CHAPITRE VIII Sous le déguisenment perce l`individualité, époux

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CHAPITRE VIII Sous le déguisenment perce l`individualité, époux
CHAPITRE VIII
Sous le déguisenment perce l’individualité,
époux, femme et erifant ne sauraient s’y cacher.
De retour à New-York, Mme Bertrand, sous l’empire
des impressions diverses qui s’étaient produites dans son
esprit, à la suite de la maladie de son fils qu’elle avait faille
perdre, après avoir assisté aux funérailles du Rév, cure
Dufresne et y avoir entendu prononcer les oraisons funèbres
par des prédicateurs qui avaient fait comprenrire la nécessité
de la pénitence, avajent énuméré les avantages qui ressortent
d’une vie exemplaire, avaient démontré l’assurance qu’emporte avec elle l’âme juste devant le Seigneur et de là I’obligation de pratiquer la vertu; après réception d’une lettre de
son mari, dans laquelle il manifestait une contrition parfaite
et faisait force promesses, Mme Bertrand, croyant au ferme
projos, se reconnaissant elle-même coupable envers Dieu
qu’elle avait négligé; envers le public qu’elle n’enthousiasmait
que pour entraîner; envers l’homme dont elle devait supporter les défauts, puisqu’elle l’avait accepté sans qualities
propres; Mme Bertrand, dis-je, marrie, se confina dans la
solitude et composa sa remarquable pièce théâtrale
“Repentir” qu’elle joua pour la première fois en 1888.
Tragédie qui enleva tout New-York et valut à l’actrice des
monceaux de fleurs.
Sa célébrité déjà si répandue se propageait de plus en
plus. L’on ne parlait que de Mirbah! Pas un salon où son
portrait ne fût exposé, pas un monsieur qui n’eû,t une épingle
à cravate Mirbah, pas une dame qui ne possédât un dé
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d’argent, faveur de la grande actrice.
Les journaux ne tarissaient pas en lovanges à son sujet.
Tour à tour ils vantaient ses toilettes princières, sa grace
souveraune, son charme irrésistible, sa réserve exceptionnelle,
son talent insurpassable et son titre d’auteur; toutes choses
qui en faisaient l’une des grandes étoiles de l’art dramatique.
Chez elle, costumes, tenue, langage, gestes, accents étaient
de la femme chrétienne et c’est ce que publiaient avec orgueil
les gazettes d’ordinaire si restreintes sur les libéralités de
décor, les nudités, les scandales qu’offrent parfois les pieces
à annonces sommaires. Pièces qui avilissent le théâtre et font
déprécier un art créé pour instruire sans fatiguer, reporter
aux siècles passés, faire revivre les coutumes, les usages
et le langage des ancêtres, raconter les hauts faits des valuereux guerriers de tous les pays, détailler les pages de l’histoire,
nous représenter les souverains et souveraines couronnés
de diadèmes et entourés d’un respect obséquieux; nous
les montrer dans leur gloire, dans leur splendeur, dans leur
faste outré; nous les faire suivre dens leurs larmes, dans
leurs craintes, dans leurs déceptions, dans leurs trahisons,
dans leurs prisons, dans leur ascension à l’échafaud ou leur
trépas sous le couperet décapitant; d’un art qui a illustré
le théâtre et a ennobli son repertoire par la passion du Christ;
qui a mis en scène les pontifes, les évêques, les missionnaires,
les martyrs, les vierges de tous siècles, nous a conduits aux
croisades, nous a introduits dans les monastères, nous a
prêché toute es vérités chrétiennes, même dévoilé le ciel
et ouvert l‘enter; d’un art reconnu le dénonciateur de toutes
célébrités: découvreurs, fondateurs, inventeurs, restaurateurs,
ingénieurs, dompteurs, magnétiseurs, pugilistes, etc., etc.;
d’un art qui nous a transportés sur les champs de bataille
et nous a forcés d’assister aux combats sanglants livrés au
bruit des obus, de la canonnade et de la mitraille; d’un
art par lequel tout s’apprend, se transmet et se perpétue.
ll n’est donc pas étonnant que le mal alt établi domicile
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à son foyer, qu’il s’y réchauffe, qu’il y croisse et qu’il s’y
ramifie.
Malheur à ceux qui travaillent à son développement et
honneur aux autres qui comme Mirbah, donnent des représentations saines, morales et honetes.
“Repentir”, qui comptait au nombre des dernières, fut
joué durant une tournée que l’actrice fit dans la NouvelleAngleterre. ll obtint un succès prodigieux. Mirbah réalisa
une somme immense, une fortune en quatre mois.
Holyoke, avec son vaste et magnifique opéra, propriété
des Whiting, espérait sa venue.
