feliciano mejia hidalgo le cercle de feu

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feliciano mejia hidalgo le cercle de feu
FELICIANO MEJIA HIDALGO
LE CERCLE DE FEU
Traduit en français par
ATHANASE VANTCHEV DE THRACY
EDITIONS INSTITUT CULTUREL DE
SOLENZARA
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FELICIANO MEJIA HIDALGO, de nationalité péruvienne et
française, est né en Abancay, Apurímac, Pérou, le 9 février 1948. Il fait
l’école primaire à Andahuaylas et Chincheros, dans la montagne
péruvienne, et à Ciudad de Dios et Surquillo à Lima. Il poursuit ses études
secondaires à Barrios Altos de Lima. Il commence ses études supérieures
de langue et littérature à l'Universidad Mayor de San Marcos de Lima et les
continue à l'Université de Toulouse Le-Mirail (doctorat de littérature
hispano-américaine), à la Sorbonne (histoire) et à Caen.
Les premières
poésies de Féliciano Mejia Hidalgo paraissent en 1969 dans le supplément
dominical d'El Comercio et ses premiers contes en 1973 dans le supplément
dominical du quotidien Correo, où il travaille comme journaliste de la
rubrique culturelle.
Ses poèmes sont traduits pour la première fois en français par le poète
belge Marcel Hennart (1971). Son ouvrage Tiro de Gracia (Coup de grâce)
est traduit en néerlandais par Marjolin Hohberguer et publié à Amsterdam
en 1983. Son recueil de poésies Cercle de Feu est adapté en français par
Marie Laffranque (1995), puis par le poète Athanase Vantchev de Thracy
(2010).
Ouvrages publiés : Poèmes rationnels (Prix des jeux floraux de
l'Universidad Nacional de San Marcos), Coup de grâce (sept éditions),
Cercle de feu (deux éditions), Kantuta noire, le pays des rêves (livre pour
enfants Ŕ quatre éditions), Kantuta rouge et Yanaqa, histoires de ma
communauté (dix courts récits Ŕ ouvrage publié en 32 000 exemplaires).
Feliciano Mejia Hidalgo effectue plusieurs tournées de lectures
poétiques au Pérou, dans les Amériques et en Europe.
Outre le français, ses poésies sont traduites en plusieurs autres langues :
néerlandais, anglais, allemand, russe, arabe, etc.
Actuellement, il vit et travaille au Pérou, où il se consacre exclusivement
à la littérature, au journalisme et à l'animation culturelle.
ISBN : 978-2-919320-04-2
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FELICIANO MEJIA
CERCLE DE FEU
TRADUIT DE L’ESPAGNOL PAR
ATHANASE VANTCHEV DE THRACY
Editions Institut Culturel de Solenzara
38, boulevard Flandrin
75116 Paris
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© Feliciano Mejia Hidalgo – Cercle de feu - 2010
Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation
réservés pour tous les pays
Couverture : Jeune berger des Andes (photo)
Edition H.C.
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REMERCIEMENTS
A Madame
Marie Laffranque (†)
sans le travail de laquelle ma traduction aurait
difficilement pu être entreprise
Au romancier et ami
Marc Galan
qui a eu l’amabilité de relire mon texte et de me faire de
précieuses suggestions
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Préface
DE DIGNITATE HOMINIS
(DE LA DIGNITE DE L’HOMME)
« Va quérir la dignité en enfer s'il le faut ! Et refuse
l'humiliation, même au paradis. »
Al-Moutanabbi (915-965)
« Ce n'est qu'au prix d'une ardente patience que nous pourrons
conquérir la cité splendide qui donnera la lumière, la justice et
la dignité à tous les hommes. Ainsi la poésie n'aura pas chanté
en vain. »
Arthur Rimbaud (1854-1891)
« Qu'on ne l'oublie pas, le socialisme, le vrai, a pour but
l'élévation des masses à la dignité civique, et pour
préoccupation principale, par conséquent, l'élaboration morale
et intellectuelle. »
Victor Hugo (1802-1885)
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« Ce qui s'impose à présent, c'est l'union et la confraternité
face à ce monde violent, en un suprême effort de volonté pour
tenter de récupérer le sens de la dignité humaine au travers de
la fraternelle entente entre tous les peuples. »
Augusto Roa Bastos (1917-2005)
« L'humanité n'est pas un état à subir. C'est une dignité à
conquérir. Vivre coûte beaucoup, mourir également. Faire
front exige de la dignité. »
Jacinto-Luis Guereña (1916-2007)
Je commence cette préface en citant in extenso un poème de
Feliciano Mejia Hidalgo. Un texte foudroyant qui m’a poursuivi des
nuits durant, qui a fait trembler d’indignation et de colère tout mon
être. Un effervescent courroux, une fureur hargneuse, une ire
fulminante contre ceux qui, forts de leur pouvoir, et au nom de leurs
abjects intérêts, mettent à feu et à sang leur pays.
Un des plus forts poèmes qu’il m’a été donné de lire durant ma vie,
et Dieu sait que j’en ai lu des milliers. Un poème qui révèle d’emblée
la grandeur morale de l’un des plus passionnants, des plus fulgurants
poètes de l’Amérique latine d’aujourd’hui :
« TLATELOLKO*
Je vais exploser. Ici, criblés de balles par milliers, des morts par
centaines !... La pulpe de mes yeux se contracte et une douleur aiguë
court le long de mon échine. J'ai envie de cracher au visage de la
gaîté pour qu'elle cesse d’exhiber sa chair exubérante devant les
langues assoiffées et flasques. Ville de pierre, ville de mariachis.
Oui ! Je vais exploser parce qu'il est ignoble de s'asseoir pour
disséquer ses pensées quand les veuves errent par les rues et quand
les hommes qui zézayent, l'oreille ailleurs et les poches percées,
battent le pavé. Les pointes de mes cheveux sont prêtes à éclater.
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Mes cheveux ! Ils tremblent, tripes noires exaspérées par les colères
de l'insomnie.
C’est ici qu’on a perpétré le massacre. Ici, sur ces dalles, sous ces
arbres. Comment rester serein, lorsque tous les jours les enfants ont
le ventre gonflé, lorsque leurs yeux enténébrés, tout luisants de fièvre
faute de pitance quotidienne, s'enfoncent dans leurs orbites ? Ici, ici
ils se tenaient vivants ! Non !… Ah, quelle horreur de sentir ses dents
plier ! Quelle horreur de savoir qu’on ne peut décoller ses doigts
pour se défendre des toiles d'araignées qui s'enfoncent dans la gorge
et font cracher des obscénités au milieu d'une journée. Une journée,
où le soleil répand son huile brillante sur le vert des feuilles. Une
journée où les oiseaux planent dans l’air débordant de joie.
Hagard, je vois les lavures du sang répandu ici il y a onze ans. Une
étrange ombre liquide vient envahir mes veines, gangrène mon
souffle de hoquets pleins de miasmes. Après s’être usé les pieds à
piétiner cette place, s’interdire à jamais de danser. S’interdire de
caresser le rictus du vent et ressentir sans trêve cette folle envie de
fendre au couteau le visage du ciel qui te regarde bleu et frais.
Quelle farce ! Oh, cendres encore chaudes en ma poitrine. Oui, je
vais exploser sans avoir le moindre recoin sur cette terre où abriter
les lambeaux de mes nerfs. A chaque pas m’assaillent les regards
perdus à jamais des 440 cadavres ! A chaque borne m’assaillent
leurs lèvres tordues en une grimace figée !
Ô morts mexicains, à chaque pas en arrière un mur couvert de
pointes acérées m’oblige à marcher vers un abîme ou vers la lumière
que mes yeux remplis de brume devront supporter.
Mexico, janvier 1980.
* La place de Tlatelolko est le sinistre théâtre où, l’été 1968, furent
assassinés 440 étudiants et paysans lors de la répression d’une
manifestation anti-gouvernementale. »
La dignité de l’homme ! Mais qu’est-ce que la dignité ? La notion de
dignité humaine a des dimensions multiples : philosophiques,
religieuses, juridiques. Elle fait référence à une qualité qui est liée à
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l’essence même de chaque homme. Elle est la même pour tous et
n’admet pas de degré. Tout homme mérite un respect inconditionnel,
quels que soient son âge, son sexe, sa santé physique ou mentale, sa
religion, sa condition sociale ou son origine ethnique.
Qu’il me soit permis de faire une digression portant sur le sens de ce
mot à travers les siècles. La dignité, la dignitas romaine, n'a rien à
voir avec le sens contemporain de dignité humaine. La dignitas était
liée à l'exercice d'une charge ou d'un office public. Ce sens classique,
aristocratique et inégalitaire par définition, s'oppose aux valeurs
démocratiques de nos jours.
Pour Hobbes (1588-1679), la dignité n'est pas une valeur
intrinsèque de l'homme, ce n’est qu’une « valeur publique ». De
même, pour Montesquieu (1689-1755), la dignité dénote la
distinction, propre à l'aristocratie, et s'oppose en ce sens à l'égalité. Le
dictionnaire Littré donne ainsi comme premier sens au mot « dignité
» celui de « fonction éminente dans l'État ou l'Église », citant
l'exemple de la dignité épiscopale ; il admet toutefois, comme
quatrième sens, celui de « respect qu'on se doit à soi-même ». C’est
le sens contemporain de ce mot.
A l'inverse des définitions que Hobbes et Montesquieu donnaient à
ce terme, les stoïciens accordaient à toute vie humaine le
caractère de dignité : chacun, esclave ou maître, était libre de
s'engager dans la recherche de la sagesse. Mais si la dignité
stoïcienne, entendue en ce sens, était universelle, elle était aussi
difficile à atteindre, puisque seul le sage stoïcien était véritablement
digne.
Pour Kant (1724-1804), la dignité est accordée à tout homme en tant
qu'être raisonnable. La dignité kantienne se rapproche du stoïcisme
en ce qu'elle est exclusivement la capacité d'agir moralement en
dehors de déterminations empiriques de la volonté. C'est pour Kant
le devoir moral d'agir librement, y compris et surtout contre les
inclinations du désir et de la chair. La dignité kantienne se distingue
donc fortement du respect de la vie en tant que vie sensible et
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souffrante : elle est au contraire respect de la liberté humaine, c'est-àdire de l'homme en tant qu'être suprasensible.
En droit international, on peut noter une première apparition de cette
notion dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme
(1948). Dans son Préambule, la Déclaration reconnaît que tous les
membres de la famille humaine possèdent une « dignité inhérente ».
L’Article premier dispose que « tous les êtres humains naissent
libres et égaux en dignité et en droits ».
D'ailleurs, l'Article premier de la Charte européenne des droits
fondamentaux (2000), intégrée dans le Traité de Rome de 2004,
est consacré à la dignité humaine.
C’est cette dignité qu’exalte, dans chacun de ses magnifiques
poèmes, Feliciano Mejia. Le destin de son pays ne lui a pas coupé le
retour vers les racines de son peuple. L’amour illimité qu’il porte aux
gens simples confrontés aux vicissitudes de l’histoire et aux
injustices sociales en tous genres fait rage en son cœur ulcéré. Sa
Muse ne s’enchante pas aux sources limpides, ne tresse pas des
fleurs amies du soleil. Elle prend les traits de la déesse guerrière
Athéna et dénonce, avec une extrême fureur, et dans des termes
violents si propres à son génie, les responsables bornés, cruels et
égoïstes de la misère où sont plongées les populations andines. Il
chante avec ferveur la solidarité des paysans qui luttent avec courage
et abnégation contre ceux qui se sont appropriés leurs terres, ceux qui
ont provoqué l’exode vers les sinistres banlieues des grandes villes
de milliers d’hommes et de femmes privés de toutes ressources et de
tout espoir. C’est la colère hirsute, la colère rouge qui règne dans ce
livre de puissante révolte, et ceci dès le premier poème :
« FRONTISPICE
Voici l'enceinte délabrée
Où se consume mon feu.
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Si tu entres, approche :
Plie en deux ton gémissement,
En mouchoir, ta larme.
Ici la Chrysalide tisse
Des rêves verts
Et le Cerf mâche l'arc-en-ciel.
Passant, si tu dois entrer en ce lieu,
Aiguise au diamant tranchant
Ta colère,
Laisse ta pitié devant le seuil.
Voici la porte
De ma maison cramoisie. »
Son écriture ne se déploie pas seulement dans l’hypertrophie et
le délire. Elle plonge fabuleusement et avec une prodigieuse
force dans les profondeurs de la vie quotidienne par une
extrême acuité de la perception sensorielle. Il est faux de croire
que l’accès de l’art est réservé à ceux qui ne croient pas à la
toute puissance du monde réel, à ceux que la vie ne séduit que
très partiellement. La vraie poésie est toujours une sorte
d’effondrement libre et inattendu dans le quotidien, une chute
vertigineuse dans l’inaccoutumé. Trois fois heureux, plus
encore, le poète qu’un lien invisible enchaîne au peuple. On est
loin du mépris que portait Horace à la vie active en écrivant
dans ses Odes, livre II, XVI :
« Moi, un modeste domaine,
L’inspiration légère de la Muse grecque,
Voilà les faveurs non trompeuses
Que j’ai reçues de la Parque,
Avec le dédain du vulgaire méprisable »
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Mejia scrute les replis de l’histoire, fustige avec véhémence les
conquistadors de toutes origines : Espagnols, Anglais,
Américains. Que sont-ils venus chercher dans son pays ?
L’amitié de ses habitants ? La volonté d’une cohabitation
paisible et profitable à tous ? Nenni ! Cupides, âpres au gain,
rapaces et avares, ils sont venus dépouiller l’Empire des Incas
de ses richesses, exterminant des populations entières,
imposant par la force la plus brutale leur lois, leurs mœurs,
leurs traditions, leur religion, leur culture, pillant avec une
avidité inassouvissable les trésors du pays. Mejia, haletant de
haine comme le personnage de son poème « Hooorrr » aux
paroles si puissantes qu’elles font frémir la chair, jette
l’opprobre sur les odieuses menées des conquérants tout en
glorifiant la lutte titanesque que préparent les autochtones pour
rejeter à jamais la domination des buveurs de leur sang et de
leur sueur :
« HOOORRR
Au peuple de l’Altiplano
Pour sa Diablada
Hooorr.
La buée de mon souffle
Est mon cri. Hooor.
Eux n'entendent ni ne savent
Que je danse,
Que je chante et que je souffre, moi, l’humilié,
Depuis la Conquête espagnole. Hooorr.
Mais je danse toujours. Et pour danser,
J'ai besoin de ton chant. Oui,
J’ai besoin de ton chant !
Chante, et que de tous les pores de ton corps
Jaillissent des sons !
Boule d'écume, la nuit s'éloigne,
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Se tapit entre les rochers, quand tu chantes.
Que ta parole ne se perde pas
Au milieu des voix rauques
Ni parmi les cris
Surgis des ténèbres.
Tire du bois finement taillé
Tes mélodies,
Fais s'entrechoquer les rochers :
De leurs étincelles jaillira le chant
Que tes enfants, tes femmes
Et tes tristes frères et sœurs écouteront :
Ce sera leur voix même qu'ils entendront
Par-dessus les montagnes, par-delà leur peine.
Oui ! Je poursuivrai ma danse:
Moi, le Diable,
Moi, l'Ange.
Je suis dieu et démon. Je vis au-delà
Du Bien et du Mal. Je danse. Je suis la Justice,
Je suis juste. Hooor.
Seul en apparence, peint de couleurs tendres,
Je me cache. Ces montagnes du malheur,
Vieilles de 400 ans,
(Ah, cette nuit qui dure 400 ans !...)
Voudraient bien me détruire. Mais je danse,
Mais je me garde de céder ! Non ! Personne n'a pu
Ni ne pourra jamais rien contre moi : je veille,
Je prendrai soin de moi,
Car je connais ma valeur !
Comme un enfant mort-né, comme un cobaye
Que l’on gave,
Comme un cerf aux pattes brisées,
Ils te tiennent entre leurs mains.
