pues pisse

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pues pisse
CHAPITRE VI
UNE BALADE EN VILLE
La nuit du 16 au 17 avril 1956
Le Reflet : La mouvance de l’air s’emplit d’un parfum, sa
fragrance est un souvenir qui ombre une image gracile,
qui se promène devant mes yeux et qui cherche dans
mon réveil, l’éclat des cieux comme une lueur d’espoir.
Parfum qui vient d’autrefois, dit, qui caches-tu ? Au
silence de la réponse, réfléchissent deux rayons d’un
soleil qui brille sur les deux côtés d’un flacon qui
contient une vérité. et ses éclats comme d’habitude
viennent former un bris de miroir où le Piaf m’attend.
Le Piaf : Les jours d’autrefois t’appellent, laisse-les venir
à toi.
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MES POTES
Les feux du camion qui toussotait sa mécanique, n'éclairaient qu’à 50 mètres droits
devant nous. Les rues défilaient et n'en finissaient pas de se croiser, d’autre rue,
boulevard, avenue ou ruelle s’entremêlaient dans le tricot de Paris. Nous étions un
peu perdus. La lune devait dormir derrière de gros nuages qui jetaient leur ombre sur
la terre, Lawouachira conduisait au radar. Le radar c'était la Ficelle. Celui-ci était assis
sur le siège du passager. Il lisait des noms de rue qu'il extirpait d'un plan de Paris
qu'une pauvre lumière blafarde éclairait. Le plan et la petite torche sortaient du même
fournisseur, qui se nommait « la fauche ». Nous étions bel et bien perdus dans Paris
depuis au moins une bonne demi-heure. La compagnie de cette expédition était
composée en plus de Lawouachira, de la Ficelle et de moi, l'équipe se complétait de
Frédo le tombeur, de Jean B le boutonneux, de La Pie et du frère de Lawouachira que
l'on appelait Patouche aussi costaud que son frère. Nous étions sept, comme les sept
mercenaires, simplement pour récupérer Julien ça semblait beaucoup, mais il est bien
connu que pour faire des conneries il vaut mieux être plusieurs.
Mes potes, quelle bande de nases ! Si notre territoire était un pays, ses habitants
s’appelleraient « mes potes » à part Lawouachira et son frère qui n’étaient que très
rarement avec nous, les autres c’étaient les cinq doigts de ma main et quand je
refermais ma main je serrais ainsi mon cœur.
Le Piaf : Je t’ai déjà parlé de la Ficelle et Julien n’a plus de secret pour toi, laisse-moi
maintenant te présenter les autres :
Frédo le tombeur : Les âmes féminines de notre âge avaient les yeux sur notre Delon
à nous. Oui ! Il y avait du Delon dans son visage, beau, ténébreux, des yeux où la
lumière se perdait à l’intérieur de l’âme, des yeux qui caressaient sans prendre, mais
ne laissaient pas indifférents. Je ne vous parle pas de son sourire, c’est comme parler
d’un rayon de soleil qui traverse la corolle d’une fleur blanche, un sourire si fin qui
n’en finissait pas d’en finir. Ha ! Ses cheveux bruns, écartés d’une raie sur le côté
légèrement visible, une mèche tombant devant les yeux le rendait ténébreux. Dans
cette chevelure glissait éternellement son peigne qui avait la forme de ses fesses vu
qu’il ne quittait jamais la poche arrière de son Lewis. Il marchait un peu à la « cowboy » il y avait un peu de John Wayne. Il se voulait mystérieux et parlait peu, là il
ressemblait à Orson Wells. Par contre quand il jactait, car il ne parlait pas, il jactait, là
ça gâchait tout. Plus mal poli que lui tu meurs, là il ne ressemblait qu’à lui-même. Un
jour je lui avais demandé comment il pouvait faire pour draguer avec un tel
vocabulaire, il m’avait répondu :
« On ne parle pas la bouche pleine »
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Mais notre mec se fichait de toutes ces filles, lui, il n’en voyait qu’une « Martine » la
seule qui ne le regardait jamais, j’en parlerais plus tard.
Jean Bernard, dit Jean B le Boutonneux, surnom que Julien lui avait affublé dans un
moment de colère contre lui, après une de ses tirades dont il détenait le secret :
« T'a tellement de boutons que tu pourrais ouvrir une mercerie »
Jean B ne possédait pas l’intelligence innée, mais ça ne le gênait guère, de visage
ingrat un peu lourdaud, sauvage, il savait que ce monde ne l’avait pas gâté. Aux
moqueries qui lui tombaient dessus et qui ne venaient pas de nous, il n’avait que ses
poings pour se défendre et il savait s’en servir ! Les filles il les regardait dans un
nuage qui commençait dans le rêve et finissait dans le cafard. Il admirait Frédo et son
pouvoir magique auprès de ces donzelles.
La Pie : Parler de la Pie, c’est parler du vent, moi on me disait rêveur, lui on le disait
cosmonaute, il était d’une planète où la vérité avait fuit depuis l’éternité et notre la Pie
lui, il la cherchait toujours. Le mensonge, l’extravagance, le rocambolesque, coulaient
dans son sang mais se perdaient dans sa tête, si bien que quand il narrait ses
histoires à n’en plus finir, peu d’entre nous l’écoutaient. Pour exemple voici une de
ses histoires où il frisait le delirium très gros :
« Hé ! Les mecs vous allez pas m’croire »
Ca commençait toujours mal pour lui, car il était évident que nous ne voulions pas le
croire et surtout pas l’entendre mais force des choses !