Bien des travailleurs avaient mis de côté la valeur du billet
qui leur permettrait de voir celle qui éclipsait toutes ses
contemporaines américaines. Plusieurs des Canadiens qui
ne comprenaient pas l’anglais voulaient quand même aller
à ce théâtre, alléguant que Mirbah était canadienne, qu’elle
avait été sauvée du feu de l’église de South Holyoke, qu’elle
était venue deux fois dans notre ville alors qu’elle n’en
était qu’à ses débuts. Tout le monde l’avait comprise, le
geste accompagnant la parole. lls l’avaient alors encouragée,
ils iraient maintenant la féliciter.
lls furent trompés dans leur attente. Au grand désappointement de toute la ville, les placards jaunes et rouges, affichés
ça et là, annonçaient son passage à Springfield. Les journaux
locaux, le Transcript, le Democrat et la Défenseur publiaient:
GILMORE’S COURT SQUARE THEATRE
Elm St., Springfield.
MARDI ET MERCREDl,
Les 10 et 11 avril 1889,
“REPENTIR!”
“Mirbah” et sa troupe (90 acteurs)
Billets: $3.00, $2.00, $1.50. En vente aux pharmacies
Ball, Heinritz et Desmarais
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L’aristocratie holyokaise s’en réjouit. Ou’était pour elle
une dépense de 30 à 36 cents dans le trajet fait en char à
vapeur comparée au plaisir d’étaler ses toilettes printanières.
Elle irait!
Mais la classe ouvrière, les jeunes filles qui avaient caché
75 cents dans un bureau, sous le sommier de leur lit, dans
un bas, dans je ne sais quoi, iraient-elles demander un autre
75 cents à la mère? ll restait une ressource: emprunter.
C’est ce qu’elles firent et elles s’y rendirent.
La première représentation comptait au-delá de quatre
cents personnes de Holyoke et la seconde, cinq cents.
L’aristocratie en fut surprise. Elle avait oublié qu’outre
les riches et les pauvres, il y a cette classe de gens à l’aise
qui ne se torturent pas, ne comptent pas leurs deniers;
mais trouvent l’argent nécessaire pour aller où il leur plaît.
La séance du mardi eut un succès exorbitant. L’actrice
fut chaleureusement acclamée; pourtant pas un bouquet
ne lui fut offert, pas une main amie ne pressa la sienna.
A sa descente du théâtre, enveloppée des vapeurs de
l‘indifférence, plongée dans l’éther de l’isolement qui la
préservait de l’orgueil et lui défendait la joie; elle sentit
le vide, cet ennemi de tout vrai sentiment. s’emparer d’elle.
Elle se demanda si une chose qui n’est qu’un mot, une chose
sans consistance peut tuer. Se raisonnant, elle trouva qu’il
ne tue ni n’assomme. mais conduit à la folie.
A quoi sert la gloire, dit-elle, si dans un asile d’aliénés
je dois finir mes jours. Fi! d’elle et de ses accessoires!
Mon mari, mon fils et une paisible demeure, voilà tout
ce qu’il faut à mon coeur. Mais où prendrai-ie l’argent nécessaire à ma subsistance, si je cesse de travailler. Le malheureux
qui n’a su que dépenser, pourra-t-il en gagner?
Le lendemain, elle paraissait de nouveau sur la scène,
l’esprit plus libre que jamais, toute à son rôle, fidèle à sa
diction, entraînante dans son élocution, admirable dans son
geste et sublime dans les vibrations cristallisées de sa voix
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argentée.
Tous les sièges étaient loués, les baignoires et les loges
remplies, les altées pourvues de chaises pliantes occupées par
nombre de spectateurs, les trois galeries étaient paquetées.
N’était-ce pas ce qu’on appelle en anglais “full house”,
en francais “salle comble.”?
Deux messieurs portant haut, en cheveux et à barbe
blanche, à la figure trop jeune pour leurs coiffures de vieillards, décorés d’insignes, couverts de diamants; de la première
baignoiro à droite, attendaient plus impatiemment que
les autres la levée du rideau qui se fit au son d’un orchestre
bruyant.
Mirbah apparut dans tout le faste d’une grande dame.
Princesse, elle donnait un bal auquel assistait la noblesse
du pays.
Le deuxième acte nous la montrait se dépouillant de ses
diamants et les engageant au mont-de-piété pour couvrir
les prodigalités du prince, son mari, qu’elle était forcée
d’éloigner.
Le troisième, nous la présentait au chevet d’un fils mourant et implorant la clémence du roi dont elle obtenait
le pardon pour le sujet exilé, pour l’époux inconstant.
Le père revenait au château où sort fils l‘attendait pour
expirer. ll arrivait pour recevoir son dernier soupir, mais
à sa vue le fils se ranime et parle: Père, dit-il, Dieu, par ma
bouche, ne vous demande qu’une chose: le repentir.