Pour ne pas mourir, tu me fuis,
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Tu t’abîmes dans l’alcool et la coca,
Pour ne pas mourir
Tu fuis, tu te perds
Dans les villes où tu dégénères :
Voici pourquoi ils crachent sur toi !
Je vois comment ils te frappent,
Toi, incapable de déchiffrer leur alphabet
Et de lire leurs livres.
Et tu meurs.
Oui ! On meurt autour de moi.
Autour de moi, tout est désolation et néant :
Terres brûlées, neiges souillées jadis
Etincelantes de beauté,
Tulle du ciel empoisonné.
La mort, partout la mort ! Mais moi, je suis vivant,
Beau et lumineux sous mon masque coloré,
Tout couvert de paillettes scintillantes !
Tu regardes, tu me regardes.
Mais tu n'apprends pas à me voir.
Je danse. HaaououououououOUOU!
Moi ! Je suis de plus en plus fort,
Je suis toujours plus fort.
Ni les eaux tumultueuses,
Ni les denses et sombres coulées de boue
N'ont eu raison de moi.
Hooorr. Je suis un pot de fer. Hooorr.
Je suis un chaudron. Année après année
Les Espagnols m'ont frappé. La colère bouillonne
Au tréfonds de mon âme.
Mais je danse. Ils ont tué des milliers
Des miens. Hooorr. Je suis l’Homme qui pleure
Et le Diable qui rit.
Comment ne pas être homme et diable
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Lorsqu'on tue des millions de tes enfants,
Qu'on te gifle
Et qu'on veut briser jusqu'au fil
De ta pensée ?
Non ! Je ne suis pas seul.
Mes héroïques Amaru triomphent à ma place
A travers larmes et défaites
Préparant les batailles qu'un jour je livrerai.
Les Amaru ! Ils vont leur chemin,
Ils parfont leur savoir et leurs chants,
Leurs pas et leurs poèmes ! Ils agitent
Leurs machettes, leurs pistolets, leurs haches,
Ils peaufinent leurs caresses
Et aiguisent leurs haines.
Comme moi,
Ils attendent l'heure de mon appel,
Car sans moi ils ne sont rien.
Je suis le dieu qui, de ses pieds,
Martèle la surface de la terre.
Ma danse est une feinte,
Une attente. »
C’est de la grande poésie, une poésie qui nous empoigne, nous prend
à la gorge, nous plonge dans la plus pure fascination, dans la plus
haute exaltation, fruits d’un enthousiasme on ne peut plus conscient
et délibéré. Feliciano attaque l’acte poétique comme une ascension,
comme une montée virile vers la lumière de la vérité historique, vers
les cimes où, métamorphosé, il peut enfin respirer l’air enivrant de la
liberté. C’est la fulguration du sublime ! Tout poète est prophète.
Tout poète croit en un avenir plus heureux pour lui et le peuple. Sa
foi est tout le contraire du pessimisme noir d’un Oppenheimer
(1904-1967), le père de la bombe atomique, qui déclarait :
« Pourquoi tellement vous préoccuper de l’avenir d’un monde
condamné ? »
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Dois-je le répéter ? La poésie de Mejia est un ouragan, un univers fait
de tornades dévastatrices et de terribles tempêtes. Elle est si éloigné
de la poésie française d’aujourd’hui à l’architecture indigente, aux
formes d’une pauvreté sidérante, aux thèmes, si thèmes il y a,
répétitifs et privés de toute originalité. Je me le demande tous les
jours : quel plaisir éprouvent donc nos poètes exsangues à hisser en
exemple universel l’insipide, le fade, le terne, le vulgaire, les
éléments froids et quelconques de notre langue française riche de
centaines de milliers de mots splendides ? A une époque de
mercantilisme délirant, il est plus que réconfortant de voir un homme
comme Mejia qui refuse obstinément de se vendre aux puissants du
jour et d’écouter la voix rauque des sirènes du capitalisme de plus en
plus cynique, sauvage et sanguinaire ! Il le sait mieux que quiconque,
lui qui a été obligé de mener longtemps une existence pleine de
privations et d’errances, lui qui a perdu des amis chers tels que le
remarquable poète, Péruvien comme lui, James Oscco Anamaría
(1970-2005), sauvagement assassiné par les sbires du gouvernement,
oui, il le sait : dans une société contemporaine occidentale, il n’y a
aucun emploi convenable pour un vrai poète. Le capitalisme
déchaîné et cannibale voit en la culture son pire ennemi !
Le poème « Hooorrr » glorifie le valeureux ancêtre des Péruviens,
José Gabriel Condorcanqui, dit Tupac Amaru II (1738 - 1781).
Condorcanqui se présenta comme le descendant légitime du dernier
empereur inca, Tupak Amaru Ier, exécuté en 1572. Tupak Amaru
signifie « serpent brillant ». Ce cacique de Cuzco souleva la plus
grande révolte contre l’administration espagnole en Amérique durant
les trois siècles qui séparaient la Conquête de l’indépendance du
Pérou. Propriétaire aisé, Tupac Amaru II parvint à réunir une armée
de cinquante mille hommes composée d’Indiens, de métis, de blancs
et même de quelques prêtres. La terrible rébellion ne remettait pas en
cause le pouvoir du roi d'Espagne. Elle était dirigée contre les
innombrables impôts qui ruinaient l’économie du pays et surtout
contre les insupportables exactions de l'administration. Après avoir
semé la terreur durant plusieurs mois dans ce qui fut le cœur de
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l'Empire Inca, Tupac Amaru et ses principaux lieutenants furent
capturés, emprisonnés et exécutés publiquement sur la place d'armes
de Cuzco en mai 1781. La révolte se poursuivit jusqu'à la fin de
l'année, suscitant une répression féroce de la part des autorités
coloniales.
A travers la mort héroïque de Tupak Amaru II, Feliciano rappelle
également le sauvage assassinat du dernier empereur des Incas
Tupak Amaru Ier. Capturé, l’intraitable ennemi des conquérants,
fut condamné à mort et écartelé sur la grande place à Cuzco, le 24
septembre 1572, quelque deux cents ans avant l’exécution de
Tupak Amaru II. L'écartèlement n'ayant pas entraîné la mort, ses
tortionnaires lui coupèrent la langue, la tête, les deux bras et les
jambes. Ses membres furent envoyés dans quatre villes différentes
du Pérou et le reste de son corps fut brûlé. Une des dépouilles du
héros existe encore aujourd'hui dans l'église Santo Domingo de
Lima.
L’épouse de Tupak Amaru Ier, ses enfants et ses partisans furent
tués ; il s'en suivit l'extermination de sa postérité jusqu'au quatrième
degré. Pour ceux qui l’ignorent, voilà le vrai, le hideux visage des
conquérants.
Il serait bon de dire quelques mots sur l’histoire du Pérou. Sans la
connaissance de cette histoire, il est difficile de comprendre l’orgueil
d’être andin qu’éprouve Mejia.
Les premiers vestiges de présence humaine au Pérou sont découverts
dans la grotte Pikimachay, à 25 km de Huamanga - Ayacucho. Ils
datent de quelque 23 mille ans avant notre ère. Les populations
sont alors pour la plupart nomades, vivent de la chasse de camélidés
et de la cueillette et s'abritent dans des grottes.
C’est au Pérou qu’est née, entre 2700 et 2100 av. J.-C., la
civilisation américaine, celle de Caral-Supe, ainsi que l’une des
plus vieilles villes au monde, Caral.
Caractérisées par une nouvelle complexification de l’organisation
sociale et des technologies, les cultures de la période dite « horizon
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de formation » (2700-200 av. J.-C.) développèrent la céramique, le
tissage, l’usage de l’or et du cuivre, la construction de canaux
d’irrigation et la culture en terrasse, facteurs déterminants pour
l’accroissement du pouvoir étatique. Dans la culture de Chavin
(1800-300 av. J.-C.), la vie sociale, économique et rituelle s’organise
autour de dieux féroces représentant les grands prédateurs locaux
comme le jaguar, le serpent ou le caïman.
L’effondrement de la culture Chavín ira de pair avec l’affirmation de
pouvoirs régionaux caractérisés par un relatif isolement local.
Chaque région abrite alors de petites entités politiques qui adoptent
leurs propres modèles de développement culturel, n'ouvrant leurs
frontières qu'aux échanges commerciaux. A cette période
appartiennent notamment la culture Nazca (200 av. J-C. – 600 ap.
J.-C.), la culture Huari (600 ap. J.-C. – 1000 ap. J.-C.) et la
culture Mochica (100 av. J.-C – 700 ap. J.-C.), l’une des plus
importantes organisations politiques de l’ancien Pérou.
La période impériale, aussi appelée Règne des belligérants,
succède au déclin de la civilisation Huari, la dernière entité politique
régionale. Divers États locaux, qui tentent de dominer politiquement
leurs voisins, apparaissent. Parmi ces États, on retrouve la culture
Chimú, la culture Chanca, la culture Chincha et enfin, la plus
célèbre, la culture Inca. Les origines des Incas se mêlent à la
légende. Ils étaient probablement une tribu guerrière quechua du
sud de la sierra. Entre 1100 et 1300, les Incas se déplacent peu à peu
vers le nord de la région jusqu'à la fertile vallée de Cuzco, occupée
alors par des peuples Aymaras. L’empire naissant se distinguait par
sa condition d’Etat agraire, au sommet duquel se trouvait l’Inca,
l’Empereur, fils du Soleil. Son pouvoir est d’origine divine et il règne
en maître absolu. Pour gouverner, il s’appuie sur la noblesse qui
occupe les plus hautes fonctions civiles, militaires et religieuses, mais
aussi sur les curacas (kurakas), « chefs locaux ».
Cependant, la véritable expansion des Incas commence en 1438
avec Pachacútec (1438-1471), qui entreprend de conquérir les terres
voisines. Durant les 70 dernières années de cette période, le
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Royaume de Cuzco réussit à former un vaste Empire Inca qui
s'étend sur toutes les Andes. Le génie de Pachacútec se manifeste
avant tout dans la législation et l’administration qu’il établit dans
l’Incanat. Il aboutit à accomplir l’unité d’un si vaste empire grâce à
trois mesures principales. Pachacútec préserve l’unité géographique
de l’empire en développant un gigantesque réseau de routes, puis il
fait son unité linguistique en imposant le runa simi ou quechua
comme langue officielle ; enfin, grâce à une organisation centrale
absolue, il forme l’unité politique impériale. En même temps, il crée
une élite capable de l’assister dans son œuvre : les curacas (les chefs
locaux). Pour faciliter la transmission des ordres et le renseignement
sur l’état de provinces, Pachacútec établit un système de chasquis,
ou coureurs messagers, qui parcourent les chemins de l’Empire.
À la fin du XVe siècle, l'Inca Pachacútec transmet le pouvoir à son
fils Tupac Yupanqui (mort en 1493), qui étend l'Empire jusqu'à
l'actuel territoire équatorien. Sous le règne de son fils, Huayna
Capac (mort en 1527), les frontières sont repoussées jusqu'à
l'actuelle Colombie. Une guerre de succession éclate entre les deux
fils de Huayna Capac, Huascar et Atahualpa. Ce dernier était
parvenu à battre les troupes de son frère au moment où les
conquistadores allaient occuper le Pérou.
Lorsque les troupes de Francisco Pizarro arrivèrent en 1531,
l'Empire Inca était déchiré par une guerre civile. Le 16 novembre
1532, durant la bataille de Cajamarca, Pizarro captura l'empereur
Atahualpa et le fit exécuter. Il faudra cependant plus de quarante ans
pour briser les dernières tentatives de résistance: le dernier Inca de
Vilcabamba, Tupac Amaru, fut capturé et exécuté en 1572.
Les Espagnols instituèrent le système de l’encomienda, un système
appliqué dans tous l’empire colonial à des fins économiques et
d’évangélisation. C'était le regroupement sur un territoire de
centaines d'Indiens que l'on obligeait à travailler sans rétribution dans
les mines et les champs. Les encomiendas se trouvaient sous les
ordres de l’encomendero, un Espagnol à qui la Couronne d'Espagne
avait confié une terre dont il pouvait jouir, mais qui ne lui appartenait
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pas. Les Amérindiens devaient payer un tribut, dont une partie allait
à Séville. En tant que gouverneur du Pérou, Pizarro abusa de
l'encomienda en accordant à ses soldats et compagnons un pouvoir
quasi illimité sur les populations indigènes. Pizarro fut assassiné en
1541 par une faction menée par Diego de Almagro, surnommé el
Mozo.
Francisco de Toledo (1569-1581) fut celui qui organisa l'État
colonial et fonda les réductions ou cités d'Indiens où furent
regroupés les indigènes. Au niveau local, il plaça les encomenderos
sous l'autorité des curacas ou caciques. Une pyramide hiérarchique
permit ainsi de contrôler toutes les villes et villages. Le recensement
sous le dernier Quipucamayoc ou « maître du quipu » (quipu
signifie en quechua « nœud », « nouer » et « compte », sorte de
registre comptable et historique dont se servaient largement les Incas
; il était composé de cordelettes nouées de diverses couleurs. Ces
nœuds exprimaient des nombres, mais aussi des faits) indiquait qu'il
y avait 12 millions d'habitants dans l'Empire Inca. 45 années plus
tard, le recensement du vice-roi Toledo montrait qu'il n’en
restait plus qu’un million cent mille. Les villes incas reçurent des
noms catholiques et furent reconstruites selon le modèle espagnol.
Elles comportaient une place centrale et une église ou cathédrale en
face d'un bâtiment officiel. Quelques villes, telle Cuzco, gardèrent
leurs fondations d'origine inca.
Après l'établissement de la vice-royauté, le Pérou devint l'une des
premières sources de richesse pour l'Espagne. La ville de Lima,
fondée par Pizarro le 18 janvier 1535 sous le nom de Ciudad de
los Reyes (« la Ville des Rois »), devint la capitale et une ville
puissante qui avait sous sa juridiction toute l'Amérique du Sud à
l'exception du Brésil dominé par les Portugais. Au XVIIe siècle,
Lima abritait une université et était la principale place forte de
l'Espagne sur le continent américain. Toutes les richesses coloniales
passaient par Lima, puis par l'isthme de Panama, avant d'arriver à
Séville, en Espagne.
23
Le processus d’indépendance prit définitivement son élan avec le
soulèvement des propriétaires terriens d'origine espagnole. José de
San Martín et Simón Bolívar étaient à la tête des troupes rebelles.
Après avoir débarqué dans la baie de Paracas, San Martín
s'empara de Lima et déclara, le 28 juillet 1821, l'indépendance
du Pérou par rapport à l'Espagne. L'émancipation devint
effective en décembre 1824, lorsque le général Antonio José de
Sucre battit les Espagnols dans la bataille d'Ayacucho. Après la
victoire de Sucre à Ayacucho (9 décembre 1824), une scission sépara
le pays en Haut Pérou resté fidèle à Bolivar (maintenant, la Bolivie)
et Bas Pérou (le Pérou actuel).
Connaissant l’histoire du Pérou, on comprend mieux pourquoi la
poésie de Mejia comporte tant de véhémence, pourquoi aussi Tupac
Amaru II est devenu le symbole de la lutte sociale acharnée que
mène le peuple de ce pays.
Les poèmes de Mejia sont pleins d’images originales, de descriptions
d’une force à couper le souffle. Homme de combat, Feliciano n’en
reste pas moins poète. Et le poète sait que c’est de son cœur que
sourd la beauté. Toute la majestueuse beauté des paysages et des
êtres humains est dans le regard de l’homme plutôt qu’en dehors de
lui. C’est le cœur, c’est l’amour qui apportent aux choses et aux êtres
regardés la splendeur de la lumière. C’est l’âme qui peut faire d’un
lieu morne et livide un jardin paradisiaque. Il suffit d’y trouver une
fleur, d’y sentir les caresses d’une brise timide, d’entendre le chant
délicat d’un oiseau perdu dans ses rêves. Nous ressuscitons de nos
défaillances par la simple force de notre volonté. Le poids de la
réalité n’a pas réussi à écraser la fertile imagination de Féliciano
Mejia Hidalgo.
