le vin herbé - Opéra de Lyon

Transcription

le vin herbé - Opéra de Lyon
FRANK MARTIN
LE VIN HERBÉ
Livret du compositeur
d’après Le Roman de Tristan et Iseut
de Joseph Bédier
Oratorio profane
1938 / 1940-1941
OPERA de LYON
Illustrations. Gravures du manuscrit
de l’Histoire de Tristan & Iseult, Augsburg, 1484
(Le philtre, Les jardins du château, L’arrivée d’Iseult, La mort de Tristan)
LIVRET
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8
16
18
28
34
Fiche technique
L’argument
Les personnages
LE VIN HERBÉ
Première partie / Le philtre
Deuxième partie / La forêt du Morois
Troisième partie / La mort
CAHIER de LECTURES
49
52
56
58
60
63
Marie de France
Le Lai du chèvrefeuille
Jacques Le Goff
Tristan et Iseult, un mythe européen
Denis de Rougemont
D’amour & de mort
Pierre Jonin
Avant le philtre
Frank Martin
À propos du Vin herbé
Kerstin Schüssler-Bach
Traces de Tristan
CARNET de NOTES
70
74
75
Frank Martin
Repères biographiques
& Notice bibliographique
Le Vin herbé
Orientations discographiques
LIVRET
Le texte du livret a été établi par Frank Martin qui reprend,
pour le composer, des citations textuelles du Roman de Tristan
et Iseut que Joseph Bédier a publié en 1900, s’appuyant sur
les sources médiévales.
PARTITION
Dans un premier temps, en 1938, Frank Martin reçoit une
commande de Robert Blum, chef du Madrigalchor de Zurich,
pour une œuvre de trente minutes, destinée à un ensemble
vocal de douze voix solistes et un petit ensemble instrumental. Il compose ainsi Le Philtre, d’après le quatrième chapitre
du roman de Bédier. Par la suite, il ajoutera les deuxième et
troisième parties – La Forêt du Morois et La Mort – ainsi que
le prologue et l’épilogue. La partition est publiée par les éditions Universal de Vienne.
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PERSONNAGES
CHŒUR
de 6 voix féminines
& 6 voix masculines dont :
ISEUT LA BLONDE
BRANGHIEN
ISEUT AUX BLANCHES MAINS
LA MÈRE D’ISEUT LA BLONDE
TRISTAN
KAHERDIN
LE ROI MARC
LE DUC HOËL
Soprano
Mezzo-soprano
Mezzo-soprano
Alto
Ténor
Baryton
Baryton
Basse
ORCHESTRE
6
2 violons
2 altos
2 violoncelles
1 contrebasse.
1 piano
DURÉE
1 heure 33 minutes,
selon les indications de la partition
Durée de chaque partie :
I. 32 minutes
II. 21 minutes
III. 40 minutes
CRÉATION
16 avril 1940 à Zurich avec le Madrigalchor de Zurich dirigé
par Robert Blum pour la première partie.
La version intégrale du Vin herbé complété par le compositeur
est créée par les mêmes interprètes le 28 mars 1942.
15 août 1948. Création de la première version scénique du
Vin herbé au Festival de Salzbourg, en allemand, sous le
titre Der Zaubertrank [Le Philtre magique], dirigée par
Ferenc Fricsay et mise en scène par Oscar Fritz Schuh.
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PROLOGUE
PREMIÈRE PARTIE
LE PHILTRE
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—
1er Tableau
ISEUT LA BLONDE va rejoindre celui qu’elle doit épouser, le
roi Marc de Cornouailles, sous la conduite du neveu du
roi, Tristan. Sa mère remet le vin herbé à BRANGHIEN, suivante d’Iseut : les nouveaux époux devront le boire et ils
« s’aimeront de tous leurs sens et de toutes leurs pensées,
à toujours, dans la vie et dans la mort ».
2e Tableau
ISEUT se désespère sur le bateau qui l’enlève de sa terre
d’Irlande pour l’emmener en terre étrangère. TRISTAN
échoue à « l’apaiser par de douces paroles ».
3e Tableau
Les vents sont tombés, la nef est arrêtée, le soleil brûlant
accable les passagers. Pour apaiser la soif de TRISTAN et
d’ISEUT, une servante leur verse le vin que la mère d’Iseut
avait confié à Branghien : « Non ! Ce n’était pas du vin,
c’était la passion, c’était l’âpre joie et l’angoisse sans fin et
la mort ! » TRISTAN et ISEUT l’ont bu et sont « comme égarés et comme ravis ». BRANGHIEN se maudit et gémit :
« C’est votre mort que vous avez bue. »
4e Tableau
TRISTAN est horrifié de la fatalité qui le rend félon à Marc,
son oncle, son père adoptif, son roi.
5e Tableau
Récit des tourments des deux amants « malheureux quand
ils languissaient séparés, plus malheureux encore quand,
réunis, ils tremblaient devant l’horreur du premier aveu».
6e Tableau
Malgré leurs tourments, TRISTAN et ISEUT passent à l’aveu
et s’abandonnent à la force de leur amour.
DEUXIÈME PARTIE
LA FORÊT DU MOROIS
—
1er Tableau
Description des événements par le chœur : la reine ISEUT et
TRISTAN ont été dénoncés au ROI MARC qui livre sa femme
aux lépreux. TRISTAN la délivre et tous deux s’enfuient dans
la forêt du Morois. « Là, dans les grands bois sauvages,
commence pour les fugitifs l’âpre vie aimée pourtant. »
2e Tableau
Un jour, dans une clairière, le ROI MARC les surprend dans
leur sommeil. Voyant que leurs corps sont séparés par une
épée, il renonce à les tuer et laisse sa propre épée auprès
du couple endormi.
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3e Tableau
TRISTAN médite sur l’attitude du roi Marc, sur sa propre
culpabilité, sur la triste vie qu’il fait mener à Iseut. Il supplie Dieu de lui donner la force de la remettre au roi Marc.
4e Tableau
Comme Tristan, ISEUT exprime son remords, elle songe au
malheur du roi, à la triste vie qu’elle fait mener à Tristan.
5e Tableau
TRISTAN a rejoint ISEUT. Ils décident de mettre fin à leur
vie de fugitifs, de quitter la forêt et de séparer.
TROISIÈME PARTIE
LA MORT
—
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1er Tableau
« Les amants ne pouvaient vivre ni mourir l’un sans
l’autre. » Exilé en Bretagne, loin d’Iseut la blonde, TRISTAN accepte du DUC HOËL la main de sa fille, ISEUT AUX
BLANCHES MAINS.
2e Tableau
TRISTAN a été gravement blessé en guerroyant aux côtés de
son ami KAHERDIN. Alors, sentant venir la mort, il veut
revoir Iseut la Blonde.
3e Tableau
TRISTAN demande à KAHERDIN de partir à sa recherche et
de la ramener auprès de lui. Il lui demande aussi de se
munir de deux voiles – une blanche et une noire. À son
retour, s’il ramène Iseut, il hissera la blanche, s’il revient
sans elle, il hissera la noire. Cachée, ISEUT AUX BLANCHES
MAINS a écouté ses paroles.
4e Tableau
Le bateau qui ramène ISEUT est pris dans la tempête. Au
bout de cinq jours, la mer s’apaise et la côte de Bretagne
apparaît. Un rêve dans lequel ISEUT se voit ensanglantée
par une tête de sanglier coupée lui fait comprendre qu’elle
ne reverra pas Tristan vivant.
5e Tableau
TRISTAN est très affaibli quand le bateau d’Iseut est en
vue. Sa voile est blanche mais ISEUT AUX BLANCHES MAINS
annonce à TRISTAN qu’elle est noire. TRISTAN « ne peut
retenir sa vie ». Il meurt.
6e Tableau
À son arrivée, ISEUT LA BLONDE entend de grandes
plaintes et apprend la nouvelle : Tristan est mort. Elle
monte vers le palais, écarte ISEUT AUX BLANCHES MAINS,
s’approche du corps, s’étend près de lui, lui baise la
bouche, et meurt.
7e Tableau
Le ROI MARC a fait ensevelir les corps des deux amants.
Sur la tombe de Tristan a poussé une ronce verte aux fleurs
odorantes, qui s’est enfoncée dans la tombe d’Iseut. On la
coupe, elle repousse et « plonge encore au lit d’Iseut ». Le
ROI M ARC interdit qu’on la coupe désormais.
ÉPILOGUE
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Frank Martin avait envisagé avec beaucoup de réticences
le projet de création scénique du Vin herbé au festival de
Salzbourg de 1948, qui devait connaître un beau succès et
ouvrir la voie à d’autres productions mises en scène, en particulier dans les pays germaniques.
C’est que Le Vin herbé est un « oratorio profane » et non
un opéra. Ses personnages ne sont pas des personnages
d’opéra mais d’oratorio, qui se détachent du cadre du chœur,
ainsi que le précise la première page de la partition: « Chœur
de 6 voix féminines et 6 voix masculines dont... » Autrement
dit, ces personnages sont moins incarnés que montrés, dans
une action qui relève du récit plus que du théâtre ; un récit
raconté par le chœur avec des insertions de dialogues et de
monologues, sur le modèle des passions de Jean-Sébastien
Bach, œuvres de chevet de Frank Martin. En ce sens, le Vin
herbé est une variation sur le mythe qui se situe à l’opposé de
celle composée par Richard Wagner avec Tristan et Isolde.
Deux solistes – personnages – sont presque omniprésents dans l’œuvre : TRISTAN et ISEUT LA BLONDE.
Ils sont des amants s’aimant d’un amour littéralement indissoluble, à cause de l’erreur d’une jeune servante, « une
enfant », qui leur a servi le vin herbé sans connaître son
effet puissant et magique.
BRANGHIEN, suivante D’ISEUT, à qui LA MÈRE
D’ISEUT avait confié le vin herbé n’a pas su veiller sur le
breuvage : c’est elle, dans une très brève intervention, qui en
annonce les effets terribles : « Iseut, amie, et vous, Tristan,
c’est votre mort que vous avez bue. »
Par cet amour interdit, TRISTAN et ISEUT s’éloignent des
codes de l’amour courtois pour acquérir une modernité qui
explique la forte persistance du mythe de Tristan et d’Iseut
jusqu’à aujourd’hui, ainsi que le note Jacques Le Goff (lire
p. 56). Tous deux sont déchirés entre leur irrépressible passion et les devoirs qu’ils doivent au ROI MARC, l’époux, le
roi. LE ROI MARC est le représentant, dans Le Vin herbé,
des valeurs courtoises et de la chevalerie. Bien sûr, sa réaction est violente quand il apprend la liaison de TRISTAN avec
sa femme puisqu’on apprend qu’il a livré I SEUT à ses lépreux, formule lapidaire et terrible. Mais, quand dans la
forêt du Morois – seule scène où le personnage intervient
directement – il surprend les deux amants endormis dans
une clairière, dans un sommeil chaste, séparés par une épée,
il choisit de les épargner.
