N’étant pas
un homme, pourquoi viens-tu avec les hommes ? ». Son combat personnel est pourtant celui de lutter
contre l’exclusion des autres, en particulier des pécheurs (Moïse 2), et d’accueillir ceux qui viennent à
lui (Moïse 5). Nos deux apophtegmes, qui rapportent le rejet de Moïse par ses frères et par l’Église,
sont entourés par deux témoignages qui racontent son refus que l’homme soit mis à l’écart ou encore
que des étrangers qui viennent à lui soient mal accueillis (Moïse 536). Moïse ne se défend pas contre la
violence de ceux qui le rejettent mais il refuse toute situation d’exclusion ; il montre ainsi à ses frères
qu’indépendamment de son altérité, il est un moine authentique. Constat qui apparaît à la fin de
chaque apophtegme. En agissant ainsi, il se pose en authentique défenseur du Royaume dans une
pratique de l’amour, conformément à l’enseignement du Christ lui-même : « Le Royaume de Dieu
appartient aux violents et à ceux qui s’en emparent. » Conscient que dans ce Corps qu’est l’Église,
tous ont le droit d’être accueillis, Moïse ne réclame rien pour lui-même, mais il mène le combat
contre toutes les formes d’exclusion qui s’opposent au Mystère de l’Église et au commandement de
l’amour. Il en résulte une renommée de Moïse qui est désormais non seulement intégré, mais reconnu
comme un maître de vie spirituelle. Jamais la violence opposée à la violence n’aurait pu produire de
tels fruits !
Moïse 5-8
Les apophtegmes suivants nous livrent la clef spirituelle de cette conversion de Moïse, passé de la
violence à la douceur du combat.
Parce que sa propre fragilité vécue dans la solitude avec Dieu lui a appris que la miséricorde et
l’amour de Dieu sont plus importants que la seule observance (parfois impossible) de la loi morale
(fût-elle celle des Pères du désert !), lorsque des moines viennent à lui pour le visiter, il n’hésite pas à
rompre le jeûne pour leur servir un bon repas (Moïse 537).
C’est le conseil d’Abba Isidore à Abba Moïse de garder la cellule qui a produit en lui un tel
cheminement et de tels fruits spirituels. C’est ce même conseil qu’il redonne à un jeune disciple venu
le visiter : « Va, reste assis dans ta cellule, et ta cellule t’enseignera toutes choses » (Moïse 6). Ce
conseil est ensuite illustré par l’exemple d’une grappe de raisins qui a été mûrie par le soleil ou qui
demeure verte (Moïse 7). L’homme qui garde la cellule, demeure en présence du « Soleil » qui brunit
sa peau (suggestion d’allusion à la négritude), du Christ qui apaise ses passions.
Unifié par cette présence, il a reçu la grâce de la maturité, alors que celui qui demeure parmi les
hommes est toujours ballotté par le flot de ses pensées et de ses passions ; ce dernier, éloigné du
soleil, est dans l’ombre et demeure dans l’immaturité.
Moïse 8 rapporte un épisode de sa vie qui est une seconde illustration de Moïse 6 : un archonte
vient à lui pour le visiter et Moïse, qui désire protéger sa solitude, se dérobe par un subterfuge.
L’attitude de Moïse édifie alors les Pères et le visiteur lui-même.
36
. Dans cet apophtegme, malgré l’ordre de jeûner, Moïse fait cuire un bon repas pour des moines venus à sa rencontre. Il s’ensuit un
murmure des voisins et une admiration des clercs (ceux-là même qui l’ont précédemment rejeté !) qui apprécient que, chez Moïse, le
commandement de Dieu passe avant celui des hommes.
37
. « Ô Abba Moïse, tu supprimes le commandement des hommes, mais pour garder celui de Dieu » (Moïse 5b).
12
Moïse 9-13 : (Garde de la cellule) Apprivoisement de la mort et charité universelle
Les deux apophtegmes suivants (Moïse 9-10) n’ont aucune intelligibilité s’ils sont séparés ; la
Collection systématique l’a compris et les a réunis en un seul apophtegme 38.
Moïse commence par annoncer à ses disciples que les barbares sont proches, mais qu’ils ne
viendront pas au monastère dans la mesure où les moines resteront fidèles aux commandements
(Moïse 9). Est-ce à dire que la fidélité à Dieu protège l’homme de la violence, alors que l’infidélité de
l’homme entraîne sa destruction ?