Le poète ne peut ignorer que chaque mot est chargé de siècles
d’existence, que les mots véhiculent encore le sang de ceux qui nous
ont précédés dans le temps, qu’ils gardent le parfum de l’amour et les
cicatrices de la cruauté humaine.
Comme Feliciano, j’aime ces mots de Gandhi : « Là où il n’y a le
choix qu’entre lâcheté et violence, je conseillerai la violence ». Et
24
comme lui, je justifie la violence, même extrême, contre ceux qui,
pendant des siècles, ont exploité à mort les peuples, ceux qui
croyaient que tout leur était permis et qui, dans leur aveugle, dans
leur exécrable égoïsme, continuaient à penser que cet état des choses
devait se perpétrer à jamais. Mais les temps ont changé. Les yeux des
peuples se sont entrouverts et s’ouvrent de plus en plus. Leur
entendement aiguisé saisit plus clairement l’absurdité des régimes
ploutocratiques déguisés en démocratie.
Les êtres purs, tels la Vierge et le Christ des icônes byzantines, nous
regardent droit dans les yeux. Regarder droit dans les yeux de
l’humanité, tel est l’idéal de tout grand poète.
Athanase Vantchev de Thracy
Paris, juillet Ŕ août 2010
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FRONTISPICE
Voici l'enceinte délabrée
Où se consume mon feu.
Si tu entres, approche :
Plie en deux ton gémissement,
En mouchoir, ta larme.
Ici la Chrysalide tisse
Des rêves verts
Et le Cerf mâche l'arc-en-ciel.
Passant, si tu dois entrer en ce lieu,
Aiguise au diamant tranchant
Ta colère,
Laisse ta pitié devant le seuil.
Voici la porte
De ma maison cramoisie.
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ÉPIQUES
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HOOORRR
Au peuple de l’Altiplano
pour sa Diablada (1)
Hooorr.
La buée de mon souffle
Est mon cri. Hooor.
Eux n'entendent ni ne savent
Que je danse,
Que je chante et que je souffre, moi, l’humilié,
Depuis la Conquête espagnole. Hooorr.
Mais je danse toujours. Et pour danser,
J'ai besoin de ton chant. Oui,
J’ai besoin de ton chant !
Chante, et que de tous les pores de ton corps
Jaillissent des sons !
Boule d'écume, la nuit s'éloigne,
Se tapit entre les rochers, quand tu chantes.
Que ta parole ne se perde pas
Au milieu des voix rauques
Ni parmi les cris
Surgis des ténèbres.
Tire du bois finement taillé
Tes mélodies,
Fais s'entrechoquer les rochers :
De leurs étincelles jaillira le chant
Que tes enfants, tes femmes
Et tes tristes frères et sœurs écouteront :
Ce sera leur voix même qu'ils entendront
Par-dessus les montagnes, par-delà leur peine.
Oui ! Je poursuivrai ma danse:
Moi, le Diable,
Moi, l'Ange.
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Je suis dieu et démon. Je vis au-delà
Du Bien et du Mal. Je danse. Je suis la Justice,
Je suis juste. Hooor.
Seul en apparence, peint de couleurs tendres,
Je me cache. Ces montagnes du malheur,
Vieilles de 400 ans,
(Ah, cette nuit qui dure depuis 400 ans !...)
Voudraient bien me détruire. Mais je danse,
Mais je me garde de céder ! Non ! Personne n'a pu
Ni ne pourra jamais rien contre moi : je veille,
Je prends soin de moi,
Car je connais ma valeur !
Comme un enfant mort-né, comme un cobaye
Que l’on gave,
Comme un cerf aux pattes brisées,
Ils te tiennent entre leurs mains.
Pour ne pas mourir, tu me fuis,
Tu t’abîmes dans l’alcool et la coca,
Pour ne pas mourir,
Tu fuis, tu te perds
Dans les villes où tu dégénères :
Voici pourquoi ils crachent sur toi !
Je vois comment ils te frappent,
Toi, incapable de déchiffrer leur alphabet
Et de lire leurs livres.
Et tu meurs.
Oui ! On meurt autour de moi.
Autour de moi, tout est désolation et néant :
Terres brûlées, neiges souillées jadis
Etincelantes de beauté,
Tulle du ciel empoisonné.
La mort, partout la mort ! Mais moi, je suis vivant,
Beau et lumineux sous mon masque coloré,
Tout couvert de paillettes scintillantes !
32
Tu regardes, tu me regardes.
Mais tu n'apprends pas à me voir.
Je danse. HaaououououououOUOU!
Moi ! Je suis de plus en plus fort,
Je suis toujours plus fort.
Ni les eaux tumultueuses,
Ni les denses et sombres coulées de boue
N'ont eu raison de moi.
Hooorr. Je suis un pot de fer. Hooorr.
Je suis un chaudron. Année après année
Les Espagnols m'ont frappé. La colère bouillonne
Au tréfonds de mon âme.
Mais je danse. Ils ont tué des milliers
Des miens. Hooorr. Je suis l’Homme qui pleure
Et le Diable qui rit.
Comment ne pas être homme et diable
Lorsqu'on tue des millions de tes enfants,
Qu'on te gifle
Et qu'on veut briser jusqu'au fil
De ta pensée ?
Non ! Je ne suis pas seul.
Mes héroïques Amaru triomphent à ma place
A travers larmes et défaites,
Préparant les batailles qu'un jour je livrerai.
Les Amaru ! Ils vont leur chemin,
Ils parfont leur savoir et leurs chants,
Leurs pas et leurs poèmes ! Ils agitent
Leurs machettes, leurs pistolets, leurs haches,
Ils peaufinent leurs caresses
Et aiguisent leurs haines.
Comme moi,
Ils attendent l'heure de mon appel,
Car sans moi ils ne sont rien.
33
Je suis le dieu qui, de ses pieds,
Martèle la surface de la terre.
Ma danse est une feinte,
Une attente.
Entre mes doigts affluent sans cesse
De vrais Amaru :
Condorkanki Ŕ José Gabriel Ŕ avec sa peau sombre
Etait un authentique Tupac,
Le meilleur de mes Amaru avec son cheval
De bronze et ses cheveux au vent.
Il tressaillait de joie chaque fois qu’il contemplait
La lumière de mes yeux.
Un Amaru qui aimait prendre ses repas
Dans de la vaisselle fine
Et se vêtir de soie. Les mailles de ses bas
Etaient de fils d’or et d’argent Ŕ
C’était là sa grande faiblesse !
Il m'apportait l’or du soleil sur ses épaules de roc.
Il était fidèle. Et il a souffert.
Il surgissait de mes larmes secrètes
Qui s’infiltraient dans le cœur des montagnes !
Il est venu,
Et les fibres de mes veines
Ont consolé sa peine. Au son des trompes
Se sont rassemblés mes hommes, sang de mes veines,
Pour défendre José Gabriel, mon Amaru.
Celui qui a été.
Qui est. Que je suis. Indien forgé de métal
Rouge. Père des pères. Ce jour-là mon ordre fut :
Que la nuit s’abatte sur l'oppresseur
En feu horrible, en brasier.
Qu’on fasse des vases, des flûtes, des tambours
Des crânes de tous les infâmes,
Des ossements de tous les infâmes,
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Des restes de tous les infâmes,
De la peau de tous les infâmes
Pour fêter leur mort en musique !
Tel est mon ordre !
Oui, tel fut mon ordre jadis. Tel fut mon décret.
Mais mon Amaru José Condorkanki Gabriel
N’est pas parvenu, hélas, à l'exécuter.
J’ai poursuivi mon effrayante danse de joie
Tant qu'il a pu m'obéir. Voilà
A nouveau (hooorr !) l'ouragan des ennemis,
aaaAAAhhggg!
Qui s’engouffre dans mes plaies,
Car mon Amaru fut vaincu.
HhoooOOOrr! Mais je danse !
Et je ris derrière les trous de mon masque,
Car je sais que mon destin
N’a pas encore sonné le temps précis,
Où ma volonté se fera loi.
Terrible sera l'heure de ma loi,
Terrible mon triomphe,
Atroce ma vengeance qui ne sera que justice,
Pure justice !
Tous les empires qui m’oppressaient se briseront
Comme des coquilles d'oeufs.
Moi je danse
Et protège mon ventre
Où mûrissent des fruits précieux : mes enfants.
HHOOOooorrrRRR!...
L'heure viendra.
Sur les cimes des montagnes, à travers le mica
De l'air, apparaissent déjà mes
Hommes ! Des Amaru, vague après vague,
Montent au combat.
35
Au fond des mines
Ont grelotté, grelottent toujours jusqu’à la mort
Mes femmes,
Mes enfants et mes aïeux, abrutis de froid.
Froid de métal, froid de l'insatiable usurpateur
De mon royaume.
Comment ne pas être dur
Et cruel avec les hyènes qui ont désolé
Et continuent à désoler
Mes vallées fécondes?
Le marteau de la foudre fracassera leurs crânes
Et leurs enfants à jamais ignoreront la paix :
Telle est Ma Justice !
Hooorr ! Je danse ! Je ris !
Ma tête bourdonne comme une ruche, brasier
De feu flamboyant : mon masque
Est de plâtre.
Je frappe des pieds.
J'éclate de rire tout au fond de moi,
Et je lance mes Chefs Amaru pour éprouver la force
De l'ennemi.
Mais
Il y a eu d'autres vaillants Amaru,
Solides, tendus comme des cordes de métal, durs et beaux.
Ceux-là sont partis sans moi,
Et ils ont échoué.
Il y a eu Bolívar. Il y a eu San Martín.
Deux de mes fils, chers Amaru créoles, sang-mêlé,
Vifs comme l'éclair,
Ont péri.
Ils n'avaient pas mon accord.
36
Ensuite, le temps m'a trahi. Mon nom,
On l'a abandonné comme un vieux chiffon.
Trahison! AAAA!
Voilà pourquoi sur mes champs de bataille,
Sur mes hauts plateaux, dans mes déserts, sur ma mer,
Au milieu des arbres de mes forêts vierges
Ont accouru les Anglais
Et avec eux, en foule, tous les rejetons des Espagnols
Qui hurlaient en nous voyant :
« Tuez-les, bon sang! »
Et ils n'ont eu cesse de nous tuer, de nous voler
Jusqu'à notre ombre.
De nouveau la désolation règne,
La pourriture gagne nos dents
Et nos cœurs,
Nous mourons de faim, génération
Après génération.
Notre héritage
De père en fils, de fils en petit-fils,
C'est la faim, l'alcool, la coca. La faim
Reste vive. L'alcool, mon doux liquide,
La coca, ma feuille sacrée
Se sont avilis !
HOOORRR. Maudits soient-ils ! HHOOORRR.
Je suis un chaudron. Les Anglais
M’ont fait bouillir encore plus fort.
Hooorr.
Mais à travers les siècles,
Chapelet de larmes,
Ma voix brave la tempête
Et vole parmi les flocons de neige
37
Par les nuits de pleine lune, au-dessus du désert sifflant
Des hauts plateaux !
Du Tacora au Rasuwillka ma parole tisse sa toile
Et parcourt les lignes
A haute tension
Jusqu'au Huascarán, jusqu’au sommet vert des arbres
D'Ibéria et de Belén (terres à mouches
et à moustiques, terre où flamboient les yeux froids du jaguar).
Ma voix attend son heure, herse de fureur douce
Qui enfonce, une à une, ses pointes ardentes
Dans l'oreille de mes fils encore enfants
Et transperce la chair de mes Amaru,
Mes hommes pleins de sagesse.
HOOORRR.
Mon esprit est pur, il est glace,
Et je garde mes rancoeurs
Sous cette cuirasse aux mille couleurs
Où frémissent des éclats
De rires nocturnes,
Jusqu'à ce que vienne le jour
Véritable,
V é r i t a b l e,
De mon hurlement.
Mais je ne me révèle pas encore.
Dans les champs, blé vert encore,
Grandissent mes fils jaillis de mon sang.
La flamme de mon esprit
Pénètre en eux
Et ils pleurent, ils chantent,
Ils combattent, couverts de sang,
Dans une aube d'huile lumineuse.
38
Hooorr - Hooorr.
Sur ma tête, le masque !
Au-dessus, le serpent rouge - vert - rouge - rouge,
La gueule agacée d'éclats de rire
De peur que certains ne me voient.
Car ma face sera terrible
Lorsque mon masque tombera.
Terrible comme un chaudron de cire
Bouillante. Elle dévorera
La peau du visage de tous mes ennemis.
AOUOUouououou! Amaaruuus! AOUOUouououou!
Le jour et la nuit s'entremêlent
Et se confondent pour mes fils. EEEHH!
EEEéééiiiIIIE!
Luttez, luttez avec des frondes, des tranchoirs, des fourches,
Des piques,
Des cordes ! Que les machettes brillent !...
Prenez l’ennemi dans vos lassos,
Faites vrombir vos liwis ( 2 ) ;
Luttez, s'il le faut, rien qu'avec les dents !
Echouez à nouveau
Si vous ne pouvez vaincre !
Je suis vivant ! Je serai vivant !
HHooorrrRR!
Atusparia était là, Uchcupedro aussi,
Et Rafael Tupayachi,
Et Moisés Arce Yaqta,
Ils y étaient tous, oui, ils y étaient, ils y sont,
Ils y seront. Aououou! Eh! Tous les Amaru !...
Dévalez comme autrefois des pics et des montagnes.
Urinez sur la face des traîtres :
Le traître,
Qu'on le tue lentement !
39
Le traître ne mérite pas
De mourir vite!
Que de nouveau retentissent cornes et conques,
Que leur grondement creuse des tunnels dans la roche
De l'espace; que les clochettes
Et les fleurs de métal retentissent
A rendre fou l'ennemi.
Habillez-vous de mille couleurs,
Car je danse, Hooorrr, derrière vous !
Que vrombissent les frondes
Et claquent les fouets !
Fendez la tête des femmes ennemies ;
Toute la terre est à moi
Et à vous: prenez-la !
Que les roseaux des flûtes de Pan soient liés plus serrés,
Soufflez-y plus fort : elles allient
L’arca à l'ira, l'eau au feu !
Battez la peau d'alpaga du tambour
Et que mon drapeau flotte au vent !
J'ai porté, je porte encore le masque
Pour que les Espagnols et les Anglais
Ne me voient pas.
L'empire espagnol a péri,
Et je danse. Je martèle le sol.
Comme un chien galeux l'empire anglais a péri,
Et je continue à danser. Je bondis, plein d’élégance.
Plus dur que le diamant est mon masque !
HHooorrrR!
C'est aujourd'hui Mon Heure!
Aujourd'hui où l'empire d'Amérique du Nord
Empoisonne mon miel et fait cailler mon lait !
C'est aujourd'hui Mon Heure!
Mes fils, allez chercher vos frères
40
Perdus dans la cité. Ramenez-les
A notre foyer, car le foyer, c'est moi.
HHOOOOOOOOORRRRRRRRRRR!
Je suis un terrible chaudron
Prêt à se rompre !
La vapeur acide des Espagnols
Dans ma poitrine,
La vapeur des Anglais, plus dense, plus hypocrite,
Dans le tendre creuset de mon âme,
Se sont changées en lave.
Hoorrr!
Sans compter celle des Américains!
Je suis une marmite géante en fer,
Telle une cloche scellée,
Remplie de vapeur, prête à éclater,
A exploser en une
Gerbe touffue de pierres et de métal.
Ah les maudits!
Cette source au flanc
De la montagne regorgeant d'eau, cet œil humide,
C'est ma colère qui jaillit.
Je ne suis pas tendre. Je ne peux l'être en ce moment.
J’ai changé ma peau en liège
Pour mieux danser.
Les souris accourent : je les regarde, je les pétrifie,
Je les enduis de couleurs et les fixe à mon masque.
Ma danse de fureur et de joie continue.
