BRONTË : table

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BRONTË : table
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’Ashtaroût
Cahier Hors-Série n°3 (septembre 2000)
Joe Bou-Abssi
Almodovar & l’éternel féminin
Todo sobre mi madre Ŕ All about my mother
cette fête. Comme dit le Livre : « Bienheureux sont les
fous car ils hériteront de la Vérité ».
En quittant la salle de projection, je me suis dis :
« Tiens, c’est la première fois que tu te concentres avec une telle
intensité, sans même que tu t’en rendes compte» Je me sentais
comme projeté contre l‟écran avec une violence
extrême, à vous couper le souffle. Mais je t‟en veux
quand même – Almodovar – car tu essayes toujours
de nous bluffer, de nous laisser en suspens, sans nous
rassasier. Tu nous donnes la passion des détails les
plus fins, les plus beaux, mais hélas, tu ne nous
laisses même pas le temps de te suivre. Tant pis pour
nous, nous n‟avons pas intérêt à chicaner la personne
qui nous parle à travers les flux du désir. Laissonsnous aller, mettons-nous dans une position réceptive
analogue à celle de sainte Thérèse D‟Ávila. Pour
votre gouverne, sainte Thérèse D‟Ávila est une religieuse espagnole, qui naquit le 28 mars 1515, et
mourut le 4 octobre 1582. Elle réforma l‟ordre du
Carmel. Par ses écrits mystiques (Vie, Le Chemin de la
perfection, Les Demeures ou le château intérieur) elle est l‟un
des plus grands écrivains espagnols. Ces écrits nous
révèlent des états extraordinaires, des visions apocalyptiques et des états de transe auxquels la sainte
accédait. Je me demande si Almodovar ne pourrait
pas être le premier réactualiste du mysticisme espagnol,
– après Salvador Dali bien évidemment. Bref, dressons notre tête raphaëlique éclatée, suspendons notre
jugement et mettons-nous à l‟écoute de l‟Autre qui
parle en nous. Il faut se brancher sur des ondes
stellaires pour avoir la chance de se mêler à cette
boue, – de s‟y barbouiller. Franchement, c‟est de la
folie pure, mais de la vraie folie, non pas celle des
médicastres. Des flux de tableaux de couleurs jaillissent de tous les coins. C‟est la fête, tout est permis.
Venez et laissez-vous parcourir l‟échine de séismes
neuro-galactiques. Béni soit celui qui sera invité à
Bref, ce qui m‟anime en cet instant, ce sont les
allusions faites :
– Au poète espagnol Frederico García Lorca aux
derniers moments du film, à travers l‟une de ses
pièces de théâtre les plus célèbres intitulée Noces de
sang. Permettez-moi ici d‟ouvrir une parenthèse. L‟intrigue est d‟une simplicité théologale, c‟est une affaire
d‟honneur, une histoire d‟amour non résolue, et une
histoire de vengeance. Mais le personnage central de
la pièce n‟est ni l‟amant, ni l‟amante, – mais la mère.
En effet, le fragment prélevé sur la pièce correspond
au message central communiqué par le poète, et je
me demande s‟il n‟y a pas en-dessous une allusion à la
fameuse Pietà de Michel-Ange. Bien sûr que d‟autres
représentations de la mère souffrante existent dans
d‟autres productions créatives, mais c‟est le génie de
Michel-Ange qui a élevé celle-ci au statut d‟archétype.
– À Betty Davis et au film célèbre intitulé A Street car
named desire (Un Tramway nommé désir) d‟Élia Kazan,
1951.
Ces allusions semblent nous renseigner sur les
liens de parentés de notre cinéaste, de ses affiliations,
de ses appartenances aux différentes générations et
traditions. N‟est-ce pas le déploiement d‟un arbre
généalogique et culturel, ou une carte d‟identité !
Un autre élément sur les affinités entre Almodovar et le poète Andalou : je songe à la couleur
rouge-sang qui domine la pièce dont nous venons de
parler où, dans les coins les plus reculés de l‟espace,
on sent l‟odeur du sang qui oint les fronts et les
corps. De même, dans tout le film d‟Almodovar, et
même dans tous ses films, le rouge colore l‟ambiance
et confère de la fraîcheur. N‟allons pas dire mainte142
nant que le rouge est un signe d‟agressivité, de cruauté, ou encore d‟autres idées reçues comme le choc
au rouge, etc. Mais le beau ici est que le rouge arrive
toujours ici au bon moment et au bon endroit.