C’est alors que les amants décident de se séparer. Mais
telle est la force de leur destin qu’ils ne peuvent vivre, ni
mourir l’un sans l’autre. TRISTAN a épousé la fille du DUC
HOËL, ISEUT AUX BLANCHES MAINS, qui va précipiter sa perte : ramenée par un fidèle ami de TRISTAN,
KAHERDIN, ISEUT LA BLONDE aborde aux côtes de
Bretagne pour retrouver T RISTAN, gravement blessé. Mais
ISEUT AUX BLANCHES MAINS veille ; elle a appris par ruse
que le voile du bateau serait blanche si KAHERDIN revenait
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avec ISEUT, noire s’il revenait sans elle. Or, elle ment et
annonce à TRISTAN que la voile est noire, le privant de sa
force vitale ; ISEUT AUX BLANCHES MAINS – et à la noire voile
– aura été l’instrument de l’accomplissement du destin fatal
des deux amants.
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FRANK MARTIN
LE VIN HERBÉ
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PROLOGUE
CHŒUR
Seigneurs, vous plaît-il d’entendre
Un beau conte d’amour et de mort ?
C’est de Tristan et d’Iseut, la reine.
Écoutez comment, à grand’ joie,
À grand deuil, ils s’aimèrent,
Puis en moururent le même jour,
Lui par elle,
Elle par lui.
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PREMIÈRE PARTIE
LE PHILTRE
—
1er TABLEAU
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CHŒUR
Quand le temps arriva de remettre Iseut
Aux chevaliers de Cornouailles,
Sa mère recueillit des herbes, des fleurs et des racines,
Les mêla dans du vin et brassa un breuvage puissant.
L’ayant achevé par science et par magie,
Elle le versa dans un coutret
Et dit secrètement à Branghien :
LA MÈRE D’ISEUT
« Fille tu dois suivre Iseut au pays du roi Marc,
Et tu l’aimes d’un amour fidèle ;
Prends donc ce coutret de vin et retiens mes paroles :
Cache-le de telle sorte
Que nul œil ne le voie et que nulle lèvre ne s’en approche !
Mais quand viendront la nuit nuptiale
Et l’instant où l’on quitte les époux,
Tu verseras ce vin herbé dans une coupe
Et tu la présenteras pour qu’ils la vident ensemble
Au roi Marc et à la reine Iseut.
Prends garde, ma fille,
PREMIÈRE PARTIELE PHILTRE
Que seuls ils puissent goûter ce breuvage,
Car telle est sa vertu :
Ceux qui en boiront ensemble
S’aimeront de tous leurs sens et de toutes leurs pensées,
À toujours, dans la vie et dans la mort. »
CHŒUR
Ceux qui en boiront ensemble
Ceux qui en boiront ensemble
S’aimeront de tous leurs sens et de toutes leurs pensées,
À toujours, à toujours, dans la vie et dans la mort,
Et dans la mort.
2e TABLEAU
CHŒUR : SOPRANOS ET ALTOS
La nef tranchant les vagues profondes emportait Iseut.
Mais plus s’éloignait la terre d’Irlande,
Plus tristement elle se lamentait.
CHŒUR : TÉNORS ET BASSES
Où donc ces étrangers l’entraînaient-ils ?
Vers qui ?
CHŒUR : SOPRANOS ET ALTOS
Vers quelle destinée ?
CHŒUR : TÉNORS ET BASSES
Assise avec Branghien sous la tente,
CHŒUR
Elle pleurait au souvenir de son pays.
Ah...
Ah...
Ah...
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FRANK MARTIN LE VIN HERBÉ
BARYTON SOLO
Quand Tristan s’approchait
Et voulait l’apaiser par de douces paroles,
Elle s’irritait, le repoussait,
Et la haine gonflait son cœur.
CHŒUR : TÉNORS ET BASSES
Il était venu,
Lui le ravisseur, lui le meurtrier du Morholt !
SOPRANO SOLO
Ah... Il était venu,
Lui le meurtrier du Morholt !
CHŒUR : TÉNORS ET BASSES
Il l’avait arrachée à sa mère et à son pays !
20
SOPRANO SOLO
Il l’avait arrachée par ses ruses à sa mère et à son pays !
CHŒUR : TÉNORS ET BASSES
Il n’avait pas daigné la garder pour lui-même ;
Voici qu’il l’emportait, comme sa proie,
Sur les flots, vers la terre ennemie !
ALTO SOLO
Il n’avait pas daigné la garder pour lui-même !
Et voici qu’il l’emportait, comme sa proie,
Sur les flots, vers la terre ennemie !
ISEUT
Chétive !
Maudite soit la mer qui me porte,
Maudite soit cette nef !
PREMIÈRE PARTIELE PHILTRE
CHŒUR
« Chétive, disait-elle,
Maudite soit la mer qui me porte !
Mieux
Aimerais-je mourir en mon pays
Que vivre en celui du roi Marc. »
ISEUT
Mieux aimerais-je mourir en mon pays
Que vivre en celui du roi Marc.
3e TABLEAU
BASSE SOLO
Un jour les vents tombèrent
Et les voiles pendaient dégonflées le long du mât.
Tristan fit atterrir dans une île et, lassés de la mer,
Les cent chevaliers de Cornouailles et tous les mariniers
Descendirent au rivage.
TÉNOR SOLO
Seule Iseut était demeurée sur la nef et une petite servante.
Tristan vint vers la reine et tâchait de calmer son cœur.
Comme le soleil brûlait et qu’ils avaient soif,
Ils demandèrent à boire.
L’enfant chercha quelque breuvage,
Tant qu’elle trouva le coutret
Confié à Branghien par la mère d’Iseut,
« J’ai trouvé du vin ! » leur cria-t-elle.
BASSE SOLO
Non !
Ce n’était pas du vin, c’était la passion,
C’était l’âpre joie et l’angoisse sans fin
Et la mort !
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FRANK MARTIN LE VIN HERBÉ
TÉNOR SOLO
L’enfant remplit un hanap et le présenta à sa maîtresse.
Elle but à longs traits puis le tendit à Tristan, qui le vida.
BASSE SOLO
En cet instant Branghien entra
Et les vit qui se regardaient en silence
Comme égarés
Et comme ravis.
Elle vit devant eux le vase presque vide et le hanap.
Elle prit le vase, courut à la poupe,
Le lança dans les vagues et gémit :
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BRANGHIEN
« Malheureuse, maudit soit le jour où je suis née
Et maudit le jour où je suis montée sur cette nef !
Iseut, amie, et vous, Tristan,
C’est votre mort que vous avez bue. »
4e TABLEAU
CHŒUR
De nouveau la nef cinglait vers Tintagel.
Il semblait à Tristan qu’une ronce vivace,
Aux épines aiguës, aux fleurs odorantes,
Poussait ses racines dans le sang de son cœur,
Et par de forts liens enlaçait au beau corps d’Iseut
Son corps et toute sa pensée et tout son désir.
Il songeait :
TRISTAN
« Andret, Denoalenn, Guénelon, Gondoïne,
Félons qui m’accusiez de convoiter la terre du roi Marc,
Ah ! je suis plus vil encor, et ce n’est pas sa terre
Que je convoite !
PREMIÈRE PARTIELE PHILTRE
Bel oncle, qui m’avez aimé orphelin
Avant même de reconnaître le sang de votre sœur,
Blanchefleur,
Vous qui me pleuriez tendrement,
Tandis que vos bras me portaient jusqu’à la barque
Sans rames ni voiles,
Bel oncle,
Que n’avez-vous, dès le premier jour,
Chassé l’enfant errant venu pour vous trahir !
Ah !
Qu’ai-je pensé ?
Iseut est votre femme et moi votre vassal,
Iseut est votre femme et moi votre fils,
Iseut est votre femme
Et ne peut pas m’aimer. »
5e TABLEAU
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CHŒUR
Iseut l’aimait.
Elle voulait le haïr, pourtant ;
Ne l’avait-il pas vilement dédaignée ?
Elle voulait le haïr et ne pouvait,
Irritée en son cœur de cette tendresse
Plus douloureuse que la haine.
ALTO ET BASSE SOLOS
Branghien les observait avec angoisse,
Plus cruellement tourmentée encor,
Car seule elle savait quel mal elle avait causé.
CHŒUR
Deux jours elle les épia,
Les vit repousser toute nourriture,
Tout breuvage et tout réconfort,
FRANK MARTIN LE VIN HERBÉ
Se chercher comme des aveugles
Qui marchent à tâtons l’un vers l’autre,
Malheureux quand ils languissaient séparés,
Plus malheureux encore quand, réunis,
Ils tremblaient devant l’horreur du premier aveu.
6e TABLEAU
CHŒUR
Au troisième jour, comme Tristan venait vers la tente
Dressée sur le pont de la nef, où Iseut était assise,
Iseut le vit s’approcher et lui dit humblement :
ISEUT
« Entrez, Seigneur ! »
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TRISTAN
Reine, pourquoi m’avoir appelé seigneur ?
Ne suis-je pas votre homme lige, au contraire,
Votre vassal, pour vous révérer, vous servir et vous aimer
Comme ma reine et ma dame ?
ISEUT
Non, tu le sais, que tu es mon seigneur et mon maître,
Tu le sais, que ta force me domine et que je suis ta serve.
Ah ! Que n’ai-je avivé naguère
Les plaies du jongleur blessé !
Que n’ai-je laissé périr le tueur de monstre dans le marécage !
Ah ! que n’ai-je asséné sur lui, quand il gisait dans le bain,
Le coup de l’épée déjà brandie !
Hélas ! je ne savais pas alors ce que je sais aujourd’hui.
TRISTAN
Iseut, que savez-vous aujourd’hui ?
Qu’est-ce donc qui vous tourmente ?
PREMIÈRE PARTIELE PHILTRE
ISEUT
Ah ! Tout ce que je sais me tourmente,
Et tout ce que je vois ;
Ce ciel me tourmente,
Et cette mer, et mon corps et ma vie !
CHŒUR
Elle posa son bras sur l’épaule de Tristan,
Des larmes éteignirent le rayon de ses yeux,
Ses lèvres tremblèrent.
Il répéta :
TRISTAN
« Amie, qu’est-ce donc qui vous tourmente ? »
ISEUT
L’amour de vous.
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CHŒUR : ALTOS ET TÉNORS
Alors il posa ses lèvres sur les siennes.
CHŒUR : ALTOS ET BASSES
Mais comme, pour la première fois,
Tous deux goûtaient une joie d’amour,
Branghien, qui les épiait, poussa un cri,
Et les bras tendus, la face trempée de larmes
Se jeta à leurs pieds :
BRANGHIEN
Malheureux ! Arrêtez-vous !
Et retournez si vous le pouvez encore !
Mais non, la voie est sans retour,
Déjà la force de l’amour vous entraîne
Et jamais plus vous n’aurez de joie sans
Douleur.