On a voulu piétiner ma beauté,
Mais mes Amaru
Pour me défendre,
41
Ont élevé autour de moi
Une barrière de racines en flammes !
Mais ce n’est pas toujours l’échec !
Il y a des Amaru qui gagnent.
Saturnino Accostupa Ayte en est la preuve (3).
Je ris, je danse et j'accélère le rythme de mes pas.
Nom de Dieu ! Le temps est venu ! L'heure a sonné !
C'est le moment !
Ecoutez ma voix :
C'est celle de mon coeur,
C'est le craquement de mes poings,
De mes entrailles !
Ma voix !
Amaru, accourez vite !
Saturnino, Satucucha, mon Amaru.
Accostupa était, il est toujours. Il s'est levé, il se lèvera,
Sombre et beau comme la mashua (4)
Au rire de quinua (5),
Brun comme si l'éclair l'avait brûlé,
Fort comme la prière à la montagne,
Il répandait dans les villes
L’énergie du silence,
Admirant le lointain horizon bleu et rouge
De l'avenir flottant au-dessus des montagnes,
Il fit flamber la neige entre ses mains.
Yyaaaaaeeee! Saturninooo!
Mon fils a disparu.
Il est parti, il revient, il s’incarne
Dans un autre Amaru.
Mais, d'homme à homme,
De champs en champs,
De hameau en hameau,
42
L’Amaru Accostupa parlait, et sa parole était
Chargée de vérité et de bonne foi.
Seul ou accompagné, le front serein, il parlait,
Et mes fils le suivaient ; ils le suivront toujours,
Parce qu'il m'a obéi,
Il ne fut jamais vaincu.
HhooorrR.
Elle est proche, la lutte finale !
Mon peuple, tout mon peuple se tient prêt.
L'ennemi, lui, est prêt depuis toujours, mais il est vieux.
Le moment ultime, l'heure exacte où le soleil
S’appuiera sur mon ombilic, ce sera
Le moment tant attendu.
Dépêchez-vous, mettez tout en ordre !
CHERCHEZ, TROUVEZ LES AMARU DES VILLES !
ILS SONT VOS FRÈRES, REMETTEZ-LEUR MES DRAPEAUX!
Des vieux au visage d'enfant tentent sans arrêt
De me faire des crocs-en-jambe,
Mais je danse de plus belle.
Sur le froid reflet du miroir de l’eau
Des lacs, sous le soleil en flammes,
Sous la lune pensive,
J e d a n s e.
Au sommet vert de la montagne,
Je danse.
Ils viennent et me voient,
Muets, sans rien comprendre, remplis de terreur,
Ils repartent
Fourbir leurs fusils et leurs mitrailleuses.
Mais moi et mes Amaru, nous rions derrière nos masques.
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Les vieux, ils ignorent que je peux broyer en l'air
Les balles destinées à ma poitrine.
Jamais leurs chars ni leurs avions
N'auront raison de moi et de mes Amaru.
Nous dansons. Nos masques ne sont que boucliers de
Moquerie,
L'ennemi me dépêche ses espions et ses mouchards.
Ils savent que le désastre, le combat final est imminent.
Voilà les mouchards avec leur Dieu espagnol, avec leurs
Bibles,
Avec les écrits anglais et le métal blafard
Du blafard empire nord-américain.
Ils veulent m'apprendre à parler leur langue,
A danser dans leurs tenues.
Mais ils ignorent que j'ai mille formes.
Je les regarde sous mon redoutable masque
A sept cornes
Et aux fulgurantes flammes de plâtre.
Et je ris fort :
HHHOOORRR!
Pour m'amadouer, pour que je sois bon
Et indulgent envers eux, pour que je leur obéisse,
Ils m'offrent leurs marchandises,
Des écailles de plastique bariolées.
J'achète et je ris.
Leurs fins tissus de nylon brillant !... J'achète et je ris.
Je m’amuse beaucoup de leur impatience.
Leurs étoffes manufacturées d'un blanc suave ?
J'achète et je ris aux éclats.
Leurs chaussures de plastique ou de toile bien clinquantes ?
Ha-ha-ha!
J'achète et je danse.
Ces linges de basse qualité,
44
Ces miroirs de pacotilles, ces cristaux à deux sous ? Ha-ha-ha!
J'achète et je danse en levant haut les genoux.
Leurs petits pots de peinture
En caoutchouc ou en plastique
Aux mille belles couleurs ? Aiiiiiieh!
Tout ce qui vient d'eux, je m'en ris :
Je me ris de leurs rêves et de leur monnaie,
Je me ris tout autant de leurs voix et de leur langue,
Je foule tout cela aux pieds.
Et je me vêts de couleurs : rubans, métaux, soies, caoutchouc.
Je m’attife de leurs pantalons,
Je mets leurs sandales pour danser, par pure dérision,
Car ma danse
Est attente.
Dragon je suis. Diable. Oreilles de feu. Poitrail d'étoiles.
Plaques d'or. Dents de miroir. Yeux de verre. Peau cirée.
J E S U I S.
Pour eux, je suis.
L'illusion est parfaite.
Les armées se dressent l’une contre l’autre.
Je suis rusé ! Je suis jeune et beau ! Je suis neuf !
Volcan redoutable, douceur de colombe.
Et je fourre mes mains dans le velours et le coton
De mes Gants Rouges.
Des Gants Rouges qui cueillent des campanules,
Des lianes,
Des citrons et des pommes
Pour tromper l'ennemi.
Autour de moi, comme des satellites, gesticulent
Les maux et la mort, ces ours,
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Ces coqs, ces pantins patauds
Que l'ennemi m'envoie.
Mais jamais nul empire ne prévaudra sur moi.
Je suis l’énergie et la lumière d'une vie nouvelle
Qui lutte contre les ténèbres. Hooorr !
Mon nom est la musique du triomphe,
Triomphe éternel aux yeux des siècles.
AAAAAAH
HoooooorrrR! HHHOOOOOoooooorrrrrRRRR!
(1) Diablada : danse traditionnelle d'aspect rituel de l'Altiplano
péruvien et bolivien ; les danseurs, déguisés et masqués, avancent en
cortège, conduits par un personnage plus grand, d'aspect plus frappant
et plus chargé de symboles. C'est lui qui parle dans ce poème. On
trouve réunis dans la diablada bon nombre de traits, d’éléments et de
caractéristiques d'origines diverses exprimant les préoccupations
anciennes et actuelles des populations andines. Ceci explique son fort
caractère satirique et politico-social.
(2) Liwi : fronde à trois boules, arme de chasse et de guerre.
(3) Accostupa, que presque personne ne connaît au Pérou, vieux
dirigeant paysan quechua, humble et plein d'abnégation, de la région
de Qosqo (Cuzco), est ici l'image de la continuité de la conscience et
de la pensée andines.
(4) Mashua : plante américaine dicotylédone de la famille des
Oxalidacées ; nom donné ici aux tubercules de cette plante.
(5) Quinoa ou Quinua: plante annuelle qui peut atteindre 1,60 m, et
porte à son sommet un épi aux grains comestibles. Ses qualités
nutritives sont supérieures à celles du blé ; sa richesse en protéines est
depuis longtemps connue. Avant la conquête espagnole, elle était la
base de la nourriture et faisait l'objet, au même titre que la coca, de
mythes, de rites et d'autres formes de religiosité d'une inestimable
richesse. Son usage rituel est toujours important.
46
MONTE GRANDE
Je suis ici. Enfin
Me voici, femme,
Le corps endolori,
Mais... content.
Je suis bien. Moi
Qui jamais ne chante,
Je pourrais me mettre à chanter.
Qu’a-t-il dit, mon petit Mateo,
Et ma Lucie, qu'a-t-elle dit ?
Peut-être ne se sont-ils pas souciés de moi.
Ce qu’ils m’ont manqué
Leurs bras frêles
Autour de mon cou, leurs espiègleries,
Leurs caprices. J’ai regretté
Leurs colères enfantines
Qui s’amoncelaient
Jour après jour.
Figure-toi, même les rages qu'ils me causaient !...
Je voulais tant les serrer dans mes bras.
J’y pensais sans cesse
(Si long a été le temps où je suis resté dans le silence),
Je me rappelais
Même les fessées
Et les pleurs. L’amour que je leur portais me rendait triste,
Oui, très triste. (Enfermé là-bas, j’éprouvais une immense
peine
quand ma mémoire évoquait Juan
Chacón, mort sous les balles).
Et toi, ma femme, ça va bien ?
47
Je ressentais une profonde nostalgie en pensant à toi. (Malgré
la chaleur d'enfer qui régnait dans le pays,
il faisait froid
a l'intérieur du cachot).
Tu manquais à chaque fibre de mon être.
Viens.
Oui, comme ça. Donne-moi tes jolis seins
Aux menus tétons. Pendant un moment
Je veux être ton enfant.
En prison, je devais être dur,
Etre fort, tuer
La douleur et ne pas pleurer,
Jamais !
Maintenant, je veux être un enfant
dans la chaleur de ton sein.
M’enrouler autour de ta taille couleur de pain.
Viens ! Ton épaisse chevelure, là-bas,
Etait un rêve,
Un rêve entre les murs de béton
Qui me retenaient captifs.
Il est beau de sentir
Le poids léger
De ton ventre
Contre
Mon ventre.
Couvre-toi ! Tu dois avoir froid.
J'ai un bloc
De pierre dans la tête.
Je voudrais tout oublier un moment,
Mais tout le passé récent
Afflue devant
48
Mes yeux.
Ahhh…
J’étais tranquille
Et soudain ce petit rêve
M’arrive de loin,
Mais je ne dois pas dormir !
Avant que le jour ne pointe
Il me faut encore une fois repartir.
Tchac... Clair était le son
Des verrous, quand je suis sorti.
Tu vois,
Ce jour-là
L’aube venait
Lentement, résorbant les ombres
Sur les brins d'herbe et les saules.
Dans le ciel,
L'obscurité est plus noire
Avant l'arrivée de l’aurore ;
Le froid oblige les oiseaux à cligner des yeux
Et les chiscos n'osent pas ouvrir leur bec.
Le jour se levait. Des mouches
Et des moustiques
Audacieux prenaient les premiers leur envol,
Sans se rendre compte que
La tôle du ciel
Se riait du soleil
Changé en médaille
De cire
Jaune
Eclairant les sommets lointains.
Encore un jour.
C'est alors que nous sommes arrivés.
49
Tu ne peux pas t’imaginer... mais...
Nous avions réussi à joindre nos forces, peu à peu,
Pendant longtemps,
Avec soin,
Et à la fin nous sommes arrivés
Pour de bon.
C'était le matin,
Nous étions tous nerveux. Nous riions.
L'aube se levait,
Ce fut dur de faire
Comprendre à tous notre tâche.
Nous disions: "Les chiffons et les pieux de la clôture
Nous font face tous les jours »,
Nos visages, pleins
D’amertume, inclinés, se tournaient sans cesse vers
Le portail.
Tout nous faisait peur, car l'école
N'était pas pour nous.
Mais la force du monde
Nous pénétrait par les yeux.
Quand l’air lui-même
Est amer,
On cherche
Du regard
Le coupable.
Il en fut ainsi. Il en est ainsi. Et il le faut.
Sinon
La colère qui ne sait sur qui s’abattre
S'enroule,
Telle un vent mauvais,
Autour de la lanterne ou de la torche
Et toute la maison est envahie
50
Par les ombres vacillantes
Des hommes.
« Et à toute heure du jour
L'amertume est une braise
Immense, se jouant de tous
Au milieu du feu,
Soufflant son mépris
Sur la fumée
Du bois
Mouillé.
Et ce mépris, cette dérision, cette perversité
Pénètrent
Dans chaque repli
De ce qui nous entoure.
Le pain devient immangeable
Et notre écuelle rancie.
Notre désespoir va croissant,
Dites-nous à qui la faute?... »
Ainsi parlions-nous
Buvant un petit cruchon de chicha
Ou mastiquant nos chiques de maté.
Pouvaient-ils ne pas nous comprendre ?
Nous savions leur dire
La vérité et la réalité de notre vie.
Nous avons uni nos forces, dis-je,
Comme on lie un fagot de bois,
Et le jour est venu.
C'est de nuit
Que la marche a commencé.
Ombres blanches, quittant l’obscurité,
Les nôtres ont envahi les rues
Convergeant vers le point de ralliement.
51
Sur les trois cents qui s’étaient inscrits,
Seuls soixante-trois se sont présentés,
Prêts à partir
A l'heure dite.
Pas un hibou ne hulula.
Soixante-trois hommes et femmes,
Vieillards et enfants. Pas un De plus.
Il y avait là
Les Lupaca, habiles bûcherons,
Luque le « singe » et sa femme;
Eglorisa, seule, car son mari l'avait abandonnée
Et s'était perdu dans Lima,
Un jeune chien dont nul ne savait à qui il était,
Le grêle Quesada, ses deux fils déjà adultes,
La vieille Tula et son petit-fils, orphelin de
Père et de mère, qui, à l'époque,
Ne marchait pas encore,
Les cinq Cienfuegos, métayers
D’une hacienda, devenue coopérative à présent,
Et qui a gardé son nom de Colca.
Il y avait aussi les deux Nolfi Niño,
Mais nous leur avons dit :
"Vous, restez là ! Personne n’a fait
Appel à vous !
Vous avez vos terres pour vivre".
Et eux de répondre: « Idiots que vous êtes ! Nous,
On n’est pas venus pour la terre, mais
Pour vous aider ! » Alors nous avons répondu : « C’est bien ! »
Ils sont venus avec nous et ils ont été courageux.
Anteparra le boiteux, lui aussi, et sa femme,
Les Gastulos, père, frère et fils.
52
Juan Odar avec son cousin dit Chio,
Le vieil Escurra,
Si vieux qu’il pouvait à peine
Marcher, et Pedro Valiente,
De la famille des journaliers Valiente,
Travaillant au point Quatre
De la hacienda Nolte.
Il y avait aussi Jacinto Conde et sa femme Fredeslinda,
Qui avaient laissé leurs enfants
Chez leur oncle, le Pacherre.
Norres, le bigle, qui prenait tout à la rigolade,
Les deux Yucra dits Machucaos,
Le gros Suyón qui a abandonné, pour toujours,
Depuis qu’il nous a rejoints,
L’habitude de descendre des verres dans les tavernes,
Son beau-frère qu'on surnommait Cosama.
Macalupú, le mutilé, qui avait perdu un doigt
En récoltant la canne à l'hacienda Seminario,
Et bien d'autres.
Tout à coup mon esprit
Se brouille et je perds la mémoire.
Femme, tu dors?
Je t'aime. Je ne peux dormir
En ce moment ; c'est dangereux de trop dormir
A notre époque.
La vie est belle auprès de toi,
Dure et belle auprès de mes enfants,
Dure et belle,
Mais j’appartiens
Egalement aux autres.
Heureusement tu le comprends,
Bien sûr, même si parfois
53
Tu en as assez.
Bon.
Nous sommes partis soixante-trois pour cet endroit
Qui a maintenant l’air d'une ville.
Une marche en silence,
Les mains lourdes de sommeil,
La peur
Nous glaçait jusqu'aux os,
Mais nous avancions sur le sentier,
Nimbés de la poussière
De la nuit,
Vers notre destin,
Qui était la vie
Et non la mort,
Car la mort était déjà presqu’une amie
A force de remplir nos jours
Vides d’argent et de terres à nous.
Les villages dormaient
Sous le vent sombre,
Brusquement la lune est apparue, somnolente,
Telle une hostie
Trempée dans l'huile,
Effleurant les cimes
Des arbres trapus,
Immobiles, comme absents
Au bord de la rivière à la voix rauque.
Au loin, dans les maisons, les hommes dormaient,
Bien au chaud sur leurs châlits,
Rêvant à la fraîcheur de la terre,
La leur, pas celle qui appartient aux autres.
Ils ne faisaient rien. Ils dormaient.
54
Sûrement ils rêvaient.
Mais nous, tout éveillés,
Nous foulions de nos pieds le sol
Baigné par la nuit.