« Ouais ! je vous jure, c’est la vérité. Hier…heu….heu…heu… non, avant hier, heu
non, enfin c’est pas important, c’était à la tombée de la nuit, non c’était au lever du
soleil, non je m’en souviens c’était dans l’après-midi, il faisait si sombre que saurait pu
être la tombée de la nuit, enfin passons. Je revenais de Rosny par la décharge
heu…heu…»
Il s’arrêtait, regardait en l’air, puis nous cherchait du regard pour voir si nous
l’écoutions alors il rappelait l’un d’entre nous a son attention :
« Ouais ! Ouais ! Julien je jure que c’est véridique »
Puis il reprenait sans même attendre un signe d’attention :
« Heu ! Heu ! Oui j’y suis »
La Ficelle lui donna un conseil qu’il fit semblant de ne pas entendre
« Si tu pouvais y rester, ça, tu nous ferais bien plaisir »
« Heu…Je passais derrière les palissades qui longent les Fibros, heu… là, tout à
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coup, attiré par une lumière, ouais ! les mecs je vous l’jure, je ne raconte pas de
connerie, Oui ! j’ai vu la mère de Cécilia à poil, ouais à poil !»
Là, les mots « à poil » avaient attiré notre attention et Jean B de dire par erreur
« Et alors ?»
La Pie, tout content d’avoir retenu notre curiosité, reprit :
« Ouais ! vous allez pas me croire, je me suis rapproché de la palissade entre… ouais
les mecs ! entre deux lattes, mon œil en bave encore, ouais des nibars comme des
melons à faire exploser ma courgette, ouais, ouais….je vous le jure les mecs des
nibars gros comme ça »
Il en fit le geste très ample.
« Même que quand elle s’est baissée ses tétons ont touché terre »
Julien qui le regardait de travers :
« Tu nous prends pour des branques, comment t’as pu voir ça d’où t’étais ? »
« Heu…heu…c’est une image les mecs, une image »
Julien agacé :
« Une image ça ne jacte pas, alors ferme-la ! »
Mais loin de le stopper, il continua dans son rêve et ne nous parlait plus à nous, mais
à lui-même et cela sans chercher ses mots :
« Alors….alors….j’ai sauté la barrière, et je me suis approché de la fenêtre, elle m’a
vu mais elle n’a pas été gênée, elle m’a regardé droit dans les yeux et s’est mise à
toucher sa poitrine, à l’effleurer du bout de ses gros doigts »
Il n’était plus avec nous.
Je connaissais bien la mère de Cécilia comme les copains et cela me gênait
d’entendre cette masturbation de mots :
« La Pie tu nous casses les couil... avec tes conneries !»
La Ficelle très décontracte, pour conclure, trouva les mots assassins qu’ils fallaient :
« Tiens voilà Cécilia, tu vas pouvoir lui raconter ton histoire, elle va savourer ! »
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La rougeur de son mensonge passa sur son visage avec la peur, évidemment Cécilia
n’arrivait pas, mais il était revenu sur terre et c’est dur pour un oiseau craintif.
La Pie c’était comme ça, une divagation permanente, je ne suis pas psychologue,
mais j’ai toujours pensé qu’il inventait ses histoires pour être vivant, sans son monde
de fantasmes il n’était rien sur terre, alors l’imaginaire pour lui devenait mensonge.
En parlant de la Pie, j’avais dit à la Ficelle pourquoi tu l’as surnommé « la Pie » il
m’avait répondu :
« Bin ! Les Pies ça vit toujours par deux »
« Mais lui, il est seul !»
« Sûrement pas il est toujours avec sa connerie !»
Une belle bande de nases, qui ne voyait que de la lumière dans les jours sombres.
Revenons à cette fin de soirée.
LE TUBE DU PERE GWENDU
Le temps s’écoulait et l’errance dans Paris se faisait longue.
Affalé dans les caisses de légumes vides du bon père Gwendu, Frédo qui
commençait à perdre patience lança à la Ficelle :
« T’es sûr que ton plan ne date pas de la guerre de cent ans !»
La Ficelle se tourna et chercha la voix qui sortait de l'obscurité,
« Et ta sœur, elle a cent ans !»
Jean B sortant d'une somnolence rajouta :
« Cent ans, elle les fait largement, vu sa tronche !»
La sœur de Frédo avait trente trois ans et vivait toujours aux Fibros, avec son frère,
chez ses parents. Elle ne paraissait pas d’une extrême beauté, tout le contraire de
son frère, le Bon Dieu avait tout donné à l’un pour la beauté et tout à l’autre pour
l’intelligence. Un jour où la Pie s’était pris de colère contre Frédo, il lui avait sorti
comme une bave de serpent :
« Tu sais, je suis aussi intelligent que ta sœur est laide ! »
La Ficelle témoin nonchalant de la scène, dans sa froideur légendaire, avait répondu :
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« Tu sauras maître la Pie, que l’on s’habitue à la laideur, mais jamais à la connerie »
Mais ce soir glissant son peigne dans ses cheveux, le dos contre la tôle du bahut, il
n’avait besoin de personne pour prendre la défense de sa sœur :
« Face de cul, ma sœur elle te pisse à la raie ! »
La Pie ne voulant pas être en reste, se mêla à la conversation.
