le vin herbé - Opéra de Lyon
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le vin herbé - Opéra de Lyon
FRANK MARTIN LE VIN HERBÉ Livret du compositeur d’après Le Roman de Tristan et Iseut de Joseph Bédier Oratorio profane 1938 / 1940-1941 OPERA de LYON Illustrations. Gravures du manuscrit de l’Histoire de Tristan & Iseult, Augsburg, 1484 (Le philtre, Les jardins du château, L’arrivée d’Iseult, La mort de Tristan) LIVRET 5 8 16 18 28 34 Fiche technique L’argument Les personnages LE VIN HERBÉ Première partie / Le philtre Deuxième partie / La forêt du Morois Troisième partie / La mort CAHIER de LECTURES 49 52 56 58 60 63 Marie de France Le Lai du chèvrefeuille Jacques Le Goff Tristan et Iseult, un mythe européen Denis de Rougemont D’amour & de mort Pierre Jonin Avant le philtre Frank Martin À propos du Vin herbé Kerstin Schüssler-Bach Traces de Tristan CARNET de NOTES 70 74 75 Frank Martin Repères biographiques & Notice bibliographique Le Vin herbé Orientations discographiques LIVRET Le texte du livret a été établi par Frank Martin qui reprend, pour le composer, des citations textuelles du Roman de Tristan et Iseut que Joseph Bédier a publié en 1900, s’appuyant sur les sources médiévales. PARTITION Dans un premier temps, en 1938, Frank Martin reçoit une commande de Robert Blum, chef du Madrigalchor de Zurich, pour une œuvre de trente minutes, destinée à un ensemble vocal de douze voix solistes et un petit ensemble instrumental. Il compose ainsi Le Philtre, d’après le quatrième chapitre du roman de Bédier. Par la suite, il ajoutera les deuxième et troisième parties – La Forêt du Morois et La Mort – ainsi que le prologue et l’épilogue. La partition est publiée par les éditions Universal de Vienne. 5 PERSONNAGES CHŒUR de 6 voix féminines & 6 voix masculines dont : ISEUT LA BLONDE BRANGHIEN ISEUT AUX BLANCHES MAINS LA MÈRE D’ISEUT LA BLONDE TRISTAN KAHERDIN LE ROI MARC LE DUC HOËL Soprano Mezzo-soprano Mezzo-soprano Alto Ténor Baryton Baryton Basse ORCHESTRE 6 2 violons 2 altos 2 violoncelles 1 contrebasse. 1 piano DURÉE 1 heure 33 minutes, selon les indications de la partition Durée de chaque partie : I. 32 minutes II. 21 minutes III. 40 minutes CRÉATION 16 avril 1940 à Zurich avec le Madrigalchor de Zurich dirigé par Robert Blum pour la première partie. La version intégrale du Vin herbé complété par le compositeur est créée par les mêmes interprètes le 28 mars 1942. 15 août 1948. Création de la première version scénique du Vin herbé au Festival de Salzbourg, en allemand, sous le titre Der Zaubertrank [Le Philtre magique], dirigée par Ferenc Fricsay et mise en scène par Oscar Fritz Schuh. 7 PROLOGUE PREMIÈRE PARTIE LE PHILTRE 8 — 1er Tableau ISEUT LA BLONDE va rejoindre celui qu’elle doit épouser, le roi Marc de Cornouailles, sous la conduite du neveu du roi, Tristan. Sa mère remet le vin herbé à BRANGHIEN, suivante d’Iseut : les nouveaux époux devront le boire et ils « s’aimeront de tous leurs sens et de toutes leurs pensées, à toujours, dans la vie et dans la mort ». 2e Tableau ISEUT se désespère sur le bateau qui l’enlève de sa terre d’Irlande pour l’emmener en terre étrangère. TRISTAN échoue à « l’apaiser par de douces paroles ». 3e Tableau Les vents sont tombés, la nef est arrêtée, le soleil brûlant accable les passagers. Pour apaiser la soif de TRISTAN et d’ISEUT, une servante leur verse le vin que la mère d’Iseut avait confié à Branghien : « Non ! Ce n’était pas du vin, c’était la passion, c’était l’âpre joie et l’angoisse sans fin et la mort ! » TRISTAN et ISEUT l’ont bu et sont « comme égarés et comme ravis ». BRANGHIEN se maudit et gémit : « C’est votre mort que vous avez bue. » 4e Tableau TRISTAN est horrifié de la fatalité qui le rend félon à Marc, son oncle, son père adoptif, son roi. 5e Tableau Récit des tourments des deux amants « malheureux quand ils languissaient séparés, plus malheureux encore quand, réunis, ils tremblaient devant l’horreur du premier aveu». 6e Tableau Malgré leurs tourments, TRISTAN et ISEUT passent à l’aveu et s’abandonnent à la force de leur amour. DEUXIÈME PARTIE LA FORÊT DU MOROIS — 1er Tableau Description des événements par le chœur : la reine ISEUT et TRISTAN ont été dénoncés au ROI MARC qui livre sa femme aux lépreux. TRISTAN la délivre et tous deux s’enfuient dans la forêt du Morois. « Là, dans les grands bois sauvages, commence pour les fugitifs l’âpre vie aimée pourtant. » 2e Tableau Un jour, dans une clairière, le ROI MARC les surprend dans leur sommeil. Voyant que leurs corps sont séparés par une épée, il renonce à les tuer et laisse sa propre épée auprès du couple endormi. 9 3e Tableau TRISTAN médite sur l’attitude du roi Marc, sur sa propre culpabilité, sur la triste vie qu’il fait mener à Iseut. Il supplie Dieu de lui donner la force de la remettre au roi Marc. 4e Tableau Comme Tristan, ISEUT exprime son remords, elle songe au malheur du roi, à la triste vie qu’elle fait mener à Tristan. 5e Tableau TRISTAN a rejoint ISEUT. Ils décident de mettre fin à leur vie de fugitifs, de quitter la forêt et de séparer. TROISIÈME PARTIE LA MORT — 10 1er Tableau « Les amants ne pouvaient vivre ni mourir l’un sans l’autre. » Exilé en Bretagne, loin d’Iseut la blonde, TRISTAN accepte du DUC HOËL la main de sa fille, ISEUT AUX BLANCHES MAINS. 2e Tableau TRISTAN a été gravement blessé en guerroyant aux côtés de son ami KAHERDIN. Alors, sentant venir la mort, il veut revoir Iseut la Blonde. 3e Tableau TRISTAN demande à KAHERDIN de partir à sa recherche et de la ramener auprès de lui. Il lui demande aussi de se munir de deux voiles – une blanche et une noire. À son retour, s’il ramène Iseut, il hissera la blanche, s’il revient sans elle, il hissera la noire. Cachée, ISEUT AUX BLANCHES MAINS a écouté ses paroles. 4e Tableau Le bateau qui ramène ISEUT est pris dans la tempête. Au bout de cinq jours, la mer s’apaise et la côte de Bretagne apparaît. Un rêve dans lequel ISEUT se voit ensanglantée par une tête de sanglier coupée lui fait comprendre qu’elle ne reverra pas Tristan vivant. 5e Tableau TRISTAN est très affaibli quand le bateau d’Iseut est en vue. Sa voile est blanche mais ISEUT AUX BLANCHES MAINS annonce à TRISTAN qu’elle est noire. TRISTAN « ne peut retenir sa vie ». Il meurt. 6e Tableau À son arrivée, ISEUT LA BLONDE entend de grandes plaintes et apprend la nouvelle : Tristan est mort. Elle monte vers le palais, écarte ISEUT AUX BLANCHES MAINS, s’approche du corps, s’étend près de lui, lui baise la bouche, et meurt. 7e Tableau Le ROI MARC a fait ensevelir les corps des deux amants. Sur la tombe de Tristan a poussé une ronce verte aux fleurs odorantes, qui s’est enfoncée dans la tombe d’Iseut. On la coupe, elle repousse et « plonge encore au lit d’Iseut ». Le ROI M ARC interdit qu’on la coupe désormais. ÉPILOGUE 11 12 Frank Martin avait envisagé avec beaucoup de réticences le projet de création scénique du Vin herbé au festival de Salzbourg de 1948, qui devait connaître un beau succès et ouvrir la voie à d’autres productions mises en scène, en particulier dans les pays germaniques. C’est que Le Vin herbé est un « oratorio profane » et non un opéra. Ses personnages ne sont pas des personnages d’opéra mais d’oratorio, qui se détachent du cadre du chœur, ainsi que le précise la première page de la partition: « Chœur de 6 voix féminines et 6 voix masculines dont... » Autrement dit, ces personnages sont moins incarnés que montrés, dans une action qui relève du récit plus que du théâtre ; un récit raconté par le chœur avec des insertions de dialogues et de monologues, sur le modèle des passions de Jean-Sébastien Bach, œuvres de chevet de Frank Martin. En ce sens, le Vin herbé est une variation sur le mythe qui se situe à l’opposé de celle composée par Richard Wagner avec Tristan et Isolde. Deux solistes – personnages – sont presque omniprésents dans l’œuvre : TRISTAN et ISEUT LA BLONDE. Ils sont des amants s’aimant d’un amour littéralement indissoluble, à cause de l’erreur d’une jeune servante, « une enfant », qui leur a servi le vin herbé sans connaître son effet puissant et magique. BRANGHIEN, suivante D’ISEUT, à qui LA MÈRE D’ISEUT avait confié le vin herbé n’a pas su veiller sur le breuvage : c’est elle, dans une très brève intervention, qui en annonce les effets terribles : « Iseut, amie, et vous, Tristan, c’est votre mort que vous avez bue. » Par cet amour interdit, TRISTAN et ISEUT s’éloignent des codes de l’amour courtois pour acquérir une modernité qui explique la forte persistance du mythe de Tristan et d’Iseut jusqu’à aujourd’hui, ainsi que le note Jacques Le Goff (lire p. 56). Tous deux sont déchirés entre leur irrépressible passion et les devoirs qu’ils doivent au ROI MARC, l’époux, le roi. LE ROI MARC est le représentant, dans Le Vin herbé, des valeurs courtoises et de la chevalerie. Bien sûr, sa réaction est violente quand il apprend la liaison de TRISTAN avec sa femme puisqu’on apprend qu’il a livré I SEUT à ses lépreux, formule lapidaire et terrible. Mais, quand dans la forêt du Morois – seule scène où le personnage intervient directement – il surprend les deux amants endormis dans une clairière, dans un sommeil chaste, séparés par une épée, il choisit de les épargner. C’est alors que les amants décident de se séparer. Mais telle est la force de leur destin qu’ils ne peuvent vivre, ni mourir l’un sans l’autre. TRISTAN a épousé la fille du DUC HOËL, ISEUT AUX BLANCHES MAINS, qui va précipiter sa perte : ramenée par un fidèle ami de TRISTAN, KAHERDIN, ISEUT LA BLONDE aborde aux côtes de Bretagne pour retrouver T RISTAN, gravement blessé. Mais ISEUT AUX BLANCHES MAINS veille ; elle a appris par ruse que le voile du bateau serait blanche si KAHERDIN revenait 13 avec ISEUT, noire s’il revenait sans elle. Or, elle ment et annonce à TRISTAN que la voile est noire, le privant de sa force vitale ; ISEUT AUX BLANCHES MAINS – et à la noire voile – aura été l’instrument de l’accomplissement du destin fatal des deux amants. 