Ouvrir le champ du recrutement des dirigeants

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Ouvrir le champ du recrutement des dirigeants
19/09/08
P. 14
Compétences
MANAGEMENT/INTERVIEW
Ouvrir le champ du recrutement des dirigeants
Pour Brigitte Lemercier, spécialiste de la chasse de tête, l’étroitesse du vivier des dirigeants français pousse à attirer les talents de toutes nationalités.
Tous droits réservés − Les Echos − 2008
L’accentuation du turnover des
dirigeants ne décourage-t-elle
cependant pas les candidatures ?
Non, car lorsqu’on a le goût de
vouloir diriger une entreprise, on
n’est pas découragé par la tâche,
aussi difficile soit-elle. Je recommande cependant à chaque dirigeant d’entreprise, dès sa prise
de poste, de procéder à un état
des lieux, d’obtenir du conseil
d’administration une feuille de
route très précise et surtout de
négocier une durée déterminée
pour la mettre en œuvre. Le vivier des dirigeants français est
très étroit, il faut donc que
chaque nouveau responsable
d’entreprise mette toutes les
chances de son côté.
Co m m en t ex p l iq u ez - v ou s
l’étroitesse du marché ?
Les causes sont diverses : une
génération démographiquement
creuse ; des baby-boomers qui
sont restés plus longtemps que
prévu à leur poste ont pu décourager des jeunes quinquagénaires, qui n’arriveront plus aux
commandes ; le choix de voies
plus entrepreneuriales (Internet,
LBO) ; enfin, il y a ceux qui, dès
la fin de leurs études supérieures,
ont estimé que la voie royale était
l’international et les grands
groupes étrangers. A l’époque,
ils pensaient que les inspecteurs
des finances et les polytechniciens trusteraient les plus hauts
Je l’espère et pense avoir beaucoup œuvré dans ce sens. Il ne
faut jamais perdre de vue qu’il
s’agit d’un métier qui prospère
sur la réputation. Encore faut-il,
comme dans tout métier de
conseil, respecter ses clients et ses
candidats, aller au-delà de ses
intérêts propres, s’octroyer le
droit de refuser une mission parce
qu’elle est impossible.
postes de notre pays pendant
encore quelques décennies.
Il faut donc regarder au-delà des
frontières…
Oui, pour faire revenir des talents français qui se sont expatriés. Oui aussi, pour contribuer
à rendre le marché des talents
européen et mondial. Les recherches récentes qui ont
conduit au choix des nouveaux
dirigeants d’Alcatel-Lucent, de
Sanofi-Aventis et de Thomson
vont bien dans ce sens.
Mais nombre de groupes nationaux rechignent encore à désigner des dirigeants étrangers…
Les chiffres parlent d’euxmêmes. On n’en recense que
15 % au sein du CAC 40. Ils ne
sont que 10 % dans le classement
Fortune 500, mais 30 % au sein
de l’indice Footsie. Il n’empêche.
Le village mondial est une réalité, et il faut internationaliser les
directions d’entreprise, même si
les groupes français ne se débrouillent pas si mal en comparaison avec leurs homologues étrangers. Attirer des talents de toutes
nationalités est une priorité stratégique pour les entreprises, afin
d’avoir un comité exécutif plus
représentatif de l’implantation
géographique de leurs activités et
du monde à venir.
Que peuvent-elles faire encore ?
S’en remettre à la créativité de
leur conseil en recrutement ?
Si on nous demandait d’opérer
autrement que dans l’urgence,
nous pourrions convaincre nos
clients d’être plus créatifs.
Jusqu’à quel point ?
Si le client accorde du temps et
une pleine confiance à son
conseil, il est alors possible d’ouvrir le champ du recrutement :
Et quand il y a des fuites sur des
noms de candidats comme dans le
cas d’Accor, il y a trois ans…
Là, c’est le crime absolu, ce qui a
motivé ma démission publique de
ce mandat [Brigitte Lemercier
était alors directrice générale
France de Russell Reynolds Associate, NDLR].
DR
E
n quoi le processus de recrutement des dirigeants
évolue-t-il en France ?