FRANK MARTIN LE VIN HERBÉ
CHŒUR
Déjà,
La voie est sans retour, la voie
Est sans retour, déjà la force de l’amour vous entraîne
Et jamais plus vous n’aurez de joie sans douleur.
C’est le vin herbé qui vous possède.
Seul le roi Marc devait le boire avec vous.
BRANGHIEN
C’est le vin herbé qui vous possède,
Le breuvage d’amour
Que votre mère, Iseut, m’avait confié.
Seul le roi Marc devait le boire avec vous.
Mais
L’Ennemi s’est joué de nous trois,
Et c’est vous qui avez vidé le hanap !
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CHŒUR
Mais l’Ennemi s’est joué
De nous trois, et c’est vous qui avez vidé le hanap !
Ami
Tristan
Iseut, amie !
Ami Tristan, Iseut, amie,
Dans la coupe maudite,
Vous avez bu l’amour et la mort.
BRANGHIEN
Ami Tristan,
Iseut amie,
En châtiment de la male garde que j’ai faite,
Je vous abandonne mon corps et ma vie ;
Car par mon crime, dans la coupe maudite,
Vous avez bu l’amour et la mort.
PREMIÈRE PARTIELE PHILTRE
CHŒUR
Les amants s’étreignirent ;
Dans leurs beaux corps frémissaient le désir et la vie.
Tristan dit :
TRISTAN
« Vienne donc la mort ! »
CHŒUR
Et quand le soir tomba
Sur la nef qui bondissait plus rapide
Vers la terre du roi Marc,
Liés à jamais, ils s’abandonnèrent à l’amour.
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DEUXIÈME PARTIE
LA FORÊT DU MOROIS
—
1er TABLEAU
28
CHŒUR
Iseut est reine et semble vivre en joie.
Iseut est reine et vit en tristesse,
Iseut a la tendresse du roi Marc.
Mais déjà les félons savent la vérité de ses belles amours.
Tristan et la reine ont été saisis : le roi veut les tuer.
Au saut de la chapelle, Tristan s’échappe :
Il délivre la reine !
Le roi l’avait livrée à ses lépreux.
Alors quittant la plaine avec Gorvenal le fidèle,
Ils s’enfoncent dans la forêt du Morois.
Là, dans les grands bois sauvages,
Commence pour les fugitifs l’âpre vie aimée pourtant.
2e TABLEAU
BASSES
Un jour, guidé par un forestier,
Le roi Marc les a trouvés, dormant.
Dans une clairière ensoleillée, il vit la hutte fleurie.
Il tire son épée hors de la gaine
DEUXIÈME PARTIELA FORÊT DU MOROIS
Et redit en son cœur qu’il veut mourir s’il ne les tue.
Il pénètre, seul, sous la hutte, l’épée nue et la brandit.
Ah ! Quel deuil s’il assène ce coup !
Mais il remarqua que leurs bouches ne se touchaient pas
Et qu’une épée nue séparait leurs corps :
LE ROI MARC
« Dieu ! que vois-je ici ?
Faut-il les tuer ?
Depuis si longtemps qu’ils vivent en ce bois,
S’ils s’aimaient de fol amour,
Auraient-ils placé cette épée entre eux ?
S’ils s’aimaient de fol amour, reposeraient-ils si purement ?
Non, je ne les tuerai pas ;
Ce serait grand péché de les frapper.
Mais je ferai qu’à leur réveil
Ils sachent que je les ai trouvés endormis,
Que je n’ai pas voulu leur mort
Et que Dieu les a pris en pitié. »
3e TABLEAU
CHŒUR
À trois jours de là,
Comme Tristan avait longuement suivi les erres
D’un cerf blessé,
La nuit tomba et dans le bois obscur
Il se prit à songer :
TRISTAN
« Non, ce n’est pas par crainte que le roi nous a épargnés.
Il avait pris mon épée, je dormais, j’étais en sa merci,
Il pouvait frapper.
À quoi bon du renfort ?
Et s’il voulait me prendre vif, pourquoi, m’ayant désarmé,
29
FRANK MARTIN LE VIN HERBÉ
30
M’aurait-il laissé sa propre épée ?
Ah, je t’ai reconnu, père, non par peur,
Mais par tendresse et par pitié, tu as voulu nous pardonner.
Nous pardonner ?
Qui donc pourrait sans s’avilir remettre un tel forfait ?
Non, il n’a point pardonné, mais il a compris.
Il a connu qu’au bûcher, au saut de la chapelle,
À l’embuscade contre les lépreux,
Dieu nous avait pris en sa sauvegarde.
Il s’est alors rappelé l’enfant qui jadis harpait à ses pieds,
Et ma terre du Loonois, abandonnée pour lui,
Et l’épée du Morholt, et le sang versé pour son honneur.
Il s’est rappelé que je n’avais pas reconnu mes torts,
Et vainement réclamé jugement, droit et bataille,
Et la noblesse de son cœur l’a incliné
À comprendre les choses
Qu’autour de lui ses hommes ne comprennent pas :
Non qu’il sache,
Ni jamais puisse savoir la vérité de notre amour ;
Mais il doute, il espère, il sent que je n’ai pas dit mensonge,
Il désire que par jugement je prouve mon droit.
Ah ! bel oncle, vaincre en bataille par l’aide de Dieu,
Gagner votre paix,
Et pour vous revêtir encore le haubert et le heaume !
Qu’ai-je pensé ?
Il reprendrait Iseut : je la lui livrerais ?
Que ne m’a-t-il égorgé plutôt dans mon sommeil ?
Naguère, traqué par lui, je pouvais le haïr et l’oublier :
Il avait abandonné Iseut aux malades,
Elle n’était plus à lui,
Elle était mienne.
Voici que par sa compassion
Il a réveillé ma tendresse et reconquis la reine.
La reine ?
Elle était reine auprès de lui,
DEUXIÈME PARTIELA FORÊT DU MOROIS
Et dans ce bois elle vit comme une serve.
Qu’ai-je fait de sa jeunesse ?
Au lieu de ses chambres tendues de draps de soie,
Je lui donne cette forêt sauvage,
Une hutte au lieu de ses belles courtines,
Et c’est pour moi qu’elle suit cette route mauvaise.
Au seigneur Dieu, roi du monde, je crie merci
Et je le supplie qu’il me donne
La force de rendre Iseut au roi Marc. »
CHŒUR
Tristan s’appuye sur son arc
Et longuement se lamente dans la nuit.
4e TABLEAU
CHŒUR : SOPRANOS ET ALTOS
Dans le fourré clos de ronces, qui leur servait de gîte,
Iseut la Blonde attendait le retour de Tristan.
À la clarté d’un rayon de lune,
Elle vit luire à son doigt l’anneau d’or que Marc avait glissé.
Elle songea :
ISEUT
« Celui qui par belle courtoisie m’a donné cet anneau d’or
N’est pas l’homme irrité qui me livrait aux lépreux.
Non, c’est le seigneur compatissant qui,
Du jour où j’ai abordé sur la terre,
M’accueillit et me protégea.
Comme il aimait Tristan !
Mais je suis venue et qu’ai-je fait ?
Tristan ne devrait-il pas vivre au palais du roi
Avec cent damoiseaux autour de lui, qui seraient de sa mesnie
Et le serviraient pour être armés chevaliers ?
Ne devrait-il pas, chevauchant par les cours et les baronnies,
31
FRANK MARTIN LE VIN HERBÉ
Chercher soudées et aventures ?
Mais pour moi il oublie toute chevalerie, exilé de la cour,
Pourchassé dans ce bois, menant cette vie sauvage ! »
5e TABLEAU
CHŒUR : ALTOS ET BASSES
Elle entendit alors, sur les feuilles et les branches mortes,
S’approcher le pas de Tristan.
Elle vint à sa rencontre, comme à son ordinaire,
Pour lui prendre ses armes :
TRISTAN
« Amie, c’est l’épée du roi Marc.
Elle devait nous égorger, elle nous a épargnés. »
32
CHŒUR : ALTOS ET BASSES
Iseut prit l’épée, en baisa la garde d’or ;
Et Tristan vit qu’elle pleurait.
TRISTAN
Amie, si je pouvais faire accord avec le roi Marc !
S’il m’admettait à soutenir par bataille que jamais,
Ni en fait ni en paroles,
Je ne vous ai aimée d’amour coupable,
Tout chevalier de son royaume,
Depuis Lidan jusqu’à Durham,
Qui m’oserait contredire
Me trouverait armé en champ clos.
Puis si le roi voulait souffrir de me garder en sa mesnie,
Je le servirais à grand honneur
Comme mon seigneur et mon père ;
Et s’il préférait m’éloigner et vous garder,
Je passerais en Frise ou en Bretagne,
Avec Gorvenal comme seul compagnon.
DEUXIÈME PARTIELA FORÊT DU MOROIS
Mais partout où j’irais, reine, et toujours, je resterais vôtre.
Iseut, je ne songerais pas à cette séparation,
N’était la dure misère
Que vous supportez pour moi depuis si longtemps, belle,
En cette terre déserte.
ISEUT
Tristan,
Qu’il vous souvienne de l’ermite Ogrin dans son bocage.
Retournons vers lui,
Et puissions-nous crier merci au puissant roi céleste,
Tristan, ami.
CHŒUR : ALTOS, TÉNORS ET BASSES
Ils éveillèrent Gorvenal ;
Iseut monta sur le cheval que Tristan conduisit par le frein,
Et toute la nuit, traversant pour la dernière fois les bois aimés,
Ils cheminèrent sans une parole.
33
TROISIÈME PARTIE
LA MORT
—
1er TABLEAU
34
CHŒUR : SOPRANOS & ALTOS
Les amants ne pouvaient vivre
Ni mourir l’un sans l’autre.
Séparés, ce n’était pas la vie ni la mort,
Mais la vie et la mort à la fois.
Par les mers, les îles, et les pays,
Tristan voulut fuir sa misère.
Mais pendant trois années, nulle nouvelle
Ne lui vint de la Cornouailles, nul ami, nul message.
BARYTON SOLO
Alors il crut qu’Iseut s’était déprise de lui et qu’elle l’oubliait.
Et lorsqu’un jour le duc Hoël, père de son ami Kaherdin,
Manda Tristan et lui dit :
LE DUC HOËL
« Ami, je ne saurais trop vous aimer,
Car vous m’avez conservé cette terre.
Je veux donc m’acquitter envers vous.
Ma fille Iseut aux Blanches Mains
Est née de ducs, de rois et de reines ;
Prenez-la, je vous la donne. »
TROISIÈME PARTIELA MORT
BARYTON SOLO
Tristan lui répondit :
TRISTAN
« Sire, je la prends. »
CHŒUR
Ah ! Seigneurs, pourquoi dit-il cette parole ?
Mais pour cette parole, il mourut.
2e TABLEAU
BARYTON SOLO
Or, il advint que Tristan,
Pour porter aide à son cher compagnon Kaherdin,
Guerroya un baron nommé Bedalis.
Il tomba dans une embuscade dressée
Par Bedalis et ses frères.