S’il te laisse vivre, mon fils, répondit le père, tous mes
jours seront voués au repentir.
L’enfant vécut, le père oublia et la mère fit penitence
pour trois. Telle était la fin du troisième acte.
Le guatrième nous la faisait voir simplement vêtuo, secourant les pauvres, soignant les malades. Le mari revenait à
elle couvert de dettes. Traqué de toutes parts, il implorait
sa protection, demandait son appui.
C’est alors qu’elle s’écriait: Eloignez de moi cet homme
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avant quo je faiblisse, éloignoz-le avant que je pardonne;
éloignez-le ou je le gracie. Ne me forcez pas à un acte que
toute la contrée répudiera, ne me poussez pas à la clémence
envers un traître, un dénaturé, un parjure. Si dans son Coeur
il n’y a pas un local pour le repentir, ll doit au moins s’y
trouver un réduit pour la justice.
Se tournant vers le prince: Seigneur, lui dit-elle, faitesvous justice avant que le tribunal ne vous condamne. Choisissez entre l’épée ou le pistolet. Choisissez ou je me fais
l’exécutrice d’un arrêt sans appel; choisissoz ou je vous tue.
Le rôle exigeait qu’elle tint les deux armes levées sur
le supposé prince, mais fascinée par les deux messieurs de
la baignoire qui la lorgnaient depuis la misc en scène, elle
braqua les armes sur le premier, répétant: Seigneur, faitesvous justice avant que le tribunal ne vous condamne, choisissez ou je vous tue.
Le monsieur, transi, la regardait en face sans répondre.
ll n’était pas acteur et par conséquent ignorait son rôle.
Choisissez, répéta-t-elle et la détonation se fit entendre.
Le premier monsieur à cheveux blancs était tombé à
genoux: Grâce! grâce! s’écriait-il. Et le rideau s’abaissa
pour se relever une minute après. Cetto fois, les deux armes
touchaient, l’uno la poitrino, l’autre la tempe du prince
en scène. Le monsieur de la baignoire était encore à genoux,
les yeux rivés sur le théâtre. Grâce, répétait-il. L’actrice
braqua le pistolet de son côté, tandis que l’épée restait
tournée vers l’acteur. Le rideau tomba une seconde fois,
la lumière se fit dans le théâtre, le monsieur se rassit et
l’auditoire murmura: C’est un personnage à effet, c’est
un acteur mis là exprès. Qu’importe, c’est beau, ça nous
tire les larmes des yeux malgré nous!
Le cinquième et le dernier acte révélait la conversion
de l’époux et se mort chrétionne, décrivait le désespoir
du fils qui ignorait ce que les turpitudes du père avaient
causé de souffrances à la meilleure des mères.
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Dans la troisième scène de cet acte les tributs floraux
emplissaient l’antichambre. Mirbah, en grand deuil, lisait
les cartes attachées à chacun d’eux. Quand elle eut fini:
Rien, dit-elle, rien de mon enfant. Pourquoi pas un simple
bouquet qui eut honoré la veuve dans ses larmes, l’eut justitiée dans son pardon et nous eut unis au défunt dans un
commun hommage?
—Ah! quel sang, mon fils porte-t-il dans ses veines, quelle
sève y coule? quel suc circule dans ses vertèbres? Je me le
demande. Serait-il un ingrat?
Vingt-quatre pages en livrée de deuil transportaient les
tributs floraux dans le salon voisin de la chapelle ardente
où reposait le prince. Et la princesse, sous le coup de l’humiliation, s’écriait en voyant disparaître le dernier: Que vont
dire nos vassaux?
D’ordinaire, dans les autres représentations, les vingtquatre mêmes pages revenaient précédés d’un tout jeune
autre tenant une ancre, il s’avançait, disant: Princesse, dédié
au prince défunt. La princesse s’emparait de la carte et
lisait: Fils. Sur l’ancre était incrusté en fleurs violettes:
A mon père!
Dans celle-ci, la porte s’ouvrit et une immense gerbe de
fleurs, se déployant en éventail s’approcha de la princesse.
Pour lui, dit une voix, et l’éventail se divisa en deux parties,
découvrant le plus bel ange que l’imagination humaine ait
jamais Pu rêver: cheveux châtain clair, légèrement frisés,
yeux noirs, traits réguliers.
L’actrice marchajt vers l’éventail. Les fleurs ne l’intéressaient plus; les boucles brunes et les perles noires scintillantes l’attiraient. Elle avançait, reculait et s’approchait de
nouveau de l’écran de fleurs odorantes qu’elle n’osait flétrir
et dont elle voulait pourtant écarter l’enfant pour le presser
dans ses bras. Mais celui-ci décrivit une courbe, s’avança
sur le bord du théâtre, bien en face de l’auditoire qu’il
salua.