« Heu ! Heu ! Sans vouloir choquer personne, ceci me rappelle une histoire vraie, je
vous le jure, la Belle et la laide, il était une fois ….»
Disait-il d’un air goguenard s’attendant à une réponse qu’il connaissait d’avance. Et
elle vint de l’ensemble des occupants du bahut :
« Ta gueule la Pie ! »
Seul en retardataire la Ficelle s’exprima :
« Vous allez fermer vos gueules, vous m'empêcher de me concentrer !»
Sa vision tortueuse, je dirais même anxieuse, avait rejoint la pâle lumière de sa lampe
qui cherchait notre route. Tout en explorant son plan il précisa sa cible :
« Ouais ! Ferme ta gueule la Pie ! »
Car nous savions quand la Pie commençait à parler, mais jamais quand il s’arrêterait
et bien souvent il finissait seul, faute d'auditeur.
Lawouachira avait dû apprendre à conduire au Sahara ou dans le désert de Gobie. Il
zigzaguait sur toute la largeur de la route, ce véhicule tenait bien la route, toute la
route même quelques trottoirs. Le grincement dû au changement de vitesse,
ressemblait au cri d'un cochon que l'on égorge. Mais personne ne pensait à émettre
la moindre réflexion, connaissant le caractère du conducteur. Enfin tout était réuni
pour que l'atmosphère soit sereine. Je commençais à trouver le temps long, je
pensais « pourvu que Julien nous attende », il n'était pas du genre à rester le cul
assis à compter les étoiles. J'avais les yeux qui traversaient le pare brise et je voyais
défiler ces murs, ces maisons, ces rues, ces ruelles.
Soudain je reconnus l'endroit, je criais brutalement :
« Tourne à droite c'est là ! »
Il tourna si brusquement, que le tube dérapa, il s’en alla frapper la bordure du trottoir
avant de sauter dessus, puis de finir sa course dans quelques poubelles en tôle,
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débordant de détritus. Tout vola en l'air et s'éparpilla sur la chaussée dans un fracas
de tôles froissées, de crissement de pneus et de nos hurlements de perdition. Quand
le véhicule s’immobilisa, un court silence s'établit, seul le bruit de roulement d'un
couvercle de poubelle n'en finissait pas de résonner dans la nuit, dans un dernier
tourbillon. Il se tut comme un point final.
Les poubelles étaient celles de l’immeuble situé à côté du café, comme nous l’avait
décrit Eve. Nous étions passés devant l'hôpital, la Ficelle ne l'avait même pas aperçu
la tête tellement plongée dans son plan. Tout le monde avait été projeté de-ci, de-là
sur les tôles du camion, pèle-mêle dans les caisses et les vieilles feuilles de salades,
la Ficelle dans le pare brise, seul Lawouachira qui tenait le volant n'avait pas bougé
ou presque. Frédo se tenait le tibia gauche des deux mains et gueulait quelques gros
mots pour apaiser la douleur. Jean B était hilare, le cul coincé dans une caisse. La
Pie récitait le Notre Père en charabia manouche. Patouche s’était retrouvé assis entre
les deux sièges avant en écrasant le levier de vitesse. Un gémissement se fit
entendre :
« Ah mon pif ! »
Lagalliche se le tenait, le sang coulait entre ses mains, je me redressais et me
débarrassais de quelques cartons et détritus qui m'étaient retombés dessus, tout le
monde comptait ses os.
J'entrouvris la porte à glissière du côté et j'aperçus le parc, là où devais nous attendre
Julien. Le vacarme avait attiré, hors du café, quelques clients dont un qui s'approchait
plus rapidement que les autres en titubant. Un doigt de sa main tremblant montrait le
sinistre ordurier.
« Ah ! Les cons ils ont bousillé mes poubelles ! »
Sans nous demander si tout allait bien. Un autre qui le suivait, nous voyant descendre
du bahut s'exclama :
« Ils sont bien jeunes pour conduire un tel engin ! »
Un autre encore plus futé dit :
«Tu parles, ils l'ont volé ce tube Jeannot ! »
Celui qui était plus beurré que les autres et qui semblait être le concierge de
l'immeuble, se mit à brailler :
« Appelez la police ! »
Avec une voie baveuse déclinante comme son équilibre.
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QUAND LA LEGENDE EST PLUS BELLE QUE LA VERITE ON RACONTE LA
LEGENDE !
(Ca ce n’est pas de moi )
Le pauvre, s’il avait su que c'est un des mots que Lawouachira ne supportait pas, il
aurait sûrement appelé sa mère à la place. Le manouche s'approcha de l'homme et
sans un mot lui plaqua un coup de boule entre les deux yeux, le brave homme qui ne
tenait déjà pas trop bien sur ses jambes, descendit comme un piquet que l'on plante.
Celui qui se nommait Jeannot qui était le plus près du café, cria :
« Léon on vient d'étendre ton père !»
Là l'histoire devient plus compliquée, mais prête à rentrer dans la légende. Du café,
s'arrachaient à grand fracas, cinq ou six cow-boys âgés d'une vingtaine d'années
environ, en fait, je n'eus pas le temps de leur demander leur âge, qu'un de ces êtres
au blouson de cuir noir se jeta sur moi. Les autres s’éparpillaient à la recherche d’une
tête à frapper. La Ficelle qui se tenait toujours le pif ensanglanté, voyant arriver l'un
de ces lascars, lui fit signe que ce n’était pas la peine, que son nez était déjà en
compote, mais notre cow-boy ne l'entendait pas de cette oreille et d'un direct, il finit le
travail. La Ficelle étala son squelette à côté du concierge qui comptait les étoiles.