20 FRANK MARTIN LE VIN HERBÉ 16 PROLOGUE CHŒUR Seigneurs, vous plaît-il d’entendre Un beau conte d’amour et de mort ? C’est de Tristan et d’Iseut, la reine. Écoutez comment, à grand’ joie, À grand deuil, ils s’aimèrent, Puis en moururent le même jour, Lui par elle, Elle par lui. 17 PREMIÈRE PARTIE LE PHILTRE — 1er TABLEAU 18 CHŒUR Quand le temps arriva de remettre Iseut Aux chevaliers de Cornouailles, Sa mère recueillit des herbes, des fleurs et des racines, Les mêla dans du vin et brassa un breuvage puissant. L’ayant achevé par science et par magie, Elle le versa dans un coutret Et dit secrètement à Branghien : LA MÈRE D’ISEUT « Fille tu dois suivre Iseut au pays du roi Marc, Et tu l’aimes d’un amour fidèle ; Prends donc ce coutret de vin et retiens mes paroles : Cache-le de telle sorte Que nul œil ne le voie et que nulle lèvre ne s’en approche ! Mais quand viendront la nuit nuptiale Et l’instant où l’on quitte les époux, Tu verseras ce vin herbé dans une coupe Et tu la présenteras pour qu’ils la vident ensemble Au roi Marc et à la reine Iseut. Prends garde, ma fille, PREMIÈRE PARTIELE PHILTRE Que seuls ils puissent goûter ce breuvage, Car telle est sa vertu : Ceux qui en boiront ensemble S’aimeront de tous leurs sens et de toutes leurs pensées, À toujours, dans la vie et dans la mort. » CHŒUR Ceux qui en boiront ensemble Ceux qui en boiront ensemble S’aimeront de tous leurs sens et de toutes leurs pensées, À toujours, à toujours, dans la vie et dans la mort, Et dans la mort. 2e TABLEAU CHŒUR : SOPRANOS ET ALTOS La nef tranchant les vagues profondes emportait Iseut. Mais plus s’éloignait la terre d’Irlande, Plus tristement elle se lamentait. CHŒUR : TÉNORS ET BASSES Où donc ces étrangers l’entraînaient-ils ? Vers qui ? CHŒUR : SOPRANOS ET ALTOS Vers quelle destinée ? CHŒUR : TÉNORS ET BASSES Assise avec Branghien sous la tente, CHŒUR Elle pleurait au souvenir de son pays. Ah... Ah... Ah... 19 FRANK MARTIN LE VIN HERBÉ BARYTON SOLO Quand Tristan s’approchait Et voulait l’apaiser par de douces paroles, Elle s’irritait, le repoussait, Et la haine gonflait son cœur. CHŒUR : TÉNORS ET BASSES Il était venu, Lui le ravisseur, lui le meurtrier du Morholt ! SOPRANO SOLO Ah... Il était venu, Lui le meurtrier du Morholt ! CHŒUR : TÉNORS ET BASSES Il l’avait arrachée à sa mère et à son pays ! 20 SOPRANO SOLO Il l’avait arrachée par ses ruses à sa mère et à son pays ! CHŒUR : TÉNORS ET BASSES Il n’avait pas daigné la garder pour lui-même ; Voici qu’il l’emportait, comme sa proie, Sur les flots, vers la terre ennemie ! ALTO SOLO Il n’avait pas daigné la garder pour lui-même ! Et voici qu’il l’emportait, comme sa proie, Sur les flots, vers la terre ennemie ! ISEUT Chétive ! Maudite soit la mer qui me porte, Maudite soit cette nef ! PREMIÈRE PARTIELE PHILTRE CHŒUR « Chétive, disait-elle, Maudite soit la mer qui me porte ! Mieux Aimerais-je mourir en mon pays Que vivre en celui du roi Marc. » ISEUT Mieux aimerais-je mourir en mon pays Que vivre en celui du roi Marc. 3e TABLEAU BASSE SOLO Un jour les vents tombèrent Et les voiles pendaient dégonflées le long du mât. Tristan fit atterrir dans une île et, lassés de la mer, Les cent chevaliers de Cornouailles et tous les mariniers Descendirent au rivage. TÉNOR SOLO Seule Iseut était demeurée sur la nef et une petite servante. Tristan vint vers la reine et tâchait de calmer son cœur. Comme le soleil brûlait et qu’ils avaient soif, Ils demandèrent à boire. L’enfant chercha quelque breuvage, Tant qu’elle trouva le coutret Confié à Branghien par la mère d’Iseut, « J’ai trouvé du vin ! » leur cria-t-elle. BASSE SOLO Non ! Ce n’était pas du vin, c’était la passion, C’était l’âpre joie et l’angoisse sans fin Et la mort ! 21 FRANK MARTIN LE VIN HERBÉ TÉNOR SOLO L’enfant remplit un hanap et le présenta à sa maîtresse. Elle but à longs traits puis le tendit à Tristan, qui le vida. BASSE SOLO En cet instant Branghien entra Et les vit qui se regardaient en silence Comme égarés Et comme ravis. Elle vit devant eux le vase presque vide et le hanap. Elle prit le vase, courut à la poupe, Le lança dans les vagues et gémit : 22 BRANGHIEN « Malheureuse, maudit soit le jour où je suis née Et maudit le jour où je suis montée sur cette nef ! Iseut, amie, et vous, Tristan, C’est votre mort que vous avez bue. » 4e TABLEAU CHŒUR De nouveau la nef cinglait vers Tintagel. Il semblait à Tristan qu’une ronce vivace, Aux épines aiguës, aux fleurs odorantes, Poussait ses racines dans le sang de son cœur, Et par de forts liens enlaçait au beau corps d’Iseut Son corps et toute sa pensée et tout son désir. Il songeait : TRISTAN « Andret, Denoalenn, Guénelon, Gondoïne, Félons qui m’accusiez de convoiter la terre du roi Marc, Ah ! je suis plus vil encor, et ce n’est pas sa terre Que je convoite ! PREMIÈRE PARTIELE PHILTRE Bel oncle, qui m’avez aimé orphelin Avant même de reconnaître le sang de votre sœur, Blanchefleur, Vous qui me pleuriez tendrement, Tandis que vos bras me portaient jusqu’à la barque Sans rames ni voiles, Bel oncle, Que n’avez-vous, dès le premier jour, Chassé l’enfant errant venu pour vous trahir ! Ah ! Qu’ai-je pensé ? Iseut est votre femme et moi votre vassal, Iseut est votre femme et moi votre fils, Iseut est votre femme Et ne peut pas m’aimer. » 5e TABLEAU 23 CHŒUR Iseut l’aimait. Elle voulait le haïr, pourtant ; Ne l’avait-il pas vilement dédaignée ? Elle voulait le haïr et ne pouvait, Irritée en son cœur de cette tendresse Plus douloureuse que la haine. ALTO ET BASSE SOLOS Branghien les observait avec angoisse, Plus cruellement tourmentée encor, Car seule elle savait quel mal elle avait causé. CHŒUR Deux jours elle les épia, Les vit repousser toute nourriture, Tout breuvage et tout réconfort, FRANK MARTIN LE VIN HERBÉ Se chercher comme des aveugles Qui marchent à tâtons l’un vers l’autre, Malheureux quand ils languissaient séparés, Plus malheureux encore quand, réunis, Ils tremblaient devant l’horreur du premier aveu. 6e TABLEAU CHŒUR Au troisième jour, comme Tristan venait vers la tente Dressée sur le pont de la nef, où Iseut était assise, Iseut le vit s’approcher et lui dit humblement : ISEUT « Entrez, Seigneur ! » 24 TRISTAN Reine, pourquoi m’avoir appelé seigneur ? Ne suis-je pas votre homme lige, au contraire, Votre vassal, pour vous révérer, vous servir et vous aimer Comme ma reine et ma dame ? ISEUT Non, tu le sais, que tu es mon seigneur et mon maître, Tu le sais, que ta force me domine et que je suis ta serve. Ah ! Que n’ai-je avivé naguère Les plaies du jongleur blessé ! Que n’ai-je laissé périr le tueur de monstre dans le marécage ! Ah ! que n’ai-je asséné sur lui, quand il gisait dans le bain, Le coup de l’épée déjà brandie ! Hélas ! je ne savais pas alors ce que je sais aujourd’hui. TRISTAN Iseut, que savez-vous aujourd’hui ? Qu’est-ce donc qui vous tourmente ? PREMIÈRE PARTIELE PHILTRE ISEUT Ah ! Tout ce que je sais me tourmente, Et tout ce que je vois ; Ce ciel me tourmente, Et cette mer, et mon corps et ma vie ! CHŒUR Elle posa son bras sur l’épaule de Tristan, Des larmes éteignirent le rayon de ses yeux, Ses lèvres tremblèrent. Il répéta : TRISTAN « Amie, qu’est-ce donc qui vous tourmente ? » ISEUT L’amour de vous. 25 CHŒUR : ALTOS ET TÉNORS Alors il posa ses lèvres sur les siennes. CHŒUR : ALTOS ET BASSES Mais comme, pour la première fois, Tous deux goûtaient une joie d’amour, Branghien, qui les épiait, poussa un cri, Et les bras tendus, la face trempée de larmes Se jeta à leurs pieds : BRANGHIEN Malheureux ! Arrêtez-vous ! Et retournez si vous le pouvez encore ! Mais non, la voie est sans retour, Déjà la force de l’amour vous entraîne Et jamais plus vous n’aurez de joie sans Douleur. FRANK MARTIN LE VIN HERBÉ CHŒUR Déjà, La voie est sans retour, la voie Est sans retour, déjà la force de l’amour vous entraîne Et jamais plus vous n’aurez de joie sans douleur. C’est le vin herbé qui vous possède. Seul le roi Marc devait le boire avec vous. BRANGHIEN C’est le vin herbé qui vous possède, Le breuvage d’amour Que votre mère, Iseut, m’avait confié. Seul le roi Marc devait le boire avec vous. Mais L’Ennemi s’est joué de nous trois, Et c’est vous qui avez vidé le hanap ! 26 CHŒUR Mais l’Ennemi s’est joué De nous trois, et c’est vous qui avez vidé le hanap ! Ami Tristan Iseut, amie ! Ami Tristan, Iseut, amie, Dans la coupe maudite, Vous avez bu l’amour et la mort. BRANGHIEN Ami Tristan, Iseut amie, En châtiment de la male garde que j’ai faite, Je vous abandonne mon corps et ma vie ; Car par mon crime, dans la coupe maudite, Vous avez bu l’amour et la mort. PREMIÈRE PARTIELE PHILTRE CHŒUR Les amants s’étreignirent ; Dans leurs beaux corps frémissaient le désir et la vie. Tristan dit : TRISTAN « Vienne donc la mort ! » CHŒUR Et quand le soir tomba Sur la nef qui bondissait plus rapide Vers la terre du roi Marc, Liés à jamais, ils s’abandonnèrent à l’amour. 