Les nouvelles formes d`emploi

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Les nouvelles formes d`emploi
Quelles (nouvelles) formes d’emploi, dans un
contexte de fort chômage ?
1. Pour commencer : un ou des marchés du travail ?
Si on parle de «marché» du travail pour désigner le lieu virtuel où s'échangent une offre et
une demande de travail, il n’en reste pas moins que c'est un marché tout à fait particulier,
qui ne fonctionne pas selon les règles économiques classiques. C'est dans les années
1950 (Kerr, 1954), puis surtout au début des années 1970, qu'ont été formalisées les
théories dites de 1a segmentation du marché du travail (Doerínger et Piore, 1971). Traiter
de ce thème conduit à évoquer l'éclatement de ce marché, et, au-delà, à décrire son
fonctionnement. Après être revenu rapidement sur les éléments de base de la théorie de
la segmentation, les différents segments du marché du travail et leur structuration, nous
présenterons la segmentation du marché du travail français, à la fois dans ses aspects de
long terme et dans les tendances plus récentes liées à la crise économique.
La théorie de la segmentation du marché du travail.
Dans la théorie néo-classique du marché du travail, celui-Ci est Considéré comme un
marché comme un autre où offre et demande se régulent en fonction du prix. Or, dès les
années 1950, dans les États-Unis de guerre, Kerr (1954) met en avant son caractère «
balkanisé », le fait qu'il n’existe pas un mais des marchés du travail.
S'opposent alors :
- un marché du travail externe où offre et demande se rencontrent de façon classique et
s'ajustent en fonction du prix ;
- et un marché institutionnalisé, ou fermé, sur lequel ce sont des règles administratives (de
recrutement, d’avancement, de fixation du salaire...) qui régissent le marché et non le prix. Il
prend deux formes :
un marché organisé « selon le métier », sur lequel la mobilité se fait de façon
horizontale, entre entreprises sur la base d'une forte reconnaissance de la
qualification ;
et un marché organisé « selon la production» qui favorise la mobilité verticale des
salariés au sein d'une même entreprise.
Le dualisme du marché du travail
Au début des années 1970, Doeringer et Piore (1971) développent la théorie du «dualisme
du marché du travail» et opposent ainsi deux segments qui différencient deux types
d'entreprises.
- sur le segment primaire, les salaires sont élevés, les emplois stables et les perspectives
de carrière importantes. Ce secteur est surtout formé de grandes entreprises, qui ont
constitué un marché interne du travail : la promotion des individus, leur carrière et leur
rémunération sont déterminés en grande partie par leur évolution au sein de ce marché
interne. Doerínger et Píore (1971) définissent le marché interne comme une unité
administrative dans laquelle le prix et l’allocation du travail sont gouvernés par une gamme
de règles administratives et de procédures » et non directement par des variables
économiques.
- le segment secondaire possède les caractéristiques opposées : les salaires y sont faibles,
les emplois précaires et la rotation importante, et les salariés ne disposent pas, en général,
de perspectives de Carrière au sein de 1’entrepríse. Les entreprises du marché secondaire
sont plutôt de petite taille.
Il s’agit donc autant, voire plus, d'une partition entre types d’entreprises qu'entre types
d’emploi, puisque ce sont les règles que se donne l'entreprise qui définissent le marché
primaire. Le phénomène de segmentation du marché du travail est lié au fait que la mobilité
des travailleurs entre les deux catégories d'emploi est très limitée, les premiers étant
rationnés.
De nombreux segments
Un peu plus tard, les auteurs à l’origine de la théorie du dualisme ainsi que d'autres, ont
évolué vers une représentation du marché du travail qui comporte un plus grand nombre de
segments et/ou de types de marché du travail.
Tout d'abord, la segmentation entre marché interne et marché externe a été mise en avant
à l’intérieur même de l'entreprise. Celle-ci, pour une partie de son activité, va constituer un
marché interne, stabiliser des salariés et, pour d’autres activités, va proposer des emplois
de courtes durées, instables, notamment compte tenu des incertitudes de son
environnement. Par exemple, une entreprise industrielle peut fonctionner avec des salariés
permanents en CDI occupant des emplois qualifiés et employer, en parallèle, un grand
nombre d'intérimaires ou de salariés en CDD pour d’autres activités.