Tristan tua les sept frères.
Mais lui-même fut blessé d’un coup de lance,
Et la lance était empoisonnée.
CHŒUR
Les médecins vinrent en nombre,
Mais nul ne sut le guérir du venin.
Vainement ils battent et broient leurs racines,
Cueillent des herbes, composent des breuvages :
Tristan ne fait qu’empirer,
Le venin s’épand par son corps,
Il blêmit, et ses os commencent à se découvrir.
ALTO SOLO
Il sentit que sa vie se perdait.
Il comprit qu’il fallait mourir.
Alors il voulut revoir Iseut la Blonde.
35
FRANK MARTIN LE VIN HERBÉ
CHŒUR : ALTOS & TÉNORS
Mais comment aller vers elle ?
Il est si faible que la mer le tuerait.
Il se lamente, le venin l’angoisse.
CHŒUR : ALTOS, TÉNORS
Il attend la mort.
ET BASSES
3e TABLEAU
CHŒUR : TÉNORS ET BASSES
Il manda Kaherdin en secret pour lui découvrir sa douleur.
Il voulut que personne ne restât dans sa chambre,
Hormis Kaherdin,
Et même que nul ne se tînt dans les salles voisines.
36
CHŒUR : SOPRANOS ET ALTOS
Iseut, sa femme, s’émerveilla en son cœur
De cette étrange volonté.
Elle en fut tout effrayée et voulut entendre l’entretien.
Elle vint s’appuyer en dehors de la chambre,
Contre la paroi qui touchait au lit de Tristan.
Elle écoute.
CHŒUR : TÉNORS ET BASSES
Tristan rassemble ses forces,
Il se redresse, s’appuie contre la muraille.
Kaherdin s’assied près de lui,
Et tous deux pleurent ensemble, doucement.
TRISTAN
Beau doux ami, je suis sur une terre étrangère,
Où je n’ai ni parent ni ami, vous seul excepté ;
Vous seul en cette contrée, m’avez donné joie et consolation.
Je perds ma vie, je voudrais revoir Iseut la Blonde.
TROISIÈME PARTIELA MORT
Ah ! Si je savais un messager qui voulût aller vers elle...
Kaherdin, je vous en requiers,
Tentez pour moi cette aventure !
CHŒUR : TÉNORS ET BASSES
Kaherdin voit Tristan pleurer, se plaindre ;
Son cœur s’amollit de tendresse ;
Il répond doucement, par amour :
KAHERDIN
Beau compagnon,
Ne pleurez plus, je ferai tout votre désir.
Certes, ami, pour l’amour de vous,
Je me mettrais en aventure de mort.
Nulle détresse,
Nulle angoisse ne m’empêchera
De faire selon mon pouvoir.
Dites ce que vous voulez mander à la reine,
Et je fais mes apprêts.
TRISTAN
Ami, soyez remercié. Prenez cet anneau :
C’est une enseigne entre elle et moi.
Dites-lui que mon cœur la salue ;
Que seule, elle peut me porter réconfort ;
Dites-lui que, si elle ne vient pas, je meurs ;
Dites-lui qu’il lui souvienne de nos plaisirs passés,
Et des grandes peines, et des grandes tristesses, et des joies,
Et des douceurs de notre amour loyal et tendre ;
Qu’il lui souvienne du breuvage
Que nous bûmes ensemble sur la mer ;
Ah ! c’est notre mort que nous y avons bue !
Qu’il lui souvienne du serment que je lui fis
De n’aimer jamais qu’elle : j’ai tenu cette promesse.
37
FRANK MARTIN LE VIN HERBÉ
CHŒUR
Derrière la paroi,
Iseut aux Blanches Mains entendit ces paroles ;
Elle défaillit presque.
TRISTAN
Hâtez-vous, compagnon, et ramenez Iseut la Blonde !
Si vous tardez, vous ne me reverrez plus.
Vous emmènerez ma belle nef ;
Prenez avec vous deux voiles :
Si vous ramenez la reine Iseut,
Dressez au retour la voile blanche ;
Et si vous ne la ramenez pas, cinglez avec la voile noire.
Ami, je n’ai plus rien à vous dire :
Que Dieu vous guide et vous ramène sain et sauf !
4e TABLEAU
38
CHŒUR
Écoutez, Seigneurs une aventure douloureuse,
Pitoyable à tous ceux qui aiment !
Déjà Iseut approchait
Déjà la falaise de Penmarch surgissait au loin
Et la nef cinglait plus joyeuse.
Un vent d’orage grandit tout à coup,
Frappe droit contre la voile
Et fait tourner la nef sur elle-même.
Le vent fait rage,
Les vagues profondes s’émeuvent,
L’air s’épaissit en ténèbres, la mer noircit,
La pluie s’abat en rafales,
Haubans et boulines se rompent ;
Les mariniers baissent la voile
Et louvoient au gré de l’onde et du vent.
Iseut s’écrie :
TROISIÈME PARTIELA MORT
ISEUT
« Hélas ! chétive !
Hélas ! Dieu ne veut pas que je vive assez pour voir
Tristan, mon ami,
Une fois encor, une fois seulement :
Il veut que je sois noyée en cette mer.
Tristan, si je vous avais parlé une fois encor,
Je me soucierais peu de mourir après.
Ami, si je ne viens pas jusqu’à vous,
C’est que Dieu ne le veut pas, et c’est ma pire douleur.
Ma mort ne m’est rien :
Puisque Dieu la veut, je l’accepte.
Mais, ami, quand vous la saurez, vous mourrez, je le sais bien.
Notre amour est de telle guise
Que vous ne pouvez mourir sans moi ni moi sans vous.
Je vois votre mort devant moi en même temps que la mienne.
Hélas ! ami, j’ai failli à mon désir :
Il était de mourir dans vos bras,
D’être ensevelie en votre cercueil.
Mais nous y avons failli.
Je vais mourir seule et sans vous disparaître dans la mer.
Peut-être vous ne saurez pas ma mort,
Vous vivrez encor, attendant toujours que je vienne.
Si Dieu le veut vous guérirez même.
Ah ! Peut-être après moi, vous aimerez une autre femme.
Vous aimerez Iseut aux Blanches Mains.
Je ne sais ce qui sera de vous :
Pour moi, ami, si je vous savais mort,
Je ne vivrais guère après.
Que Dieu nous accorde, ami, ou que je vous guérisse
Ou que nous mourrions tous deux d’une même angoisse ! »
CHŒUR
Ainsi gémit la reine, tant que dura la tourmente.
Mais après cinq jours l’orage s’apaisa.
39
FRANK MARTIN LE VIN HERBÉ
Hélas ! presque aussitôt le calme suivit la tempête,
La mer devint douce et toute plate,
Le vent cessa de gonfler la voile
Et les mariniers louvoyèrent vainement en amont et en aval.
Au loin ils apercevaient les côtes de Bretagne,
Mais la tempête avait emporté leur barque,
En sorte qu’ils ne pouvaient atterrir.
ALTO SOLO
À la troisième nuit, Iseut songea qu’elle tenait en son giron
La tête d’un grand sanglier qui honnissait sa robe de sang.
Elle connut par là qu’elle ne reverrait plus son ami vivant.
5e TABLEAU
40
CHŒUR : SOPRANOS
Tristan était trop faible, désormais,
Pour veiller sur la falaise de Penmarch,
Et depuis de longs jours, enfermé loin du rivage,
Il pleurait pour Iseut qui ne venait pas.
Dolent et las, il se plaint, soupire, s’agite ;
Peu s’en faut qu’il ne meure de son désir.
CHŒUR : SOPRANOS ET TÉNORS
Enfin le vent fraîchit et la voile blanche apparut.
CHŒUR
Alors Iseut aux Blanches Mains se vengea.
Elle vint vers le lit de Tristan et dit :
ISEUT AUX BLANCHES MAINS :
« Ami, Kaherdin arrive ! J’ai vu sa nef en mer :
Elle avance à grand’ peine ; pourtant je l’ai reconnue ;
Puisse-t-il apporter ce qui doit vous guérir. »
TROISIÈME PARTIELA MORT
CHŒUR : ALTOS ET BASSES
Tristan tressaille :
TRISTAN
« Amie belle, vous êtes sûre que c’est sa nef ?
Or dites-moi comment est la voile ! »
ISEUT AUX BLANCHES MAINS
Je l’ai bien vue, ils l’ont ouverte
Et dressée très haut car ils ont peu de vent.
Sachez qu’elle est toute noire.
CHŒUR : ALTOS ET BASSES
Tristan se tourna vers la muraille et dit :
TRISTAN
« Je ne puis retenir ma vie plus longtemps. »
41
CHŒUR : ALTOS ET BASSES
Il dit trois fois :
TRISTAN
« Iseut, amie ! Iseut, amie ! Iseut, amie ! »
CHŒUR : ALTOS ET BASSES
À la quatrième fois, il rendit l’âme.
CHŒUR
Alors par la maison pleurèrent les chevaliers,
Les compagnons de Tristan.
Ils l’ôtèrent de son lit, l’étendirent sur un riche tapis,
Et recouvrirent son corps d’un linceul.
FRANK MARTIN LE VIN HERBÉ
6e TABLEAU
CHŒUR
Sur la mer le vent s’était levé
Et frappait la voile en plein milieu.
Il poussa la nef jusqu’à la terre. Iseut la Blonde débarqua.
Elle entendit de grandes plaintes par les rues,
Et les cloches sonner aux moustiers, aux chapelles.
Elle demande aux gens du pays
Pourquoi ces glas, pourquoi ces pleurs.
Un vieillard lui dit :
42
BARYTON SOLO
« Dame, nous avons une grande douleur.
Tristan le franc, le preux est mort.
Il était large aux besogneux, secourable aux souffrants.
C’est le pire désastre qui soit jamais tombé sur le pays. »
CHŒUR
Dame, nous avons une grande douleur.
Tristan est mort ! Tristan est mort !
Tristan le franc, le preux est mort.
Tristan est mort ! Tristan est mort !
Il était large aux besogneux, secourable aux souffrants.
Il était large aux besogneux, secourable aux souffrants.
Tristan est mort !
C’est le pire désastre qui soit jamais tombé sur le pays.
Tristan est mort ! Tristan est mort ! Tristan est mort !
MEZZO-SOPRANO SOLO
Iseut l’entend, elle ne peut dire une parole.
Elle monte vers le palais.
Elle suit la rue, sa guimpe déliée.
TROISIÈME PARTIELA MORT
CHŒUR : ALTOS ET BASSES
Les Bretons s’émerveillaient à la regarder ;
CHŒUR
Jamais ils n’avaient vu femme d’une telle beauté.
Qui est-elle ? D’où vient-elle ?
Auprès de Tristan, Iseut aux Blanches Mains,
Affolée par le mal qu’elle avait causé,
Poussait de grands cris sur le cadavre.
L’autre Iseut entra et lui dit :
ISEUT LA BLONDE
« Dame, relevez-vous et laissez-moi approcher !