Les progrès de la gouvernance
d’entreprise changent significativement le process. Ces dernières
années, les comités de nomination sont devenus nos clients directs.Tous sont aujourd’hui soucieux d’organiser plus en amont
la succession des dirigeants.
Brigitte Lemercier, fondatrice de NB Lemercier & Associés.
par exemple, dans les secteurs
régulés, on peut passer des télécoms à l’énergie. Il y a quinze ans,
l’industrie du luxe s’est largement
« servie » dans le secteur des
biens de consommation.
Les réseaux ont de moins en
moins d’emprise sur les recrutements. Aujourd’hui, par exemple,
les références aux écoles dans la
description d’un profil idéal ont
pratiquement disparu.
Quelle est aujourd’hui la voie
royale pour accéder aux plus
hauts postes de direction ?
C’est d’abord d’avoir été opérationnel en France et à l’étranger
et de préférence dans un pays
émergent. C’est aussi de faire figure de premier commercial de
l’entreprise, d’être un bon communicant, auprès des marchés financiers notamment, et d’avoir
une personnalité suffisamment
charismatique et mobilisatrice.
Vous cumulerez bientôt trente
ans d’expérience en matière de
recrutement de dirigeants de haut
niveau. La profession a-t-elle acquis ses lettres de noblesse en
France ?
Oui, elle a fait la preuve de sa
valeur ajoutée depuis une vingtaine d’années. Les changements
de dirigeants très médiatisés ces
derniers mois ont été faits avec
l’aide des cabinets de conseil en
recrutement.
Cette nouvelle donne amoindritelle la force des réseaux ?
Pour autant, est-ce une profession respectée ?
Vous travaillez depuis deux ans et
demi au sein de votre propre
structure. Quels avantages procure l’indépendance ?
Ma parole est encore plus libérée,
je peux travailler au rythme qui
convient au besoin de mes clients.
Combien de temps dure une mission de recrutement ?
Je ne souhaite pas m’enfermer
dans des normes préétablies.
Pour un recrutement en situation
de crise, une mission peut
prendre entre un mois et deux
mois. En revanche, pour la succession d’un entrepreneur, je ne
compte pas moins de six mois, le
temps de trouver le bon candidat
et de faire mûrir au préalable la
relation.
Quel genre de confidences vous
font les dirigeants ?
Ils pilotent un lourd navire, mais
la visibilité n’est pas toujours au
rendez-vous et on leur demande
toujours plus de souplesse et de
réactivité… Il est donc important
que des personnes extérieures à
leur environnement immédiat et
familières du monde des affaires
prennent le temps de les écouter
dans la durée, s’intéressent vraiment à eux, les aident à effacer le
doute et sachent, dans le même
temps, leur opposer une parole
compréhensive mais non complaisante.
L’intelligence émotionnelle du
dirigeant… Un concept creux ?
Absolument pas,c’est fondamental ! La capacité du dirigeant à
motiver et à faire rêver ses
équipes est essentielle. Il doit les
emmener à la conquête de
quelque chose de grand, leur
montrer qu’ils sont utiles. Le dirigeant qui comprend cela obtient
bien davantage que celui qui ne
s’appuie que sur des plans, des
budgets et des résultats trimestriels.
En définitive, quels sont les
atouts des dirigeants français sur
la scène mondiale ?
Ils n’en manquent pas. Les dirigeants français ont un profil assez
prisé dans les économies occidentales, pour l’équilibre de leurs
compétences, leur capacité à réfléchir dans des environnements
complexes et à respecter les
lignes tout en étant très créatifs.
L’intelligence et l’esprit, la vivacité, tout cela caractérise l’apport
de l’esprit français au management, tout autant que l’approche
cartésienne que l’on met toujours
en avant. Le pragmatisme anglosaxon a de plus été complètement
intégré par les dirigeants de nos
champions mondiaux. Il faut
donc garder notre spécificité.
C’est un avantage compétitif. Et
ne pas oublier un peu de culture
qui donne de la profondeur aux
décisions managériales.
PROPOS RECUEILLIS
PAR MURIEL JASOR