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Les vingt-quatre pages en livrée de deuil firent de même,
et le rideau tomba pour se relever aux applaudissements
réitérés de la foule.
Cette fois, l’éventail était converti en roue à jantes gigantesques couvertes de fleurs naturelles, le chérubin, vêtu
de noir se tenait sur le moyeu où était écrit en proéminentes
letters d’or: REPENTIR!
La princesse, palpitante, partagée entre l‘incertitude
et la joie, s’avança vers la vision. L’immense roue s’approcha,
l’ange, déployant ses ailes, fléchit le genou. Et la mère,
dans un cri de ravissement, jeta à l’auditoire ce mot des
entrailles que la bouche renvoie comme un écho: Mon fils!
Saisissant l’enfant entre ses bras, elle le couvrit de ses
baisers, disant: Vivons! vivons!
Le rideau tomba et se releva une troisième fois au milieu
d’applaudissements délirants.
Cette fois, la roue de fleurs naturelles, embaumant le
Gilmore’s Court Square Theatre, gît à demi-renversée sur
le théâtre; mère et fils sont confondus dans leurs baisers.
Et la princesse répète: Orma, Orma, Orma!
Le mécanisme fait descendre et monter la toile deux
fois encore: L’actrice est tournée vers la baignoire, l’ange
déploie ses ailes, où sont écrits, sur l’une: GRACE! sur
l’autre: PARDON.
Nos deux vielllards, debout, attendent la chute du rideau,
que la foule trépignante retarde. L’un des deux, le plus
jeune, sourit à l’enfant, l’autre n’ose lever la vue sur lui.
L’actrice brise les ailes du chérubin, l’enlève dans ses
bras, salue en le présentant à l’amphithéâtre et dans un
transport sublime d’amour maternel, Mirbah jette ce dernier
cri: Mon fils, sois homme!
Le rideau tombe, la salle s’évacue, les gens de Holyoke
courent à la gare du Boston and Maine R.R., où les prendra
le train de 11.45 P.M., voyageant de Springfield à Northampton.
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Dans la gare, on n’entendait que: Croyez-vous si ça été
beau! Si bien joué! si naturel!
On aurait cru en premier lieu, qu’elle hésitait à reconnaître son fils et à la fin, comme elle le pressait avec tendresse
sur son coeur de mère.—Et la roue de fleurs . . . . elle a dû
coûner cher à la troupe! Ce n’est pas surprenant que les
billets soient élevés.
—Je ne comprends pas, dit un monsieur, pourquoi les
actrices comme Sarah Bernhardt et certaines autres, ne se
rendent pas à Holyoke.
—Il y a Rhéa et plusieurs Américaines très célèbres qui
sont venues, répondit un autre, mais ça ne les a pas payées.
Nous n’apprécions pas assez le tragique chez nous et les
actrices de leur mérite préfèrent réunir l’elite que d’avoir
à subir la critique de la basse classe.
Or, dans une ville réputée ouvrière comme Holyoke,
ayez le jugement sain tant que vous voudrez, les connaissances nécessaires manquent pour apprécier la misc en
scène, le chef-d’oeuvre littéraire et le talent de l’acteur.
Nous avons, il est vrai, une population canadienne excédant de beaucoup celle de Springfield, mais les nationalités
ne comptent pas pour l’actrice. C’est l’ensemble des nationalités formant un total suffisant à remplir un théâtre qu’il
lui faut. Elle le trouve à Springfield et à Northampton,
où il y a de grands collèges. Quand nous possédrons de
ces institutions, nous pourrons nous aussi marcher de pair
avec ces deux villes. En attendant, contentons-nous de ce
que nous amène la haute considération accordée aux Whiting
et à l’élite américaine de notre ville.
—Comment avez-vous trouvé la pièce, Mademoiselle?,
demanda-t-il à une jeune fille se tenant près de lui.
—ça été très bon, monsieur, répondit-elle, mais nous avons
souvent aussi bien à l’Opéra de Holyoke. Seulement, nous
avons été au Court Square Theatre, parce que Mirbah ne
venait pas chez nous et que nous voulions la voir.
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—C’est vrai, c’est vrai, répondirent plusieurs voix, Mlle
Pâquet a raison, nous avons une bonne classe de pièces à
Holyoke. Si nous n’étions pas si généreux, si nous ne portions
pas si facilement notre argent ailleurs, ces actrices se feraient
un honneurde nous visiter.