J’ai plus de droit à le pleurer que vous, croyez m’en.
Je l’ai plus aimé. »
CHŒUR
Elle se tourna vers l’orient et pria Dieu.
Puis elle découvrit un peu le corps,
S’étendit près de lui tout le long de son ami,
Lui baisa la bouche et la face et le serra étroitement,
Corps contre corps, bouche contre bouche,
Elle rend ainsi son âme.
Elle mourut auprès de lui pour la douleur de son ami.
7e TABLEAU
CHŒUR
Quand le roi Marc apprit la mort des amants,
Il franchit la mer et, venu en Bretagne,
Fit ouvrer deux cercueils,
L’un de calcédoine pour Iseut, l’autre de béryl pour Tristan.
Il emporta sur sa nef, vers Tintagel, leurs corps aimés.
Auprès d’une chapelle, à gauche et à droite de l’abside,
Il les ensevelit en deux tombeaux.
43
FRANK MARTIN LE VIN HERBÉ
Mais pendant la nuit, de la tombe de Tristan,
Jaillit une ronce verte et feuillue,
Aux forts rameaux, aux fleurs odorantes,
Qui s’élevant par dessus la chapelle,
S’enfonça dans la tombe d’Iseut.
CHŒUR : TÉNORS ET BASSES
Les gens du pays coupèrent la ronce.
CHŒUR
Au lendemain, elle renaît aussi verte,
Aussi fleurie, aussi vivace,
Et plonge encore au lit d’Iseut la Blonde.
CHŒUR : TÉNORS ET BASSES
Par trois fois ils voulurent la détruire, vainement.
44
CHŒUR
Le roi Marc défendit de couper la ronce, désormais.
ÉPILOGUE
CHŒUR
Seigneurs, les bons trouvères d’antan
Béroul et Thomas, et Monseigneur Eilhart, et maître Gottfried,
Ont conté ce conte pour tous ceux qui aiment,
Non pour les autres.
Ils vous mandent par moi leur salut.
Ils saluent ceux qui sont pensifs et ceux qui sont heureux,
Les mécontents et les désireux, ceux qui sont joyeux
Et ceux qui sont troublés, tous les amants.
Puissent-ils trouver ici consolation contre l’inconstance,
Contre l’injustice,
Contre le dépit, contre la peine,
Contre tous les maux d’amour.
© Universal Edition A.G., Wien, 1943, 1970
45
CAHIER de LECTURES
Marie de France
Le Lai du chèvrefeuille
—
Jacques Le Goff
Tristan et Iseult, un mythe européen
Denis de Rougemont
D’amour & de mort
Pierre Jonin
Avant le philtre
—
Frank Martin
À propos du Vin herbé
Kerstin Schüssler-Bach
Traces de Tristan
TITRE COURANT
48
MARIE DE FRANCE
(1154-1189)
LE LAI DU CHÈVREFEUILLE
Assez me plaît et bien le veut
Du lai qu’on nomme chèvrefeuille,
Que la vérité vous en conte,
Comment fut fait, de quoi et dont.
Plusieurs me l’ont conté et dit
Et je l’ai trouvé par écrit,
De Tristan et puis de la reine,
De leur amour qui fut extrême
Dont ils eurent mainte douleur,
Puis en moururent en un jour.
Le roi Marc était courroucé,
Par Tristan son neveu fâché,
De sa terre le congédia
Pour la reine que Tristan aima.
49
MARIE DE FRANCE
En sa contrée s’en est allé,
En Sudgalles où était né.
Un an y resta, tout entier,
Sans en arrière retourner.
Alors se mit en abandon
De mort et de destruction.
Ne vous étonnez nullement,
Car qui aime loyalement
Bien est dolent et attristé
Quand il n’a plus sa volonté.
Tristan est dolent et pensif,
Pour ce s’émut de son pays.
En Cornouailles va tout droit
Là où la reine demeurait.
En la forêt tout seul se mit,
Car ne voulait pas qu’on le vît.
À la vêprée, il en sortait,
Le temps venu de s’héberger.
Des paysans, des pauvres gens,
Prenait la nuit hébergement.
Les nouvelles leur demandait
Du roi comme il se conduisait.
Lui dirent qu’ils ont ouï
Que les barons étaient bannis.
À Tintagel doivent venir,
Le roi y veut sa cour tenir.
À Pentecôte y seront tous,
Fête sera et gai séjour,
Et la reine y viendra aussi.
Tristan alors bien se réjouit,
Car elle ne pourrait aller
Sans que lui ne la voit passer.
50
LE LAI DU CHÈVREFEUILLE
Le jour que le roi parti fut,
Tristan est au bois revenu
Sur le chemin où il savait
Que la route passer devait.
Un coudrier tailla parmi,
Et tout carrément le fendit.
Quand il a paré le bâton,
De son couteau écrit son nom.
Si la reine l’apercevait,
Qui grande garde en prenait –
Autrefois était advenu
Qu’ainsi l’avait aperçu –
De son ami bien connaîtra
Le bâton quand elle verra.
Ci fut la somme de l’écrit
Qu’il lui avait mandé et dit:
Qu’il a longtemps, tout cet été,
Et attendu et séjourné
Pour épier et pour savoir
Comment il pourrait la revoir
Car sans elle il n’a point de vie.
De ces deux, il en fut ainsi
Comme du chèvrefeuille était
Qui au coudrier s’attachait :
Quand il s’est enlacé et pris
Et tout autour du fût s’est mis,
Ensemble peuvent bien durer.
Qui plus plus tard les veut détacher,
Le coudrier tue vivement
Et chèvrefeuille mêmement.
« Belle amie, ainsi est de nous :
Ni vous sans moi, ni moi sans vous ! »
JACQUES LE GOFF
TRISTAN & ISEULT
UN MYTHE EUROPÉEN
Si cette légende est devenue un mythe caractéristique de
l’imaginaire européen, on l’a aussi souvent rapprochée soit du
folklore universel, soit d’une légende d’origine persane.
L’histoire persane de Wis et Ramin rappelle l’histoire du trio
Marc, Tristan, Iseut. Mais l’essentiel de la légende semble
bien provenir de la culture celtique et s’être diffusé à partir du
XIIe siècle dans toute l’Europe chrétienne. Par ailleurs, si
Tristan et Iseult sont des héros emblématiques du Moyen Âge,
le couple est devenu l’incarnation de l’amour moderne et n’est
en rien confiné à l’époque médiévale. [...] Tristan et Iseult
offrent mieux que tout autre mythe l’image médiévale de la
femme, celle du couple et celle d’un sentiment qui, à côté de
la fidélité féodale, est sans doute le plus grand héritage de
valeur affective que le Moyen Âge ait légué à l’Occident,
l’amour courtois.
Le mythe est contenu dans une série de textes, en général
fragmentaires. L’ensemble comprend deux romans en vers,
l’un écrit en Angleterre par Thomas en 1170-1173, et défini
comme une version courtoise – il ne reste environ qu’un quart
52
UN MYTHE EUROPÉEN
du texte –, l’autre, composé vers 1180 par un poète d’origine
normande, Béroul, et dite version commune, dont il ne reste
qu’un fragment de 4485 vers. S’y ajoutent trois nouvelles en
vers : deux Folies de Tristan, appelées d’après l’endroit où l’on
a découvert les manuscrits la Folie de Berne et la Folie
d’Oxford ; la troisième est un lai de Marie de France, le Lai
du chèvrefeuille. Il faut y ajouter la saga scandinave de Tristan
et Iseult, composée par frère Robert sur ordre du roi Hakon IV
de Norvège (1226). Le Tristan en proseest une réécriture vers
1230 du mythe de Tristan et Iseult sous la forme d’un très long
roman, influencé par le Lancelot en prose: le récit se déroule
à la fois à la cour du roi Marc et à celle du roi Arthur. Tristan
devient un chevalier de la Table ronde et un quêteur du Graal.
Très tôt, le mythe de Tristan et Iseult se répandit dans toute
l’Europe chrétienne, et en dehors de la saga noroise déjà
citée, il faut mentionner le roman d’Eilhart Oberg, du dernier
quart du XIIe siècle, puis les adaptations, toujours en moyen
haut allemand, composées entre 1200 et 1210 par Gottfried
de Strasbourg et ses continuateur, Ulrich de Türheim et Heinrich de Freiberg. Vers 1300, un auteur anonyme a écrit en
Angleterre, en moyen anglais, Sir Tristrem. On a trouvé dans
la bibliothèque Riccardiana de Florence une version italienne
en prose que l’on peut dater de la fin du XIIIe siècle, et qu’on
a appelé Tristano Riccardiano.
[...]
Le mythe de Tristan et Iseult a profondément marqué
l’imaginaire européen. L’image du couple et celle de l’amour
en ont été très influencées. Le philtre est devenu le symbole
du coup de foudre et de la fatalité de l’amour. L’histoire du trio
a fortement lié l’amour passion à l’adultère. Enfin, le mythe a
enraciné, dans l’imaginaire occidental, l’idée du lien fatal
entre l’amour et la mort. Déjà Gottfried de Strasbourg, au XIIIe
siècle, écrivait : « Ils ont beau être morts depuis longtemps,
leurs noms charmants continuent de vivre, et leur mort vivra
longtemps encore, à jamais, pour le bien de ce monde ; leur
53
JACQUES LE GOFF
mort ne cessera d’être pour nous vivante et neuve [...]. Nous
lirons leur vie, nous lirons leur mort, et ce nous sera plus doux
que le pain. » On notera aussi le relatif effacement et la relative impuissance de Marc aussi bien en tant que mari qu’en
tant que roi. Tristan et Iseut s’inscrivent dans une limitation
du pouvoir conjugal et du pouvoir monarchique. Le mythe
situe l’amour dans la marginalité sinon la rébellion.
On s’est demandé si le mythe de Tristan et Iseult relève
tout entier de la courtoisie ou y échappe au moins partiellement. Il semble bien que même dans la version courtoise
les aspects discourtois marquent le mythe de Tristan et Iseult.
Christiane Marchello-Nizia a souligné que l’histoire se situe
en dehors de l’éthique courtoise dans les relations entre le chevalier et sa dame. « La dame courtoise a d’abord cette fonction civilisatrice ; elle intègre le jeune homme à la société
féodale, lui en fait partager les valeurs. [...] Or, l’histoire de
Tristan apparaît, bien au contraire, comme une série de
renoncements, comme une marginalisation progressive,
aboutissant à la mort. Il faut examiner dans cette perspective
les déguisements de Tristan : contrairement à la dame courtoise qui incite à l’exploit des armes, l’amour qu’il porte à
Iseult excite chez Tristan non les facultés guerrières mais la
ruse et l’affabulation. »
L’intérêt pour le mythe de Tristan et Iseult passionne toujours l’imaginaire des hommes et des femmes des XVe et XVIe
siècles. Au milieu du XVe siècle, le poète anglais Malory compose un Tristam de Lyone qui connaît un grand succès. Au
XVIe siècle, des ballades danoises sont consacrées à la légende. L’Allemand Hans Sachs écrit en 1553 un Tristan mit
Isolde. En 1580 paraît un Tristan et Iseult en serbo-croate.