Patouche avait mit hors combat, d’un coup de bottine à faire reluire ses boucles, dans
les testicules de celui qui ressemblait à Marlon Brando dans le film « les aigles
sauvages » avec son tee shirt blanc et son sourire sadique. Deux de ses loustics
avaient agrippé Jean B, l’un le tenait par les bras derrière le dos, tandis que l'autre lui
assénait des coups de poings dans le buffet. Lawouachira le dégagea en assommant
l’un, d’un coup de couvercle de poubelle et l’autre, il l’envoya tituber en arrière par un
revers du même couvercle. La Pie, qui comme d'habitude, n'avait pas sa langue dans
sa poche criait tout en sautillant comme le drôle d’oiseau qu’il était :
« J'vais m'en faire un, j'vais m'en faire un ! »
Il sauta sur ce bon vieux Jeannot, si promptement, qu’ils finirent tous les deux dans
l'une des portes vitrées du café qui vola en éclat. Il se releva et continua à l'intérieur à
le massacrer. Ce brave homme vomissait le sang. Le fracas de cette empoignade
avait ameuté aux fenêtres, les locataires de l’immeuble. Certains hurlaient qu’on aille
se faire pendre ailleurs, d’autres souhaitaient l’arrivée de la police à grands cris,
d’autres encore savouraient le spectacle en donnant des conseils. Une brave dame,
sûrement très raffinée, avait balancé, du deuxième étage, un pot de pisse qui s’était
répandu, sous forme de pluie dorée sur le concierge et la Ficelle. Le patron du café,
sortant de derrière son comptoir, dans une colère monstre comme sa carrure, armé
d’une matraque arracha La Pie de son punching-ball à la vue de l’arrivée de la
matraque, il se protégea le visage de son bras replié, ce qui ne lui empêcha pas de
prendre une bonne ration de bastonnade. Dans ce brouhaha on ne savait plus qui
était qui, les coups se mélangeaient aux coups, les bosses aux bosses, les plaies aux
plaies, les cris de douleur aux cris de douleur, ça s’agitait comme des fourmis qui
auraient perdu la tête.
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Patouche et son frère étaient nos fers de lance et dégageaient l'espace autour de
nous. Jean B, la face ensanglantée de quelques boutons éclatés, essayait de mettre
la tête d’un de nos troubles-fête, dans une poubelle. Un adversaire plus petit que lui,
un vieux qui s’offrait une nouvelle jeunesse, lui sauta sur le rable et s’agrippa à son
cou. Moi, un peu à l’écart, je ne profitais pas de la protection des deux frères
manouches. Ma situation devenait critique, j’avais beau résister de mon mieux, je
sentais mes forces s’amenuiser et l’air se raréfier. J'étais plaqué au sol, deux mains
me serraient le quiqui à m’en faire sauter la pomme d’Adam. Je ne pouvais plus
respirer, je voulais crier mais ne pouvait pas. Je voyais les yeux de haine qui
s'acharnaient sur moi. Un court instant je sentis ma gorge se dégager d'une de ses
mains, le temps qui lui permit de lever son poing, je détournais ma tête et ses
phalanges s'écrasèrent sur ma joue gauche. Tout vacillait, les étoiles me faisaient
déjà de l’œil, la terre semblait s'éloigner, quand, tout à coup, je vis mon souffredouleur s'effondrer sur moi comme une masse inerte, sa tête heurta mon épaule et
mon visage, son sang se répandait lentement dans ses cheveux épais avant de
couler sur ma joue goutte à goutte :
« Alors le Piaf on joue les héros !»
Je reconnaissais cette voix. Une ombre se glissait entre la lumière du lampadaire et
moi, Là droit comme une statue, mon sauveur tenait dans sa main la manivelle qu’il
avait récupéré dans le tube, c’était Julien.
« Hé ! les gars on s’casse ! »
FIN DE LA LEGENDE
Ayant regardé autour de lui les dégâts, il avait jugé bon de sonner le repli. Au même
moment nous entendions au loin, la sirène de la police. Je me dégageais de mon
lourd fardeau somnolant et prenais la main tendue de l’ami pour me relever
Lawouachira prit le temps d'en étaler un autre. Comme des braves, nous nous
repliâmes vers le fourgon, en ordre dispersé, traînant avec nous nos hématomes, nos
adversaires n'ayant sûrement pas plus que nous, envie de faire causette avec la
police. De leur côté ils évacuèrent les lieux, seul le concierge cloué au sol et les vieux
du départ restaient là. Patouche ramassait la Ficelle, tout le monde plongea à la
sauve qui peut, dans le véhicule. D'une marche arrière délirante, le tube quitta le
trottoir et les poubelles dans un craquement de boîte de vitesse à hérisser tout poil, le
tube repartit de l'avant par bonds successifs, avant de trouver une vitesse régulière.
Nous prenions le large tout droit sur la route du retour. Julien à moitié affalé dans le
foutoir du camion nous adressa ses compliments.
« Eh bien ! Ca fait plus d'une plombe que je vous attends, et comme arrivée
triomphale, pas mal ! »
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Puis il se mit à rire,
« Mais ! Quel bordel les gars! Ca c'était de la castagne ! »
La Ficelle qui se tenait toujours le nez, dit d’une voix coincée :
« Tu trouves-toi ?»
