Préface L`intérêt de l`œuvre de l`abbé Charles
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Préface L`intérêt de l`œuvre de l`abbé Charles
Préface L’intérêt de l’œuvre de l’abbé Charles-Irénée Castel de SaintPierre (1658-1743) n’est plus à démontrer. Celui qui fut longtemps considéré comme un utopiste généreux mais naïf est aujourd’hui redécouvert en tant que réformateur bien informé des rouages de la monarchie, et fin connaisseur des problèmes politiques et économiques de son époque. Les recherches pionnières de Merle Perkins et de Maria Grazia Bottaro Palumbo1, en effet, ont ouvert la voie à une reconsidération d’ensemble de toute son œuvre qui ne s’applique plus uniquement à l’analyse de ses projets les plus connus, mais qui étudie la cohérence d’une pensée visant à un renouvellement profond des institutions, qu’il s’agisse de politique, d’économie, de morale ou de pédagogie. Car à côté du Projet de paix perpétuelle qui jetait les bases de certaines de nos modernes institutions, il y a un foisonnement d’écrits consacrés aux sujets les plus divers qui trouvent leur unité dans le souci constant de l’auteur de tendre à l’amélioration de la société et à la recherche du bonheur individuel et collectif. Une première synthèse des résultats de ce renouveau dans la réception critique de Castel de Saint-Pierre est constituée par le colloque de Cerisy-La-Salle (25-27 septembre 2008) qui a fait le point sur les multiples facettes de son œuvre, en rendant enfin justice à son originalité2. C’est dans son sillage que le colloque de 1 Merle L. Perkins, The moral and Political Philosophy of the Abbé de Saint-Pierre, Genève, Droz, Paris, Minard, 1959; Maria Grazia Bottaro Palumbo, I manoscritti di Ch.-I Castel de Saint-Pierre, Genova, Ecig, 1978. 2 Carole Dornier et Claudine Poulouin (sous la dir. de), Les projets de l’abbé Castel de Saint-Pierre (1658-1743). Pour le plus grand bonheur du plus grand nombre, Pres- 8 préface Macerata Ethique et sociabilité dans l’œuvre de l’abbé de SaintPierre: des lumières aux questionnements contemporains (21-22 avril 2010 et 7 octobre 2010) s’est inscrit, dans le but d’approfondir davantage certains aspects de sa pensée en la replaçant dans le contexte de son temps, sans négliger toutefois de poursuivre, sur l’axe diachronique, le dialogue et la confrontation avec les problématiques contemporaines que l’œuvre de l’abbé semble évoquer. Le concept de sociabilité s’est avéré particulièrement fécond pour embrasser la pensée de Saint-Pierre dans son ensemble, et mettre en valeur la nouveauté de ses projets. En effet le nouveau modèle de sociabilité proposé par l’abbé modifie radicalement l’idée d’honnêteté, au profit d’un «idéal à la fois altruiste et technocratique». Celui que La Bruyère ridiculisa sous les traits de Mopse, pour son manque de tact dans l’art de la conversation, s’inscrit contre les règles de l’ancienne civilité aristocratique, et préfère la solidité d’une argumentation géométrique au savoir faire mondain de l’honnête homme qui ne se pique de rien. Cette approche a également le mérite de prendre en compte la «véritable mise en scène argumentative» qui caractérise les projets de Castel de Saint-Pierre; car si la lourdeur du style de l’abbé, ses redites innombrables rendent sa lecture fastidieuse (et expliquent son manque d’audience auprès des lecteurs) il est également indéniable que ses «fictions» discursives, le jeu de questions-réponses qu’elles comportent, sa technique narrative d’entrée en matière, font partie intégrante de son projet d’émancipation humaine, qu’il poursuit également dans ses lettres. L’étude des réseaux de sociabilité dessinés par la correspondance révèle également l’affirmation d’un art de vivre où l’abbé donne «une application pratique à sa pensée philosophique»; l’ego-document témoigne d’un répertoire d’idées qui revient souvent dans les projets de Saint-Pierre, et qui est à la base de son éthique. Parmi ces idées, la bienfaisance et la douceur apparaissent particulièrement liées à la personnalité de l’abbé; si la première est une «invention» que Voltaire lui a ses Universitaires de Caen, 2011. préface 9 reconnu dans quelques célèbres vers, le caractère intertextuel du texte consacré à la douceur constitue un exemple significatif du constant dialogue qu’il entretient avec la culture de son siècle. La sociabilité implique également une étude des rapports que l’on peut établir avec les contemporains; la longue vie de l’abbé lui permettant de côtoyer différentes générations d’auteurs, c’est une riche confrontation avec la pensée des Lumières dans son ensemble qui se dégage des contributions recueillies ici, la comparaison pouvant être ponctuelle – la relation avec la pensée du jeune Montesquieu, de Saint-Evremond ou de Kant, par exemple, ou élargie à une thématique. C’est le cas de la réflexion en matière de politique culturelle, qui fait l’objet de plusieurs contributions: la réforme des institutions académiques, aussi bien que les questions esthétiques, sont toujours soumises par Castel de SaintPierre à un but utilitaire, fondé sur sa théorie de la bienfaisance. Sa tentative «de penser une politique de l’agrément et du plaisir esthétique au service du bonheur collectif» fait partie d’un plus vaste projet de contrôle social qui devrait s’imposer à travers une harmonisation consensuelle de toutes les exigences. La réforme de l’orthographe préconisée par l’abbé fait également partie de cette volonté de codification du savoir, tempérée là aussi par une application qui se veut doucement progressive des nouvelles graphies. D’ailleurs l’étonnante modernité de certaines réflexions de l’abbé en matière de linguistique – qui ne seront avancées par les spécialistes qu’au XXe siècle – pourrait rappeler les aspects les plus novateurs d’une pensée politique et économique qui, elle aussi, trouvera une réalisation au siècle dernier. La pensée plus proprement politique de l’abbé fait également l’objet d’un certain nombre de communications, où ces aspects de son œuvre sont soumis à une nouvelle appréciation qui en souligne la portée étonnamment moderne; c’est le cas du projet de paix perpétuelle, l’œuvre la plus connue de Castel de SaintPierre, étudiée sous l’angle d’une vision relationnelle de la condition humaine, où la paix devient concept qui de la politique s’élargit à une dimension psychologique et spirituelle; c’est le cas également des notions de marché et d’émulation compétitive qui 10 préface s’appliquent dans sa pensée à tous les domaines, en donnant une remarquable cohérence à une œuvre souvent taxée comme disparate. Si la «science du gouvernement» apparaît chez l’abbé le savoir suprême, parce que capable d’englober toutes les connaissances humaines dans l’avancée du genre humain vers le bonheur, la bienfaisance est l’idée qui semble porter tout l’édifice idéologique crée par l’abbé. Cette bienfaisance qui annonce et prépare celle des Lumières est en effet déjà un concept qui réunit dans sa pensée tout projet de réforme, mais elle est également chez l’abbé le principe inspirateur d’une éthique du don dont on mesure dans ce volume la surprenante actualité contemporaine, même dans les contradictions qui sont encore les nôtres. Patrizia Oppici