27 DEUXIÈME PARTIE LA FORÊT DU MOROIS — 1er TABLEAU 28 CHŒUR Iseut est reine et semble vivre en joie. Iseut est reine et vit en tristesse, Iseut a la tendresse du roi Marc. Mais déjà les félons savent la vérité de ses belles amours. Tristan et la reine ont été saisis : le roi veut les tuer. Au saut de la chapelle, Tristan s’échappe : Il délivre la reine ! Le roi l’avait livrée à ses lépreux. Alors quittant la plaine avec Gorvenal le fidèle, Ils s’enfoncent dans la forêt du Morois. Là, dans les grands bois sauvages, Commence pour les fugitifs l’âpre vie aimée pourtant. 2e TABLEAU BASSES Un jour, guidé par un forestier, Le roi Marc les a trouvés, dormant. Dans une clairière ensoleillée, il vit la hutte fleurie. Il tire son épée hors de la gaine DEUXIÈME PARTIELA FORÊT DU MOROIS Et redit en son cœur qu’il veut mourir s’il ne les tue. Il pénètre, seul, sous la hutte, l’épée nue et la brandit. Ah ! Quel deuil s’il assène ce coup ! Mais il remarqua que leurs bouches ne se touchaient pas Et qu’une épée nue séparait leurs corps : LE ROI MARC « Dieu ! que vois-je ici ? Faut-il les tuer ? Depuis si longtemps qu’ils vivent en ce bois, S’ils s’aimaient de fol amour, Auraient-ils placé cette épée entre eux ? S’ils s’aimaient de fol amour, reposeraient-ils si purement ? Non, je ne les tuerai pas ; Ce serait grand péché de les frapper. Mais je ferai qu’à leur réveil Ils sachent que je les ai trouvés endormis, Que je n’ai pas voulu leur mort Et que Dieu les a pris en pitié. » 3e TABLEAU CHŒUR À trois jours de là, Comme Tristan avait longuement suivi les erres D’un cerf blessé, La nuit tomba et dans le bois obscur Il se prit à songer : TRISTAN « Non, ce n’est pas par crainte que le roi nous a épargnés. Il avait pris mon épée, je dormais, j’étais en sa merci, Il pouvait frapper. À quoi bon du renfort ? Et s’il voulait me prendre vif, pourquoi, m’ayant désarmé, 29 FRANK MARTIN LE VIN HERBÉ 30 M’aurait-il laissé sa propre épée ? Ah, je t’ai reconnu, père, non par peur, Mais par tendresse et par pitié, tu as voulu nous pardonner. Nous pardonner ? Qui donc pourrait sans s’avilir remettre un tel forfait ? Non, il n’a point pardonné, mais il a compris. Il a connu qu’au bûcher, au saut de la chapelle, À l’embuscade contre les lépreux, Dieu nous avait pris en sa sauvegarde. Il s’est alors rappelé l’enfant qui jadis harpait à ses pieds, Et ma terre du Loonois, abandonnée pour lui, Et l’épée du Morholt, et le sang versé pour son honneur. Il s’est rappelé que je n’avais pas reconnu mes torts, Et vainement réclamé jugement, droit et bataille, Et la noblesse de son cœur l’a incliné À comprendre les choses Qu’autour de lui ses hommes ne comprennent pas : Non qu’il sache, Ni jamais puisse savoir la vérité de notre amour ; Mais il doute, il espère, il sent que je n’ai pas dit mensonge, Il désire que par jugement je prouve mon droit. Ah ! bel oncle, vaincre en bataille par l’aide de Dieu, Gagner votre paix, Et pour vous revêtir encore le haubert et le heaume ! Qu’ai-je pensé ? Il reprendrait Iseut : je la lui livrerais ? Que ne m’a-t-il égorgé plutôt dans mon sommeil ? Naguère, traqué par lui, je pouvais le haïr et l’oublier : Il avait abandonné Iseut aux malades, Elle n’était plus à lui, Elle était mienne. Voici que par sa compassion Il a réveillé ma tendresse et reconquis la reine. La reine ? Elle était reine auprès de lui, DEUXIÈME PARTIELA FORÊT DU MOROIS Et dans ce bois elle vit comme une serve. Qu’ai-je fait de sa jeunesse ? Au lieu de ses chambres tendues de draps de soie, Je lui donne cette forêt sauvage, Une hutte au lieu de ses belles courtines, Et c’est pour moi qu’elle suit cette route mauvaise. Au seigneur Dieu, roi du monde, je crie merci Et je le supplie qu’il me donne La force de rendre Iseut au roi Marc. » CHŒUR Tristan s’appuye sur son arc Et longuement se lamente dans la nuit. 4e TABLEAU CHŒUR : SOPRANOS ET ALTOS Dans le fourré clos de ronces, qui leur servait de gîte, Iseut la Blonde attendait le retour de Tristan. À la clarté d’un rayon de lune, Elle vit luire à son doigt l’anneau d’or que Marc avait glissé. Elle songea : ISEUT « Celui qui par belle courtoisie m’a donné cet anneau d’or N’est pas l’homme irrité qui me livrait aux lépreux. Non, c’est le seigneur compatissant qui, Du jour où j’ai abordé sur la terre, M’accueillit et me protégea. Comme il aimait Tristan ! Mais je suis venue et qu’ai-je fait ? Tristan ne devrait-il pas vivre au palais du roi Avec cent damoiseaux autour de lui, qui seraient de sa mesnie Et le serviraient pour être armés chevaliers ? Ne devrait-il pas, chevauchant par les cours et les baronnies, 31 FRANK MARTIN LE VIN HERBÉ Chercher soudées et aventures ? Mais pour moi il oublie toute chevalerie, exilé de la cour, Pourchassé dans ce bois, menant cette vie sauvage ! » 5e TABLEAU CHŒUR : ALTOS ET BASSES Elle entendit alors, sur les feuilles et les branches mortes, S’approcher le pas de Tristan. Elle vint à sa rencontre, comme à son ordinaire, Pour lui prendre ses armes : TRISTAN « Amie, c’est l’épée du roi Marc. Elle devait nous égorger, elle nous a épargnés. » 32 CHŒUR : ALTOS ET BASSES Iseut prit l’épée, en baisa la garde d’or ; Et Tristan vit qu’elle pleurait. TRISTAN Amie, si je pouvais faire accord avec le roi Marc ! S’il m’admettait à soutenir par bataille que jamais, Ni en fait ni en paroles, Je ne vous ai aimée d’amour coupable, Tout chevalier de son royaume, Depuis Lidan jusqu’à Durham, Qui m’oserait contredire Me trouverait armé en champ clos. Puis si le roi voulait souffrir de me garder en sa mesnie, Je le servirais à grand honneur Comme mon seigneur et mon père ; Et s’il préférait m’éloigner et vous garder, Je passerais en Frise ou en Bretagne, Avec Gorvenal comme seul compagnon. DEUXIÈME PARTIELA FORÊT DU MOROIS Mais partout où j’irais, reine, et toujours, je resterais vôtre. Iseut, je ne songerais pas à cette séparation, N’était la dure misère Que vous supportez pour moi depuis si longtemps, belle, En cette terre déserte. ISEUT Tristan, Qu’il vous souvienne de l’ermite Ogrin dans son bocage. Retournons vers lui, Et puissions-nous crier merci au puissant roi céleste, Tristan, ami. CHŒUR : ALTOS, TÉNORS ET BASSES Ils éveillèrent Gorvenal ; Iseut monta sur le cheval que Tristan conduisit par le frein, Et toute la nuit, traversant pour la dernière fois les bois aimés, Ils cheminèrent sans une parole. 33 TROISIÈME PARTIE LA MORT — 1er TABLEAU 34 CHŒUR : SOPRANOS & ALTOS Les amants ne pouvaient vivre Ni mourir l’un sans l’autre. Séparés, ce n’était pas la vie ni la mort, Mais la vie et la mort à la fois. Par les mers, les îles, et les pays, Tristan voulut fuir sa misère. Mais pendant trois années, nulle nouvelle Ne lui vint de la Cornouailles, nul ami, nul message. BARYTON SOLO Alors il crut qu’Iseut s’était déprise de lui et qu’elle l’oubliait. Et lorsqu’un jour le duc Hoël, père de son ami Kaherdin, Manda Tristan et lui dit : LE DUC HOËL « Ami, je ne saurais trop vous aimer, Car vous m’avez conservé cette terre. Je veux donc m’acquitter envers vous. Ma fille Iseut aux Blanches Mains Est née de ducs, de rois et de reines ; Prenez-la, je vous la donne. » TROISIÈME PARTIELA MORT BARYTON SOLO Tristan lui répondit : TRISTAN « Sire, je la prends. » CHŒUR Ah ! Seigneurs, pourquoi dit-il cette parole ? Mais pour cette parole, il mourut. 2e TABLEAU BARYTON SOLO Or, il advint que Tristan, Pour porter aide à son cher compagnon Kaherdin, Guerroya un baron nommé Bedalis. Il tomba dans une embuscade dressée Par Bedalis et ses frères. Tristan tua les sept frères. Mais lui-même fut blessé d’un coup de lance, Et la lance était empoisonnée. CHŒUR Les médecins vinrent en nombre, Mais nul ne sut le guérir du venin. Vainement ils battent et broient leurs racines, Cueillent des herbes, composent des breuvages : Tristan ne fait qu’empirer, Le venin s’épand par son corps, Il blêmit, et ses os commencent à se découvrir. ALTO SOLO Il sentit que sa vie se perdait. Il comprit qu’il fallait mourir. Alors il voulut revoir Iseut la Blonde. 35 FRANK MARTIN LE VIN HERBÉ CHŒUR : ALTOS & TÉNORS Mais comment aller vers elle ? Il est si faible que la mer le tuerait. Il se lamente, le venin l’angoisse. CHŒUR : ALTOS, TÉNORS Il attend la mort. ET BASSES 3e TABLEAU CHŒUR : TÉNORS ET BASSES Il manda Kaherdin en secret pour lui découvrir sa douleur. Il voulut que personne ne restât dans sa chambre, Hormis Kaherdin, Et même que nul ne se tînt dans les salles voisines. 