« Mouche ton nez avant de parler.»
Juju s’approcha de Lagalliche en assurant son équilibre dans le tube en pleins
soubresauts. Arrivé près de lui, une odeur osa titiller les papilles de son nez :
« Mais tu sens la pisse Lagalliche, t’aurais pu te laver pour venir me chercher »
« Elle est drôle ta vanne, j’me démerde pour voler un camion, j’prend des coups, de la
pisse et Monsieur pour me remercier, me dit « tu pues la pisse !» bonjour le copain »
Puis il renifla, enfin il essaya une des narines, la moins écrasée et rajouta :
« Mais j’t’aime quand même connard !»
Sans se soucier de l’odeur, Julien le prit dans ses bras et lui donna l’accolade « Merde mon pif, ça fait mal, merde !»
Julien retraversa le tube de la même façon chaotique en s’accrochant où il pouvait. Il
fit le tour de l’assemblée, serra la main libre de Lawouachira et alla vers les autres
dans le silence de l’émotion d’une simple tape dans les mains, d’un simple regard de
copains, en secouant la tignasse de Frédo avant qu’il y repasse son peigne, d’une
simple amitié, il ne disait pas merci, car ses gestes étaient plus forts qu’un merci. A
mon tour, il me tapa dans la main et s’assit près de moi. Je l'apercevais dans la
pénombre du bahut. Juju et son bigoudi sur la tête, un petit sourire au coin des lèvres,
il semblait heureux de retrouver ses potes, il avait besoin de nous et nous, besoin de
lui. Il détourna sa trombine vers moi, me fixa dans les yeux, et hocha la tête. Mon
frère de sang savourait l’instant.
« J't’avais dit de rester tranquille le Piaf !»
Je haussais les épaules.
« J'suis venu pour éviter les conneries »
« Ha ! Oui je vois, bien jouer ! tu pouvais pas faire mieux du smolle ! »
Je lui balançais une petite baigne qui fit hocher sa tête, en signe d'amitié et pour
changer de conversation, j’en profitais pour le complimenter :
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« T’es beau comme un prince avec mes fringues, t'as pas mis la cravate qui était avec
! »
« Elle est dans ma poche, t’as voulu te foutre de ma gueule p’tit mec ! »
La Pie vient se mêler à la conversation :
« T’as l’air d’un premier communiant comme ça !»
Frédo rajouta :
« Ouais ! un vrai lèche Dieu, il te manque plus que le brassard et le chapelet »
La Ficelle qui ne voulait pas rester neutre :
« Alors tu nous la fais cette petite prière !»
« Lagalliche, moi, je n’ai pas été baptisé par une pluie de pisse !»
La Pie :
« Ouais ! t’as raison Juju tout ce qui tombe du ciel est béni comme la pisse, hein
Lagaliche !»
La Ficelle :
« Hé ! La Pie-sautière on t’a rien demandé à toi ! »
Lawouachira :
« Moi j’en ai béni plus d’un aujourd'hui, je vous le dis les gars »
Jean B :
« Ces diables de connard ont vu les anges, même qu’ils perdaient leurs plumes »
Les paroles se mêlaient aux rires. Tout semblait loin, la mort de Mado, d’Alfred, la
tristesse de Solange, même Julien me paraissait irréel, tant il en oubliait pour le
moment ses malheurs.
Il se trouve des fois, dans l’agonie des souffrances, des fausses lueurs de lumière qui
vous réchauffent le cœur et vous crucifient quand elles s’éteignent.
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Je savais que la chaleur du moment était illusoire.
Julien me lança un regard, celui du frère de sang, puis à son tour, il me mit une petite
tape sur la joue, sur celle qui n'était pas enflée.
« Du smolle content de te voir quand même !»
Puis il ajouta :
« Je ne sais pas si t'as vu la tête que t’as, mais ça va être dur d'expliquer ça à la mère
Malivet »
« Bah ! on verra ça plus tard »
Lagaliche qui avait récupéré un peu son système de respiration nasale dit :
« Juju ce soir tu couches chez moi, la Friche t’a bichonné un matelas dans ma
piaule »
Sa piaule, il la partageait avec la Filoche son petit frère et Josy. Minette et sa sœur
couchaient dans la chambre des parents.
« Une petite place près de Josy j'espère !»
« Ca c'est ton problème mon pote »
La banlieue nous ouvrait ses bras comme un refuge que l'on ne pouvait pas quitter.
Là, ceux de Paris ne viendront jamais nous chercher. Il y a des règles de territoire, le
monde des riches se partage un royaume de terre avec l’argent et les titres, celui des
pauvres se partagent les surnoms et l’espace miséreux, par le sens de l’honneur et la
castagne s’il le faut. L’air des banlieues n’appartient à personne mais ceux qui le
respirent, en connaissent la souffrance.
Juju qui avait reconnu le camion du père Gwendu interrogea :
« Qui a eu la bonne idée du bahut !»
« La Ficelle »
S’exclama la Pie
« Bonne idée, mais faut le rendre »
« Bon ! Lawouachira on passe remettre le véhicule au père Gwendu »
Le renifleur atrophié, rechigna :
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« T'es chier, je voulais le garder pour quelques jours »
« Non c'est un brave vieux, faut pas chier dans les bottes de ceux qui nous aident. Il
faisait crédit à ma mère sans compter, alors je lui dois bien ça »
La Ficelle :
« T’es pas fou retourner là-bas, voler c’est voler et rendre c’est déconner, mec ! Je ne
veux pas me faire pincer pour rendre ce que j’ai tiré, ça serait débile tout de même.