Or, aussitôt après (Moïse 10), l’on apprend que les barbares sont à la porte du monastère et Moïse
invite ses disciples à fuir la violence des assaillants et à éviter ainsi la mort. Mais lui-même refuse de
fuir car il sait que, dans sa jeunesse, il a sorti l’épée et fait couler le sang ; la Parole de Dieu – « Tous
ceux qui prennent l’épée périssent par l’épée » (Mt 26, 52) – doit s’accomplir pour lui. Il déclare
attendre la réalisation de cette Parole depuis longtemps. Ses frères refusent de l’abandonner et Moïse
les renvoie à leur motivation profonde, à leur situation spirituelle : « Ce n’est pas mon affaire. Que
chacun voie comment il est disposé ». L’acceptation du martyre ne repose pas sur une simple
solidarité, mais sur une décision spirituelle. Moïse est assassiné avec six de ses frères ; il meurt mêlé à
ses frères. Un moine a pris la décision de se cacher pour éviter la mort violente et il voit sept
couronnes s’élever vers le ciel.
À lire ces deux logia, faut-il en conclure que l’obéissance aux commandements des Anciens n’a
pas empêché les barbares de venir, contrairement à la prédiction de Moïse, ou bien que les moines ont
été infidèles aux préceptes ?
La réponse est à chercher ailleurs. Moïse a montré que la charité est plus grande que l’observance
des commandements et qu’elle est le vrai commandement de Dieu (Moïse 5). Ce que l’observance des
mandements n’a pas pu réaliser, à savoir vaincre les barbares, la charité a pu le faire comme
l’attestent les couronnes des vainqueurs qui s’élèvent vers le ciel.
Les trois autres apophtegmes offrent des méditations de Moïse qui commentent en quelque sorte ce
qui vient de se passer et articulent l’apprivoisement de la mort avec la charité parfaite.
Moïse 11 affirme que l’homme ne peut pas comprendre certaines choses tant qu’il n’a pas accepté
la mort. En Moïse 12, un disciple lui pose la question : « Comment se rendre mort vis-à-vis de son
prochain ? » et Moïse lui répond que seul l’accueil de la mort rend possible une telle attitude.
Dans la collection alphabétique, les « Sept chapitres qu’Abba Moïse envoya à Abba Poemen »
(Moïse 14.15.16.17.18a.18b.18c.18d) explicitent la réponse de Moïse au jeune disciple en Moïse 12,
même s’ils ont été placés à la suite de Moïse 13. Moïse 1-13 constituait une unité littéraire, un
ensemble plus ancien, un héritage que l’on ne pouvait probablement pas diviser ou séparer :
Moïse 14 : être mort à l’égard de son compagnon, c’est refuser de le juger en quoi que ce soit (ce qui
rejoint l’enseignement de Moïse 2).
Moïse 15 explicite davantage encore : mourir sur la terre, c’est ne pas être troublé par le péché des frères,
c’est-à-dire ne pas faire le mal. L’homme qui se laisse troubler par le péché des frères fait le mal ; et seul
celui qui est mort au jugement peut faire du bien à son frère. La rencontre n’est profitable au frère
pécheur que lorsque celui-ci ne se sent pas jugé.
Moïse 16 : Dieu n’écoute que l’homme qui se reconnaît pécheur, qui porte ses péchés et qui ne voit pas
ceux de son prochain.
Moïse 17 nuance l’affirmation de Moïse 16 en rappelant la doctrine monastique classique qui consiste à
mettre en pratique la volonté de Dieu et à renoncer à ses volontés propres afin que la prière de l’homme
soit agréée.
Moïse 18 revient à l’enseignement plus personnel d’Abba Moïse : en tout labeur, c’est Dieu qui agit
(18a) ; toutes les œuvres de l’homme n’ont pour fonction que de porter l’âme à s’humilier (18b)39 ;
. CS Guy 18, 18.
. « Abba Moïse dit : “Nous tous qui avons été vaincus par une passion corporelle, ne négligeons pas de nous repentir et de nous
affliger avant que l’affliction du jugement ne nous surprenne” » ; « Abba Moïse dit encore : “Par les larmes l’homme acquiert la vertu, et
par les larmes arrive le pardon des fautes. Lorsque tu pleures, n’élève pas le ton de ton gémissement, et que ta gauche ignore ce que fait ta
droite (Mt 6, 3). La gauche, c’est la vaine gloire” » (CSGuy 3, 21-22).