36 CHŒUR : SOPRANOS ET ALTOS Iseut, sa femme, s’émerveilla en son cœur De cette étrange volonté. Elle en fut tout effrayée et voulut entendre l’entretien. Elle vint s’appuyer en dehors de la chambre, Contre la paroi qui touchait au lit de Tristan. Elle écoute. CHŒUR : TÉNORS ET BASSES Tristan rassemble ses forces, Il se redresse, s’appuie contre la muraille. Kaherdin s’assied près de lui, Et tous deux pleurent ensemble, doucement. TRISTAN Beau doux ami, je suis sur une terre étrangère, Où je n’ai ni parent ni ami, vous seul excepté ; Vous seul en cette contrée, m’avez donné joie et consolation. Je perds ma vie, je voudrais revoir Iseut la Blonde. TROISIÈME PARTIELA MORT Ah ! Si je savais un messager qui voulût aller vers elle... Kaherdin, je vous en requiers, Tentez pour moi cette aventure ! CHŒUR : TÉNORS ET BASSES Kaherdin voit Tristan pleurer, se plaindre ; Son cœur s’amollit de tendresse ; Il répond doucement, par amour : KAHERDIN Beau compagnon, Ne pleurez plus, je ferai tout votre désir. Certes, ami, pour l’amour de vous, Je me mettrais en aventure de mort. Nulle détresse, Nulle angoisse ne m’empêchera De faire selon mon pouvoir. Dites ce que vous voulez mander à la reine, Et je fais mes apprêts. TRISTAN Ami, soyez remercié. Prenez cet anneau : C’est une enseigne entre elle et moi. Dites-lui que mon cœur la salue ; Que seule, elle peut me porter réconfort ; Dites-lui que, si elle ne vient pas, je meurs ; Dites-lui qu’il lui souvienne de nos plaisirs passés, Et des grandes peines, et des grandes tristesses, et des joies, Et des douceurs de notre amour loyal et tendre ; Qu’il lui souvienne du breuvage Que nous bûmes ensemble sur la mer ; Ah ! c’est notre mort que nous y avons bue ! Qu’il lui souvienne du serment que je lui fis De n’aimer jamais qu’elle : j’ai tenu cette promesse. 37 FRANK MARTIN LE VIN HERBÉ CHŒUR Derrière la paroi, Iseut aux Blanches Mains entendit ces paroles ; Elle défaillit presque. TRISTAN Hâtez-vous, compagnon, et ramenez Iseut la Blonde ! Si vous tardez, vous ne me reverrez plus. Vous emmènerez ma belle nef ; Prenez avec vous deux voiles : Si vous ramenez la reine Iseut, Dressez au retour la voile blanche ; Et si vous ne la ramenez pas, cinglez avec la voile noire. Ami, je n’ai plus rien à vous dire : Que Dieu vous guide et vous ramène sain et sauf ! 4e TABLEAU 38 CHŒUR Écoutez, Seigneurs une aventure douloureuse, Pitoyable à tous ceux qui aiment ! Déjà Iseut approchait Déjà la falaise de Penmarch surgissait au loin Et la nef cinglait plus joyeuse. Un vent d’orage grandit tout à coup, Frappe droit contre la voile Et fait tourner la nef sur elle-même. Le vent fait rage, Les vagues profondes s’émeuvent, L’air s’épaissit en ténèbres, la mer noircit, La pluie s’abat en rafales, Haubans et boulines se rompent ; Les mariniers baissent la voile Et louvoient au gré de l’onde et du vent. Iseut s’écrie : TROISIÈME PARTIELA MORT ISEUT « Hélas ! chétive ! Hélas ! Dieu ne veut pas que je vive assez pour voir Tristan, mon ami, Une fois encor, une fois seulement : Il veut que je sois noyée en cette mer. Tristan, si je vous avais parlé une fois encor, Je me soucierais peu de mourir après. Ami, si je ne viens pas jusqu’à vous, C’est que Dieu ne le veut pas, et c’est ma pire douleur. Ma mort ne m’est rien : Puisque Dieu la veut, je l’accepte. Mais, ami, quand vous la saurez, vous mourrez, je le sais bien. Notre amour est de telle guise Que vous ne pouvez mourir sans moi ni moi sans vous. Je vois votre mort devant moi en même temps que la mienne. Hélas ! ami, j’ai failli à mon désir : Il était de mourir dans vos bras, D’être ensevelie en votre cercueil. Mais nous y avons failli. Je vais mourir seule et sans vous disparaître dans la mer. Peut-être vous ne saurez pas ma mort, Vous vivrez encor, attendant toujours que je vienne. Si Dieu le veut vous guérirez même. Ah ! Peut-être après moi, vous aimerez une autre femme. Vous aimerez Iseut aux Blanches Mains. Je ne sais ce qui sera de vous : Pour moi, ami, si je vous savais mort, Je ne vivrais guère après. Que Dieu nous accorde, ami, ou que je vous guérisse Ou que nous mourrions tous deux d’une même angoisse ! » CHŒUR Ainsi gémit la reine, tant que dura la tourmente. Mais après cinq jours l’orage s’apaisa. 39 FRANK MARTIN LE VIN HERBÉ Hélas ! presque aussitôt le calme suivit la tempête, La mer devint douce et toute plate, Le vent cessa de gonfler la voile Et les mariniers louvoyèrent vainement en amont et en aval. Au loin ils apercevaient les côtes de Bretagne, Mais la tempête avait emporté leur barque, En sorte qu’ils ne pouvaient atterrir. ALTO SOLO À la troisième nuit, Iseut songea qu’elle tenait en son giron La tête d’un grand sanglier qui honnissait sa robe de sang. Elle connut par là qu’elle ne reverrait plus son ami vivant. 5e TABLEAU 40 CHŒUR : SOPRANOS Tristan était trop faible, désormais, Pour veiller sur la falaise de Penmarch, Et depuis de longs jours, enfermé loin du rivage, Il pleurait pour Iseut qui ne venait pas. Dolent et las, il se plaint, soupire, s’agite ; Peu s’en faut qu’il ne meure de son désir. CHŒUR : SOPRANOS ET TÉNORS Enfin le vent fraîchit et la voile blanche apparut. CHŒUR Alors Iseut aux Blanches Mains se vengea. Elle vint vers le lit de Tristan et dit : ISEUT AUX BLANCHES MAINS : « Ami, Kaherdin arrive ! J’ai vu sa nef en mer : Elle avance à grand’ peine ; pourtant je l’ai reconnue ; Puisse-t-il apporter ce qui doit vous guérir. » TROISIÈME PARTIELA MORT CHŒUR : ALTOS ET BASSES Tristan tressaille : TRISTAN « Amie belle, vous êtes sûre que c’est sa nef ? Or dites-moi comment est la voile ! » ISEUT AUX BLANCHES MAINS Je l’ai bien vue, ils l’ont ouverte Et dressée très haut car ils ont peu de vent. Sachez qu’elle est toute noire. CHŒUR : ALTOS ET BASSES Tristan se tourna vers la muraille et dit : TRISTAN « Je ne puis retenir ma vie plus longtemps. » 41 CHŒUR : ALTOS ET BASSES Il dit trois fois : TRISTAN « Iseut, amie ! Iseut, amie ! Iseut, amie ! » CHŒUR : ALTOS ET BASSES À la quatrième fois, il rendit l’âme. CHŒUR Alors par la maison pleurèrent les chevaliers, Les compagnons de Tristan. Ils l’ôtèrent de son lit, l’étendirent sur un riche tapis, Et recouvrirent son corps d’un linceul. FRANK MARTIN LE VIN HERBÉ 6e TABLEAU CHŒUR Sur la mer le vent s’était levé Et frappait la voile en plein milieu. Il poussa la nef jusqu’à la terre. Iseut la Blonde débarqua. Elle entendit de grandes plaintes par les rues, Et les cloches sonner aux moustiers, aux chapelles. Elle demande aux gens du pays Pourquoi ces glas, pourquoi ces pleurs. Un vieillard lui dit : 42 BARYTON SOLO « Dame, nous avons une grande douleur. Tristan le franc, le preux est mort. Il était large aux besogneux, secourable aux souffrants. C’est le pire désastre qui soit jamais tombé sur le pays. » CHŒUR Dame, nous avons une grande douleur. Tristan est mort ! Tristan est mort ! Tristan le franc, le preux est mort. Tristan est mort ! Tristan est mort ! Il était large aux besogneux, secourable aux souffrants. Il était large aux besogneux, secourable aux souffrants. Tristan est mort ! C’est le pire désastre qui soit jamais tombé sur le pays. Tristan est mort ! Tristan est mort ! Tristan est mort ! MEZZO-SOPRANO SOLO Iseut l’entend, elle ne peut dire une parole. Elle monte vers le palais. Elle suit la rue, sa guimpe déliée. TROISIÈME PARTIELA MORT CHŒUR : ALTOS ET BASSES Les Bretons s’émerveillaient à la regarder ; CHŒUR Jamais ils n’avaient vu femme d’une telle beauté. Qui est-elle ? D’où vient-elle ? Auprès de Tristan, Iseut aux Blanches Mains, Affolée par le mal qu’elle avait causé, Poussait de grands cris sur le cadavre. L’autre Iseut entra et lui dit : ISEUT LA BLONDE « Dame, relevez-vous et laissez-moi approcher ! J’ai plus de droit à le pleurer que vous, croyez m’en. Je l’ai plus aimé. » CHŒUR Elle se tourna vers l’orient et pria Dieu. Puis elle découvrit un peu le corps, S’étendit près de lui tout le long de son ami, Lui baisa la bouche et la face et le serra étroitement, Corps contre corps, bouche contre bouche, Elle rend ainsi son âme. Elle mourut auprès de lui pour la douleur de son ami. 7e TABLEAU CHŒUR Quand le roi Marc apprit la mort des amants, Il franchit la mer et, venu en Bretagne, Fit ouvrer deux cercueils, L’un de calcédoine pour Iseut, l’autre de béryl pour Tristan. Il emporta sur sa nef, vers Tintagel, leurs corps aimés. Auprès d’une chapelle, à gauche et à droite de l’abside, Il les ensevelit en deux tombeaux. 43 FRANK MARTIN LE VIN HERBÉ Mais pendant la nuit, de la tombe de Tristan, Jaillit une ronce verte et feuillue, Aux forts rameaux, aux fleurs odorantes, Qui s’élevant par dessus la chapelle, S’enfonça dans la tombe d’Iseut. CHŒUR : TÉNORS ET BASSES Les gens du pays coupèrent la ronce. CHŒUR Au lendemain, elle renaît aussi verte, Aussi fleurie, aussi vivace, Et plonge encore au lit d’Iseut la Blonde. CHŒUR : TÉNORS ET BASSES Par trois fois ils voulurent la détruire, vainement. 