Les wagons étaient accouplés, le train était formé, le
sifflet de la locomotive se fit entendre, le conducteur cria:
All aboard! et nos gens revinrent à Holyoke devisant sur
l’Opéra, notre seul théâtre dans le temps et qui selon eux
était, bien que plus petit, d’un aussi haut goût que le Court
Square Theatre.
lls ignoraient, comme nous, qu’après vente faite par les
Whiting, l’Opéra passerait successivement entre les mains
de deux compagnies, dont la dernière, de guerre lasse, le
céderait, en 1908 à Sheedy, qui le convertirait en theater
vaudeville et vues animées, à 10 cents le billet pour chaque
représentation.
Voilà où est arrivé le plus beau théâtre de Holyoke, voilà
Où est descendu l’Opéra qui a eu ses jours de grandeur et
qui malgré sa déchéance, en impose par son portique, par
son aspect, ses baignoires, ses sièges rembourrés recouverts
en velours, ses deux galeries, son vaste théâtre, son magnifique rideau “Clearing Up”, son amiante, ses splendides
lustres, ses couloirs, ses portes donnant sur les rues Dwight,
Front et John.
------------------------------------Aussitôt la représentation terminée, nos deux messieurs
de la baignoire se firent conduire en fiacre à la gare où
ils montèrent dans le train du N.Y., N.H. & H. R.R., en
partance à 11 heures P.M.
lls s’installèrent dans un compartiment du Pullman et
procédèrent à leur transformation. Perruques et barbes
postiches tombèrent, diamants furent enlevés et soigneusement enchâssés dans des écrins-ceintures; chapeaux furent
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remplacés par de soyeuses barrettes et complets par de
chaudes capiteuses robes de chambre. Nos deux homes
se couchèrent et dormirent comme des bienbeureux.
New-York les reçut frais et dispos, mais affamés comme
des ogres. Le coupé de M. Dorval les prit à la gare et les
conduisit à son hôtel, où un succulent déjeuner leur fut
servi.
—Dites donc, M. Dorval, demanda M. Duport, humant
comme dessert on cigare dans le fumoir voisin de la salle
à manger, que signifiait la mystification d’hier? Etiez-vous
payé par Mirbah? Que me voulait-elle, la drôlesse, et pourquoi pointer sur moi ce pistolet de malheur qui m’a fait
compromettre devant tant de spectateurs?
—Payé! Moi!….Ça dolt être vous, M. Duport, qui
l’avez été pour jouer le rôle plus émouvant de la pièce.
Vous étiez tellement dans votre sujet, que j’ai craint de
n’avoir qu’un cadavre à ramener avec moi. Aviez-vous peur
de Mirbah ou si vous redoutiez le pistolet chargé à cartouches
blanches?
—Je n’ai point remargué l’arme, je n’ai point entendu
la détonation. J’ai vu ses yeux, j’ai senti son regard d’acier
se river sur moi et le remords m’a vaincu. C’est pourquoi
j’ai crié: “Grâce!”
ll est donc vrai que la conscience existe, que ce juge des
facultés parle plus haut que nous contraint à d’involontaires
aveux!
Mirbah n’était plus là, ma femme l’avait remplacée sur
la scène, dévoilant ma vie, énumérant mes forfaits, me
forçant au repentir, me portant en terre.
Et cet enfant, dit-il, se levant et rejetant la cigare à demiconsumé? Dorval, où est mon fils?
Un rire sac et strident fut la réponse.
—Je te revoudrai ce que tu m’as fait, animal, murmura
M. Duport à part lui.
Pourquoi nous sommes-nous grimés, ajouta-t-il? Pourguoi
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avons-nous été à Springfield voir cette femme qui me rappelled
la mienne? C’est elle, n’est-ce pas, Dorval, dites?
—C’etait vous, je pouvais le certifier, malgré le déguisement sous lequel personne n’aurait su vous reconnaître
et qui vous a fait passer pour un personnage à effet. Si
elle a deviné, c’est que vos deux âmes se sont rencontrées.
—Nos âmes?…. Je ne me suis donc pas trompé, Mirbah
est Marie-Louise Bertrand, la femme que j’aime, que je
n’ai jamais cessé d’aimer et que j’aimerai toujours. ll faut
que je retourne .
—Nos âmes?…. Je ne me suis donc pas trompé, Mirbah
est Marie-Louise. ll n’y a plus de Marie-Louise Bertrand,
il n’y a plus de Mme Duport: il ne reste en tout et partout
que Mirbah. Si vous vous avisiez de la suivre, de l’approcher,
de lui parler, la troupe entière vous rira au nez et vous traitera
de fou.
Vous m’avez demandé pourquoi je vous avais fait grimer?
Pour votre propre sécurité, mon cher ami, pour tromper
les pages sun votre identité et les forcer à vous respecter.—
N’avez-vous jamais ouï dire gue l’étoile d’une troupe est
une reine, one déesse pour qui les acteurs sont autant de
sujets soumis, autant d’adorateurs fervents gui mourraient
avant de la livrer à l’ennemi ou de renoncer à son culte?