Dans les années 1980, l'analyse sociétale développée par Maurice, Sellier, Silvestre(1982)
en France, ou ses enrichissements par Marsden (1989) au Royaume-Uni, distinguent outre
le marché secondaire, deux autres segments, qui rappellent la typologie de Kerr(1954) : le
marché interne et le marché professionnel. À partir de travaux de comparaison
internationale, notamment dans le cas de la France, de l'Allemagne et du Royaume-Uni,
sont définis :
- un marché professionnel sur lequel les qualifications sont reconnues à l'extérieur de
l'entreprise, les emplois qualifiés ouverts au recrutement externe et la mobilité des salariés
qualifiés élevée du fait des perspectives de carrières liées à la mobilité externe ;
- un marché interne sur lequel les qualifications s’acquièrent par l'expérience dans
l’entreprise et ne sont donc pas directement transférables. La carrière se construit dans
l'entreprise par la mobilité interne, et la main-d'œuvre qualifiée est stabilisée dans
l'entreprise par un ensemble de règles ;
- un marché secondaire, tel que défini dans les premières théories de la segmentation. Il
regroupe des emplois précaires, peu qualifiés, avec des niveaux de salaire faibles.
Au-delà des différences de dénomination des segments du marché du travail, deux
éléments essentiels sont à retenir : chaque segment du marché du travail est caractérisé
par des procédures spécifiques et la mobilité entre segments est faible.
Problèmes économiques HS n°3 – extraits de « La segmentation des marchés du travail
dans les pays avancés : états des lieux, évolutions » (Aline Valette-Wursthen)
2. Marchés du
évolutions ?
travail et
formes
d’emploi :
quelles
Un tour d'horizon de la segmentation du marché du travail.
Dans les années 1970 et 1980, la France se caractérise par des marchés internes
dominants : pour la majorité des salariés qualifiés, la relation d'emploi est stable […] Entre
les années 1980 et 2000, la structure du marché du travail français a peu évolué (Valette,
2007). Il se compose, en 2001, de trois principaux segments : un marché dit interne
« supérieur » caractérisé par une forte stabilité de l'emploi à partir du rapport entre
l’ancienneté dans l’entreprise et l'ancienneté sur le marché du travail) et des salaires élevés
; un marché interne dit « inférieur» qui, certes, témoigne d’une forte stabilité d'emploi, mais
de niveaux de salaire et de qualification faibles ; et enfin, un marché secondaire sur lequel
l'instabilité d'emploi est forte, les mobilités principalement liées à des fins de contrats, et les
salaires faibles. Le marché professionnel, avec des salariés qualifiés, de hauts niveaux de
rémunération et une forte mobilité au sein d’une même profession n’apparaît que
faiblement.
Vers une généralisation de l’instabilité de l’emploi et des marchés secondaires ?
[…] des études plus récentes ne démontrent pas de façon significative la fin des marchés
internes, de la stabilité dans l’emploi, notamment à travers les anciennetés moyennes des
salariés. Pour autant, le discours d’une instabilité croissante sur le marché du travail reste
prégnant. Comment l’interpréter ?
Si l'instabilité sur le marché du travail ne s'est pas autant développée qu’on a pu le dire, tout
particulièrement pour les salariés d'âge médian (30-55 ans), deux phénomènes alimentent
cette idée. D’un côté, les embauches se font très largement sur la base de contrats
précaires, à durées déterminées. Ainsi, les flux d’entrée sur le marché du travail alimentent
un marché de type secondaire et les jeunes en sont les premiers affectés. D’un autre côté,
ce n’est pas la stabilité de certains salariés qui baisse mais c'est la polarisation qui s'accroît
entre d'un côté des salariés toujours aussi stables et d'autres qui sont touchés par une
précarité croissante. On assiste in fine à un renforcement de la segmentation du marché du
travail au début des années 2000, avec des différences plus tranchées entre salariés
stables et instables.
[…] Le marché interne reste donc important structurant sur le marché du travail français.
Pour autant, le marché externe se développe également. Comme nous l'avons évoqué plus
haut, les évolutions de ces dernières années vont dans le sens d’une cohabitation au sein
d'une même entreprise, d'une logique de marché interne d’un côté, et d’un volet de salariés
gérés selon les règles du marché externe de l'autre. Les firmes cherchent à s’assurer un
volant de main-d’œuvre flexible pour absorber les chocs conjoncturels sans avoir à
«toucher» au marché interne. Le marché externe concerne également les plus petites
entreprises qui n'offrent souvent pas ou peu de perspectives d'évolution en interne.