44 CHŒUR Le roi Marc défendit de couper la ronce, désormais. ÉPILOGUE CHŒUR Seigneurs, les bons trouvères d’antan Béroul et Thomas, et Monseigneur Eilhart, et maître Gottfried, Ont conté ce conte pour tous ceux qui aiment, Non pour les autres. Ils vous mandent par moi leur salut. Ils saluent ceux qui sont pensifs et ceux qui sont heureux, Les mécontents et les désireux, ceux qui sont joyeux Et ceux qui sont troublés, tous les amants. Puissent-ils trouver ici consolation contre l’inconstance, Contre l’injustice, Contre le dépit, contre la peine, Contre tous les maux d’amour. © Universal Edition A.G., Wien, 1943, 1970 45 CAHIER de LECTURES Marie de France Le Lai du chèvrefeuille — Jacques Le Goff Tristan et Iseult, un mythe européen Denis de Rougemont D’amour & de mort Pierre Jonin Avant le philtre — Frank Martin À propos du Vin herbé Kerstin Schüssler-Bach Traces de Tristan TITRE COURANT 48 MARIE DE FRANCE (1154-1189) LE LAI DU CHÈVREFEUILLE Assez me plaît et bien le veut Du lai qu’on nomme chèvrefeuille, Que la vérité vous en conte, Comment fut fait, de quoi et dont. Plusieurs me l’ont conté et dit Et je l’ai trouvé par écrit, De Tristan et puis de la reine, De leur amour qui fut extrême Dont ils eurent mainte douleur, Puis en moururent en un jour. Le roi Marc était courroucé, Par Tristan son neveu fâché, De sa terre le congédia Pour la reine que Tristan aima. 49 MARIE DE FRANCE En sa contrée s’en est allé, En Sudgalles où était né. Un an y resta, tout entier, Sans en arrière retourner. Alors se mit en abandon De mort et de destruction. Ne vous étonnez nullement, Car qui aime loyalement Bien est dolent et attristé Quand il n’a plus sa volonté. Tristan est dolent et pensif, Pour ce s’émut de son pays. En Cornouailles va tout droit Là où la reine demeurait. En la forêt tout seul se mit, Car ne voulait pas qu’on le vît. À la vêprée, il en sortait, Le temps venu de s’héberger. Des paysans, des pauvres gens, Prenait la nuit hébergement. Les nouvelles leur demandait Du roi comme il se conduisait. Lui dirent qu’ils ont ouï Que les barons étaient bannis. À Tintagel doivent venir, Le roi y veut sa cour tenir. À Pentecôte y seront tous, Fête sera et gai séjour, Et la reine y viendra aussi. Tristan alors bien se réjouit, Car elle ne pourrait aller Sans que lui ne la voit passer. 50 LE LAI DU CHÈVREFEUILLE Le jour que le roi parti fut, Tristan est au bois revenu Sur le chemin où il savait Que la route passer devait. Un coudrier tailla parmi, Et tout carrément le fendit. Quand il a paré le bâton, De son couteau écrit son nom. Si la reine l’apercevait, Qui grande garde en prenait – Autrefois était advenu Qu’ainsi l’avait aperçu – De son ami bien connaîtra Le bâton quand elle verra. Ci fut la somme de l’écrit Qu’il lui avait mandé et dit: Qu’il a longtemps, tout cet été, Et attendu et séjourné Pour épier et pour savoir Comment il pourrait la revoir Car sans elle il n’a point de vie. De ces deux, il en fut ainsi Comme du chèvrefeuille était Qui au coudrier s’attachait : Quand il s’est enlacé et pris Et tout autour du fût s’est mis, Ensemble peuvent bien durer. Qui plus plus tard les veut détacher, Le coudrier tue vivement Et chèvrefeuille mêmement. « Belle amie, ainsi est de nous : Ni vous sans moi, ni moi sans vous ! » JACQUES LE GOFF TRISTAN & ISEULT UN MYTHE EUROPÉEN Si cette légende est devenue un mythe caractéristique de l’imaginaire européen, on l’a aussi souvent rapprochée soit du folklore universel, soit d’une légende d’origine persane. L’histoire persane de Wis et Ramin rappelle l’histoire du trio Marc, Tristan, Iseut. Mais l’essentiel de la légende semble bien provenir de la culture celtique et s’être diffusé à partir du XIIe siècle dans toute l’Europe chrétienne. Par ailleurs, si Tristan et Iseult sont des héros emblématiques du Moyen Âge, le couple est devenu l’incarnation de l’amour moderne et n’est en rien confiné à l’époque médiévale. [...] Tristan et Iseult offrent mieux que tout autre mythe l’image médiévale de la femme, celle du couple et celle d’un sentiment qui, à côté de la fidélité féodale, est sans doute le plus grand héritage de valeur affective que le Moyen Âge ait légué à l’Occident, l’amour courtois. Le mythe est contenu dans une série de textes, en général fragmentaires. L’ensemble comprend deux romans en vers, l’un écrit en Angleterre par Thomas en 1170-1173, et défini comme une version courtoise – il ne reste environ qu’un quart 52 UN MYTHE EUROPÉEN du texte –, l’autre, composé vers 1180 par un poète d’origine normande, Béroul, et dite version commune, dont il ne reste qu’un fragment de 4485 vers. S’y ajoutent trois nouvelles en vers : deux Folies de Tristan, appelées d’après l’endroit où l’on a découvert les manuscrits la Folie de Berne et la Folie d’Oxford ; la troisième est un lai de Marie de France, le Lai du chèvrefeuille. Il faut y ajouter la saga scandinave de Tristan et Iseult, composée par frère Robert sur ordre du roi Hakon IV de Norvège (1226). Le Tristan en proseest une réécriture vers 1230 du mythe de Tristan et Iseult sous la forme d’un très long roman, influencé par le Lancelot en prose: le récit se déroule à la fois à la cour du roi Marc et à celle du roi Arthur. Tristan devient un chevalier de la Table ronde et un quêteur du Graal. Très tôt, le mythe de Tristan et Iseult se répandit dans toute l’Europe chrétienne, et en dehors de la saga noroise déjà citée, il faut mentionner le roman d’Eilhart Oberg, du dernier quart du XIIe siècle, puis les adaptations, toujours en moyen haut allemand, composées entre 1200 et 1210 par Gottfried de Strasbourg et ses continuateur, Ulrich de Türheim et Heinrich de Freiberg. Vers 1300, un auteur anonyme a écrit en Angleterre, en moyen anglais, Sir Tristrem. On a trouvé dans la bibliothèque Riccardiana de Florence une version italienne en prose que l’on peut dater de la fin du XIIIe siècle, et qu’on a appelé Tristano Riccardiano. [...] Le mythe de Tristan et Iseult a profondément marqué l’imaginaire européen. L’image du couple et celle de l’amour en ont été très influencées. Le philtre est devenu le symbole du coup de foudre et de la fatalité de l’amour. L’histoire du trio a fortement lié l’amour passion à l’adultère. Enfin, le mythe a enraciné, dans l’imaginaire occidental, l’idée du lien fatal entre l’amour et la mort. Déjà Gottfried de Strasbourg, au XIIIe siècle, écrivait : « Ils ont beau être morts depuis longtemps, leurs noms charmants continuent de vivre, et leur mort vivra longtemps encore, à jamais, pour le bien de ce monde ; leur 53 JACQUES LE GOFF mort ne cessera d’être pour nous vivante et neuve [...]. Nous lirons leur vie, nous lirons leur mort, et ce nous sera plus doux que le pain. » On notera aussi le relatif effacement et la relative impuissance de Marc aussi bien en tant que mari qu’en tant que roi. Tristan et Iseut s’inscrivent dans une limitation du pouvoir conjugal et du pouvoir monarchique. Le mythe situe l’amour dans la marginalité sinon la rébellion. On s’est demandé si le mythe de Tristan et Iseult relève tout entier de la courtoisie ou y échappe au moins partiellement. Il semble bien que même dans la version courtoise les aspects discourtois marquent le mythe de Tristan et Iseult. Christiane Marchello-Nizia a souligné que l’histoire se situe en dehors de l’éthique courtoise dans les relations entre le chevalier et sa dame. « La dame courtoise a d’abord cette fonction civilisatrice ; elle intègre le jeune homme à la société féodale, lui en fait partager les valeurs. [...] Or, l’histoire de Tristan apparaît, bien au contraire, comme une série de renoncements, comme une marginalisation progressive, aboutissant à la mort. Il faut examiner dans cette perspective les déguisements de Tristan : contrairement à la dame courtoise qui incite à l’exploit des armes, l’amour qu’il porte à Iseult excite chez Tristan non les facultés guerrières mais la ruse et l’affabulation. » L’intérêt pour le mythe de Tristan et Iseult passionne toujours l’imaginaire des hommes et des femmes des XVe et XVIe siècles. Au milieu du XVe siècle, le poète anglais Malory compose un Tristam de Lyone qui connaît un grand succès. Au XVIe siècle, des ballades danoises sont consacrées à la légende. L’Allemand Hans Sachs écrit en 1553 un Tristan mit Isolde. En 1580 paraît un Tristan et Iseult en serbo-croate. Après l’effacement des XVIIe et XVIIIe siècles, le mythe connaît l’habituelle renaissance romantique. Schlegel compose en 1800 un Tristan inachevé ; Walter Scott édite en 1804 Sir Tristrem ; une saga de Tristran est publiée en 1831 en finlandais. 54 UN MYTHE EUROPÉEN La renaissance et la diffusion du mythe sont liées en France à l’activité érudite du XIXe siècle. Francisque Michel édite de 1835 à 1839 le corpus des romans de Tristan en vers. En 1900, Joseph Bédier publie une reconstitution moderne du corpus tristanien sous le titre Le Roman de Tristan et Iseult, et touche un vaste public avec ce qu’il appelle lui-même « une belle histoire d’amour et de mort ». Extrait de Héros et merveilles du Moyen Âge © Éditions du Seuil, 2005 DENIS DE ROUGEMONT D’amour & de mort « Seigneurs, vous plaît-il d’entendre un beau conte d’amour et de mort ?... » Rien au monde ne saurait nous plaire davantage. À tel point que ce début du Tristan de Bédier doit passer pour le type idéal de la première phrase d’un roman. C’est le trait d’un art infaillible qui nous jette dès le seuil du conte dans l’état passionné d’attente où naît l’illusion romanesque. D’où vient ce charme ? Et quelles complicités cet artifice de rhétorique profonde sait-il rejoindre dans nos cœurs ? Que l’accord d’amour et de mort soit celui qui émeuve en nous les résonances les plus profondes, c’est un fait qu’établit à première vue le succès prodigieux du roman. Il est d’autres raisons, plus secrètes, d’y voir comme une définition de la conscience occidentale. Amour et mort, amour mortel : si ce n’est pas toute la poésie, c’est du moins tout ce qu’il y a de plus populaire, tout ce qu’il y a d’universellement émouvant dans nos littératures ; et dans nos plus vieilles légendes, et dans nos plus belles chansons. L’amour heureux n’a pas d’histoire. Il n’est de roman que de l’amour mortel, c’est-à-dire de l’amour menacé et condamné par la vie même. Ce qui exalte le lyrisme... Ce n’est pas le plaisir des sens, ni la paix féconde du couple. C’est moins l’amour comblé que la passion d’amour. Et passion signifie souffrance. Voilà le fait fondamental. [...] 