Vous reconnaissant, Mirbah se fut troublée ou vous eut
dénoncé, et la troupe vous eut écrasé.
—Vous croyez, Dorval?…. Sachez qu’un homme de ma
trempe ne se laisse pas si facilement assommer.
—Vous l’avez prouvé, Monsieur, par votre pause de condamné attendant la sentence, n’ayant même pas l’instinct
de dévier le coup. Tremblant comme le chien à la vue du
fouet, vous avez crié merci poussé par la peur et non par
le remords.
Pourquoi à Springfield plutôt qu’à New-York? New-York
vous eut démasqué, Springfield vous a caché; New-York
eût rougi de votre contenance, Springfield l’a applaudie.
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Pourquoi vous avoir mis en présence de cette femme
qui vous a rappelé la vôtre? N’était-elle pas la conscience
vous présentant le miroir où vous vous êtes reconnu, n’étaitelle pas l’appel, n’était-elle pas l’oubli, n’était-elle pas le
pardon? Et vous, Monsieur, à genoux, tremblant, criant
grâce, vous étiez la couronne, vous étiez la récompense,
vous étiez le Repentir.
Quand Mirbah, pliée des nuits entières sur les paperasses
qui enfantèrent son chef-d’oeuvre, pleurait remémorant les
moments d’ivresse, les heures de poignante douleur et les
jours de larmes que lui avaient valu votre alliance, elle songeait
aussi au souffle divin qui nous anime; elle avait foi en la grace
qui crée le remords et elle comptait sur la contrition qui
détermine le repentir. C’est pourquoi elle a donné ce nom
à la pièce que nous avans vu jouer hier. Le bien que cette
oeuvre peut faire est incalculable, seulement il est difficile
à opérer dans l’âme du type qui l’a inspirée. Mirbah la joue
cette oeuvre, pensant à lui; elle le voit partout, elle lui parle,
l’exhorte, le supplie, le presse et le pousse. Elle eat naturelle
dans son exaltation, elle est douce dans ses reproches, elle
est éclairée dans ses conseils, elle est modérée dans ses
menaces, elle est juste dans sa colère, elle est femme dans
sa dignité, elle est épouse dans sa tendresse, elle est chrétienne dans sa générosité, elle est mère dans son abandon.
Et vous, Monsieur, qu’êtes-vous?
—Je ne suis qu’un pauvre misérable indigne de la creature
dont j’ai brisé la vie, indigne du nom d’époux, indigne de
celul de père, indigne de vivre.
Savez-vous, Dorval, que je songe à la mort que je n’ai
pu rencontrer au Mexique, que je la demande, que je la
cherche, que je la veux et que Je la trouverai, devrais-je moimême mettre fin à mes jours.
—Ce serait la juste tribut dû à vos forfaits; mais ce ne
serait pas le repentir. Or c’est la repentir qu’il faut, c’est
lui que vous offre la pièce, c’est lui que vous demande Mirbah,
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c’est lul qu’exige Orma.
—Ouida! Dorval, rebrousser chemin, m’amender, changer
de vie au sortir du théâtre; vous n’y pensez pas. Si la scène
convertit les gens, de quelle utilité seront les chaires suspendues au faîte des églises? Si l’actrice prêche, à quoi
serviront les sermons des missionnaires? Et si l’homme se
répent à la voix d’une femme, toutes monteront à la tribune.
Laissons jouer Mirbah et . . . . jouissons.
Mais, à propos, Dorval, d’où venait la roue de fleurs?
—Donnée par son fils.
—De même, si je comprends bien, l’enfant était?….
—Orma . . . . Orma, monsieur, qu’elle a pressé sur son
sein au milieu d’un triomphe sans précédent, qu’elle a couvert
de sea baisers aux acclamations d’un auditoire ravi; Orma,
l’orphelin.
—Quoi! il ne sait pas?…. Je suis vengé! Mon fils ne
connaît pas son père et n’aimera jamais sa mère.
—Qu’en savez-vous? .. . . Orma n’oubliera jamais non
plus la surprise causée par lui à la grande actrice; il se rappellera toujours las transports d’amour enivrant avec lesquels
elle le serrait sur son coeur. L’écho des applaudissements
murmureront à son orille, comme le mugissement de la
mer se conserve dans la conque qui orne les salons des villes.
L’oeil, l’oreille et le coeur lui répéteront ce que personne
ne lui aura appris. Et l’orphelin dira un jour: Ma mère était
là!
M. Duport, qu’avez-vous à ajouter sur l’enfant que la
femme protège de loin, sur l’innocent confié à mes soins,
sur l’orphelin…. si vous voulez?