38
39
13
lorsque survient la tentation, l’homme ne peut que pleurer devant la bonté de Dieu (18c). On comprend
dès lors qu’une telle fragilité humaine rend insensé le jugement de son frère et que c’est faire du mal que
de juger le frère alors que Dieu nous fait miséricorde (18d) !
Moïse 13 évoque l’arrivée de l’Ancien au désert de Pétra. Il vient de quitter le désert de Scété et
Abba Macaire explique ainsi ce déplacement :
Moïse dit à Abba Macaire à Scété : « Je veux vivre dans la retraite et les frères ne me laissent pas
tranquille. » Abba Macaire lui dit : « Je vois que tu es d’un naturel affable et que tu ne peux éconduire un
frère ; mais si tu veux vivre dans la retraite, va dans le désert intérieur, à Pétra, et là tu seras tranquille. »
Ainsi fit-il et il fut satisfait (Macaire 22).
Moïse qui se rend au désert de Pétra pour y trouver la solitude n’a qu’une seule inquiétude :
comment trouver de l’eau à donner à ses compagnons. Il intercède auprès de Dieu jusqu’à ce que la
pluie remplisse les récipients !
Cette section de Moïse 9-13 présente Moïse, l’ancien brigand, comme ayant beaucoup appris de la
vie. Il comprend désormais ce qu’il ignorait auparavant : la mort à soi-même (c’est-à-dire ici la
conscience de sa misère) est la science de la connaissance. La liberté par rapport au comportement du
prochain n’est pas pour lui l’indifférence, elle ne néglige pas la charité, bien au contraire !
S’accrocher aux choses, aux personnes et aux biens ne permet pas de voir clair ; s’en affranchir
totalement comme l’homme qui est dans la tombe, c’est voir clair et être capable de vivre avec les
hommes et d’assumer toute situation conflictuelle sans en être troublé ; c’est devenir apte à
l’intercession, à la rencontre et à la compassion.
Les apophtegmes 9 à 13 traitent de l’apprivoisement de la mort et viennent corroborer
l’enseignement de Moïse dans la première conférence de Cassien lorsqu’il distingue le but de la vie
monastique (demeurer en présence de Dieu par la pureté du cœur) de sa finalité (le Royaume de
Dieu) : lorsque le moine est en présence de Dieu, le Royaume est déjà anticipé ! La lutte du moine
contre les passions le conduit à garder sa cellule, véritable tombeau du moine (Moïse 1-8) ; elle est en
fait un combat pour la vie qui le rend apte à la clairvoyance spirituelle et à l’amour du prochain
(Moïse 9-13).
Au début de cet ensemble, Moïse se révèle incapable de la garde de la cellule ; en Moïse 6, il la
recommande à un disciple ; pour finir, en Moïse 9-13, il la présente comme la voie qui rend possible
la charité ! C’est donc le thème de la cellule lié à celui de la lutte contre les passions, en l’occurrence
ici la fornication, qui semble bien être la clef qui rend cohérent cet ensemble et sert en quelque sorte
de principe unificateur à ces treize Paroles.
Conclusion
La figure d’Abba Moïse, dont le message est d’une actualité bouleversante, véhicule de
nombreuses perles spirituelles que nous proposons ici de recueillir sans prétention à l’exhaustivité.
Outre la personnalité de notre héros, cette étude nous a aussi amenés à étudier des textes qui
appartiennent à différents genres littéraires qui constituent le patrimoine de la littérature monastique 40,
en particulier celui de la biographie monastique (Histoire Lausiaque) et celui plus didactique, plus
doctrinal de Cassien (Conférences). Nous avons constaté une harmonie, une complémentarité, un
éclairage aussi dans une approche respectueuse de la diversité des sources, en même temps que
soucieuse d’une herméneutique. Ce constat peut nous permettre de dégager quelques lignes
directrices qui peuvent favoriser une meilleure lecture des sources monastiques. Enfin, le fait
qu’Abba Moïse, dont la trajectoire de sanctification a été reconnue comme authentiquement
monastique, a vécu sa conversion et sa libération dans un attachement à la présence de Dieu jamais
40
. Même si nous n’avons pas ici de Règles, de textes législatifs. Les Règles monastiques, troisième pôle majeur de la littérature
monastique que nous n’avons pas été amené à étudier ici, constituent avec les Vies et les Écrits de doctrine le triptyque de la littérature
monastique. Les Règles sont des textes plus pratiques que doctrinaux qui permettent la mise en œuvre pratique et circonstanciée de la
doctrine et la possibilité de prendre une distance avec les Vies (avec la personnalité des Pères, trop temporelle et circonstancielle).