Une segmentation des individus plus que des entreprises : une opposition
stabilité/insécurité exacerbée par la crise.
Il apparaît donc que les marchés du travail sont de plus en polarisés, entre d’un côté des
salariés stables, qui le sont toujours autant qu'avant, et des salariés pris dans le cercle de la
précarité, pour qui les emplois, et les passages par le chômage se succèdent et qui ont
moins de chances qu'auparavant d'intégrer les marchés internes. Ainsi, la mobilité des
salariés en général ne s’accroît pas de façon spectaculaire mais, en revanche, la part des
mobilités subies se renforce, particulièrement celles liées aux fins de contrats temporaires,
ainsi que les passages par le chômage entre deux séquences d’emploi. Le marché du
travail français se caractériserait donc plus par une segmentation au sein de la population
active, entre individus stables et individus inscrits dans le long terme sur le marché externe,
voire en situation d’exclusion du marché du travail et donc durablement au chômage.
L'analyse des Enquêtes emploi de l’INSEE sur la période 1982-2009 met en avant cette
dualité (Amossé, Ben Halima, 2010). « D'un côté, on observe une hausse de la mobilité
(changements d’employeur, transitions depuis ou vers le chômage), qui est restée au cours
des années 2000 à un niveau plus élevé qu’antérieurement». Cette hausse de la mobilité
s’est concentrée sur les emplois les moins qualifiés et le secteur privé. «De l'autre, la part
des travailleurs stables, i.e. qui ont passé plus des trois-quarts de leur carrière chez le
même employeur, a aussi augmenté ». L’accroissement de la stabilité a surtout profité aux
emplois qualifiés (cadres et professions intermédiaires) et se retrouve dans les grandes
entreprises ou le secteur public.
[…] Le contexte actuel de crise économique a tendance à maintenir, voire à renforcer la
segmentation des marchés du travail.
Le chômage se concentre dans un premier temps sur la main-d'œuvre la plus éloignée des
marchés internes, les jeunes et les salariés les moins qualifiés. Les emplois précaires le
deviennent de plus en plus (temps de travail courts, périodes d’emploi limitées), et les
passages par le chômage s’accroissent faute d'opportunités d’emploi. Les salariés fragilisés
sont maintenus en situation de précarité, voire de chômage. La première phase
d’ajustement sur le marché du travail liée à la crise est donc celle d'un ajustement, via le
marché externe (moins d’emplois d'intérim, de CDD...), qui fait glisser une partie des
salariés du marché externe vers le chômage. Une seconde phase se caractérise par un
développement de la flexibilité interne (ajustement du temps de travail, chômage partiel ou
technique), avant de passer à une troisième phase qui correspond à des suppressions de
postes et/ou les non-renouvellements au sein même des emplois stables du marché interne
(plans sociaux, encouragement des départs volontaires, non remplacement des départs à la
retraite.
Les effets de la crise sur les marchés du travail, même si leur segmentation est très
largement structurelle et évolue peu, se font sentir via la contraction des embauches, le
faible dynamisme des marchés internes, qui renvoient nombre de salariés vers le marché
externe. De façon cumulative, les constats de dualisation croissante entre emplois stables
d'un côté, et hausse des mobilités de l’autre, croisent des «effets de génération ». La
hausse de la stabilité concernerait un nombre limité de générations (nées entre 1944 et
1963) alors que la part des mobilités croît au fil des générations. Entre 2008 et 2010, les
effets de la crise se ressentent à travers une baisse des contrats à durée indéterminée et
une progression des contrats à durée déterminée. La qualité des emplois retrouvés par les
victimes de la crise se dégrade, l’accès aux emplois stables est bloqué » et le maintien sur
le segment externe du marché du travail devient la règle. La crise économique actuelle
renforce donc la polarisation du marché du travail et accroît les difficultés des salariés les
plus précaires.
De façon générale, dans l'ensemble des pays européen, et au-delà, la crise économique se
caractérise par une crise de l'emploi. Les emplois à durée limitée, des temps partiels courts
et les pertes d'emplois de contrats courts mais également licenciements) se multiplient et
renforcent ainsi la part que représentent les marchés externes du travail.
Problèmes économiques HS n°3 – extraits de « La segmentation des marchés du travail
dans les pays avancés : états des lieux, évolutions » (Aline Valette-Wursthen)
2. Quelques données statistiques.