Lorsque l'obscurité s'endort parmi les herbes
Des champs,
Les oiseaux font silence.
Ah ! J'oubliais, il y avait aussi Juan.
Idiot que je suis ! Comment puis-je oublier
L’homme le plus important ?
Ce gaillard grand et fort. T’en souviens-tu du fils
Du vieux Chacón
Et de sa femme Maria Concepción
De Solumbre?
A présent il n'est plus,
Mais il n'est pas mort. C'est étrange. Ma fureur
Et mon désespoir, tout proches des larmes,
S'en sont allés comme il s'en fut.
Et si je péris comme lui
Abattu par un fusil
Pour avoir voulu le bien commun,
Ne pleure pas plus qu'il ne faut.
Mes enfants,
Apprends-leur à connaître le monde
Et la justice...
Je dis que Juan n'est pas mort. Sur la tombe
Où repose son corps criblé de balles,
Poussent des fleurs
Et le soleil ne brûle pas les herbes,
Parce que tout près,
Il y aujourd’hui un village, un fleuve, de la vie, des gens
55
Là où naguère régnait une immense solitude
Peuplée par les seuls lézards...
Tant qu'il y aura ce village
Il y aura du travail, donc de la dignité
Et s'il y a de la vie, Juan Chacón sera avec nous.
Mais je m'éloigne, femme,
Du récit que j’ai commencé.
Nous allions cheminant
A travers le frais silence.
Silence… ce n’est qu’une façon de parler,
Car la nuit grouille de bruits étranges
Qu’à force d’entendre on oublie
Et qui semblent alors n’être que silence.
Mais cette nuit, chose bizarre,
Nous entendions tous la voix de chaque chose
Comme si le monde s'ouvrait à nous
Dans une odeur d'orange en quartiers,
Devant l’action toute proche qui nous attendait.
Sous la lueur des rares étoiles éparpillées ça et là,
A la lisière du halo de la lune.
Les rugueux moignons de maïs
Dans les champs moissonnés depuis longtemps,
Grattaient tels du papier de verre.
L'air hennissait finement entre les tiges
Des chaumes ou du pacay (2) en piteux état,
De temps en temps
Un champ de manguiers, de la taille d’une colline,
Respirait paisiblement;
De minuscules grillons invisibles
Au sein de l’obscurité
Frottaient leurs petites scies crissantes,
Un braiment égaré, venu d’on ne sait où,
56
A retenti à nos oreilles,
Suivi de l’aboiement d'un chien.
Ça s’est passé à peu près comme ça.
Tout est resté derrière
Nous
Quand nous sommes enfin arrivés sur les friches.
Et nos voix
Rauques se sont mêlées
Aux voix grêles des femmes.
Oui : « le silence de la nuit », c’est une façon de parler!
Mais comme tout en cette vie a une fin,
Et que lorsqu’une chose finit, une autre vient prendre sa
Place,
La nuit s'est éteinte comme une bougie,
La lune a disparu du côté des étoiles
Des Sept Chevrettes,
Et bientôt le jour s’est levé,
Nous sommes arrivés
Sur le lieu prévu en même temps que le soleil.
Juan Chacón était
Le plus préoccupé et le plus heureux.
Tu dors ?
Femme, je ne pourrai peut-être pas te parler
Aussi librement pendant longtemps.
Je compte sur toi, sache-le !
Alors aie toujours confiance
Pour le meilleur et pour le pire.
Ne sois pas affligée
Si je dois être absent longtemps,
Car mon parcours durera toute ma vie,
Je suis heureux
57
De faire disparaître la tristesse et l’ignorance
Du visage des hommes.
Je suis heureux,
Tout mon être est heureux, des ongles de mes pieds
A la pointe de mes cheveux.
Depuis que je me suis rendu compte
De l’exacte vérité des choses,
Depuis que je marche
Au côté de mes frères, je suis
Heureux, presqu’accompli,
Bien que le bonheur, parfois, fasse mal
Et que les doutes nous assaillent quand des déserts et des mers
D'amertume engloutissent les hommes
Et qu'on ne puisse pas encore partager
La bouchée du bonheur avec tous.
Or le bonheur
N'est ni le champ ni la maison,
Mais le travail et l'amour partagés.
Maintenant, ça n'a l'air de rien, mais
Dans ce champ de caroubiers envahi d'épines
Et calciné par le soleil au long des siècles,
Nous avions dans nos mains
Le travail qui était dignité.
Qui l'aurait cru ?
Il était montagne et bois en friche.
La ville était loin,
Si loin qu'un aigle partant d’ici
Pour marauder
Dans ses rues, parmi ses voitures, devait faire halte
A mi-vol pour se reposer.
Il n’y avait pas de route comme aujourd'hui,
58
Juste un sentier
Que nos pieds avaient tracé à force d’y marcher.
Mieux : jusqu'alors je n'avais même pas
Pu imaginer que tu existais, mon amour,
Et j'allais seul, libre comme un nuage,
Obscure hirondelle, de champ
En champ, récoltant des fruits
Mûris pour d'autres,
Jamais pour moi.
Un mal-être parcourait tout mon corps
Jour et nuit
Et tourmentait même mes rêves.
C'est alors que j’ai vu et connu Juan Chacón.
Comme je l'ai aimé,
Comme je l’ai admiré, cet homme
A la peau sucre roux !
Il était rude, peu instruit,
Mais sur sa bouche fleurissaient
Des mots d'espérance et de vérité;
Il était sûr de lui comme on l'est quand
On jette dans la terre
Des graines de maïs ou quand on y plante des pousses de riz,
Quand il y a de l’eau et que le champ se met à verdir
Avec force.
Il riait
Comme seul rit un homme
Qui a trouvé sa voie
Et a entièrement vaincu sa peur
Et la cupidité. Gai
Sans orgueil, conscient de sa valeur.
Froid comme la pierre avec les inconnus,
59
Il devenait joyeux et bavard,
Joueur et aimant la fête,
Exigeant et plein de fierté
Avec les siens;
Jamais un pauvre de sa bouche n'aura
Entendu un mot de colère.
Et on vient de l'abattre. Ceux qui l'ont tué
Sont ceux qui bourrent de haine et d'argent leurs tiroirs
Et les Caisses de Crédit.
Nous étions avec lui à Putagas,
A San Francisco, Tembladera et Salitral.
A Solumbre, Yapatera, Pueblo Nuevo, Talandracas,
Panecillo, Simbilá et Malacasí.
A Batanes, à Reque, à Poclús,
A La Quemazón. Jusqu'à Póngor et Calunga,
San Jorge de las Flores,
Santo Domingo et San Juan,
Nous allions
Comme des frères
Distribuer à pleines mains
Sa vérité : « La justice n'est pas un vain mot, Nous disait-il C'est n’est que par nos actes
Qu’elle vit et qu’elle vivra !
Ce qui est bon pour tous,
On doit le faire, car tout homme vraiment homme
Sait très bien dans sa tête
Ce qui est bon et ce qui est mauvais.
Or il est mauvais de n'avoir ni toit ni vêtements,
Ni travail ni terre,
Car même un sol pauvre donne de la dignité ».
Et les gens l'adoraient.
60
Voilà donc, voilà, femme,
Comment parlait Juan Chacón
En poursuivant
Sa route et son but :
Aider chacun à obtenir,
Par sa force et sa volonté,
La terre dont le nom est par essence « dignité ».
Il ajoutait toujours :
« La réalité, c'est ça et rien d'autre,
Et dans la réalité,
L'homme doit vivre
Et mourir
Sans tricher ».
Alors, comme tant d'autres, j'ai compris
Qu'il n'est d'autre réalité que celle-là.
Je crois que le jour va paraître.
Femme, regarde par la fenêtre
La silhouette du prunier qui se découpe.
Bon. Comme je disais,
Le grand jour, moi et les autres,
Juan Chacón en tête, face à la terre aride,
Nous étions sur le point de prendre
Ce que justice et raison voulaient que l'on prît.
Par petits groupes, machette à la main,
Nous coupions les épineux
Secs et gris
Du mont aride, du grand mont.
Les récipients de terre et les calebasses réveillaient
Leur eau chargée sur les épaules,
Les femmes servaient le café,
Soleil du déjeuner, cruches, pain.
Et au milieu de la journée
61
Les pâtes rissolaient.
Maintenant, quand je vois les sillons qui verdissent
Et cette maison fraîche, femme, et notre lit,
Comment imaginer que là ne vivaient, de passage,
Que les éperviers,
Le soleil,
Des gros serpents,
Encore le soleil,
Et quelques caroubiers
Eternels et solitaires
Sous ce soleil.
Là, maintenant, les papayes jaunissent
Et lorsque l'eau arrive des hauteurs bleues, là-bas,
Tu vois miroiter les petits carrés
De cette eau qui arrose la verte rizière
Comme une barbe de nuage.
Et la récolte est comme un chant doré au feu.
Les tas de gerbes de riz nouées
Forment des meules grandes comme une maison.
Toutes dorées.
Or il n'y avait ici que quelques cailloux
Le jour où Juan et nous, les oubliés,
Nous sommes arrivés les mains pleines de vide
Avec des fourches de caroubier ou de huarango
Et des râteaux, qui étaient aussi des lances,
Nous avons dressé une double enceinte.
Le soleil se couchait,
Rouge, à hauteur des yeux,
Nous étions accroupis, lorsque se sont présentés
Quinze hommes en uniforme et avec des fusils.
Ils avaient un papier dans les mains,
62
D'un air rogue, ils nous ont crié
De partir,
Car ce terrain faisait partie de la hacienda
Du neveu du Ministre.
Les gens, regard débordant de peur,
Posaient des questions.
Juan Chacón, la fourche à la main,
S'est arrêté, et soudain nous voilà tous à ses côtés,
Tenant nos fourches de bois, tous debout,
Face aux fusils pointés sur nous.
« Frères, nous ne partirons
Que si on nous tue! »
Sa voix est montée
Et a retenti dans le silence du couchant.
Les hommes, dans leurs uniformes
Où luisait le métal des cartouchières,
Sont restés muets et figés.
Alors, en silence, le chef, d'un geste, a donné un ordre…
Et ils s'en sont allés,
Emaillant de jurons leurs propos,
Enfonçant dans le sable
Poudreux leurs bottes noires,
Fatigués, harcelés
Par le vent du désert, regards noirs sur
Les hommes, les femmes et les vieillards édentés,
Machette et bâton à la main près de l'enceinte
Epineuse, dressés dans le tiède éclat du soir.
Je me souviens du vol des huanchacos
Planant au-dessus des cimes.
La nuit venue, l'allégresse a éclaté
Autour des feux,
Les étoiles auraient voulu rire,
63
Rire de joie avec nous.
Sous les branches
Montaient, portés par l'air,
Les mugissements lointains des vaches
Couchées dans le noir Elles rêvaient de pâturages
(sans doute voyaient-elles l'herbe pousser
sur ces terres).
Les brasiers, en se jouant, jetaient des étincelles
Sous les chaudrons noirs,
Rougissant la sueur de l'eau
Qui chauffait pour le thé commun.
Nous nous sentions en paix :
De minces filets de bien-être
Coulaient dans nos poitrines.
Chilalo, le fils d'Adela,
Tétait, c’est la nature,
Le sein de sa mère;
Des poissons-feuilles
Et des ombres projetées par le feu nous
Caressaient.
Sous les branches
Les femmes les plus âgées se reposaient.
C'est alors que les chiens
Errants
Je ne sais où, ont aboyé, mordant l'air.
Le chien qui nous avait suivis
Et que nous avions baptisé au hasard Vaurien
S’est mis à hurler vers les ténèbres
Comme s’il était possédé.
A cet instant, la nuit a été secouée
Par soixante fusils visant la poitrine du ciel.
64
Un frisson de terreur est passé sur nos lèvres
A tous.
Trouant le noir, la voix d’un militaire a tonné :
« Ou vous partez,
Ou vous mourez ! »
Les yeux tournés vers Chacón, cet homme doux,
A son exemple, d’un bond,
Nous nous sommes mis tous debout.
Et de nouveau immobiles, les yeux braqués sur les soixante
Trous
Des Mausers sombres, nous avons crié :
« Frères, nous sommes là
Sans balles ni fusils,
Rien qu'avec des bâtons et des machettes,
Et nous avons la faim, nous avons le désir
De cette terre qui n’appartient à personne.
Il ne sortira d'ici
Que soixante-trois corps d'hommes, de femmes, de vieillards et
D'enfants
Et ce chien qui aboie
A notre côté!
La faute en sera à vos chefs
Et à vous tous!
Avant de presser sur la gâchette,
Souvenez-vous du regard
De vos enfants, pensez
Que les nôtres aussi
Ont besoin de manger!
Nous n'avons rien à ajouter! »
Ce qui s'est passé?
Pardon, mon amour; quand la lune passe
65
Au bas du ciel, la campagne en éveil
Rappelle beaucoup ton corps nu.
Tout me revient à la fois,
Maintenant que je te parle,de temps en temps je m'égare.
Bon. Où en étais-je? Ah oui!
J'en étais là, le feu de bois les a vus :
Soixante et un casques et soixante et une pèlerines
Marchaient à pas comptés,
Pointaient sur nous leurs armes,
Nous encerclaient.
« ...Chacón...file vite!
...Chacón...sauve-toi...tu es notre guide
Et tu dois vivre... »
Il a serré fort sa fourche,
Nous a regardés avec tendresse,
Puis, pris d’une grande colère,
Il a semblé nous dire :
« Imbéciles, la lâcheté, ça non! »
Mais il ne nous a rien dit.
« ...Chacón...sauve-toi vite...
...par-là... va, file!... »
« Feu! » a hurlé la grave, l'invisible
Voix militaire.
Les étoiles ont senti
Craquer leurs vêtements.
Les armes ont rejeté
De blanches fumées de cigare.
« Dernière sommation ! » a grondé la voix cachée.
Le chien Vaurien s’est mis à geindre
Et s’est tapi aux pieds de Chacón.
Juan Concepción Chacón,
M’a regardé du coin de l'oeil,
66
Et m’a murmuré :
« Tant pis, arrive ce qui doit arriver,
Que personne ne parte! »
Puis levant sa fourche, il a dit : « Tenez bon!" »
Et s’est avancé vers la voix.
Peut-être voulait-il parlementer.
Dans le noir, sa silhouette s’est découpée
A la lueur des feux.
L'un des casques l’a bousculé et s’est saisi de lui.
Un autre a refermé
Des menottes sur ses poignets,
Et de bourrade en bourrade
Il a disparu parmi eux.
Mais personne n’a bougé.
Deux jours plus tard,
Nous étions, sans nous en rendre compte,
Trois cents vingt familles de quatre à six membres
A défricher le sol.
On a dit qu'il avait voulu s'enfuir,
On a dit qu’on a dit qu’on a dit…
Mais avant qu'on ne retrouve
Son corps criblé de balles,
La lettre que voici, écrite de sa main
Sur un vieux papier, nous est parvenue :
« Si le sol amer
Reste à l'abandon,
C’est uniquement la faute du patron,
Car il irrigue cette terre
De sang, qui sale les sillons : ainsi,
Femme, ton rêve le plus doux,
Il le change en écume
Que le vent disperse.
67
Si le rire de ton fils
Se fige sur sa face,
Devient pierre,
Et durcit sa petite voix pleine d'échardes,
La faute en est à toi, homme endormi,
Toi qui ne te réveilles pas.
Mais quand les mains
S’unissent autour de la force
Et du bon droit,
Quand les cris deviennent des coups de massue,
La terre se change
En doux miel d'abeille,
Et l'homme vil, le rusé, le loup affameur
S' e n f u i t :
Hibou malade,
Âne affolé, il s'enfuit.