N‟exagérons pas avec le rouge, toute la gamme est là
pour ériger des tableaux en abyme. Remarque confidentielle : Almodovar m‟a initié à l‟amour des couleurs (et plus spécialement au rouge) après tant d‟années de divorce.
Nina. Pour votre gouverne, le mot Huma désigne en
espagnol l‟acte de fumer, et Huma fume depuis
qu‟elle existe.
– Une mère qui a raté sa maternité tel est le cas de la
mère de Rosa. Est-il possible qu‟une personne supposée être une mère s‟excuse auprès de sa fille enceinte, une heure et demie avant son accouchement,
de ne pas pouvoir être près d‟elle, car elle doit s‟occuper de son mari dément !
– Une mère qui est en fait un père, tel est le cas de
Lola qui a refusé son rôle de père pour être plus à
l‟aise dans un autre. Dans le film, Lola reste une
énigme jusqu‟à la mort de Rosa où il vient pour se
trouver en face de deux paternités à assumer. Alors
que lui, le pauvre, il a déjà choisi d‟être de l‟autre
côté, dans le clan des femmes.
– Une mère soignante, tel est le cas de Manuella
envers Rosa. Il fallait que Rosa la none procure à
Manuella du travail mais par un tour de magie ou
d‟un destin, les rôles se renversent.
Adultérons le ton et parlons sérieusement. Avec
Almodovar, les modes d‟accès au cœur des Énigmes
de la vie sont innombrables. Comme son titre l‟indique, l‟énigme de la mère est au centre du film. La
mère avec ses différentes facettes incrustées en différents personnages. Les formes diverses de la maternité, les diverses façons dont quelqu‟un pourrait les
vivre et les différents états de la maternité.
Enumérons :
– Une mère en deuil. Tel est le cas de Manuella qui
court derrière le cœur de son fils transplanté dans un
autre corps. Pour rafraîchir les mémoires, Manuella
est une actrice dans un programme télévisé pour la
promotion de la transplantation des organes, à son
tour elle va subir le destin d‟être une mère qui va
offrir le cœur de son enfant mort à une personne qui
habite à une centaine de kilomètres loin d‟elle. Comment dormira-t-elle et le cœur de son fils continue à
battre là bas au fond d‟un corps qui n‟est pas le sien !
en fait, elle retrouve la personne et après cette rencontre elle se calme.
– Une mère souffrante illustrée par Manuella et
Rosa, toutes les deux en quête d‟une salvation ou
d‟un épanouissement quelconque, la première qui va
à la recherche de Lola, le père de son fils, après la
mort de celui-ci (un acte bizarre), puis la deuxième
qui est, en fait, une none, et qui tombe malade
d‟avoir contracté le virus HIV après un rapport
sexuel avec Lola (le travesti) et qui ne pourra pas
voir le bébé qui vaincra la mort. Quel paradoxe, une
none contaminée par le sida à la suite d‟un rapport
sexuel avec un travesti ! Il est clair qu‟Almodovar ne
carbure qu‟à l‟explosif, il aime le contraste des
extrêmes.
– Une mère heureuse de retrouver son enfant, tel le
cas de Huma, en perpétuel jeu de cache-cache avec
Ceci dit, on en peut déduire que le sentiment
d‟être une mère n‟appartient à aucune personne spécifique, à aucune catégorie de gens. J‟irai même jusqu‟à dire qu‟un jeu existe entre ces différentes personnes où chacune, à tour de rôle, joue à la mère.
Vous vous souvenez peut-être de ce jeu que nous
avons tous joué : « Passe, passe, passera, à chacun, à son
tour ». On s‟étonne de la manière dont une communauté de femmes, au temps où les difficultés pressent, se crée de nulle part, et à condition que personne ne connaisse l‟autre. Ce qui les soude, c‟est
l‟amour, mais pas n‟importe lequel, un amour ésotérique entre femmes. Huma nous en livre le secret.
Les étrangers nous sont beaucoup plus proches que
nos proches. C‟est l‟amour des étrangers qui leur
reste. Devant cet énoncé, nous ne pouvons que baisser la tête en signe d‟assentiment à une parole sacrée.
Je crois que nous touchons ici à une idée très importante et très caractéristique pour les femmes.