Après l’effacement des XVIIe et XVIIIe siècles, le mythe
connaît l’habituelle renaissance romantique. Schlegel compose en 1800 un Tristan inachevé ; Walter Scott édite en
1804 Sir Tristrem ; une saga de Tristran est publiée en 1831
en finlandais.
54
UN MYTHE EUROPÉEN
La renaissance et la diffusion du mythe sont liées en
France à l’activité érudite du XIXe siècle. Francisque Michel
édite de 1835 à 1839 le corpus des romans de Tristan en vers.
En 1900, Joseph Bédier publie une reconstitution moderne du
corpus tristanien sous le titre Le Roman de Tristan et Iseult, et
touche un vaste public avec ce qu’il appelle lui-même « une
belle histoire d’amour et de mort ».
Extrait de Héros et merveilles du Moyen Âge
© Éditions du Seuil, 2005
DENIS DE ROUGEMONT
D’amour & de mort
« Seigneurs, vous plaît-il d’entendre un beau conte
d’amour et de mort ?... »
Rien au monde ne saurait nous plaire davantage.
À tel point que ce début du Tristan de Bédier doit passer
pour le type idéal de la première phrase d’un roman. C’est le
trait d’un art infaillible qui nous jette dès le seuil du conte
dans l’état passionné d’attente où naît l’illusion romanesque.
D’où vient ce charme ? Et quelles complicités cet artifice de
rhétorique profonde sait-il rejoindre dans nos cœurs ?
Que l’accord d’amour et de mort soit celui qui émeuve en
nous les résonances les plus profondes, c’est un fait qu’établit
à première vue le succès prodigieux du roman. Il est d’autres
raisons, plus secrètes, d’y voir comme une définition de la
conscience occidentale.
Amour et mort, amour mortel : si ce n’est pas toute la poésie, c’est du moins tout ce qu’il y a de plus populaire, tout ce
qu’il y a d’universellement émouvant dans nos littératures ; et
dans nos plus vieilles légendes, et dans nos plus belles chansons. L’amour heureux n’a pas d’histoire. Il n’est de roman
que de l’amour mortel, c’est-à-dire de l’amour menacé et condamné par la vie même. Ce qui exalte le lyrisme... Ce n’est
pas le plaisir des sens, ni la paix féconde du couple. C’est
moins l’amour comblé que la passion d’amour. Et passion
signifie souffrance. Voilà le fait fondamental. [...]
56
D’AMOUR & DE MORT
Dans « passion », nous ne sentons plus « ce qui souffre »
mais « ce qui est passionnant ». Et pourtant, la passion
d’amour signifie, de fait, un malheur. La société où nous
vivons et dont les mœurs n’ont guère changé, sous ce rapport,
depuis des siècles, réduit l’amour-passion, neuf fois sur dix, à
revêtir la forme de l’adultère. Et j’entends bien que les amants
invoqueront tous les cas d’exception, mais la statistique est
cruelle : elle réfute notre poésie.
[...]
Passion veut dire souffrance, chose subie, prépondératrice
du destin sur la personne libre et responsable. Aimer l’amour
plus que l’objet de l’amour, aimer la passion pour elle-même,
de l’amabam amare d’Augustin jusqu’au romantisme moderne, c’est aimer et chercher la souffrance. Amour-passion :
désir de ce qui nous blesse, et nous anéantit par son triomphe.
C’est un secret dont l’Occident n’a jamais toléré l’aveu, et
qu’il n’a pas cessé de refouler, – de préserver ! Il en est peu
de plus tragiques, et sa persistance nous invite à porter sur
l’avenir de l’Europe un jugement très pessimiste. [...]
Le succès prodigieux du Roman de Tristan révèle en nous,
que nous le voulions ou non, une préférence intime pour le
malheur. Que ce malheur, selon la force de notre âme, soit la
« délicieuse tristesse » et le spleen de la décadence, ou la
souffrance qui transfigure, ou le défi que l’esprit jette au
monde, ce que nous cherchons, c’est ce qui peut nous exalter
jusqu’à nous faire accéder, malgré nous, à la « vraie vie » dont
parlent les poètes. Mais cette « vraie vie », c’est la vie impossible. Ce ciel aux nuées exaltées, crépuscule empourpré
d’héroïsme, n’annonce pas le Jour mais la Nuit ! La « vraie vie
est ailleurs » dit Rimbaud. Elle n’est qu’un des noms de la
Mort, le seul nom par lequel nous osions l’appeler – tout en
feignant de la repousser.
Extrait de L’Amour et l’Occident
© Librairie Plon, 1939
PIERRE JONIN
AVANT LE PHILTRE
Tristan était encore très jeune lorsqu’il a perdu ses parents. Confié à son oncle le roi Marc de Cornouailles, il est
formé par Governal qui est à la fois son maître et son écuyer.
La Cornouailles était alors tenue de payer périodiquement
un tribut humain (plusieurs centaines de jeunes gens) au roi
d’Irlande. Le géant Morhout, frère de la reine d’Irlande, venait
à date fixe réclamer le tribut. Cette sujétion ne devait cesser
qu’au jour où un chevalier cornouaillais triompherait du Morhout en combat singulier. Aucun n’y était parvenu.
Tristan, dès qu’il a été en âge de prendre les armes, s’est
proposé comme champion de Cornouailles. Après un combat
très dur, il porte au Morhout un coup mortel sur le crâne, dans
lequel il laisse d’ailleurs un fragment de son épée. Mais luimême est très gravement touché et personne ne réussit à guérir
ses blessures qui empirent dangereusement. Tristan confie alors
ses jours à une barque qui sera abandonnée au gré des flots.
Le vent la pousse jusqu’en Irlande où Tristan, devenu l’ennemi national puisqu’il a tué le Morhout, n’a pas intérêt à être
reconnu. Il se fait donc appeler Tantris et est conduit jusqu’à
la reine mère Iseut qui bénéficie d’exceptionnels talents de
guérisseuse. Elle soigne longtemps Tristan avec l’aide de sa
fille Iseult la blonde.
58
AVANT LE PHILTRE
Puis, rétabli, le jeune héros retourne à la cour de son
oncle. Là, les seigneurs jaloux de la gloire de Tristan harcèlent
le roi Marc pour qu’il prenne une épouse et ait un héritier qui
enlèvera à Tristan ses droits à la succession. De guerre lasse,
Marc se résout au mariage le jour où deux hirondelles, entrées
par la fenêtre ouverte, déposent sur sa coupe un cheveu blond
et doré. Il n’épousera que la jeune fille à qui appartient ce
cheveu. Tristan s’offre à la découvrir.
Dans ce but, il retourne en Irlande. L’île vit alors dans la
terreur, car ses habitants sont les victimes d’un terrible dragon
qui brûle et détruit tout sur son passage. À peine Tristan vientil de l’apprendre que le dragon surgit et se précipite sur lui. Il
enfonce son épée dans la gueule du dragon qui s’effondre.
Tristan lui coupe la langue et la conserve dans ses bottes
comme témoignage de sa victoire. Mais sous le double effet
des flammes vomies par le dragon et de sa langue empoisonnée, il s’abat évanoui peu après.
Dans la suite, il est soigné par Iseut et sa mère qui le guérissent. Mais elles découvrent aussi, grâce à la brèche de
l’épée, que Tantris et Tristan ne sont qu’un seul homme et que
cet homme est le meurtrier du Morhout.
Tristan connaît alors des moments difficiles. Mais en
apprenant qu’il vient chercher la jeune fille pour en faire la
reine de Cornouailles, la mère et la fille s’apaisent. La mère,
dont on sait les talents médicaux, prépare pour sa fille et son
futur époux le roi Marc, un breuvage magique qui doit leur
assurer un amour que rien ne pourra briser.
La reine d’Irlande confie le philtre contenu dans un
barillet à la suivante d’Iseut, Brangien, qui doit accompagner
sa maîtresse en Cornouailles...
Extrait de l’introduction au Roman de Tristan de Béroul
© Honoré Champion éditeur, 1974
FRANK MARTIN
À propos du Vin herbé
Mais venons-en au Vin herbé. Si j’ai insisté sur le fait que
le sens intime est seule et ultime preuve de l’aboutissement et
non pas l’obéissance à certaines lois techniques, c’est que je
parle dans cette œuvre un langage musical dont les oreilles de
certaines personnes ont peine à s’accommoder; ces personnes
ont peine à croire qu’il y a là autre chose que pur jeu intellectuel, obéissance voulue à certaine règles arbitraires. Je
tiens donc à dire que si, jusqu’à un certain point, j’ai obéi à
des règles arbitraires, je ne l’ai jamais fait qu’en les considérant comme une source d’enrichissement et de renouvellement, mais que jamais l’obéissance à ces règles ne m’a paru
suffisante en soi. Toute règle, du reste, n’a d’autre vue que
l’enrichissement du style, aussi bien les règles classiques de
l’harmonie et du contrepoint que toute règle nouvelle que l’on
peut s’imposer. L’obéissance à des règles de style n’est qu’une
élégance, un plaisir de l’esprit, qui ne fait preuve d’aucune
valeur et n’emporte aucune conviction. Je ne parlerai donc pas
du langage musical employé dans le Vin herbé, ni des règles
dont il découle. C’est là matière de séminaire et qu’il faudrait
approfondir. Mais je voudrais vous dire en deux mots pourquoi
j’ai écrit cette pièce et pourquoi je l’ai écrite ainsi.
60
À PROPOS DU VIN HERBÉ
Je me trouvais, au printemps 1938, en disponibilité,
n’ayant rien d’important en vue, mais l’esprit orienté vers le
mythe de Tristan et Iseut. J’étais en outre impressionné par
la lecture du roman de Charles Morgan, Sparkenbroke, qui est
tout imprégné de ce mythe. À ce moment, Robert Blum me
demande d’écrire, pour son Madrigalchor, une pièce d’une
demi-heure environ, pour douze voix de solistes et quelques
instruments. Les voix devaient être traitées soit en solo, soit
en chœur, soit encore en groupes de solistes. J’avais la liste
des chanteurs avec les caractéristiques de leurs diverses
voix. Plein de mon idée de Tristan, je repris le texte de
Bédier et je vis que je ne pourrais trouver texte plus approprié à mon dessein. Le quatrième chapitre du roman, le
Philtre, faisait un tout complet en lui-même, d’une longueur
exacte pour la demi-heure qui m’était accordée, ménageant à
souhait des ensembles et des solos. La partie instrumentale
devait rester sinon secondaire, du moins modeste, comme un
décor dans une pièce de théâtre. Ayant eu à me servir du
chœur, j’eus l’idée de lui faire dire une bonne partie du récit,
et de lui faire accompagner, en second plan, quelques grands
solos, en particulier de Brangien, qui exprime la force inéluctable de la fatalité. De lui-même, le texte se divisa en
tableaux qui déterminèrent des forces musicales concises et
par là plus facilement saisissables. C’est ainsi que le Vin herbé
trouva ses moyens et sa forme. Le texte de Bédier, comme je
crois aucune autre prose, me servit et me porta par son sens
extraordinaire du rythme, des proportions et du juste mouvement psychologique. Je pus le prendre intégralement, sans
changement, ce qui est une preuve non équivoque de son
extrême perfection.
