Elle et lui - Gallmeister

Transcription

Elle et lui - Gallmeister
ELLE ET LUI
Victory, le pire bled de la région.
Avançant vers les taudis, elle franchit la dernière frontière du monde protégé. Le soleil couchant,
allumait le feu sur la montagne; ses rayons clignotaient comme un dernier appel pour les vivants.
Une fois disparus derrière la chaîne de flamme et d’argile, la nuit mère des vauriens autoriserait le
crime. Elle redoutait une fausse piste mais devait se rendre au cimetière avant la nuit. Dans les
rues, elle croisait des individus effrayants qui la fixaient du regard torve des animaux solitaires.
Chiens faméliques, enfants de poussière et vieux crasseux; tous la dévisageaient pensant trouver
une victime. Elle se sentait la montagne en sucre face au diabétique en crise. Beaucoup étaient
des hommes en devenir, mais de quoi? On lisait sur leur visage le printemps d’un pêcheur du
genre capital.Tout, même l’air chargé de relents impurs, inspirait autant de désolations qu’une
contrée indienne après le passage de l’armée. A coup sûr, même les truites ont du vague à l’âme,
songea-t-elle. Tous les démons sont ici, et moi avec…
Elle atteignit le verger de marbre. Aussitôt, un nuage noir assez vaste pour obscurcir cinq ciels, se
souleva en vol anarchique. Des corbeaux! Les oiseaux de malheur venaient de signaler sa
présence. C’était là: Compagnie K. A quoi s’attendait-elle? Joe, tueur, sonnez ici ?
Elle entra.
Il savait qu’elle était là. Les corbeaux était le signal. Il en avait reçu des clients et pas des tristes;
parfois des filles très belles, poitrine galbée, jambes fluettes etc.
Comme la femme qui avait perdu son âme en faisant tuer son mari. Jaloux de sa passion pour les
crooners, il avait jeté une partition de Franck Sinatra dans un mixeur! C’est dire s’il était l’expert
des pires contrats. Là, c’était différent. Une question de lumière, pensa-t-il alors que le sourire
d’ivoire de la fille irradiait la pièce jusqu’aux recoins de son âme. L’oiseau du bon dieu venait de se
poser devant lui pour lui demander de le tuer.
Elle le découvrit derrière un large bureau, trônant dans la pièce comme la grenouille sur son
nénuphar. A côté, deux molosses jouaient les sphinx, la bave en plus. Lui, paraissait aussi à l’aise
qu’un poisson sorti de l’aquarium. L’endroit n’était pas si glauque. Un juke box diffusait Lucy in the
sky with diamonds des Beatles. Et les murs couverts d’affiches de vieux films diffusaient une
nostalgie inattendue. Elle reconnu L’indien blanc avec R. Nash et derrière lui, La colline des
potences. C’est là, que sa beauté la saisit. Gary cooper et l’homme qu’elle engageait pour
l’assassiner, se ressemblaient comme père et fils.
Il l’avait écoutée: 25 ans de solitude, pas la bonne famille, ni le bon frère, enrôlé dans le gang de la
clé à mollette et disparu, manque d’amour monstre, fatigue de vivre comme on traverse un désert
solitaire sans eau. Courageuse, elle voulait rejoindre le camp des morts, entrer dans le sillage de
l’oubli.
- Une victime de plus des exécutions à Victory, ça changera quoi?
- A propos de courage, vous pourriez pas faire ça vous-même? tenta-t-il.
- A chacun sa mort! Vous êtes le passeur là où les rivières se séparent: la vie, la mort. Vous me
ferait traverser. Dieu vous bénisse Mr Rosewater.
- C’est Bosewater, avec un B comme bière.
- Cassandra Browling avec un B comme bonne soirée.
C’est lui qui aurait voulu mourir là, alors qu’un sentiment bizarre lui serrait le coeur, une bien
étrange attraction…
Le temps avait passé. Dans un jour ou deux maximum, son tueur lui offrirait la délivrance. Ravie,
elle avala le petit déjeuner des champions avant de se chausser pour son footing au lac des bois.
Ce matin, le tireur grelottait. Etait-ce ce froid d’Alaska? Ou la perspective de sa fin de mission.
L’idée que cette fille vivait son dernier jour sur terre le tourmentait. D’elle, s’échapperait le premier
sang qu’il se refusait à répandre. La tuer? La sauver? Un dilemme qui lui déclarait comme une
guerre dans la tête. Dans le viseur, elle apparut telle la déesse des rêves arctiques. La marche du
mort était une danse, à la voir si gracieuse. Mais l’heure de plomb, celle qui pèse, avait sonné. 800
m à vol d’oiseaux. Il devait, maintenant qu’elle lui tournait le dos, tirer sur la cible mouvante. Il
inspira, pressa la détente mais…comme appelée, elle se tourna. C’est son visage qu’il vit!
Détonation! Et la rivière de sang serpenta de son corps à terre.
Et maintenant? Il voulait trouver refuge près d’elle, une vie de jours tranquilles, brèves rencontres
et bonheurs simples. Il voulait la contempler, lui apprendre le nom des étoiles…Etait-ce l’amour,
cette douce corrosion qui rongeait sa solitude? Il avait manqué son tir. Coeur épargné mais
vertèbres brisées. Les combattants de l’arc en ciel, association bénévole, tentait de ramener la
paralysée à une vie normale. Elle acceptait de le voir. Lui, redoutait sa colère. Lorsqu’elle apparut,
elle sourit et il ressentit une vague de chaleur, comme une noyade en eau douce.
Voilà comment tout a commencé entre elle et lui.