Tu veux peut-être aussi que je répare les bosses tant que tu y es ! »
« Si t’as pas d’couilles, j'irai avec le Piaf »
« C'est pas une question de couilles Juju, c'est question de bon sens »
« Il vient de pousser chez toi, le bon sens !»
Lawouachira ne voyant pas où était le problème :
« Eh ! Les mecs, ne vous engueulez pas, avec Patouche on va arranger ça !»
La Pie qui était resté muet pour une fois, lui qui pouvait poser mille questions sans
réponses et d'ailleurs n'en laissait pas le temps d’en donner une, l'ouvrit de sa voix
miaulant :
« Heu…je crois, enfin… je pense les gars, que maintenant, le Piaf doit nous parler de
cette Eve »
Je regardais la Ficelle qui se retourna mine de rien et glissa dans le fauteuil, je ne
voyais plus que quelques cheveux et sa main qui s'agitait en guise de réponse à une
question que je n'avais pas posée. Jean B se marra et le condamna d’une phrase :
« La Ficelle nous a tout bavé, en fait, c'est simple Eve c’est ta Nana ?»
Là je ne voyais même plus la main de Lagalliche, j'entendais simplement un
sifflotement étouffé,
« Si t'avais pas le nez en compote, je m'arrangerai pour qu'il le soit !»
« Bon ! une fois pour toute, Eve je la connais que depuis hier soir, quand j'ai suivi mon
père en cachette chez le docteur Azoulay, c'est là qu'elle m'a surpris regardant par la
fenêtre, depuis on est devenu amis, amis c'est tout, point à la ligne. »
« Bien parlé James Dean !»
Julien en me rafraîchissant la mémoire, me fit comprendre qu’il connaissait mes
CHAPITRE VI
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À L’EST DES BENNES
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sentiments envers Nathalie Wood, les autres ne pouvaient savoir le pourquoi de
« James Dean » et je n'avais pas envie de leur expliquer. Puis Julien dit :
« Nana ou copine, en tous cas, c'est une chouette fille »
Comme je l’ai déjà dit plus haut, quand Julien devenait poli, c'était un signe de respect
et de reconnaissance, Eve était bien entrée dans le club des tordus des Fibros.
La voix basse, marmonnant, la Ficelle sortit de derrière le fauteuil :
« Un peu chiante quand elle veut tout de même !»
Je fis signe à Julien de laisser tomber en ajoutant :
« Ils n’ont pas le même sens de la philosophie entre eux, mais ils s’apprécient »
« Son intellect est néfaste pour son humour » dit l’hypocrite.
Julien sortit une lettre de sa poche et me la tendit :
« Dans le paquet que m'a remis le doc. Il y avait une lettre pour moi et une pour toi, tu
vois, je ne l'ai pas ouverte »
Je ne voyais presque rien dans ce bahut que des ombres, seuls les visages
s’éclairaient quand la lumière de l'extérieur venait jeter sa clarté par fréquence à
l’intérieur du tube. Bien sûr il ne l’avait pas ouverte, je le croyais sur parole. Je pris la
lettre et ne pouvant pas la lire, je la fis glisser entre mes doigts en fermant les yeux et
la tournais de recto à verso, de verso à recto, je sentais sa présence, j'avais hâte de
l'ouvrir et parcourir les mots de sa pensée, mais plus tard.
La Pie qui avait entendu
« Une lettre d'amour pour le petit Piaf !»
Jean B :
« Mais t’as rien compris, c'est sa copine » en traînant sur le « ine… »
La Ficelle :
« Déconnez pas, les mecs avec les histoires de cœur »
Et il commença à chanter de sa voie nasillarde :
« Ils s'aiment, comme des enfants !»
Et tous reprirent en chœur le refrain qui venait de leur cœur.
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« Ils s'aiment comme des enfants !»
Assis contre la paroi du fourgon, je mis ma tête entre mes jambes, j'étais condamné à
me taire, mais je savourais ce moment. La route se faisant longue, chacun rentrait
dans ses pensées, sauf la Ficelle que l'on entendait ronfler malgré le raffut du bahut.
Mais le meilleur moyen d'être près d'elle, c'était d'en parler, alors m'adressant à Juju à
voix basse :
« Qu'est-ce qu'elle t’a écrit dans ta lettre ?»
« T'es bien curieux l'ami, mais rien d'extraordinaire, le plan pour ce soir !»
« C'est tout »
« Non, elle m'a écrit aussi que j'avais un copain super sympa, mais ça du smolle je le
savais déjà !»
Je pensais : « elle me trouve sympa seulement ?», je suis son ami c'est déjà pas mal.
Je voulais m’en convaincre, mais moi, l'amitié, je m'en balançais, je l'aimais, je savais
que je l'aimais. Je n’y croyais pas à ce putain de coup de foudre, mais cependant, il
m'avait foudroyé, je sentais sûrement le cramé, car tout le monde semblait le sentir
sur moi.
Son large sourire traduisait l’espérance de mes pensées il voyait dans mes yeux ce
que j’avais dans le cœur. Cela se voyait tant que ça, que je l’aimais ?
Alors d’un petit air savant il me dit :
« P’tit frère de sang, poète, fleur bleue, j’te dis : Cette nana, elle en pince pour toi
mec !»