Par la suite, je me suis décidé à ajouter à ce chapitre deux
autres chapitres, celui où, dans la forêt du Morois, les amants
décident de se séparer et celui de la Mort, afin que mon œuvre
trouve une forme plus complète et embrasse toute l’aventure
tragique, afin qu’elle suffise pour une soirée et qu’on la puis61
FRANK MARTIN
se donner seule. J’ai estimé nécessaire à l’atmosphère de ce
conte d’amour et de mort une durée plus grande, et nécessaire aussi que l’amour n’y soit pas seul représenté, mais que
la mort y apporte sa paix, après toutes les joies et les angoisses
de la passion. Pour créer un cadre à l’ensemble, j’ai introduit
au début le prologue du roman de Bédier, ainsi que l’épilogue
qui, après la mort des amants, rejette l’aventure dans un passé
fabuleux tout en la liant à nos sentiments les plus actuels.
Extrait d’une conférence donnée à l’occasion
de la première du Vin herbé par le Madrigalchor de Zurich en 1941
Publié dans le programme du Vin herbé
représenté au Grand Théâtre de Genève en 1982
KERSTIN SCHÜSSLER-BACH
TRACES DE TRISTAN
À Braunschweig, en mai 1943, a lieu la création allemande
du Vin herbé, en concert, sous le titre de Der Zaubertrank [Le
Philtre magique]. Le compositeur suisse Frank Martin n’est
pas venu assister à cette première, pour des raisons politiques.
Dans le public se trouve un jeune homme de seize ans, qui
s’appelle Hans Werner Henze, et qui est profondément
impressionné par la sévère beauté de cette musique.
Complètement fasciné par l’adaptation de Frank Martin de la
légende de Tristan et Iseut, il se met à composer lui-même un
opéra. Henze rejeta rapidement cette œuvre de jeunesse, mais
sans jamais renier son admiration pour Le Vin herbé. D’autres
compositeurs déjà confirmés – tels que Benjamin Britten et
Goffredo Petrassi – découvrent l’œuvre exigeante de Martin et
témoignent d’un respect confraternel au compositeur à peine
connu jusqu’alors. D’un seul coup, le nom de Frank Martin est
sur toutes les lèvres. Les réductions pour piano de l’œuvre
s’arrachent chez son éditeur. Début 1944, l’Opéra de Vienne
en prépare une production scénique, qui sera annulée au dernier moment par le ministère de la Propagande : sans doute la
légende d’amour courtois n’avait pas d’utilité stratégique.
63
KERSTIN SCHÜSSLER-BACH
Martin pouvait attendre. Comme il avait longtemps attendu de percer sur la scène internationale. Le compositeur
genevois avait déjà 48 ans quand il trouva, en travaillant sur
Le Vin herbé, sa propre écriture d’une singulière originalité ;
selon ses propres mots : « ma première œuvre importante,
dans laquelle j’ai parlé mon propre langage » et qui lui resta
plus tard « particulièrement chère » : « C’est une des ces
œuvres à laquelle je me suis donné complètement, dans
laquelle j’ai pu enfin mettre tous les rêves et toutes les passions de ma jeunesse. »
Une œuvre-clef donc, tant sur le plan personnel qu’esthétique. Avec elle, Martin perfectionna son style, qu’il polissait
depuis les années trente : un séduisant mélange de l’enseignement dodécaphonique de Schönberg et de l’antique tonalité. Sa musique accomplit le tour de force de sonner à la fois
austère et colorée. Dans Le Vin herbé, les séries de douze sons
se mêlent à des éléments tonaux, qui donnent à l’auditeur une
orientation, par exemple par des successions d’accords de
tierce. Par ce style personnel, le compositeur suisse se tient
hors de toute mode. Néanmoins, il n’a jamais été isolé : ses
œuvres de musique sacrée notamment sont beaucoup données
en Allemagne. Dans les cercles avant-gardistes de Darmstadt
et de Donaueschingen, il n’est évidemment pas admis. Quand,
en 1950, il devient professeur de composition au Conservatoire supérieur de musique de Cologne, son élève Karlheinz
Stockhausen essaye sans détours mais en vain de le convertir
à la cause de la musique nouvelle.
Jusqu’à aujourd’hui, Le Vin herbéest entouré d’une aura
de « chef-d’œuvre confidentiel » : un vrai philtre magique,
d’une pureté cristalline, une mise en musique de Tristan selon
sa propre inspiration, certes à l’opposé des délices ensorcelants de Wagner, mais pas moins suggestif.
D’emblée l’instrumentation dépouillée – sept instruments à cordes et un piano – s’oppose à l’éclat sonore des
flots de l’orchestre wagnérien. Seuls interviennent de rares
64
TRACES DE TRISTAN
instruments en soliste, commentant, dépeignant ou illustrant
l’action, comme le mouvement des vagues ou le balancement
du bateau.
Pour Frank Martin, il était naturellement tout à fait clair
qu’avec le sujet du Vin herbé, il s’exposait à une comparaison
directe avec Wagner. Mais il savait aussi bien que cette
confrontation ne pouvait conduire qu’à une impasse – les
conceptions étant trop différentes. Certes il avait été, jeune
homme de dix-huit ans, bouleversé par une représentation du
Tristan de Wagner, comme il convient après une première
prise de cette drogue musicale. Mais le monde sensible propre
au fils d’un pasteur calviniste était d’un tout autre caractère :
l’intérêt pour les sciences naturelles, la religiosité profonde et,
ce qui n’est pas le moins important, la lumière d’une pureté
« typiquement romane » avaient formé les bases de Frank
Martin. Son Vin herbé n’est pas cette tentative consciente de
faire un « anti-Tristan » à quoi on a souvent réduit cette œuvre
inclassable. Après tout, Wagner n’a aucun monopole sur un
sujet légendaire qui a été lu avec au moins autant d’intensité
en France qu’en Allemagne.
Déjà par le choix de son texte et modèle, Martin se
démarque clairement : sa source est le roman de Joseph Bédier, publié en 1900, Tristan et Iseut, qu’il connaissait depuis
sa jeunesse et qu’il reprit quand il se sentit « spirituellement
prêt pour le mythe ». Une autre expérience de lecture, qui
l’avait « fortement touché », fut l’étincelle initiale :
Sparkenbroke, roman imprégné par les thèmes du désir, de
l’art et de la mort, de Charles Morgan, écrivain britannique lu
surtout en France et aux Pays-Bas. Mais comme matériau pour
son texte, Martin utilisa exclusivement des citations littérales
de Bédier. Professeur de philologie romane à la Sorbonne,
Bédier avait exploré les sources médiévales des trouvères et
des troubadours tels que Thomas de Bretagne, Gottfried de
Strasbourg et Béroul. Bédier purifia la légende de Tristan de
l’érotique sacrale de la mort qui jusqu’alors avait également
65
KERSTIN SCHÜSSLER-BACH
inspiré les poètes décadents français. Sa sobriété et sa fidélité aux sources marquèrent un tournant dans la perception de
ce mythe en France. Debussy également projetait d’écrire un
Tristan d’après Joseph Bédier, et pour Frank Martin, le parallèle aurait été beaucoup plus périlleux qu’une comparaison
avec Wagner qui lui était infiniment éloigné. S’il est un modèle au Vin herbé, il est sans doute plutôt à rechercher du côté
de Pelléas et Mélisande. Les deux compositeurs se ressemblent surtout par le traitement de la langue : comme dans un
récitatif, ils attribuent à chaque syllabe une note et se démarquent ainsi consciemment des « ornementations opératiques ». De plus, sur le plan mélodique, la voix se meut le
plus souvent dans des intervalles réduits.
Une déclamation française raffinée du texte qui ne plaît pas
évidemment pas à tous les amateurs d’opéra : plus d’un fan de
« belles mélodies » avait eu l’appétit coupé à Pelléas et Mélisande. Le Vin herbéoffrit également aux fétichistes de la voix
quelques noix vertes et pas mûres : une action très fragmentée,
des personnages au profil hiératique, une absence d’airs, et
surtout un type de narration plus épique que dramatique.
Pas de miracle – Le Vin herbé, après tout, n’est pas un
opéra, Martin l’a expressément défini comme un « oratorio
profane ». La création en concert eut lieu le 28 mai 1942 par
le chœur Madrigal de Zurich qui avait commandé l’œuvre.
Trois ans auparavant, cet ensemble avait porté la première
partie sur les fonts baptismaux, avant que l’œuvre, petit à
petit, s’élargisse en trois parties et embrasse finalement les
épisodes essentiels de la légende de Tristan : le voyage de la
fiancée Iseut vers le roi Marc, la présentation du philtre
magique, l’alliance fatale entre Tristan et Iseut, la séparation
des amants, la blessure mortelle de Tristan et son désir pour
Iseut absente, dont le bateau arrivera trop tard pour retrouver
l’amant encore vie.
Pour qui connaît l’essentiel de la légende dans la version
wagnérienne, de nombreuses différences sont remarquables :
66
TRACES DE TRISTAN
Branghien veille sur le philtre, mais ce n’est pas elle, mais
une servante qui l’offre, non sur ordre d’Iseut, mais sans
intention de nuire. Le couple d’amants réussit à fuir dans la
forêt où ils vivent chastement jusqu’à ce que le roi Marc les
retrouve. Et on retrouve la seconde Iseut des sources médiévales, supprimée par Wagner : Iseut aux Blanches Mains
appelé ainsi pour la différencier de Iseut la Blonde qui règne
sur le cœur de Tristan. Tristan épouse cette « fausse Iseut »
alors qu’il se croit oublié de sa bien-aimée. C’est elle qui,
pour se venger, lui cache l’arrivée d’Iseut la Blonde et, ainsi,
le prive de sa force vitale. À la fin, il n’y a pas de mort d’amour
de Iseut mais une métaphore de la nature pour exprimer une
union indissoluble. Au milieu de son travail sur Le Vin herbé,
Martin a fait la douloureuse expérience de l’amour traversé
par la mort : en 1939, sa deuxième femme, Irène, meurt. Le
compositeur, père de quatre enfants, rechercha la consolation
dans le travail. Plus tard, il avoua à un ami : « Pendant ces dix
ans, entre la cinquantaine et la soixantaine, j’avais le sentiment... comment dirais-je... de vivre sur un pied d’amitié avec
la mort. » Il reprit goût à la vie grâce à l’amour d’une de ses
anciennes élèves, Maria Boeke, qui avait déjà accompagné la
création du Vin herbé. Jusqu’à aujourd’hui, Maria Martin s’est
consacrée infatigablement à l’œuvre de son mari.