56 D’AMOUR & DE MORT Dans « passion », nous ne sentons plus « ce qui souffre » mais « ce qui est passionnant ». Et pourtant, la passion d’amour signifie, de fait, un malheur. La société où nous vivons et dont les mœurs n’ont guère changé, sous ce rapport, depuis des siècles, réduit l’amour-passion, neuf fois sur dix, à revêtir la forme de l’adultère. Et j’entends bien que les amants invoqueront tous les cas d’exception, mais la statistique est cruelle : elle réfute notre poésie. [...] Passion veut dire souffrance, chose subie, prépondératrice du destin sur la personne libre et responsable. Aimer l’amour plus que l’objet de l’amour, aimer la passion pour elle-même, de l’amabam amare d’Augustin jusqu’au romantisme moderne, c’est aimer et chercher la souffrance. Amour-passion : désir de ce qui nous blesse, et nous anéantit par son triomphe. C’est un secret dont l’Occident n’a jamais toléré l’aveu, et qu’il n’a pas cessé de refouler, – de préserver ! Il en est peu de plus tragiques, et sa persistance nous invite à porter sur l’avenir de l’Europe un jugement très pessimiste. [...] Le succès prodigieux du Roman de Tristan révèle en nous, que nous le voulions ou non, une préférence intime pour le malheur. Que ce malheur, selon la force de notre âme, soit la « délicieuse tristesse » et le spleen de la décadence, ou la souffrance qui transfigure, ou le défi que l’esprit jette au monde, ce que nous cherchons, c’est ce qui peut nous exalter jusqu’à nous faire accéder, malgré nous, à la « vraie vie » dont parlent les poètes. Mais cette « vraie vie », c’est la vie impossible. Ce ciel aux nuées exaltées, crépuscule empourpré d’héroïsme, n’annonce pas le Jour mais la Nuit ! La « vraie vie est ailleurs » dit Rimbaud. Elle n’est qu’un des noms de la Mort, le seul nom par lequel nous osions l’appeler – tout en feignant de la repousser. Extrait de L’Amour et l’Occident © Librairie Plon, 1939 PIERRE JONIN AVANT LE PHILTRE Tristan était encore très jeune lorsqu’il a perdu ses parents. Confié à son oncle le roi Marc de Cornouailles, il est formé par Governal qui est à la fois son maître et son écuyer. La Cornouailles était alors tenue de payer périodiquement un tribut humain (plusieurs centaines de jeunes gens) au roi d’Irlande. Le géant Morhout, frère de la reine d’Irlande, venait à date fixe réclamer le tribut. Cette sujétion ne devait cesser qu’au jour où un chevalier cornouaillais triompherait du Morhout en combat singulier. Aucun n’y était parvenu. Tristan, dès qu’il a été en âge de prendre les armes, s’est proposé comme champion de Cornouailles. Après un combat très dur, il porte au Morhout un coup mortel sur le crâne, dans lequel il laisse d’ailleurs un fragment de son épée. Mais luimême est très gravement touché et personne ne réussit à guérir ses blessures qui empirent dangereusement. Tristan confie alors ses jours à une barque qui sera abandonnée au gré des flots. Le vent la pousse jusqu’en Irlande où Tristan, devenu l’ennemi national puisqu’il a tué le Morhout, n’a pas intérêt à être reconnu. Il se fait donc appeler Tantris et est conduit jusqu’à la reine mère Iseut qui bénéficie d’exceptionnels talents de guérisseuse. Elle soigne longtemps Tristan avec l’aide de sa fille Iseult la blonde. 58 AVANT LE PHILTRE Puis, rétabli, le jeune héros retourne à la cour de son oncle. Là, les seigneurs jaloux de la gloire de Tristan harcèlent le roi Marc pour qu’il prenne une épouse et ait un héritier qui enlèvera à Tristan ses droits à la succession. De guerre lasse, Marc se résout au mariage le jour où deux hirondelles, entrées par la fenêtre ouverte, déposent sur sa coupe un cheveu blond et doré. Il n’épousera que la jeune fille à qui appartient ce cheveu. Tristan s’offre à la découvrir. Dans ce but, il retourne en Irlande. L’île vit alors dans la terreur, car ses habitants sont les victimes d’un terrible dragon qui brûle et détruit tout sur son passage. À peine Tristan vientil de l’apprendre que le dragon surgit et se précipite sur lui. Il enfonce son épée dans la gueule du dragon qui s’effondre. Tristan lui coupe la langue et la conserve dans ses bottes comme témoignage de sa victoire. Mais sous le double effet des flammes vomies par le dragon et de sa langue empoisonnée, il s’abat évanoui peu après. Dans la suite, il est soigné par Iseut et sa mère qui le guérissent. Mais elles découvrent aussi, grâce à la brèche de l’épée, que Tantris et Tristan ne sont qu’un seul homme et que cet homme est le meurtrier du Morhout. Tristan connaît alors des moments difficiles. Mais en apprenant qu’il vient chercher la jeune fille pour en faire la reine de Cornouailles, la mère et la fille s’apaisent. La mère, dont on sait les talents médicaux, prépare pour sa fille et son futur époux le roi Marc, un breuvage magique qui doit leur assurer un amour que rien ne pourra briser. La reine d’Irlande confie le philtre contenu dans un barillet à la suivante d’Iseut, Brangien, qui doit accompagner sa maîtresse en Cornouailles... Extrait de l’introduction au Roman de Tristan de Béroul © Honoré Champion éditeur, 1974 FRANK MARTIN À propos du Vin herbé Mais venons-en au Vin herbé. Si j’ai insisté sur le fait que le sens intime est seule et ultime preuve de l’aboutissement et non pas l’obéissance à certaines lois techniques, c’est que je parle dans cette œuvre un langage musical dont les oreilles de certaines personnes ont peine à s’accommoder; ces personnes ont peine à croire qu’il y a là autre chose que pur jeu intellectuel, obéissance voulue à certaine règles arbitraires. Je tiens donc à dire que si, jusqu’à un certain point, j’ai obéi à des règles arbitraires, je ne l’ai jamais fait qu’en les considérant comme une source d’enrichissement et de renouvellement, mais que jamais l’obéissance à ces règles ne m’a paru suffisante en soi. Toute règle, du reste, n’a d’autre vue que l’enrichissement du style, aussi bien les règles classiques de l’harmonie et du contrepoint que toute règle nouvelle que l’on peut s’imposer. L’obéissance à des règles de style n’est qu’une élégance, un plaisir de l’esprit, qui ne fait preuve d’aucune valeur et n’emporte aucune conviction. Je ne parlerai donc pas du langage musical employé dans le Vin herbé, ni des règles dont il découle. C’est là matière de séminaire et qu’il faudrait approfondir. Mais je voudrais vous dire en deux mots pourquoi j’ai écrit cette pièce et pourquoi je l’ai écrite ainsi. 60 À PROPOS DU VIN HERBÉ Je me trouvais, au printemps 1938, en disponibilité, n’ayant rien d’important en vue, mais l’esprit orienté vers le mythe de Tristan et Iseut. J’étais en outre impressionné par la lecture du roman de Charles Morgan, Sparkenbroke, qui est tout imprégné de ce mythe. À ce moment, Robert Blum me demande d’écrire, pour son Madrigalchor, une pièce d’une demi-heure environ, pour douze voix de solistes et quelques instruments. Les voix devaient être traitées soit en solo, soit en chœur, soit encore en groupes de solistes. J’avais la liste des chanteurs avec les caractéristiques de leurs diverses voix. Plein de mon idée de Tristan, je repris le texte de Bédier et je vis que je ne pourrais trouver texte plus approprié à mon dessein. Le quatrième chapitre du roman, le Philtre, faisait un tout complet en lui-même, d’une longueur exacte pour la demi-heure qui m’était accordée, ménageant à souhait des ensembles et des solos. La partie instrumentale devait rester sinon secondaire, du moins modeste, comme un décor dans une pièce de théâtre. Ayant eu à me servir du chœur, j’eus l’idée de lui faire dire une bonne partie du récit, et de lui faire accompagner, en second plan, quelques grands solos, en particulier de Brangien, qui exprime la force inéluctable de la fatalité. De lui-même, le texte se divisa en tableaux qui déterminèrent des forces musicales concises et par là plus facilement saisissables. C’est ainsi que le Vin herbé trouva ses moyens et sa forme. Le texte de Bédier, comme je crois aucune autre prose, me servit et me porta par son sens extraordinaire du rythme, des proportions et du juste mouvement psychologique. Je pus le prendre intégralement, sans changement, ce qui est une preuve non équivoque de son extrême perfection. Par la suite, je me suis décidé à ajouter à ce chapitre deux autres chapitres, celui où, dans la forêt du Morois, les amants décident de se séparer et celui de la Mort, afin que mon œuvre trouve une forme plus complète et embrasse toute l’aventure tragique, afin qu’elle suffise pour une soirée et qu’on la puis61 FRANK MARTIN se donner seule. J’ai estimé nécessaire à l’atmosphère de ce conte d’amour et de mort une durée plus grande, et nécessaire aussi que l’amour n’y soit pas seul représenté, mais que la mort y apporte sa paix, après toutes les joies et les angoisses de la passion. Pour créer un cadre à l’ensemble, j’ai introduit au début le prologue du roman de Bédier, ainsi que l’épilogue qui, après la mort des amants, rejette l’aventure dans un passé fabuleux tout en la liant à nos