La Pie qui avait cette oreille éternellement traînante demanda :
« Elle est bien gaulée la meuf ? »
Julien rejetant sa tête en arrière, comme pour chercher un air pur d’une vision
imaginaire éleva la voix pour que tout le monde l’entende :
« Cette fille parmi nous les gars, c’est une rose sur un tas de fumier !»
La Ficelle qui avait interrompu son ronflement :
« Merci pour le tas de fumier »
« Ce que je veux dire, elle est belle, mais pas de notre monde »
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Puis il chercha mon visage :
« T’as beau être de la rive droite le Piaf, ton sang coule rive gauche, ne te brûle pas
les ailes mon pote !»
Alors je lui dis tout simplement
« Tu sais il n’y a rien entre-nous qu’un rêve, pourtant je voudrais bien le fumier pour
nourrir sa sève !»
« T’es toujours aussi con, mais t’es le Piaf, mon pote »
Il me prit par l’épaule et me serra contre lui.
Les phares brumeux du tube éclairaient le début de la route des Ornières et là-haut la
lune, s'étant dégagée de ses nuages, nous offrait les ombres des Fibros qui
baignaient dans la lumière des lampadaires et les brumes vaporeuses de la
décharge, nous nous trouvions bien à l'Est des Bennes.
LE MIROIR DE L’AMOUR
Lawouachira et Patouche nous avaient déposés avant de restituer le fourgon, avec
son pare-chocs de travers et son aile cabossée. Juju, la Ficelle s’en allèrent de leur
côté, se dirigeant vers la seule lumière qui illuminait l'embrasure d'une porte ouverte
des Fibros. Là, se tenait l’ombre géante de la Friche qui attendait avec inquiétude son
petit monde. Jean B, La Pie, Frédo, s’enfonçaient dans le noir de la nuit avant de
rentrer chacun dans leur maison, pour ne pas dire leurs taudis. Tranquilles, sans
crainte, car leurs parents ne s'inquiétaient jamais des allées et venues de leurs
enfants. Moi je passais par le chemin, celui qui suivait l'arrière des jardins des
maisons de la rive droite. L'autre côté du chemin était bordé par une futaie, un
mélange de chênes, de marronniers, d'ormes, l’ensemble couvert à leur pied de
broussailles enchevêtrées à l’état sauvage. Ce méli-mélo d’arbres et d’arbustes nous
séparait d’un immense champ de blé verdoyant. Je voyais ces jeunes blés qui
ondulaient sous la légère brise, les rayons de lune glissaient dessus comme une
caresse des cieux, par endroit les ombres des feuillus dansaient dans les vagues des
épis naissants. Le monde semblait calme, le printemps prenait son temps pour mettre
en lumière dame nature. Je remontais le long du mur, par la gouttière en prenant
appui sur l’appentis de la cabane de jardin, pour accéder à la fenêtre de ma chambre,
que j'avais laissé entre-ouverte. Une acrobatie si habituelle que je pouvais la réaliser
les yeux fermés. Je m'asseyais sur le bord de mon lit. Là sur l’oreiller se trouvait un
mot,
« Honoré, n'oublie pas de fermer la fenêtre une fois rentré. »
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Victor avait le chic de faire savoir ce qu'il savait, c'était un peu pour ça que je
l'adorais. Je sortis de ma poche la lettre de Eve, je la posais sur le couvre-lit prenant
le temps de la regarder de nouveau comme un mystère dont j’avais la clef. Un doute
restait présent je me disais « Tu seras peut-être déçu après l’avoir lu ?» Je
m'allongeais sur le ventre, plantais mes coudes dans le moelleux du lit, je reposais
ma tête sur mes mains ouvertes, les yeux restants fixés sur le bleuté du papier sur
lequel on pouvait lire :
« Pour Yves »
Je prenais cette missive du bout des doigts et me retournais sur le dos. Je la tenais à
bout de bras pour m'assurer de sa réalité, c'était bien une lettre de Eve. Je la portais
avec douceur à mes lèvres dans un flou de rêve. J'embrassais Eve. Mes paupières
s'inclinaient et couvraient d'un voile d'amour l'image de son visage. Puis, je revenais
dans la lumière de ma chambre, la lampe de chevet descendait sa clarté sur mon lit,
laissant le reste de la pièce dans l'obscurité. Je me rasseyais sur le bord de mon lit.
Je décachetais l'enveloppe lentement, c’était un peu de mon cœur qui se glissait à
l'intérieur. Je sortais ce petit morceau de papier aussi bleu pâle que le contenant.
Ainsi je découvrais son écriture, alors j'eus, un instant, honte de la mienne, elle était
régulière, pleine d'aisance, légèrement penchée et les mots semblaient chanter.
Yves
J’espère que tout c’est bien passé, je n’ai que peu de temps pour
t’écrire, car Raoul va partir pour l’hôpital.
Voilà les mots qui tournent dans mon cœur,
Tu as soufflé sur moi un vent d'espoir et mis du soleil dans
ma tristesse, pourtant les jours pour toi sont sombres et cruels
car tu ne penses qu’au drame que vit ton ami Julien. Peut-il y
avoir du bonheur dans un malheur, peut-on vivre
continuellement dans la peine, je n’ai pas de réponse, ce que je
peux te dire simplement c’est que depuis notre rencontre je vis
dans une nouvelle espérance et cette espérance je la trouve près
de toi. Je te crois plein d'amour et tes yeux parlent pour toi
dans tes moments de silence. Tu as fait naître en moi un
sentiment nouveau, que je voudrais partager avec toi. Être
encore un instant près de toi, serait pour moi, un moment de
bonheur.