Le Moyen Âge fascinait Frank Martin : régulièrement, il
eut recours pour la composition de ses œuvres à d’authentiques textes médiévaux. Le récit de Tristan travaillé par
Bédier s’adresse directement au public, comme les épopées
des Minnesänger – une figure de style reprise dans le prologue
et l’épilogue composés par Martin. Ce rapport à une tonalité
légendaire médiévale laisse également des traces dans la
musique : la large renonciation à la polyphonie, l’emploi des
points d’orgues, la psalmodie du texte respirent l’archaïsme
de vieilles gravures sur bois. Par ailleurs, Le Vin herbérepose
sur une conception dramaturgique étonnamment moderne,
anti-romantique et anti-psychologique : la narration organise,
67
KERSTIN SCHÜSSLER-BACH
presque à la manière de Brecht, une distanciation non seulement entre l’auditeur et l’action, mais aussi entre les interprètes et leurs rôles. [...]
Mettre en scène Le Vin herbéa toujours suscité l’opposition sceptique du compositeur. Mais, la création scénique au
Festival de Salzbourg en 1948, dirigée par Ferenc Fricsay et
mise en scène par Oscar Fritz Schuh fut une telle réussite que
de nombreux théâtre, notamment dans les pays germaniques,
suivirent l’exemple. Dans le cours de sa longue vie, Frank
Martin se vit finalement opposer le paradoxe que son oratorio
épique s’affirmait bien et avec vitalité comme une œuvre réellement scénique.
Pourtant, Le Vin herbé est malheureusement resté une
œuvre pour connaisseurs. Son regard est tourné vers l’intérieur, mais d’une intensité aiguë. Et ses gestes étouffés ne sont
pas à confondre avec une aride froideur. Ici, ascèse ne signifie pas absurdité. Pour les interprètes d’Iseut, Martin recherchait à l’occasion d’un enregistrement, « de la chaleur et de la
passion ». Cela n’est pas seulement nécessaire pour le malheur et la tristesse d’Isolde, mais aussi pour le sentiment de
culpabilité de Branghien ou pour la mort de Tristan – scènes
d’une grandeur tranquille et d’une concentration à couper le
souffle. Dépassées seulement peut-être dans le grandiose par
le cri du chœur – « Tristan est mort » – où les voix solistes se
détachent soudain du collectif pour exprimer la tristesse individuelle. Martin est économe dans les moyens de son authenticité expressive. Dans son Tristan, l’auditeur ne se noiera pas,
ne sombrera pas. Mais les « rêves et les passions de la jeunesse », que ce solitaire avait saisie dans sa musique sont
aussi clairement ceux de l’amour.
Texte original publié dans le programme du Vin herbé
donné à la Ruhr Triennale 2007
(Traduit de l’allemand par Jean Spenlehauer)
CARNET de NOTES
Frank Martin
Repères biographiques
& Notice bibliographique
—
Le Vin herbé
Orientations discographiques
FRANK MARTIN REPÈRES BIOGRAPHIQUES
1890.
Naissance à Genève, le 15 septembre. Il est le dixième enfant
d’un pasteur, issue d’une vieille famille protestante originaire
de la Drôme et installée dans la cité de Calvin depuis 1750.
1903.
Une audition de la Passion selon saint Matthieu de Bach lui fait
une profonde impression et éveille sa vocation musicale.
1908.
Il achève ses études classiques à Genève et poursuit des études
en sciences naturelles et en mathématiques.
1910.
Il décide de se consacrer intégralement à la musique. Il étudie
l’harmonie, la composition et l’orchestration. Son professeur est
le compositeur genevois Joseph Lauber qui le forme dans le
respect des traditions des grands maîtres allemands,
au premier rang desquels Jean-Sébastien Bach.
1911.
Création à Vevey des Trois Poèmes païenspour baryton et
orchestre, sur des textes de Leconte de Lisle.
1918.
S’installe à Zurich où il réside pendant deux ans.
1921-1925.
Séjourne à Rome, à Genève, puis à Paris.
Se réinstalle à Genève où il s’inscrit à l’Institut Jaques-Dalcroze
et fonde avec quelques amis la Société de Musique de chambre
dont il fait partie en tant que pianiste et claveciniste.
70
FRANK MARTIN REPÈRES BIOGRAPHIQUES
1928.
Il est nommé professeur à l’Institut Jaques-Dalcroze où durant
dix années il enseigne l’improvisation et le rythme.
1931.
Intègre le Comité de l’Association des Musiciens suisses qu’il
présidera de 1942 à 1946.
1932.
Il se familiarise avec la théorie dodécaphonique d’Arnold
Schoenberg, qu’il utilisera sans jamais renier pour autant
le sens tonal de la musique, c’est-à-dire les rapports
hiérarchiques entre les notes.
1933.
Création à Genève de La Nique à Satan , spectacle populaire
pour solistes, chœur et orchestre.
Nommé directeur du Technicum moderne de musique nouvellement
fondé à Genève. Il y enseigne l’harmonie, la composition
et la musique de chambre jusqu’en 1939.
1934.
Début de sa correspondance avec le chef Ernest Ansermet qui,
jusqu’à sa mort en 1969, sera son ami et son compagnon
de route artistique.
1936.
Création du Premier concerto pour piano et orchestresous la
direction d’Ernest Ansermet avec Walter Gieseking.
1939.
Pour consacrer tout son temps à la composition, il décide de
limiter ses activités d’enseignement, se limitant à l’enseignement
de la musique de chambre au Conservatoire de Genève.
1943.
Création à Gstaad des Six monologues de Jedermann, sur des
textes d’Hugo von Hofmannsthal.
71
FRANK MARTIN REPÈRES BIOGRAPHIQUES
1946.
Création de la Petite Symphonie concertantesous la direction
de Paul Sacher à Zurich.
1946.
S’installe en Hollande, à Amsterdam où il vivra dix ans, avant
de se fixer définitivement à Naarden.
1949.
Création à Genève de son oratorio Golgotha.
1950.
Nommé professeur de composition à la Staatliche Hochschule
für Musik de Cologne. Il y enseignera jusqu’en 1957.
Parmi ses élèves, un certain Karlheinz Stockhausen.
1952.
Création à Bâle du Concerto de violon, sous la direction
de Paul Sacher, avec Hans Heinz Schneeberger.
1956.
Création de son opéra La Tempête, d’après Shakespeare,
à l’Opéra de Vienne, sous la direction d’Ernest Ansermet avec,
entre autres, Christa Ludwig, Eberhard Waechter
et Anton Dermota.
1960.
Création de Drey Minnelieder, sur des textes allemands
du Moyen Âge.
Création du Mystère de la nativité au festival de Salzbourg,
sous la direction de Heinz Wallberg, dans une mise en scène
de Margarita Wallmann.
1963.
Création de Monsieur Pourceaugnac, comédie en musique
d’après Molière, sous la direction d’Ernest Ansermet au
Grand Théâtre de Genève.
72
FRANK MARTIN REPÈRES BIOGRAPHIQUES
1964.
Création à Genève des Quatre Éléments, études symphoniques
pour grand orchestre, avec l’Orchestre de la Suisse romande
sous la direction d’Ernest Ansermet.
Création à Rome de Pilate, oratorio breve.
1967.
Création à Bâle du Concerto pour violoncelle, sous la direction
de Paul Sacher, avec Pierre Fournier.
1973.
Dirige la création de son Requiem à la cathédrale de Lausanne.
1974.
Travaille à sa dernière cantate, Et la vie l’emporta.
Sa mort survient le 21 novembre.
Pour en savoir plus, deux sites internet :
www.musinfo.ch
www.frankmartin.org
73
FRANK MARTIN NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE
Sur le compositeur
BERNARD MARTIN. Frank Martin ou la réalité du rêve,
éditions de la Baconnière, Neuchâtel, 1973.
FRANK MARTIN & J EAN-CLAUDE PIGUET. Entretiens sur la musique,
éditions de la Baconnière, Neuchâtel, 1967.
Un compositeur médite sur son art, Frank Martin. Écrits et pensées
recueillis par Maria Martin, éditions de la Baconnière, Payot,
Neuchâtel, Paris, 1977.
À propos de...Commentaires de FRANK MARTIN sur ses œuvres,
publiés par Maria Martin, éditions de la Baconnière,
Neuchâtel, 1984.
FRANK MARTIN – E RNEST ANSERMET. Correspondance 1934-1968,
établie par Jean-Claude Piguet, éditions de la Baconnière,
Neuchâtel, 1976.
Sur la légende médiévale
Tristan & Yseut, Les premières versions européennes.
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1995.
74
LE VIN HERBÉ ORIENTATIONS DISCOGRAPHIQUES
VICTOR DESARZENS
Membres de l’Orchestre municipal de Winterthur
Frank Martin (piano)
Nata Tuscher (Iseut la Blonde), Adrienne Comte (Branghien),
Hélène Morath (Iseut aux Blanches Mains),
Marie-Lise de Montmollin (La Mère d’Iseut), Eric Tappy
(Tristan), Hans Jonelli (Kaherdin), Heinz Rehfuss
(Le Roi Marc), André Vessières (Le Duc Hoël),
Basia Resitchitzka (soprano), Vera Diakoff (alto),
Oleg de Nyzanowskyi (ténor), Derrik Olsen (basse)
1961 – Jecklin Disco
DANIEL REUSS
RIAS Kammerchor & Scharoun Ensemble de Berlin
Sandrine Piau (Iseut la Blonde), Jutta Böhnert (Branghien),
Hildegard Wiedemann (Iseut aux Blanches Mains),
Ulrike Bartsch (La Mère d’Iseut), Steve Davislim (Tristan),
Joachim Buhrmann (Kaherdin), Jonathan E. de la Paz Zaens
(Le Roi Marc), Roland Hartmann (Le Duc Hoël)
2007 – Harmonia Mundi
75
Chargé d’édition
Jean Spenlehauer
Remerciements
Kerstin Schüssler-Bach
Ruhr Triennale
Brigitte Rax
Conception & Réalisation
Brigitte Rax / Clémence Hiver
Impression
Imprimerie Lussaud
Opéra national de Lyon
Saison 2008/09
Directeur général
Serge Dorny
OPÉRA NATIONAL DE LYON
Place de la Comédie
69001 Lyon
Renseignements & Réservation
0.826.305.325 (0,15 e/mn)
www.opera-lyon.com
L’Opéra national de Lyon est conventionné par le ministère de la Culture et
de la Communication, la Ville de Lyon, le conseil régional Rhône-Alpes
et le conseil général du Rhône.
Pour la présente édition
© Opéra national de Lyon, 2009
ACHEVÉ d’IMPRIMER
dans les premiers jours de l’année 2009
pour les représentations du Vin Herbé
au Studio Lumière 1, à Villeurbanne
dans une mise en scène de Willy Decker
& sous la direction musicale de Friedemann Layer
ISBN 978-2-849560-38-3
Dépôt légal : janvier 2009