sentiments les plus actuels. Extrait d’une conférence donnée à l’occasion de la première du Vin herbé par le Madrigalchor de Zurich en 1941 Publié dans le programme du Vin herbé représenté au Grand Théâtre de Genève en 1982 KERSTIN SCHÜSSLER-BACH TRACES DE TRISTAN À Braunschweig, en mai 1943, a lieu la création allemande du Vin herbé, en concert, sous le titre de Der Zaubertrank [Le Philtre magique]. Le compositeur suisse Frank Martin n’est pas venu assister à cette première, pour des raisons politiques. Dans le public se trouve un jeune homme de seize ans, qui s’appelle Hans Werner Henze, et qui est profondément impressionné par la sévère beauté de cette musique. Complètement fasciné par l’adaptation de Frank Martin de la légende de Tristan et Iseut, il se met à composer lui-même un opéra. Henze rejeta rapidement cette œuvre de jeunesse, mais sans jamais renier son admiration pour Le Vin herbé. D’autres compositeurs déjà confirmés – tels que Benjamin Britten et Goffredo Petrassi – découvrent l’œuvre exigeante de Martin et témoignent d’un respect confraternel au compositeur à peine connu jusqu’alors. D’un seul coup, le nom de Frank Martin est sur toutes les lèvres. Les réductions pour piano de l’œuvre s’arrachent chez son éditeur. Début 1944, l’Opéra de Vienne en prépare une production scénique, qui sera annulée au dernier moment par le ministère de la Propagande : sans doute la légende d’amour courtois n’avait pas d’utilité stratégique. 63 KERSTIN SCHÜSSLER-BACH Martin pouvait attendre. Comme il avait longtemps attendu de percer sur la scène internationale. Le compositeur genevois avait déjà 48 ans quand il trouva, en travaillant sur Le Vin herbé, sa propre écriture d’une singulière originalité ; selon ses propres mots : « ma première œuvre importante, dans laquelle j’ai parlé mon propre langage » et qui lui resta plus tard « particulièrement chère » : « C’est une des ces œuvres à laquelle je me suis donné complètement, dans laquelle j’ai pu enfin mettre tous les rêves et toutes les passions de ma jeunesse. » Une œuvre-clef donc, tant sur le plan personnel qu’esthétique. Avec elle, Martin perfectionna son style, qu’il polissait depuis les années trente : un séduisant mélange de l’enseignement dodécaphonique de Schönberg et de l’antique tonalité. Sa musique accomplit le tour de force de sonner à la fois austère et colorée. Dans Le Vin herbé, les séries de douze sons se mêlent à des éléments tonaux, qui donnent à l’auditeur une orientation, par exemple par des successions d’accords de tierce. Par ce style personnel, le compositeur suisse se tient hors de toute mode. Néanmoins, il n’a jamais été isolé : ses œuvres de musique sacrée notamment sont beaucoup données en Allemagne. Dans les cercles avant-gardistes de Darmstadt et de Donaueschingen, il n’est évidemment pas admis. Quand, en 1950, il devient professeur de composition au Conservatoire supérieur de musique de Cologne, son élève Karlheinz Stockhausen essaye sans détours mais en vain de le convertir à la cause de la musique nouvelle. Jusqu’à aujourd’hui, Le Vin herbéest entouré d’une aura de « chef-d’œuvre confidentiel » : un vrai philtre magique, d’une pureté cristalline, une mise en musique de Tristan selon sa propre inspiration, certes à l’opposé des délices ensorcelants de Wagner, mais pas moins suggestif. D’emblée l’instrumentation dépouillée – sept instruments à cordes et un piano – s’oppose à l’éclat sonore des flots de l’orchestre wagnérien. Seuls interviennent de rares 64 TRACES DE TRISTAN instruments en soliste, commentant, dépeignant ou illustrant l’action, comme le mouvement des vagues ou le balancement du bateau. Pour Frank Martin, il était naturellement tout à fait clair qu’avec le sujet du Vin herbé, il s’exposait à une comparaison directe avec Wagner. Mais il savait aussi bien que cette confrontation ne pouvait conduire qu’à une impasse – les conceptions étant trop différentes. Certes il avait été, jeune homme de dix-huit ans, bouleversé par une représentation du Tristan de Wagner, comme il convient après une première prise de cette drogue musicale. Mais le monde sensible propre au fils d’un pasteur calviniste était d’un tout autre caractère : l’intérêt pour les sciences naturelles, la religiosité profonde et, ce qui n’est pas le moins important, la lumière d’une pureté « typiquement romane » avaient formé les bases de Frank Martin. Son Vin herbé n’est pas cette tentative consciente de faire un « anti-Tristan » à quoi on a souvent réduit cette œuvre inclassable. Après tout, Wagner n’a aucun monopole sur un sujet légendaire qui a été lu avec au moins autant d’intensité en France qu’en Allemagne. Déjà par le choix de son texte et modèle, Martin se démarque clairement : sa source est le roman de Joseph Bédier, publié en 1900, Tristan et Iseut, qu’il connaissait depuis sa jeunesse et qu’il reprit quand il se sentit « spirituellement prêt pour le mythe ». Une autre expérience de lecture, qui l’avait « fortement touché », fut l’étincelle initiale : Sparkenbroke, roman imprégné par les thèmes du désir, de l’art et de la mort, de Charles Morgan, écrivain britannique lu surtout en France et aux Pays-Bas. Mais comme matériau pour son texte, Martin utilisa exclusivement des citations littérales de Bédier. Professeur de philologie romane à la Sorbonne, Bédier avait exploré les sources médiévales des trouvères et des troubadours tels que Thomas de Bretagne, Gottfried de Strasbourg et Béroul. Bédier purifia la légende de Tristan de l’érotique sacrale de la mort qui jusqu’alors avait également 65 KERSTIN SCHÜSSLER-BACH inspiré les poètes décadents français. Sa sobriété et sa fidélité aux sources marquèrent un tournant dans la perception de ce mythe en France. Debussy également projetait d’écrire un Tristan d’après Joseph Bédier, et pour Frank Martin, le parallèle aurait été beaucoup plus périlleux qu’une comparaison avec Wagner qui lui était infiniment éloigné. S’il est un modèle au Vin herbé, il est sans doute plutôt à rechercher du côté de Pelléas et Mélisande. Les deux compositeurs se ressemblent surtout par le traitement de la langue : comme dans un récitatif, ils attribuent à chaque syllabe une note et se démarquent ainsi consciemment des « ornementations opératiques ». De plus, sur le plan mélodique, la voix se meut le plus souvent dans des intervalles réduits. Une déclamation française raffinée du texte qui ne plaît pas évidemment pas à tous les amateurs d’opéra : plus d’un fan de « belles mélodies » avait eu l’appétit coupé à Pelléas et Mélisande. Le Vin herbéoffrit également aux fétichistes de la voix quelques noix vertes et pas mûres : une action très fragmentée, des personnages au profil hiératique, une absence d’airs, et surtout un type de narration plus épique que dramatique. Pas de miracle – Le Vin herbé, après tout, n’est pas un opéra, Martin l’a expressément défini comme un « oratorio profane ». La création en concert eut lieu le 28 mai 1942 par le chœur Madrigal de Zurich qui avait commandé l’œuvre. Trois ans auparavant, cet ensemble avait porté la première partie sur les fonts baptismaux, avant que l’œuvre, petit à petit, s’élargisse en trois parties et embrasse finalement les épisodes essentiels de la légende de Tristan : le voyage de la fiancée Iseut vers le roi Marc, la présentation du philtre magique, l’alliance fatale entre Tristan et Iseut, la séparation des amants, la blessure mortelle de Tristan et son désir pour Iseut absente, dont le bateau arrivera trop tard pour retrouver l’amant encore vie. Pour qui connaît l’essentiel de la légende dans la version wagnérienne, de nombreuses différences sont remarquables : 66 TRACES DE TRISTAN Branghien veille sur le philtre, mais ce n’est pas elle, mais une servante qui l’offre, non sur ordre d’Iseut, mais sans intention de nuire. Le couple d’amants réussit à fuir dans la forêt où ils vivent chastement jusqu’à ce que le roi Marc les retrouve. Et on retrouve la seconde Iseut des sources médiévales, supprimée par Wagner : Iseut aux Blanches Mains appelé ainsi pour la différencier de Iseut la Blonde qui règne sur le cœur de Tristan. Tristan épouse cette « fausse Iseut » alors qu’il se croit oublié de sa bien-aimée. C’est elle qui, pour se venger, lui cache l’arrivée d’Iseut la Blonde et, ainsi, le prive de sa force vitale. À la fin, il n’y a pas de mort d’amour de Iseut mais une métaphore de la nature pour exprimer une union indissoluble. Au milieu de son travail sur Le Vin herbé, Martin a fait la douloureuse expérience de l’amour traversé par la mort : en 1939, sa deuxième femme, Irène, meurt. Le compositeur, père de quatre enfants, rechercha la consolation dans le travail. Plus tard, il avoua à un ami : « Pendant ces dix ans, entre la cinquantaine et la soixantaine, j’avais le sentiment... comment dirais-je... de vivre sur un pied d’amitié avec la mort. » Il reprit goût à la vie grâce à l’amour d’une de ses anciennes élèves, Maria Boeke, qui avait déjà accompagné la création du Vin herbé. Jusqu’à aujourd’hui, Maria Martin s’est consacrée infatigablement à l’œuvre de son mari. Le Moyen Âge fascinait Frank Martin : régulièrement, il eut recours pour la composition de ses œuvres à d’authentiques textes médiévaux. Le récit de Tristan travaillé par Bédier s’adresse