Les machettes tendues vers le sol,
Poissons endormis,
Zucos ou cachemas frais pêchés,
Ecraseront sans hésiter
Les pieds de l'ennemi à coups pressés
Afin que brille l'aube
Où nous comprendrons tous
Que la justice est arrivée,
Qu' elle est arrivée,
La justice,
Et qu'elle restera pour toujours
Dans nos cœurs. »
S'il n'y avait pas eu Juan
Et si nous n'avions pas décidé d’avancer,
Ce village n'existerait pas
68
Et jamais, au grand jamais, femme,
Je ne t'aurais rencontrée.
Oh ! Déjà il fait jour.
Regarde ce petit coquin d’oiseau
Qui picore une prune !
Regarde donc son petit dos
Foncé et son poitrail
Rouge comme un tison.
Pour moi, cet oiseau et son poitrail
Annoncent l'avenir.
Passe-moi une chemise.
Laisse...
Le café,
Je le boirai là-bas.
Prends soin des enfants...
... Qu'ils dorment !...
Va, je reviendrai bientôt;
Souviens-toi qu'ils m'attendent et que jamais,
Au grand jamais,
Je ne saurais les trahir !
1. Chisco: passereau gris à longue queue de la côte
septentrionale du Pérou.
2. Pacay : du quechua pakkay, guabo ou pacae: arbre des
régions tropicales d'Amérique. Plante légumineuse de la
famille des Mimosacées dont les gousses renferment une pulpe
blanche comestible.
69
70
TAMBOURS FUNÈBRES
QUE RÉSONNENT LES TAMBOURS FUNÈBRES POUR LES
PAYSANS QUICHÉS ASSASSINÉS DANS LES MURS DE
L'AMBASSADE D'ESPAGNE AU GUATEMALA
POUR AVOIR DÉNONCÉ LES CARNAGES DE L'ARMÉE,
17 JOURS APRÈS EN AVOIR EU CONNAISSANCE,
LORS D'UN SPECTACLE DU GROUPE YUYACHKANI,
ET 7 JOURS APRÈS UN AUTRE MASSACRE AUQUEL N’AVAIT
SURVÉCU QU’UN SEUL PAYSAN, LUI-MÊME PLUS TARD ENLEVÉ
A L’HÔPITAL, ASSASSINÉ ET JETÉ DEVANT LES PORTES DE
L'UNIVERSITÉ « SAN CARLOS » DE GUATEMALA.
Il y avait parmi eux Pedro Ijoy
(avec une blessure de part en part du visage),
Juan Caba (clignant de ses yeux enfoncés dans les orbites),
José Canay et sa femme qui venait d'accoucher
(l'homme au coude fracassé par une balle),
Les hommes et les femmes du Kobán,
Du Kotzal et du Chimil
Suivis de leurs enfants à la peau ridée comme l’écorce du tohé,
Qui respiraient à peine.
TOUS MORTS MAINTENANT !
(quarante sourires que nous saluons)
Enfouis pour toujours dans la terre,
Les balles des militaires enfoncées dans leur chair.
(Sur quel arbre hystérique entend-on aboyer
le quetzal en fureur ?)
(Pourquoi ne voit-on pas les pierres tomber en poussière
et les portes fermées pousser des cris ?)
Chicop siuc chiqué rumâ !*
...Rien ne sert de demander POURQUOI
Aux blancs oiseaux du Kiché:
Nos frères sont morts pour l'éternité,
Nos chants de montagnards qui caressaient leur ouïe,
71
Joignant notre quechua à l’harmonieux sutuil,
Se sont évanouis dans la caverne obscure.
Ces danses de l'espoir où ils frappaient du pied
Pour adoucir leur enfermement volontaire
Palpitent toujours sur la terre sèche
Du Guatemala : danses qui vont bon train toutes seules,
Sans pieds, sans mains et sans yeux.
Certes, ces meurtres n'étaient pas les premiers,
Mais ils se sont multipliés
Quand des soldats entraînés au Panama
Et à West Point ont encerclé
Les villages somnolents de la Haute Verapaz
En Uspantán, et ceux du Nebaj.
Jours obscurs en plein midi
Rendant plus serrés les noeuds des lianes,
Jour où ils attaquèrent les chaumières
Et prirent neuf hommes qui en valaient mille:
ON LEUR LIA LES POIGNETS, ON LEUR FRAPPA LES CÔTES,
ON LEUR CASSA LES DENTS, ON LEUR CRACHA DANS LES
YEUX,
ON LEUR MIT DES UNIFORMES ET ON LEUR DONNA DES FUSILS
ROUILLÉS
SANS GÂCHETTE NI PERCUTEUR
ET ON LES DISPERSA, SOLITUDE AU CŒUR, À TRAVERS LE
CHAJUL,
PUIS ON LES CRIBLA DE BALLES
(SEULS TROIS D'ENTRE EUX EN RÉCHAPPÈRENT)
ET ON LES ENTERRA DANS DEUX TOMBES
(ATTACHÉS TROIS PAS TROIS AVEC DES FILS DE FER)
APRÈS LES AVOIR BRÛLÉS
AVEC DE L'ESSENCE APPORTÉE TOUT EXPRÈS
DANS DES CITERNES VERTES
DU PALAIS DU GOUVERNEMENT
G U A T E M A L T È Q U E,
Pour déployer ensuite un cordon de baïonnettes
Autour de la région
72
De peur que la puanteur de l’abjecte barbarie n'en sorte
Pour hurler à tue-tête dans les rues.
En vain !
Les cris coururent partout
Et les trois survivants les accompagnaient,
Forçant le barrage
Pour révéler au monde comment on avait tenté
D’arracher leur peau
Et violer leur conscience.
Hélas,
Les télex élevèrent un mur de silence !
Pedro Ijoy, Juan Caba, José Canay
Et leurs 37 compagnons gardent les dents serrées,
Mordant l'obscurité sous la terre
Ne songeant plus au feu des canons qui fracassa l'air et leurs os…
Quarante morts à la fureur infinie !
Ils ne nous parleront plus jamais,
Ils ne nous tendront pas la main comme hier,
Ni ne pourront plus nous dire
L’élégance de leurs palmiers
Berçant la masse somnolente des pauvres.
Mais un cri qui vivra au-delà du siècle
Franchit les frontières
Et résonne si fort qu'il fait trembler
Tous ces fauves meurtriers.
Managua, janvier-février 1980.
* En langue kakchiquel ou quiché: « Oiseau blanc,
pourquoi ?... »
73
LE POSTE FRONTIÈRE D’EL AMATILLA
Ils infligent à la tendre terre
Leur calleuse barbarie
Et crachent tous les jours
Sur les plaies des visages
(Le rêve, couverture trouée, brûle).
Je regarde de loin, puis de près
La couleur de leurs uniformes
Et une fois face à face
Le rire de leurs dents cariées.
Ils empuantissent de leurs premiers bâillements
Chaque matin,
Ils salissent tout rayon du soleil,
Balafrent chaque nuit.
L’air sévère, rapides et zélés,
Ils fouillent
Ma bourse et ma valise.
Heureusement,
Dans le feuillage,
Se mettent à chanter les oiseaux.
El Salvador, 23 janvier 1980.
74
LE POSTE FRONTIÈRE DE LOS CHINAMAS
Sous l'air chauffé à blanc,
Parcouru par les zigzags des insectes
Minuscules et aveugles, affrontant le soleil
Et la torpeur,
Grince la charrette.
Le soldat,
Sur le pont de Los Chinamas,
Déverrouille son arme,
Suant,
Tandis qu’avance, d’un pas lent,
Le bœuf qui tire la charrette.
El Salvador, 22 janvier 1980
75
PUERTO BALBOA
Le soleil hurle en roulant sur le béton.
Ni sable ni vagues qui déferlent,
Ni air frais, ni promeneurs à Puerto Balboa.
Rien que des palmiers angoissés
Dont les couronnes brillent au milieu du ciment.
Ici ma haine et ma joie se dissolvent dans la sérénité.
Assommé de lumière, j'aime, sans savoir pourquoi,
Ces planches rongées par le temps et les jantes
De métal. Port délabré face au Pacifique.
Ici nous marchons au milieu d’hommes
Au visage endurci et ravagés d’insomnie. Ici
On se soûle jusqu'à l'épilepsie. Là-bas,
Dans ce bar à l’enseigne en fer émaillé ou en carton,
Où sourit un couple de danseurs,
Le jour perd sa couleur épaisse.
On y avance à tâtons.
Je bois comme tout le monde et mange du porc épicé
Garni de haricots.
Le soir frémit.
Des pélicans sans couleur errent pensifs
Sur les baraquements à trois étages recouverts de sel.
Le pétrole répandu sur l'asphalte craquelé flambe.
Personne ne demande mon nom
(mon passeport est un bout de cuir sali
par les policiers et les soldats de quatorze frontières).
Le serveur crache sans façons et le vieil Espagnol,
Plus panaméen que Richie le Nègre,
Exilé ici à la chute de la République, parle de son ancien amour
Pour une Panaméenne aux grands yeux,
Morte à présent, et chante des mazurkas
D'une voix de sérénade.
76
Et moi, je raconte que je viens d'un pays très lointain
Où les Incas étaient aussi coriaces
Que les militaires d’aujourd’hui, mais tuaient uniquement
Au combat et non poussés par la faim comme aujourd'hui.
Mes nerfs déliés enflamment mes mots
Tandis qu’autour de moi
Eclatent des blasphèmes et qu’une colère bleue s'étrangle
Dans chaque bouche qui rit.
Au loin, sur le cap ensoleillé, très vert, très net,
Flotte dans le ciel sans nuage le drapeau national blanc et bleu,
"prisonnier de la zone du canal", comme disait Madame
Yamilá la Chiricaine.
Comme des pierres acides se croisent le sifflement de leurs
Cigares
Et leurs cris :
Ils disent qu'ils nous ont eu, ces gringos de merde !
- Ils nous la mettent, ces maudits étrangers mange-merde !
- Et personne n’ose dire un mot à ces sales vermines.
- A présent celui qui interdit l'entrée est un soldat panaméen !
- Pédés de gringos !
- Ils continuent à nous baiser.
- T’inquiète, leur tour viendra.
Des voix pareilles à des fouets électriques
Flottant dans la fumée du bar
Ruminent pendant des heures les problèmes du monde et du
Canal,
Mais ignorent tout du Front de Libération Guaymi.
Un goût de fer glacé
Agace les gencives. Les planches et la sciure grincent.
L'après-midi fait un clin d’œil de crapaud au soleil ardent,
Les chalands croisent sur les eaux salies
De plumes et de fiente d'oiseaux.
A l'horizon, Balboa, raide sur son piédestal de ciment,
77
S'étrangle dans sa fraise de bronze,
Le dos tourné au port,
La patine de sa statue griffée par la brume torpide,
Les yeux et les jambes décorés
Des excréments continuels des mouettes graves
Venues des Caraïbes.
Port recroquevillé sur lui-même, aux voix rauques,
Au bord des pleurs et des rires perçants.
Des fumées de cuisine
Pareilles à du tulle bleuté.
Dans des clignotements crépusculaires passent des omnibus
Aux phares de 20 couleurs
Couverts de ravissants dessins de Willy Colón
Et de Mara la Sauvage.
Le soir tombe
Et n’est plus qu'un souvenir qui s'enfonce
Dans la bouche de la nuit
Aux lumières d'huile
Et aux échos qui font penser aux grincements des roues.
(Demain sera un autre jour
collé sur la vitre brûlante
du tropique carnassier).
Panamá, février 1980.
78
BAGAZAN EN PLEIN APRÈS-MIDI
En ce lieu, tout bouillonne !
L'air grésille au milieu de la paille grise
Ou cendre.
Des chaumières
Engourdies comme des moignons
Où se promènent les groins de cochons lourdauds !
Et une cloche sans battant
Vocifère son silence.
Soif féroce
Des gallinacés,
Propres,
Bien qu’ils picorent de la charogne,
Plus propres que les visages des gnomes
Du Holiday Inn, luisant hôtel de verre
Avec ses belles putains à la douce haleine,
Riches de bagues et de chéquiers,
Qui ont chassé le peuple vers des terrains arides
Et bourbeux.
La rumeur de la terre annonce la pluie,
Mais la pluie n’arrive toujours pas.
Les enfants titubent,
Crasseux, faméliques
Et pouilleux.
(Tandis qu’au Holiday Inn,
on déguste des crevettes roses
venues de Floride).
Ventre gonflé, ivres de soleil,
Les gamins se tiennent sur le seuil des portes
Aux planches tordues
Bercés par le rythme lancinant
79
Du frénétique va-et-vient des rats
Au milieu de la rue.
La lumière vacille
Et les langues, collées au palais,
Restent immobiles !
Une fièvre froide hérisse mes cheveux.
Des tornades rouges rompent la paix des vitres,
Sous la terre coulent des fleuves roulant des flots de feu !
Iquitos, janvier 1981.
80
DANS LES RUES DES USA
Surabondante et endormie, la marchandise
Dans les boutiques aux murs
De nickel et de lumières !
En cette nuit d’air raréfié
Et de ciment lisse,
Mes pas résonnent,
Solitaires,
Sur l’échine arrondie
De la 30ème avenue.
Au loin, Chinatown
Bouillonne de couleurs
Sans prêter attention
Aux expressions des visages.
(Pop-corn, pièces de monnaie, distributeurs de bière
en canettes d’aluminium,
sulfures, pénis en plastique,
gouttes de LSD sur papier buvard, fouets, nourriture
empaquetée, hamburgers-frites, moutarde, sorbets, serviettes de
table, prostituées en chair, putains en plastique, thon pour les
chats, révolvers, seringues hypodermiques, viande pour les
chiens, fusils à charger par la culasse, concentré de tomates,
pâte dentifrice, cirage, pâte de coca lavée ou non lavée,
suppositoires sous papier mentholé, tapis et voitures)
(Pas cher, pas cher, pas cher du tout !)
(Votre carte de crédit ?)
(Des panneaux de néon tendent le sein aux rues).
Une ombre disparaît
Engloutie par la brume
Orange de l'éclairage public,
Ah, cette nuit voudrait bien rouiller mes os,
81
Mais je marche d’un pas ferme
Réchauffant mes pieds.
Près de moi résonne, fluette, la voix d’un homme torturé
Qui a pu se sauver du Chili:
« Chicago, New York,
Californie
Sont faites de la même pâte » dit-il
En lissant ses moustaches.
« Ici, récemment,
Un jeune, muni d’un couteau,
A violé sa maîtresse
En pleine classe,
Sous les yeux de ses camarades ! »
Il rit derrière ses lunettes.
Je ne peux ni ne veux le croire,
Mais je sais qu’il dit vrai.
Une irritante absence de voitures
Rend irréelles les maisons.
Quelqu'un propose de la poudre blanche,
De la marihuana
Ou de l'herbe
(« De la bonne, brother ! »)
Puis s'éloigne en sifflotant.
San Francisco, 1979.
82
TRAMES
83
84
L'ÉCLAIR BLESSÉ
A Lino Quintanilla
Ces paupières closes sont celles de Lino ! Que nul ne pleure ! Que nul
n’éprouve de chagrin ! Il est descendu des montagnes comme le vent,
et quand il est né, dans sa vallée de Tankayllo, les pierres d'Uripa ont
pu enfin parler, empruntant la voix de son coeur.
Il a souffert. Mais dites, qui ne souffre dans notre pays? Et il a pleuré
de rage impuissante au milieu de ses frères hébétés et affamés.
Mais ses larmes ne furent que le seuil à franchir ! Elles lui apprirent
que les colères peuvent disparaître si nous, les gens d’en bas, nous
nous saisissons de la vie.
Lino n’est plus parmi nous à présent !
Ne le cherchez plus sur la photo ! Non, ne le cherchez plus ni à
l'assemblée, ni aux champs, ni dans un arbre en train de cueillir des
fruits, ni au centre des meetings des paysans, ni sur l’estrade de la
Fédération.
Nous n'entendrons plus sa voix, rendue rauque par le froid et par
l'affection qu'il nous portait, cette voix qui nous chantait d'authentiques
waynos afin que nous puissions tous apprendre à respirer.
C'était un Amaru. Les Amaru passent comme l'éclair qui cautérise les
blessures et fait flamber les terres desséchées couvertes de mauvaises
herbes pour que leurs cendres fassent pousser le bon grain.