Pourtant une lecture fondamentaliste de la Règle mettrait en péril le seul véritable absolu – celui du Christ et de son Évangile – auxquels
renvoient continûment les Vies et les Écrits de doctrine monastique. En résumé, les Règles sont indissociables des Vies et les Vies sont des
Règles ; l’importance de la doctrine est de mettre des mots sur l’expérience de ces Vies ou sur la pratique de ces Règles.
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contredite par le service du frère, la rencontre et même le Sacrement du frère, unissant ainsi les
exigences évangéliques du double commandement de l’amour.
En prenant comme fil conducteur de cette étude la figure d’Abba Moïse, personnage emblématique
du désert d’Égypte, reconnu par Cassien et par Abba Poemen comme le plus grand de tous, nous
avons vu un homme qui a fui au monastère car il ne supportait plus sa situation de pécheur. Habitué à
se battre avec violence, il a d’abord mené le combat contre le mal avec la même ardeur et le même
acharnement dont il usait dans sa vie passée de brigand et de criminel ; certes, désormais il utilise de
nouvelles armes, celles de l’ascèse, mais toujours avec la même confiance en sa force humaine et en
son énergie. Et il échoue. Lorsqu’il consent à sa faiblesse, à son impuissance, il s’abandonne alors à
la miséricorde de Dieu en prenant les seules armes de l’amour. Or, là où les seules armes du jeûne et
des veilles ont échoué, l’amour et le service ont réussi à faire taire la puissance destructrice des
blessures de la mémoire qui enfermaient Moïse dans ce que Cassien désigne par le terme
« d’illusion » (Conf. 2, 6).
La victoire de Moïse sur le mal par l’amour est aussi la découverte de la nécessaire médiation
humaine ; il a compris alors l’impossibilité de parcourir seul le chemin de sa libération.
Bien plus qu’une chasteté apaisée, l’humilité est présentée par tous ces textes comme le véritable
fruit du combat spirituel mené par Abba Moïse, la véritable victoire remportée par notre héros et qui
rend possible la réalisation du total « désarmement » d’Abba Moïse. Cette humilité en fait un chantre
de la non-violence, en même temps qu’un militant pour la justice sociale, la fraternité universelle et la
miséricorde (présentée comme la véritable clairvoyance). Certes, nous l’avons vu incapable de
défendre par le langage la dignité de la négritude, étant sans doute psychologiquement trop blessé par
le poids de son histoire ; mais son silence, accompagné de sa lutte farouche contre les injustices ou les
étroitesses légalistes, ont établi sa renommée au point que Moïse est désigné comme le plus grand de
tous les Abbas d’Égypte41. Ce titre mis par écrit et véhiculé aux générations futures par quinze siècles
d’histoire contredit définitivement les conceptions raciales d’une Afrique blanche persuadée de sa
supériorité. Par son silence, son humilité et sa charité, Moïse, à la suite du Christ dans sa Passion, a
remporté la victoire sur le mal, sur le racisme et a été de ceux qui ont ouvert le monachisme chrétien
des premiers siècles à une unité profonde que les éloignements géographiques, les conditionnements
ou les présupposés culturels, les différences linguistiques ne parviendront pas à entraver.
À la base de toute la littérature monastique, il y a des Vies – en particulier la Vie d’Antoine42. Ces
biographies ont même constitué les premières « Règles » : il s’agissait alors de vivre selon l’expérience des « Pères43 ». Pour les anciens, la « Vie » d’un moine c’est un type de traité de doctrine
spirituelle. Écrire une vie permet de présenter un modèle qui appelle et stimule ; cela permet aussi de
relativiser la doctrine que l’on donne par ailleurs, non point pour l’affaiblir mais pour montrer qu’elle
n’a de sens que dans des situations concrètes, pour des personnes telles qu’elles sont, sans chercher à
en faire une théorie universelle. L’enseignement monastique est toujours une communication
personnelle, à un disciple qui s’engage ! Les Vies occupent donc un rôle essentiel, celui de
transmettre un témoignage qui illustre le bien-fondé des préceptes. Les Écrits de doctrine monastique
sont une tentative de théoriser une expérience, telle que racontée dans les Vies. Il ne suffit pas d’agir,
il faut savoir pourquoi on agit ainsi et surtout comprendre l’unité de sa vie et de ses exigences. C’est
bien ce que nous avons pu vérifier dans les conclusions relevées au terme d’une étude comparée de
l’Histoire Lausiaque et des Conférences de Cassien à propos d’Abba Moïse.