directement au public, comme les épopées des Minnesänger – une figure de style reprise dans le prologue et l’épilogue composés par Martin. Ce rapport à une tonalité légendaire médiévale laisse également des traces dans la musique : la large renonciation à la polyphonie, l’emploi des points d’orgues, la psalmodie du texte respirent l’archaïsme de vieilles gravures sur bois. Par ailleurs, Le Vin herbérepose sur une conception dramaturgique étonnamment moderne, anti-romantique et anti-psychologique : la narration organise, 67 KERSTIN SCHÜSSLER-BACH presque à la manière de Brecht, une distanciation non seulement entre l’auditeur et l’action, mais aussi entre les interprètes et leurs rôles. [...] Mettre en scène Le Vin herbéa toujours suscité l’opposition sceptique du compositeur. Mais, la création scénique au Festival de Salzbourg en 1948, dirigée par Ferenc Fricsay et mise en scène par Oscar Fritz Schuh fut une telle réussite que de nombreux théâtre, notamment dans les pays germaniques, suivirent l’exemple. Dans le cours de sa longue vie, Frank Martin se vit finalement opposer le paradoxe que son oratorio épique s’affirmait bien et avec vitalité comme une œuvre réellement scénique. Pourtant, Le Vin herbé est malheureusement resté une œuvre pour connaisseurs. Son regard est tourné vers l’intérieur, mais d’une intensité aiguë. Et ses gestes étouffés ne sont pas à confondre avec une aride froideur. Ici, ascèse ne signifie pas absurdité. Pour les interprètes d’Iseut, Martin recherchait à l’occasion d’un enregistrement, « de la chaleur et de la passion ». Cela n’est pas seulement nécessaire pour le malheur et la tristesse d’Isolde, mais aussi pour le sentiment de culpabilité de Branghien ou pour la mort de Tristan – scènes d’une grandeur tranquille et d’une concentration à couper le souffle. Dépassées seulement peut-être dans le grandiose par le cri du chœur – « Tristan est mort » – où les voix solistes se détachent soudain du collectif pour exprimer la tristesse individuelle. Martin est économe dans les moyens de son authenticité expressive. Dans son Tristan, l’auditeur ne se noiera pas, ne sombrera pas. Mais les « rêves et les passions de la jeunesse », que ce solitaire avait saisie dans sa musique sont aussi clairement ceux de l’amour. Texte original publié dans le programme du Vin herbé donné à la Ruhr Triennale 2007 (Traduit de l’allemand par Jean Spenlehauer) CARNET de NOTES Frank Martin Repères biographiques & Notice bibliographique — Le Vin herbé Orientations discographiques FRANK MARTIN REPÈRES BIOGRAPHIQUES 1890. Naissance à Genève, le 15 septembre. Il est le dixième enfant d’un pasteur, issue d’une vieille famille protestante originaire de la Drôme et installée dans la cité de Calvin depuis 1750. 1903. Une audition de la Passion selon saint Matthieu de Bach lui fait une profonde impression et éveille sa vocation musicale. 1908. Il achève ses études classiques à Genève et poursuit des études en sciences naturelles et en mathématiques. 1910. Il décide de se consacrer intégralement à la musique. Il étudie l’harmonie, la composition et l’orchestration. Son professeur est le compositeur genevois Joseph Lauber qui le forme dans le respect des traditions des grands maîtres allemands, au premier rang desquels Jean-Sébastien Bach. 1911. Création à Vevey des Trois Poèmes païenspour baryton et orchestre, sur des textes de Leconte de Lisle. 1918. S’installe à Zurich où il réside pendant deux ans. 1921-1925. Séjourne à Rome, à Genève, puis à Paris. Se réinstalle à Genève où il s’inscrit à l’Institut Jaques-Dalcroze et fonde avec quelques amis la Société de Musique de chambre dont il fait partie en tant que pianiste et claveciniste. 70 FRANK MARTIN REPÈRES BIOGRAPHIQUES 1928. Il est nommé professeur à l’Institut Jaques-Dalcroze où durant dix années il enseigne l’improvisation et le rythme. 1931. Intègre le Comité de l’Association des Musiciens suisses qu’il présidera de 1942 à 1946. 1932. Il se familiarise avec la théorie dodécaphonique d’Arnold Schoenberg, qu’il utilisera sans jamais renier pour autant le sens tonal de la musique, c’est-à-dire les rapports hiérarchiques entre les notes. 1933. Création à Genève de La Nique à Satan , spectacle populaire pour solistes, chœur et orchestre. Nommé directeur du Technicum moderne de musique nouvellement fondé à Genève. Il y enseigne l’harmonie, la composition et la musique de chambre jusqu’en 1939. 1934. Début de sa correspondance avec le chef Ernest Ansermet qui, jusqu’à sa mort en 1969, sera son ami et son compagnon de route artistique. 1936. Création du Premier concerto pour piano et orchestresous la direction d’Ernest Ansermet avec Walter Gieseking. 1939. Pour consacrer tout son temps à la composition, il décide de limiter ses activités d’enseignement, se limitant à l’enseignement de la musique de chambre au Conservatoire de Genève. 1943. Création à Gstaad des Six monologues de Jedermann, sur des textes d’Hugo von Hofmannsthal. 71 FRANK MARTIN REPÈRES BIOGRAPHIQUES 1946. Création de la Petite Symphonie concertantesous la direction de Paul Sacher à Zurich. 1946. S’installe en Hollande, à Amsterdam où il vivra dix ans, avant de se fixer définitivement à Naarden. 1949. Création à Genève de son oratorio Golgotha. 1950. Nommé professeur de composition à la Staatliche Hochschule für Musik de Cologne. Il y enseignera jusqu’en 1957. Parmi ses élèves, un certain Karlheinz Stockhausen. 1952. Création à Bâle du Concerto de violon, sous la direction de Paul Sacher, avec Hans Heinz Schneeberger. 1956. Création de son opéra La Tempête, d’après Shakespeare, à l’Opéra de Vienne, sous la direction d’Ernest Ansermet avec, entre autres, Christa Ludwig, Eberhard Waechter et Anton Dermota. 1960. Création de Drey Minnelieder, sur des textes allemands du Moyen Âge. Création du Mystère de la nativité au festival de Salzbourg, sous la direction de Heinz Wallberg, dans une mise en scène de Margarita Wallmann. 1963. Création de Monsieur Pourceaugnac, comédie en musique d’après Molière, sous la direction d’Ernest Ansermet au Grand Théâtre de Genève. 72 FRANK MARTIN REPÈRES BIOGRAPHIQUES 1964. Création à Genève des Quatre Éléments, études symphoniques pour grand orchestre, avec l’Orchestre de la Suisse romande sous la direction d’Ernest Ansermet. Création à Rome de Pilate, oratorio breve. 1967. Création à Bâle du Concerto pour violoncelle, sous la direction de Paul Sacher, avec Pierre Fournier. 1973. Dirige la création de son Requiem à la cathédrale de Lausanne. 1974. Travaille à sa dernière cantate, Et la vie l’emporta. Sa mort survient le 21 novembre. Pour en savoir plus, deux sites internet : www.musinfo.ch www.frankmartin.org 73 FRANK MARTIN NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE Sur le compositeur BERNARD MARTIN. Frank Martin ou la réalité du rêve, éditions de la Baconnière, Neuchâtel, 1973. FRANK MARTIN & J EAN-CLAUDE PIGUET. Entretiens sur la musique, éditions de la Baconnière, Neuchâtel, 1967. Un compositeur médite sur son art, Frank Martin. Écrits et pensées recueillis par Maria Martin, éditions de la Baconnière, Payot, Neuchâtel, Paris, 1977. À propos de...Commentaires de FRANK MARTIN sur ses œuvres, publiés par Maria Martin, éditions de la Baconnière, Neuchâtel, 1984. FRANK MARTIN – E RNEST ANSERMET. Correspondance 1934-1968, établie par Jean-Claude Piguet, éditions de la Baconnière, Neuchâtel, 1976. Sur la légende médiévale Tristan & Yseut, Les premières versions européennes. Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1995. 74 LE VIN HERBÉ ORIENTATIONS DISCOGRAPHIQUES VICTOR DESARZENS Membres de l’Orchestre municipal de Winterthur Frank Martin (piano) Nata Tuscher (Iseut la Blonde), Adrienne Comte (Branghien), Hélène Morath (Iseut aux Blanches Mains), Marie-Lise de Montmollin (La Mère d’Iseut), Eric Tappy (Tristan), Hans Jonelli (Kaherdin), Heinz Rehfuss (Le Roi Marc), André Vessières (Le Duc Hoël), Basia Resitchitzka (soprano), Vera Diakoff (alto), Oleg de Nyzanowskyi (ténor), Derrik Olsen (basse) 1961 – Jecklin Disco DANIEL REUSS RIAS Kammerchor & Scharoun Ensemble de Berlin Sandrine Piau (Iseut la Blonde), Jutta Böhnert (Branghien), Hildegard Wiedemann (Iseut aux Blanches Mains), Ulrike Bartsch (La Mère d’Iseut), Steve Davislim (Tristan), Joachim Buhrmann (Kaherdin), Jonathan E. de la Paz Zaens (Le Roi Marc), Roland Hartmann (Le Duc Hoël) 2007 – Harmonia Mundi 75 Chargé d’édition Jean Spenlehauer Remerciements Kerstin Schüssler-Bach Ruhr Triennale Brigitte Rax Conception & Réalisation Brigitte Rax / Clémence Hiver Impression Imprimerie Lussaud Opéra national de Lyon Saison 2008/09 Directeur général Serge Dorny OPÉRA NATIONAL DE LYON Place de la Comédie 69001 Lyon Renseignements & Réservation 0.826.305.325 (0,15 e/mn) www.opera-lyon.com L’Opéra national de Lyon est conventionné par le ministère de la Culture et de la Communication, la Ville de Lyon, le conseil régional Rhône-Alpes et le conseil général du Rhône. Pour la présente édition © Opéra national de Lyon, 2009 ACHEVÉ d’IMPRIMER dans les premiers jours de l’année 2009 pour les représentations du Vin Herbé au Studio Lumière 1, à Villeurbanne dans une mise en scène de Willy Decker & sous la direction musicale de Friedemann Layer ISBN 978-2-849560-38-3 Dépôt légal : janvier 2009