C'est pourquoi, par milliers, les hommes l’ont suivi ! Comme des
ouragans, comme des tempêtes, ils dévalaient des hauts plateaux et des
hameaux perdus pour récupérer avec lui la terre, l'arracher aux mains
répugnantes des usurpateurs et, la rendant féconde, la faire fructifier,
cette terre devenue bien commun au milieu d'Andahuaylas.
Que tous le sachent ! Il fut un meneur d'hommes.
Il tuait le chagrin. Il combattait le désespoir comme la peste.
85
Et il se dérobait à la tristesse tout comme il échappait aux griffes des
porteurs d’uniforme qui voulaient tant s’emparer de lui, car ils n’ont de
cesse de jeter en prison tous ceux qui sèment la joie dans le cœur des
plus humbles.
Lino doutait. Qui ne douterait, même s’il porte la lumière dans ses
mains, quand il marche au milieu des marais grouillant de serpents, au
sein des villes devenues repères d’ours sanguinaires.
Mais jamais il ne fut vaincu. Je répète ici ce que disent l'écho des
gorges d'Andarapa, la rumeur des vallées de Toxsama, les
éclaboussures que font les truites du Pacucha, les chants ou les pleurs
des capulins* sous le soleil ou la pluie à Pariabamba, la saveur des
genêts joyeux de Cocharcas, le sifflement courroucé du vent à
Wankawacho.
Et les montagnes rocheuses de tout l'Apurímac, dans un rauque
mugissement, crient et répètent pour l’éternité par les pores de leurs
sommets et par les yeux de leurs vallées qu'il ne fut, en vérité, jamais
vaincu.
Clos sont les yeux de Lino !
Nul jamais ne doit le pleurer, mais continuer dans sa voie pour
parvenir enfin au Jour de vérité !
* Capulin / Prunus Capuli : cerisier du Mexique.
86
LE FEU ASSOMBRI
A Guillermo Abad Torres
Guillermo, par une nuit immobile, par une aube malade, les
fauves à deux pattes t'ont cherché et trouvé.
Ils ont arraché tes yeux, piétiné ta douce ombre lumineuse ! Par
mille coups de poing et de lames dégoulinant de haine, ils ont
mis ton corps en pièces. Mort, ils ont encore et encore voulu te
tuer pour que nul ne sache ton nom ni la grandeur de ta lutte.
Ils ont plongé tes poumons et tes veines dans la vase. Ils ont
voulu effacer des listes syndicales toute trace de ton existence
afin que nul jamais ne sache que tu avais vécu et défendu
âprement l'homme endormi.
Ils ont enfoncé dans tes flancs un long ruisseau d'effroi, ils ont
noué autour de ta taille un canal d’eau glacée et enterré dans tes
cheveux un acide pollen de pluie, pour que jamais, au grand
jamais, nul ne se rappelle ton nom!
Mais moi, je t’appelle par ton nom complet, celui auquel tu
répondais quand, une fois fabriqués les nouveaux souliers de
l'entreprise Diamante, le caissier s’écriait : « Abad Torres
Guillermo, voici ton enveloppe et ton minable salaire ! »
Je te nomme avec tout mon amour et toute ma colère parce que
les machines et les mains, chez Diamante, ne connaissent
jamais le repos.
Je hurle : « Guillermo! » pour que le fauve qui a ordonné de te
rayer de la face de la terre, retranché derrière son bureau et sa
cravate, se torde en proie à de terribles coliques de peur.
Joyeux, je t'appelle, mon camarade ! Je joins ma plaie à celles
que portent tes quatre frères doublement orphelins !
Ah, que jaillisse enfin le grand fleuve charriant la clameur
de colère de toutes les usines.
87
Je dis, j’appelle, je crie ton nom ! JAMAIS TA MORT NE
POURRA ME BRISER, frère, car dans mes pupilles tu vis
et luttes toujours, tu habites mon pain et mon modeste repas,
car dans mes rêves où brille le soleil de l’avenir, tu dors pour
mieux rebondir, pour mieux t’élancer comme un épi d'or sur
l’agile horizon de l'aube rouge qui court et retentit par les rues
et par les champs.
88
DANS L'AIR FIGÉ
Paroles pour Raymundo Sanabria.
Aujourd'hui,
Raymundo,
nous
savons
enfin
que les balles souillées des hommes en uniforme
ne troueront ni ta peau, ni ta tempe. Non !
Mais, nous le savons aussi, ils veulent que 25 ans
durant
les
barreaux
de
la
prison
s'enfoncent
comme des crocs de fer dans la chair de ton coeur. Non.
9.125 jours, de 24 heures chacun, en prison. Non !
9.125 jours, 218.900 heures, dans l'obscurité des cachots
ou des souterrains, sur une île ou au milieu d’une forêt vierge.
218.900 heures pour que les fourmis dévorent ton visage. Non !
Non et NON !...
Et pourtant, Raymundo, les assassins sont en liberté.
Ils portent des bottines, ils sont vêtus d’uniformes verts
ou beiges, ou d'un complet, ils portent une plaque
d'identification dans la poche.
Chiens enragés, les assassins déambulent dans les ministères
ou rient de tout leur fiel lors des cocktails ou sous les lustres de
cristal d'un palais au sol couvert de tapis. Oui, les tueurs
crachent leur bave de devises étrangères dans un musée nommé
Palais Présidentiel.
Mais plus pour longtemps ! Et toi non plus, cholo*, frère,
camarade, ce n'est plus pour longtemps que tu...
Je viens d’Óndores, de Solumbre, de Monte Grande, de Chota,
de Chacan, j’en viens et je te parle.
Je viens d'Urcos, d'Ocongate, de Reque, d'Andahuaylas ! Oui,
j'en viens.
89
Dans le creux de mes mains, je t'apporte la fureur et la joie.
Je viens d’El Rescate, de Ciudad de Dios, de Villa El Salvador,
d’El Agustino ! Oui, j'en viens.
Je t'apporte le diamant de lumière de San Martin de Porres,
de Comas, de La Plaza Union, de Vitarte, j'arrive et je me ris
avec toi des assassins, car bientôt tu marcheras libre à côté de
moi et de tous les humiliés de notre patrie mise à genoux.
Nous marcherons sur les os de tous ces assassins qui nous
empêchent aujourd'hui de respirer.
* Cholo : nom donné aux métis hispano-américains et plus
particulièrement aux métis d'un blanc et d'une indienne, ainsi
qu'aux indiens imprégnés de la civilisation européenne. Ce mot
est employé ici avec une nuance d'humour affectueux.
90
ÓNDORES
C'était la terre aux nuages chargés de solitude qui noient les
fondations des chaumières somnolentes.
Les pierres blanchissaient vite et l'air attristé tremblait en
caressant la glace violette sur les bancs de granit, tandis que le
soleil brûlait jusqu’à la moelle du froid.
Le vent, dans sa colère, se couvrait de rides. Un temps maudit
dans un monde de rochers ruminant trois siècles de mensonge !
Des moutons bêlant demandaient l’heure où la nuit serait
enterrée pour toujours. Au loin, le ciel s'estompait, se
changeant en oeil vitreux de poisson.
La faim errait, enveloppant les songes, hurlant sur la tôle
ondulée, grattant les plaies aux pieds des tables et des lits.
Lente, l’amertume dans la salive des bouvillons ! Leurs
mugissements durcissaient, boules de sel collées aux langues
chaudes.
Et les hommes, encerclés, maudissaient la nuit glacée les
empêchant de regarder dans les yeux le gringo de la Cerro-dePasco-Corporation qui avait à présent changé de nom pour
mieux embrouiller les parcelles et piétiner les montagnards, les
narguant depuis les offices de l'Etat, leur nouveau, leur martial
patron véreux.
Mais le jour vint. Un six septembre sur la pommette du temps.
Atocsaico vibra comme un tambour sous les pieds des
hommes, des femmes et des enfants en train de libérer les
pâturages. Sur Óndores se mirent à flotter des drapeaux
cramoisis et la justice se mit à genoux.
De ferme en ferme, les brasiers crièrent : C'est le moment ou
jamais !
Beaux dans l'obscurité, les hommes de la vigoureuse Garde
Paysanne, nerfs tendus, veillaient, scrutant les lisières de la nuit
91
du haut de leurs juments et de leurs chevaux pensifs, serrant
fort les fouets dans leurs mains calleuses.
Le mulet sentit l'étable, et des larmes, gouttes joyeuses et
souriantes, baisèrent le sol.
A l’aube, des voix, devenues blanches, exaltèrent la terre
nourricière enfin reconquise.
Pasco frémit, et l'ennemi fut pris d’une fièvre brûlante.
Raconte-le à tout le monde !
Depuis lors, les moutons rient de pur contentement tout en
léchant les pierres, et le soleil ne tourne plus le dos aux
montagnes.
La terre a été délivrée par les mains de ses fils, les défilés
portent à nouveau leurs vrais noms, et les vaches ruminent avec
joie l'herbe désirée.
Mais voici que l'ennemi, ce maudit, veut encore une fois
emprisonner la terre et noyer les fils du sillon dans les ténèbres.
Surtout, ne le permets pas !
Des quatre points cardinaux, empêche le cristal des lacs de
devenir muet et les rivières d'empester à nouveau !
Ne les laisse pas faire !
Evite que les Sinchis crachent leur vengeance comme ils l'ont
fait à Zurite ou à Chota !
De la montagne au désert, de la mer au glacier, proclame que
les assassins ne reviendront plus jamais à Óndores ! Plus
jamais !
Le sang répandu au cours des siècles nous contemple.
92
PAROLES POUR DES MILLIONS DE TUPAC AMARU
QUI VIVENT AU MILIEU DES CHEVAUX.
C’est Octobre aujourd’hui ! Le temps fait silence un moment
pour écouter les échos des Amaru.
Voici deux cents ans que les sabots des chevaux font siffler le
sol en piétinant les hurlements sur les places et dans les
montagnes.
Au-delà de nos veines, en mille bouillonnements, éclate et
resplendit la voix de leur fils le plus doux, le plus jeune et
toujours vivant : Tupac, l'homme de cuivre qui porte dans ses
yeux noirs, durs et tendres à la fois, les regards de 18 millions
d'hommes anéantis qui renaissent aujourd'hui, les nerfs tendus,
dans ce pays si riche en arbres et en montagnes, si pauvre en
routes.
Voici qu'enfin la mer de pierres lève les mains dans les rues de
béton, au milieu des pancartes et des banderoles bariolées.
Ni les sabots ferrés des avions aux crocs-mitrailleuses, ni les
ventres des milliers de chevaux gonflés comme des pneus sous
les chenilles des chars ne peuvent étouffer la parole des
rebelles de Tungasuca.
Ecoute, frère, écoute ! Le temps au Pérou, cet Octobre, s'est
figé un moment pour voir les chevaux s'abîmer dans les ravins
et les hommes surgir de la terre misérable, des entrailles de la
mine, des poulies fatiguées, des bureaux et des écritoires les
plus vétustes ! Ecoute ! Les voici : bourgeons prêts à éclore, ils
s'arrêtent lentement à nouveau, ces hommes-étincelles qui vont
enflammer le brasier.
L'heure est venue de reprendre la marche interrompue partie de
Tinta.
93
Pointe ton index et tire des balles de lumière, humecte de salive
la paume de ta main pour réchauffer la culasse de métal ou de
bois !
En dehors, au-dedans de cette nation ressuscitée, dans les
obscures officines où Areche* porte un uniforme ou une
gabardine grise, s’entrechoquent les dents des brutes abêties
par l'argent. Leur terreur et leur débâcle commencent.
Déjà Cuzco et Amaru, Tupac, Tumbes, Tacna et Belén, Iberia
et Moho grondent, prêts à s’enflammer avec Le Salvador et le
Nicaragua.
Ecoute, frère, les trompes résonnent comme des bourrasques de
grêlons d'argent.
Les voilà!
* Areche : chef militaire espagnol qui lutta victorieusement au
XVIIIe siècle contre Tupac Amaru II et le fit périr écartelé par
quatre chevaux.
94
LA MONTAGNE FENDUE
Paroles pour Leoncio Burga Ordóñez.
Leoncio, mon frère, regarde mes doigts et mon papier. Regarde
ma machette et ma hache. Les chiscos continuent à chanter et,
dans les veines de la plupart d'entre nous, la terre mère hurle
comme une chienne outragée par l'odeur des ourdisseurs de
crimes.
Leoncio Amaru, à Salas la pierre est toujours salée et le ragoût
de banane prend la consistance du liège. Personne ne veut,
derrière les caroubiers, s'éveiller du rêve dispensé par les
fabricants d’alcool. Presque personne.
Par ces paroles, j’admets m’être trompé et je me rétracte (n'estil pas vrai qu'il faut savoir se rétracter lorsqu'on se trompe). Je
me rétracte ! Seuls les vautours du Japon, de France,
d'Angleterre, des Etats-Unis (les plus nombreux) ne le font pas.
Ne laissons pas éternellement macérer en nous le rêve aride, le
rêve qui nous lie et qui nous tue: ce rêve fait de fiel vert.
Mais toi, Amaruleoncio, tu as affronté le tranchant du sabre
pour dire: "Mes frères, l’heure est venue de nous lever !" Et le
sabre, ce 19 juillet-là, ne t’a même pas effleuré, car ce n'était
pas toi qu’ils ont frappé, mais un Amaru, et chaque Amaru est
millions d'hommes.
Il y a juste un instant, les Chancafe de la Confédération
Paysanne du Pérou - Tunga, Santos, Omer, Eglorisa, mama
Cuchita, et le vieux Caico -, les Millones de Lambayeque, qui
suivent maintenant le Syndicat Unifié des Travailleurs de
l’Education, les Ucanay de la Ligue Agraire, les Effio des
Communautés Paysannes, les Chiscul, leurs enfants, leurs
frères et soeurs, les Marres qui t’apportent un cabri, don de la
Fédération Agraire de Lambayeque, sont venus te voir.
95
Et les Nolle de la Fédération des Bidonvilles, et une foule
pénétrée du souvenir de ta veuve et de ton fils, morts tous deux
comme toi aujourd'hui, camarade tant aimé !
Je te verrai désormais, mon frère d’éternité, comme la
couronne feuillue d’un arbre gigantesque où tous les oiseaux de
la terre viendront reposer leurs ailes.
96
LUMIÈRE DERRIÈRE LES BARREAUX
Adresse à ceux qui sont détenus pour la Liberté.
Nous savons, frères, que l'air là-bas est en train de pourrir, que
le soleil carré est couleur jaune d'oeuf sale. Le visage du gros
gardien cravaté est ravagé de tics. Invisible, la dure grimace
verte du ministre de la Justice crache sur vous tous.
Des kilomètres de murs aux meurtrières de ciment mettent en
morceaux le désespoir. On devient fou, on est abruti par
l’incessant crépitement de mitrailleuses étrangères aux mains
des gardiens à l’uniforme brun.
Coutelas, fourchettes, vieux chiffons, poinçons, matraques,
garrots, verduguillos, assiettes, radios, coca, bibles, revues,
kérosène, alcool à brûler, pâte de cocaïne, télé, messes,
crachats, rires, crasse, eaux de vie, gobelets en fer émaillé,
benzédrine, aspirine, lames de rasoir, morceaux de chair, bouts
d'os, éclats de cerveaux : le tout, en un pêle-mêle voulu, grave,
cynique, tel est leur quotidien.
Les droits communs hurlent, fauves au cuir tailladé, tandis que
ceux devenus fous se barbouillent la face d'excréments.
CES IMBÉCILES QUI VIVENT DANS L’ILLUSION DE
VOUS DÉTRUIRE !
Frères, je sais que votre sérénité face à leur bestialité, que votre
joie, malgré vos épreuves, et que votre espérance inentamée,
inondent de sueur leur visage.
Oui ! Je suis fier de vous, fier comme un homme dont les
cheveux repoussent.