41
. En fonction de leur histoire personnelle ou de leurs contextes, des lecteurs et lectrices de cet article pourront bénéficier des fruits de
l’expérience d’Abba Moïse en transposant la problématique de la négritude à des complexes personnels, communautaires ou nationaux.
De tels blocages ou même paralysies psychologiques se retrouvent partout, avec souvent hélas les mêmes conséquences spirituelles !
42
. Quand Athanase veut donner des soubassements fermes de doctrine à la pratique des moines et les aider à ne pas partir dans des
voies incertaines, il écrit la Vie d’Antoine.
43
. « Lorsque les anciens désiraient donner un enseignement monastique, lorsqu’ils voulaient transmettre une expérience pour soutenir
une formation spirituelle, ils choisissaient, la plupart du temps, d’écrire la vie d’un saint moine : cette vie était à la fois un appel et un
exemple ; elle laissait libre le moine qui se mettait à cette école, tout en lui donnant un enseignement plus fort que toute théorie. Mais ces
Vies ont toujours un caractère idéalisé, cela fait partie du genre littéraire, et elles sont centrées sur un seul saint personnage » (Sœur
Lazare de SEILHAC, Approches de la Règle de saint Benoît, Séminaire pour maîtresses de novices cisterciennes Laval, 9-23 septembre
1982, fascicule 1, ronéo, p. 189).
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À propos des apophtegmes, qui relèvent d’un genre littéraire de type sapientiel qu’il est difficile de
faire entrer dans le triptyque défini plus haut44, et qui constitue le trésor de la littérature monastique,
nous avons étudié les paroles rapportées d’Abba Moïse dans la Collection alphabétique, et nous
avons constaté (à la différence de la Collection systématique) que l’éditeur du VIe siècle ne se contente
pas d’une compilation de paroles, mais les ordonne selon une logique qui est elle-même une parole.
Ce travail gagnerait à être vérifié par l’étude d’autres figures des Pères du Désert.
Le monachisme égyptien qui met en relief l’attrait du désert et de la solitude est certainement celui
qui a le plus profondément marqué le monachisme occidental ; il n’est pourtant pas le seul ! Il
faudrait parler aussi de Basile, du monachisme syriaque et perse, sans oublier la figure d’Augustin.
Benoît a recueilli tout ce trésor de la littérature monastique et l’on commettrait bien des contresens en
ne lisant la Règle de saint Benoît qu’à la seule lumière de Cassien et du monachisme égyptien (luimême très varié).
Ceci dit, chez la très grande majorité des Pères monastiques, on retrouve d’une manière ou d’une
autre ce même souci d’un attachement à la solitude qui va de pair avec une fidélité à vivre le double
commandement de l’amour ; un chemin de conversion qui passe aussi par le service des frères et le
ministère de la miséricorde. Nous avons là un poncif de la littérature monastique qui se retrouve aussi
bien en Cappadoce, en Syrie et en Gaule qu’en Égypte45. Si les formes extérieures de la vie
monastique ont pu varier en fonction des contextes géographiques et des périodes de l’histoire, ce
double attachement se retrouve partout. Avec Abba Moïse, figure caractéristique du monachisme du
désert d’Égypte que l’on présente souvent comme le lieu de la fuga mundi, il est émouvant de
découvrir une figure emblématique de cette fidélité au double commandement de l’amour ! Mais
n’était-ce pas déjà le cas de la Vie d’Antoine telle que saint Athanase nous la rapporte ? Antoine,
l’homme qui s’est enfoncé de plus en plus loin dans la solitude du désert sans jamais se refuser aux
foules et aux pauvres qui venaient à lui.
Monastère Sainte-Marie
01 BP 511
BOUAKÉ 01
Côte d’Ivoire
Jean-Luc MOLINIER, osb
. Les Vies, les Écrits de doctrine et les Règles.
. Jean-Luc MOLINIER, Solitude et communion (IVe – VIe siècle ). Volume I : Fuite du monde. Volume 2 : Fuite du monde et vie
communautaire (Collection Alpha), Paris, Cerf, 2014.
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