Je t'attends dimanche soir vers 19 heures à la barrière de la
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plaine près de l'arrêt du 142.
Je n'attends pas de réponse, moi j'y serais et j'espère que tu
viendras.
Ève
Je m'effondrais à la renverse sur le lit, la lettre contre mon cœur et la tête dans les
étoiles.
Je glissais dans l’eau de mon miroir et l’entraînais avec moi, je m’évanouissais dans
ce monde étrange où je me sentais bien, à bout de bras je la faisais tourner autour de
moi, comme un tourbillon qui nous emmenait dans un lointain bonheur entraînant
avec lui toutes les choses belles, de la vie.
« Viens Eve on s’en va »
« Mais où Yves ? »
« Là-bas »
« Mais où ça, là-bas ? »
« Là-bas c’est là-bas, ça n’a pas de nom, c’est là-bas »
Ses yeux s’emplissent de poésie,
« Alors, allons là-bas !»
Nos rires se mêlaient aux chants des oiseaux, le vent du tourbillon nous aspirait vers
là-bas.
Nous voici transportés en haut des dunes de sable que le vent a amassé depuis la
nuit des temps. Les cieux se sont couchés sur la mer et les nuages se mélangent à
l’écume des flots, voici les vagues glissantes qui viennent s’endormir sur la plage. Un
château de sable s’effrite, abandonné par les mains d’un enfant qui l’avait rêvé. Les
pins se penchent comme poussés par le vent du grand large, agitant leurs cimes
comme un signe d’au revoir. J’entends le train qui s’en va vers sa nuit, emmenant
avec lui l’espoir des êtres qui voient leurs visages qui défilent dans le reflet de la vitre
où s’enfuit le paysage. Tout un royaume se trouve à nos pieds, je serre Eve par la
taille, elle pose ses yeux sur l’horizon, comme l’on pose une question qui n’a pas de
réponse. Je la sens frêle et heureuse comme Alice au Pays des Merveilles vivant
dans une vérité trompeuse. Au loin sur un chemin, c’est Julien qui s’en va vers un
lointain avenir de brouillard, il nous fait un signe de la main, il est heureux, car en lui
renaît l’espoir. Là-bas, courent dans la bruyère des champs Solange et Nicolas, je la
vois dans sa robe blanche aux dentelles transparentes dans le soleil, le visage éclairé
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par le sourire de l’amour, dans les bras du bidasse qui l’étreint d’un baiser. Encore
plus loin, « Regarde Eve !» nous apercevons la Friche suivit d’une ribambelle de
gamins qui s’accrochent à elle comme les branches couvertes de bourgeons en fleurs
s’accrochent au satin du ciel de l’espérance. Je lui crie :
« Où tu vas la Friche ? »
Elle me répond dans l’écho des songes :
« Au paradis le Piaf !»
« Alors bonne route ! »
Le sable glisse dans nos mains et s’éparpille sur la plage, je ne peux retenir la vie,
mais je peux retenir ton amour car il se mélange à mon sang et le trouble de bonheur,
tu n’es qu’un rêve, j’adore les rêves, choses insaisissables qui nous échappent et qui
ne laissent en nous qu’une envie inachevée. « Viens Eve près de moi, le rêve devient
réalité ».
« Voilà mon miroir, Eve, il est à toi »
Mais le voyage, n’a pas de réponse, le tourbillon tourne à l’envers. Nous voici sur la
toile d’un tableau déposé par un pinceau aux mille couleurs de lumière, figés dans la
glace de mon miroir.
Mais où est la vérité, celle qui se veut cruelle ou joyeuse, celle qui désole ou qui
console, celle qu’on espère et que l’on déteste, mais où est la vérité, a-t-elle toujours
un jour d’avance ?
Sombrant dans mon miroir, c’est ainsi que je m'endormis après une journée qui
marque une vie d'enfant, ho ! Pardon d'adolescent.
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DRÔLE DE BALADE EN VILLE
Reflet : Miroir, mon miroir, ma vérité me manque, que
reviennent ces morceaux éparpillés, égarés là-bas dans
l’amnésie des espaces. Combien de temps faudra–t-il
pour pouvoir comme avant, me glisser dedans dans
mes songes, dans mes rêves et mes délires, le Piaf
combien de temps ?
Le Piaf : Reflet un jour tu t’es posé la question : Est-ce
que le temps existe ? Moi je te le dis, le temps n’existe
pas, mais toi veux-tu réellement exister ?
Le Reflet : Quand se referment les pages de ton récit et
que ton envol m’éloigne de nos souvenirs, j’ai peur du
futur déjà passé que tu pourrais me raconter à ta
prochaine visite et j’ai un certain soulagement de repartir
dans le néant, le noir, dont l’oubli est un sage repos. Je
me demande si j’ai envie de faire l’effort de t’écouter à
nouveau.
Le Piaf : Mais crois-tu réellement que c’est moi qui
t’appelle et qui se parfume, allons un Piaf parfumé tu
veux rire ! Je sais que ce parfum nous réveillera
ensemble et puisque c’est moi, en toi, qui détient ta
mémoire, nous sommes obligés de ne faire qu’un je
l’espère un jour.
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