97
Oui ! Je garde l'espoir, en dépit de ceux qui sont morts
emprisonnés et de ceux qui agonisent dans les rues et dans les
champs d'où on les a chassés.
Sans répit, des voix secrètes nous informent que vous ne cédez
pas le moins du monde au désespoir qu’ils veulent instiller
dans vos esprits.
Oui ! Je me console un instant en apprenant cela, parce qu'ici,
en son palais, le président de cette république tremble en
anglais tout comme son premier ministre (cette maigre, cette
phénicienne bête nord-américaine), tout comme ses généraux
en chef de l’armée et de la police, tout comme son ministre de
l'énergie (cette osseuse, cette céruléenne bête nord-américaine).
Tous ces monstres écument de terreur, car ils sentent que le feu
de notre lutte se répand, inextinguible, dans nos veines.
Continuez à résister ! Ici, nous ne vous oublions pas. Nous
n'oublions rien ni personne. Continuez toujours et encore ! Que
nos pas s’unissent ! Déblayons les voies afin que le peuple se
décide enfin à mettre le feu à la poudre et à réduire en fumée et
en cendres ces temps de furieuse injustice.
Glose :
Verduguillos (littéralement « petits bourreaux ») : sorte de
limes cylindriques ou triangulaires le long desquelles on
ménage une gouttière, et qu'on met à oxyder dans l'urine ou les
excréments. Cette arme très pénétrante, utilisée pour la lutte à
mort, laisse une blessure minuscule qui ne saigne pas et
cicatrise rapidement, mais peut suffire à déclencher une
septicémie.
98
99
DIORAMAS
100
101
PORTRAIT I
Des ombres croassent
Sur les couvertures
Evidant les songes.
Dehors, personne ne parle,
Dehors, c’est la peur.
Les arbres vermoulus
Font éclore en vain leurs verts bourgeons :
J'entends hurler leur sève
Entravée.
.
Dans le ciel
Dégagé,
Des grimaces débiles
Essaient de fendiller
Le temps de l'attente.
Léger,
Je regarde,
J'attends.
Costa Rica, février 80.
102
PORTRAIT D’UNE PASSANTE
Jamais je n'ai su son nom :
Ses cheveux, secs et dorés,
Frottaient ses pommettes creusées
Par la soif
Et l'insomnie des jours saturés de morphine.
Elle traînait ses socques sur le gazon vert
De Berkeley,
Et son sexe renflé
Saillait sous les grimaces
De sa jupe de bure élimée.
Passante aux paupières rouges,
Aux yeux pâles qui scrutaient sans voir.
Son anglais râpeux
Crachait des baves d’angoisse.
Elle a passé comme passent
Tant de visages mités, découpés dans du carton.
Elle s’est perdue, murmurant des plaintes,
Au sein de la foule hululante.
Gauche lesbienne aux aisselles rougies,
Elle s'est enfoncée, comme une pierre dans la vase,
Au sein de la foule grouillante
De San Francisco.
Jamais je n'ai osé demander ni imaginer son nom.
Sinaloa, janvier 80.
103
LA JUIVE DE LONG BEACH
Elle n’était qu’un fin épi de fumée indolente,
Ses lèvres éteintes dormaient sous une couche de cendre verte,
Mais son ombre avait la couleur du rubis
Et son nom avait des stridences qui rappelaient les fracas
Des fleuves maintenant desséchés.
Je me la rappelle,
Je me souviens
Du chant de la Juive immobile
A la lourde poitrine affligée,
Aux mains luisantes
Qui semblaient pétrir sa sereine angoisse.
Elle chantait.
Pendant ce temps, dans un bourdonnement
De sperme et de verre,
Le matin se levait lentement sur Long Beach,
Et, dans des lépreuses maisons emplies de solitude,
Les travailleurs à la nuque rougie par le soleil
S'endormaient sur des oreillers synthétiques.
Une voix de nickel et de paille
S’élevait de sa bouche ;
Elle sentait la chair tendre et dure
Des milliers de morts, leur peine et leur désespoir,
Elle voyait la couleur des peaux criblées de trous
Et entendait les râles
Des poumons envahis des gaz mortels. Juive...
Dehors, les rues inondées de lumière et d'air mousseux
Se frottaient au brouillard
Qui striait les milliers de vitres rutilantes.
Gratte-ciels dégagés des nuages par le vent.
104
(Fleuves orange de voitures figées
Sur les voix des autoroutes express).
Je répète :
Sa voix était de nickel et de paille,
Son chant aiguisé
Comme un barbelé incandescent
Qui brûlait son palais.
Eteinte, elle vibrait par son chant étrange
(vivante comme l’est la fleur coupée dans un vase),
Les yeux tout emplis d'ombre,
Accouchant des mots
Par sa gorge blanche,
Foulant les siècles
Comme des tas de pollen de fer
Sur sa blessure rouge.
Elle se tenait là.
Des tissus aux parfums surannés
Ceignaient ses hanches.
Elle se couvrait de silence
Lorsque la nuit
Mastiquait la fruste géométrie
De caoutchouc calciné.
Long Beach, décembre 79.
105
PORTRAIT II
Il y a un puits gigantesque
Où dégouttent des stylets ensanglantés.
Des aiguilles brûlantes
S'enfoncent dans la pulpe noire
De l'espace de nos mains.
Des yeux lanceurs d’éclairs fulgurent
Et une langue rêche,
Imbibée d’arsenic,
Ensorcelée, pétille en éclats de rire.
Il y a un puits de pierre noire
Au bord duquel
Nous retrouvons notre souffle.
106
PORTRAIT III
Pourquoi l'horizon s'amenuise-t-il
Lorsqu'on avance à tâtons?
107
PORTRAIT IV
Des chiens noirs aboient,
Dans l'après-midi jaune,
Après la poussière et les pierres.
108
PORTRAIT V
Pendant que poussent les cheveux de la nuit,
Dans quelque obscur recoin
Brûle au kérosène
Un oiseau.
109
PORTRAIT VI
Laissez les ombres
S'emparer des ruelles étroites
Et les bureaux exhiber
Leurs gueules moqueuses.
Clair, l'air brille
Sur les champs ensemencés ;
Les fines tiges jaunes des pousses,
Recouvertes d’eau,
Lancent des reflets.
La mélancolie
Se lave la face
Lorsque rient ces hommes
Avec leur chapeau, leur machette
Et leurs pantalons troués ;
Sous leurs doigts,
La terre, qui accouche,
Pousse un cri.
Yapatera, mai 78.
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PORTRAIT VII
Brouillard de feuilles vertes
Qui fument à l’aube
Sous le vol des échassiers.
La sueur pique les prunelles.
Deux monstres aux ouïes rouges
Se disputent le lit du fleuve
En soulevant le sable.
Nauta dort toujours.
Dans la cabane, sous le feuillage,
Un uniforme vert
Avec son fourniment
Veille.
Le brouillard traîne son blanc sillage
Au-dessus des montagnes et des frondaisons.
Nauta, janvier 81.
111
PORTRAIT VIII
Des lucioles livides
S’agitent au passage des hommes.
Un souffle d'air chaud parcourt
La nuit peuplée d'étoiles.
C’est alors que se perdent les chemins
Et que l’horizon lance
Des œillades désespérées.
Jaén, Janvier 81.
112
PORTRAIT IX
La cigale distille
Des sons acérés comme les dents d’une scie
Qui raient la vitre du silence.
La nuit se noie.
Des poissons en proie à l'insomnie
Mordent les eaux.
Et la cigale continue
A soulever le couvercle
Fêlé de l'obscurité,
Toujours là.
Bagua Grande, Janvier 81.
113
PORTRAIT X
Feuilles déchirées,
Troncs endormis
Sous le fouet de la pluie
Qui s’éloigne.
Amazone.
Une lueur cramoisie
Baigne le soleil froid
Qui fuit vers les ombres.
Un craquement de barque,
Comme le craquement d’un tronc,
Sur l'eau.
Amazone.
Vin de glaise,
(effrayante quiétude),
Chevauché par la sérénité
De l'homme ou de l'enfant
Au rythme des rames.
Des bulles qui s’élèvent de la vase
Blessée par les pas
Clament que jamais la terre
Ne laisse
Son bâillement
Accroché aux broussailles.
Indiana, février 81.
114
PORTRAIT XI
Grâce à l'éclat du soleil cru
Sur mes lèvres gercées,
Je romps le temps des songes
Et des rires creux.
115
PORTRAIT XII
Sur les chemins poussiéreux
Agonisent des frelons,
Et des pas se perdent
Sur les chemins.
116
PORTRAIT ET MÉLODIE
Tandis que, frileux, le soleil se cache
Derrière le voile jaune de la montagne,
J'entends ta mélodie :
Le plus triste lamento
D'une voix qui fait ses adieux à la vie.
Dans chaque vibration
Résonne le cri d’un insecte
Qui brise son cocon.
Ce sont des mots qui s’affrontent, gagnés
Par la consomption
Jusqu'à la naissance du jour.
Le clin d'oeil d'une goutte
Transpercée par l'ultime rayon de soleil
S'évanouit
Dans ta voix.
Iquitos, janvier 81.
117
LÉGENDES
118
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LA LÉGENDE DU CHILCAL
Au Chilcal, les lents oiseaux-moqueurs battent des ailes parmi
les épineux, fuyant les frondes et les plombs. Et le Chilcal,
poussière de feuilles, de plumes et d'eau séchée, indifférent, les
regarde mourir.
Tous les oiseaux s'enfuient à grands cris et ne trouvent pas
même l'ombre d'un mangal pour y cacher leurs nids.
Elle est maudite la soif qui dessèche la langue du moindre
lézard. Les oiseaux sentent leurs rêves brûler comme une
blessure.
- Dis-moi, Chilcal, pourquoi permets-tu qu’on traque ainsi tes
fils ?
- Tais-toi, les temps n'ont pas encore changé. Mais quand le
fruit sera mûr, mes oiseaux auront pris des forces. Cuivre
seront leurs plumes, couleur de cuivre. Retrouvant leurs chants,
ils sortiront de leur retraite, tous ensemble, comme une
impénétrable tempête de feuilles. Alors, alors seulement les
chasseurs deviendront des proies, toutes leurs armes seront
brisées, et leur haleine pestilentielle se perdra dans les
interstices du sable.
Chilcal, Chilcal, toi, rire de pierre, sache attendre !
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LA LÉGENDE DE NARIHUALA
A Narihualá, les vapeurs endormies sous la terre molle et rouge
se densifient dans l’attente séculaire de la pluie qui viendrait
amollir les tibias et les crânes du temps des pyramides d’argile.
Les os veulent devenir glaise, poussière calcaire pour aider les
herbes à pousser. Les squelettes rieurs veulent se faire cendre
et oublier à jamais les lames d'or des prêtres emplumés et des
monarques couverts de joyaux, aux yeux farouches et au teint
sombre. Mais la pluie n’arrive pas et la paix des morts devient
craquement de terre cuite et poudre de plumes d'oiseaux de
mer. La nuit, Narihualá est une peau de tambour jamais
déchirée par le vent, mais par les clignotements onctueux du
firmament obscur. Narihualá, Narihualá ! Oublie le temps des
lacs irisés par le sel et le chant des roseaux au rythme duquel
dansaient les canards verts et noirs, criant à assourdir les dieux
d'obsidienne, et les brasiers sous la lune. Narihualá, Narihualá !
Eternelles sont les heures sans nombre où nul ne lave le sel qui
bouche les pores de ton sol. Narihualá ! Dors maintenant! Tout
appartient au passé ! Rien jamais ne reviendra.
Ailleurs, un autre royaume fait vrombir ses puissants moteurs.
Il mourra à son tour ! Il mourra, Narihualá, afin que tes os
puissent refleurir.
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PAS SUR LA PIERRE
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123
TLATELOLKO (1)
Je vais exploser. Ici, criblés de balles par milliers, des morts
par centaines !... La pulpe de mes yeux se contracte et une
douleur aiguë court le long de mon échine. J'ai envie de cracher
au visage de la gaîté pour qu'elle cesse d’exhiber sa chair
exubérante devant les langues assoiffées et flasques. Ville de
pierre, ville de mariachis.
Oui ! Je vais exploser parce qu'il est ignoble de s'asseoir pour
disséquer ses pensées quand les veuves errent par les rues et
quand les hommes qui zézayent, l'oreille ailleurs et les poches
percées, battent le pavé. Les pointes de mes cheveux sont
prêtes à éclater. Mes cheveux ! Ils tremblent, tripes noires
exaspérées par les colères de l'insomnie.
C’est ici qu’on a perpétré le massacre. Ici, sur ces dalles, sous
ces arbres. Comment rester serein, lorsque tous les jours les
enfants ont le ventre gonflé, lorsque leurs yeux enténébrés, tout
luisants de fièvre faute de pitance quotidienne, s'enfoncent dans
leurs orbites ? Ici, ici ils se tenaient vivants ! Non !… Ah,
quelle horreur de sentir ses dents plier ! Quelle horreur de
savoir qu’on ne peut décoller ses doigts pour se défendre des
toiles d'araignées qui s'enfoncent dans la gorge et font cracher
des obscénités au milieu d'une journée. Une journée, où le
soleil répand son huile brillante sur le vert des feuilles. Une
journée où les oiseaux planent dans l’air débordant de joie.
Hagard, je vois les lavures du sang répandu ici il y a onze ans.
Une étrange ombre liquide vient envahir mes veines, gangrène
mon souffle de hoquets pleins de miasmes. Après s’être usé les
pieds à piétiner cette place, s’interdire à jamais de danser.
S’interdire de caresser le rictus du vent et ressentir sans trêve
cette folle envie de fendre au couteau le visage du ciel qui te
regarde bleu et frais.
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Quelle farce ! Oh, cendres encore chaudes en ma poitrine. Oui,
je vais exploser sans avoir le moindre recoin sur cette terre où
abriter les lambeaux de mes nerfs. A chaque pas m’assaillent
les regards perdus à jamais des 440 cadavres ! A chaque borne
m’assaillent leurs lèvres tordues en une grimace figée !
Ô morts mexicains, à chaque pas en arrière un mur couvert de
pointes acérées m’oblige à marcher vers un abîme ou vers la
lumière que mes yeux remplis de brume devront supporter.
Mexico, janvier 1980.
(1) La place de Tlatelolko est le sinistre théâtre où, l’été
1968, furent assassinés plus de 400 étudiants et paysans
lors de la répression d’une manifestation antigouvernementale.
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TABLE DES MATIÈRES
Préface…………………………………… 7
Frontispice………………………………………..25
Epiques :
Hooorrr…………………………………………...29
Monte Grande…………………………………….45
Tambours funèbres……………………………….69
Le poste frontière d’El Amatilla………………….72
Le poste frontière de Los Chinamas……………...73
Puerto Balboa…………………………………….74
Bagazan en plein après-midi…………………….. 77
Dans les rues des USA……………………………79
Trames :
L’Eclair blessé…………………………………… 83
Le feu assombri……………………………………85
Dans l’air figé……………………………………...87
Óndores………………………………………… 89
Paroles pour des millions de Tupac Amaru
qui vivent au milieu des chevaux………………….91
La montagne fendue……………………………….93
Lumière derrière les barreaux……………………...95
Ces imbéciles qui vivent dans l’illusion
de vous détruire……………………………………96
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Dioramas :
Portrait I…………………………………. 99
Portrait d’une passante…………………..100
La Juive de Long Beach………………….101
Portrait II…………………………………103
Portrait III……………………………… 104
Portrait IV………………………………...105
Portrait V………………………………… 106
Portrait VI…………………………………107
Portrait VII………………………………..108
Portrait VIII……………………………….109
Portrait IX………………………………...110
Portrait X………………………………….111
Portrait XI…………………………………112
Portrait XII………………………………...113
Portrait et mélodie…………………………114
Légendes :
La légende du Chilcal………………………117
La légende de Narihuala……………………118
Pas sur la pierre :
Tlatelolko……………………………………121
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Dépôt légal : septembre 2010
Les Copies PROMA
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