—L’orphelin, reprit M. Duport, ne sera pas ce qua vous
espérez, il ne saisira pas ce que vous voulez lui faire comprendre, il n’appréciera pas la bienveillance accordée, parce que
l’orphelin est un être à sentiments étroits, l’amour filial
n’étant pas développé chez lui. ll prend le genre humain en
grippe, les parents qui ont des enfants lui font horreur,
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les enfants qul ont père et mère lui deviennent insupportables, les parias de son genre lui sont intolérables, les femmes
l’irritent, les hommes l’offusquent. ll n’y a qu’un individu
qu’il considère, parce qu’il lui tient lieu de tout ce qui lui
manque: c’est. . ..c’est …. le vieux garçon.
Et M. Duport ramassa son cigare fumant encore, le
mâchonna, ricanant: Le vieux garçon tuteur!
M. Dorval ne releva pas l’épithète. ll se plaça bien en
face de M. Duport, les yeux dans les yeux, et lui dit soured—
ment: Qui vous a chargé d’enlever Amélie Rodier de sa
demeure? Quel faussaire a écrit la lettre accusant son époux
d’un détournement que vous aviez commis? Qui vous a
payé pour entretenir cette personne dans des doutes sur
la probité de son mari? Qui vous oblige à poursuivre l’enfant
d’une haine léguée par l’infâme instigateur de vos crimes?
Répondez, vous qui avez conduit Amélie aux portes du
tombeau et l’en avez rappelée que pour la jeter dans un asile
d’aliénés d’où elle est sortie maniaque, aimant et détestant
l’homme qu’elle demande et rejette tour à tour, lui refusant
la vie commune, ne pensant qu’à sa fille pour qui elle amasse
une fortune, regrettant l’hymenée qui n’offre aucune garantie
valable, puisqu’un contrat de mariage peut être annulé
ou enlevé.
M. Duport, auriez-vous trempé dans cette dernière escroquerie? Vous qui avez femme et enfant? Niez!
—Je nie .. .. Aucun acte de mariage n’est tombé entre
mes mains et je n’ai jamais forcé les coffres-forts ne contenant pas d’argent. . . . Quant à Amélie Rodier. . . . ne
connais pas. Seriez-vous aussi le tuteur de sa fille?
—Ce serait mon droit, si elle m’était confiée.
—Eh bien! Dorval, adressez-vous aux journaux, dont la
voix retentissante peut être entendue de la mioche ignorée,
attendant un protecteur.
—Sans indiscrétion, combien avez-vous d’enfants de ce
temps-ci? Et il compta sur les doigts de la main gauche,
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allongée en commencant par le petit Orma, Earl, Juanita
et Antonia, quatre: c’est passablement bon pour un célibataire.
—Vous en oubliez un: Lionel Blanchette.
—Celui-là, placez-le sur le pouce, parce que vous ne le
tenez pas. Qu’il lui prenne fantaisie de retourner à Holyoke,
chez M. A. Gingras ou chez les Lapointe, ses parents: Goodbye, John, et les filets sont rompus.
—Au revoir, Dorval, dit M. Duport, qui avait hâte de
rompre un entretien qui devenait gênant. Ne me jugez pas
trop sévèrement, surtout ne m’inculpez pas dans des cas que
j’ignore et aidez-moi à me relever, si vous m’en croyez encore
capable. Je ne veux pas céder à la femme, mais j’obéirai
volontiers au bon sens qui a guéri une foule d’hommes
de défauts cajoles.
—Ajoutez-y le remède du plus grand nombre: la loi don’t
les doses fréquemment répétees produisent de merveilleux
effets. Qu’en pensez-vous, M. Duport?
—Je ne dis pas le contraire; il y a tant de moyens d’atteindre
le but; il y a tant de chemins aboutissant à une même ville;
il y a tant de rues conduisant au palais de justice.
—Oui, Monsieur. Et il y a tant de vices incarcérant au
bagne; tant de crimes menant à l’échafaud, tant de meurtres
condamnant à la potence. Misérables sont ceux qui tombent
sous les coups de la loi et plus misérables encore ceux qui
la bravent impunément.
—Vous avez raison, Dorval, évitons de tomber dans l’une
ou l’autre de ces catégories. Oubliez mes boutades et mariezvous au plus tôt pour avoir des enfants à chérir, au lieu
de vous entourer d’orphelins. Et il sortit.
Quel flegme, soupira M. Dorval resté saul, quel sangfroid, chez cet homme dont la conscience est chargée de
tant d’ignominies, qui a volé Dieu et diable, qui dolt à ciel
et terre et qui ne pourra jamais restituer, le voulut-il, à
l’article de la mort; cet homme qui s’est fait mon ami après
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avoir participé au complot tramé contre ma femme et moi.