Il arrive parfois que des jeunes filles formulent
devant nous leur méfiance envers d‟autres filles, et
affichent leur préférence pour les garçons. Il arrive
qu‟elles insistent sur la prétendue méchanceté de
celles-là et la gentillesse de ceux-ci. Attention ! soyons
incrédules, ce n‟est que mensonge et poudre aux
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yeux. S‟il y a des êtres qui s‟aiment de manière morbide dans cet univers, ce sont bien les femmes entre
elles.
mère n‟a de cesse qu‟après lui avoir fourgué du
négatif dans sa tête par toute sorte de discours. Sans
le vouloir, elle incite le fils, après qu‟elle l‟a bien imbibé de négatif, à prendre le même chemin généalogique. Autre procédé, celui de la mère trop protectrice.
Elle aime trop sa progéniture au point de l‟étouffer.
D‟un côté, elle pleure son destin néfaste, de l‟autre,
elle s‟en fabrique un pire de ses propres mains. Il est
inévitable d‟avoir à l‟esprit la première femme :
Pandore. C‟est la vengeance de Zeus contre les Hommes, modelée par Héphaïstos et animée par Aphrodite et ses chienneries. Ce que nous avons devant
nous, n‟est qu‟une de ses chienneries. Je me résume
en disant qu‟il ne faut pas oublier l‟autre côté de la
souffrance d‟une mère. Attention ! Il faut écarter
l‟idée d‟un film qui s‟abreuve à des idées proféministes. Je ne crois pas qu‟Almodovar veuille nous
donner des larmes aux yeux, loin de là, l‟affaire est
plus grave et tire beaucoup plus à conséquence.
Une constatation intuitive s‟oppose au flux
idéique : les thèmes abordés par Almodovar tendent
à se cliver en thèmes-cartables et thèmes-extra. Les
premiers ne changent pas, les autres sont occasionnels. Les exemples sont faciles. Pour les premiers,
nous pouvons citer le travestissement, l‟homosexualité, la prostitution, la transplantation d‟organes, le
lesbianisme. Et pour l‟autre catégorie, il y a le thème
de la mort, de la maternité, du théâtre, etc.
Prenons le théâtre par exemple, la « notion » en
est bien définie. Pour Almodovar, le théâtre et la vie
quotidienne se chevauchent. Ou, si vous voulez, la
vie est une scène de théâtre où chacun joue des rôles
différents et en emprunte quelques autres. Drôle
d‟accident : jouer le rôle d‟une mère qui a perdu son
fils, dont les organes vont être transplantés ; et être
vraiment la mère qui a perdu ce fils. Quelle est la
différence entre jouer un rôle et le vivre ? Je ne sais
quoi dire sur ce sujet, mais il me semble que le
message passe très bien.
Ajoutons une chose. La souffrance est reine
dans ce film. Mais ne vous y trompez pas, tous les
sentiments sont ici passés au mixeur, ils sont devenus
des êtres mixtes. On passe de l‟un à l‟autre comme si
de rien n‟était. On ne reconnaît plus la jouissance de
la souffrance, la peur du courage, la tristesse de la
joie. – Faute de supprimer un quelconque chaos.
Après tout, qu‟est ce qu‟une mère ? Revenons
en arrière, à rebours, vers le titre : « Tout sur ma mère ».
Est-ce que vraiment Almodovar voulait tout nous
dire sur sa mère ? Je ne le crois pas. Il nous a peutêtre raconté des tas de choses sur les manières d‟être
une mère, mais rien, absolument rien sur sa propre
mère. De toute façon, on ne peut rien dire de sa
mère, elle nous échappe comme le sacré et la sexualité. Je veux dire qu‟elle est de l‟autre côté. Qui osera
– nouveau Tyrésias – traverser ? Les homosexuels ?
Les travestis ? Allons donc ! tout le monde sait qu‟ils
bluffent.
J‟aimerai rebondir sur le sujet de la mère, en
signalant le fait d‟avoir oublié le côté fatal chez la
mère. Je crois que tout le monde le sait : « la mère
tue ». Oui, elle est meurtrière. C‟est plus fort qu‟elle.
Dans la pièce Noces de Sang, la mère apparaît comme
si elle était la grande malheureuse, toute la fatalité du
monde lui tombant sur la tête. Son époux et ses deux
fils sont tués dans des affaires de rivalité, et, dans
toute la pièce, elle crie vengeance. Je ne sais pas
comment le dire, mais elle porte dans son discours
une malédiction. Ce type de passion exacerbée est
très courant sous nos climats tempérés. En effet, le
fils est naturellement tranquille, insouciant des affaires de vengeance. Il est bien dans sa peau. Mais la
Almodovar aussi !
JoB
Nota-Bene : je me suis adressé tout au long de
l‟article à ceux qui ont vu le film, ainsi que d‟autres
réalisations d‟Almodovar. Aux autres je m‟empresse
de présenter des excuses.
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