Pauvre Amélie!
Qu’a voulu dire Dorval?, pensa M. Duport en s’éloignant.
A-t-iI voulu faire allusion à cette jeune femme de la feue rue
Sherbrooke, de St-Hyacinthe? Je n’ai jamais su son nom.
J’étais payé….j’ai travaillé . . . . Elle est devenue folle,
la belle petite. J’en suis peiné, mais il est trop tard pour
y remédier.
Comment Dorval a-t-il appris? Ah! tout se sait maintenant
qu’il n’y a plus que le Pôle Nord à découvrir, maintenant
que des broches fixées dans les gares, à un appareil qui
fait tic, tic, tic, révèlent tout ce que les forêts, les carrefours et les petits villages cachaient; maintenant que le
téléphone appelle l’un et dit à l’autre; maintenant que le
phonographe écoute et répète nos entretiens…. Ah! Ces
Américains, ce sont eux qui propagent le scandale et non
les Canadiens qui n’auraient jamais inventé la lumière électrique et à qui les vers luisants suffisent pour dévaliser les
passants.
Nous vivons dans un siècle trop lumineux; il faut apprendre à créer des ombres et des obscurités….
—Qui vous jetteront dans le précipice, dit une voix intérieure qu’il fut surpris d’entendre et à laquelle il demanda:
Etes-vous Américain?
—Je suis de toutes les nations, répondit la voix, de tous
les pays et j’habite chez tous les hommes.
—Alors, qui es-tu? dit M. Duport.
Et la voix murmura: Je suis la conscience.
—Une nouvelle invention d’Edison. Qui t’a permis de
te loger là? dit-il se frappant la poitrine.
—L’inventeur du monde, ton créateur et le mien: Dieu
lui-même.
M. Duport s’arrêta coutt. ll se trouvait en présence de
l’église St-Patrice, de la cathédrale. Machinalement, il leva
son chapeau et salua.
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La petite femme est devenue folle, dit-il, continuant
son chemin, je l’avais pensé. On ne devrait jamais faire
une chose qui amène de tristes résultats, une chose que cette
invention-là répudie, dit-il, montrant de nouveau l poitrine;
n’y eut-il ni ciel ni enfer, simplement parce que l’homme
est homme et qu’il se doit honneur et respect.
Le lendemain, les journaux de New-York retentissaient
d’un vol avec effraction.
M. Duport avait disparu.
****
M. Dorval, abonné au Courrier des Etats-Unis, lut l’article
concernant le fait et intitulé:
VOL AUDACIEUX
Un vol outré a été perpétré l’avant-dernière nuit chez
M. D. Patrick Quinn, de la 45e Avenue.
Entre deux et trois heures du matin, une forte detonation
a éveillé les gens de la 45e Avenue, mais ils ne s’en sont pas
autrement occupés, laissant à la police le soin d’y voir.
Voici dans quel état l’habitation de M. Quinn a été trouvée
hier matin. La porte de derrière avait the enfoncée et le
coffre-fort (un Taylor), qui se trouvait dans un petit bureau,
avait été défoncé et dévalisé.
Les malfaiteurs ont procédé à ‘aide d’une mèche d’environ
deux lignes, ils ont pertoré la porte au-dessous et à gauche
du bouton et, dans un petit trou gros comme un pois, ils
ont introduit la matière explosive, poudre ou dynamite
dont ils ont fait usage pour faire sauter la serrure.
L’explosion a dû être terrible, car toute la partie intérieure
de la porte du “safe” qui a cinq pouces d’épaisseur, s’est
détachée d’une ligne de la plaque et est tombée sur le
parquet; la ligne seule est restée après les gonds.
Les trois énormes pênes de la porte sont rompus dans leurs
gâches.
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Inutile de dire qu’un certain nombre de vitres des fenêtres
ont volé en éclats.
voleurs ont ensuite enlevé du coffre-fort de l’argent
au montant de vingt mille piastres et des bijoux de grande
valeur.
La police est à la recherche de ces audacieux coquins qui
ne tarderont pas à être arrêtés, car on a de forts soupçons sur
certains individus.
Un trait lumineux passa dans l’esprit de M. Dorval qui
venait de lire l’article. Où est M. Duport, se demanda-t-il,
et il courut au téléphone.
—Hello!
—Hello!
—Est-ce vous, M. Duport?
—I don’t understand French, speak English, please.
—I should like to talk to Mr. Duport himself.
—Mr. Duport is absent, Sir.
—Since when?
—Since the day before yesterday.
—Sure?
—Sure, Sir.
—All right, good-bye.
—Good-bye.
ll n’y a pas de doute à entretenir, se dit M. Dorval, Duport
a fait le coup!
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