Interview du capitaine Hélène GUILLOT, lauréate du prix

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Interview du capitaine Hélène GUILLOT, lauréate du prix
Capitaine Hélène GUILLOT
Responsable des fonds contemporains de l’armée de Terre au Service historique de la
Défense, membre associée du laboratoire Images Sociétés et Représentations du Centre de
recherche en histoire du XIXe siècle (Université Paris 1, université Paris 4).
Mention spéciale prix de thèse Sénat 2013.
Capitaine, vous êtes lauréate du prix scientifique de l’IHEDN 2013 pour votre thèse
soutenue à l’université de Paris 1 sous la direction de Myriam Tsikounas
« Photographier la Grande Guerre : les soldats de la mémoire, 1915-1919 ». Pouvez-vous
nous en dire plus sur l’intitulé de votre sujet ? Qui sont ces soldats de la mémoire ?
Sous cette appellation sont désignés les reporters de la section photographique de
l’armée (SPA) créée en 1915. Sa mise en place répond à trois objectifs : contrer la propagande
ennemie exercée dans les pays neutres, constituer un fonds documentaire à disposition de
l’armée mais également un fonds d’archives disposé à témoigner devant l’Histoire. Cette
initiative n’est pas le seul fait de l’armée contrairement à ce que peut laisser penser le nom de
la section. En effet, c’est le ministre des Affaires étrangères qui, s’adressant à son collègue du
sous-secrétariat des Beaux-Arts, exprime la nécessité pour ses services de propagande, de
disposer d’une ressource photographique adaptée à l’actualité, aux besoins de la France,
autrement dit une image de guerre sur mesure. Les photographes se comptent par dizaines,
alternent parfois caméra et appareil photographique. Ils sont tous militaires, professionnels de
la photographie dans le civil et incorporés au service auxiliaire. Ils suivent, néanmoins, une
formation de deux mois à « l’école des opérateurs de prises de vue » comprenant une
première semaine à Paris, un stage éliminatoire, qui, s’il est réussi, donne accès à quinze jours
auprès des armées, en situation. On sait peu de chose sur cette formation si ce n’est que la
classe préparatoire consiste au « dégrossissement et à l’élimination des inaptes physiques ».
La classe supérieure est consacrée au perfectionnement et à l’utilisation de la lumière.
Pourquoi le sous-secrétariat aux Beaux-Arts a-t-il une place dominante dans
l’organisation de la SPA et quelle est alors l’implication de l’armée ?
Le sous-secrétariat des Beaux-Arts dispose déjà d’une petite équipe de photographes chargée
de prendre des clichés des monuments historiques endommagés par la guerre. Il possède
surtout un laboratoire, dans les sous-sols de la rue de Valois, permettant le développement des
plaques, leur tirage, au besoin leur retouche. Ainsi, le budget de la section photographique de
l’armée est-il confié à ce même ministère qui, de surcroît, place à la tête de la section le souslieutenant Pierre Marcel Lévi, professeur d’histoire générale à l’école des Beaux-Arts, critique
d’art, auteur de divers inventaires au musée du Louvre. Cette « mainmise » du sous-secrétariat
marque, de facto, la dimension créative de la photographie et donne toute la mesure de
l’attention qui doit être portée à sa production. L’État se donne les moyens de sa réussite. La
photographie n’est pourtant pas chose nouvelle mais cette guerre lui donne une dimension
totalement inédite. Les journaux illustrés, d’images analogiques, n’existent en France que
depuis 1910 avec L’Exelsior. En 1914, ce sont les dessins et les caricatures qui abreuvent les
journaux, les photographes étant interdits au front. Très vite, il est reproché aux caricatures
leur manque de réalisme. La photographie répond, en 1915, à une véritable attente de
l’arrière, soucieuse de mettre des images sur des évènements qu’elle ne peut que s’imaginer à
travers les récits des proches. Pourtant, les guerres de Crimée et de Sécession avaient déjà été
photographiées mais elles n’ont pas profité d’une diffusion assez large pour que les
populations européennes s’en fassent un référent visuel.
L’implication de l’armée ?
L’armée contrôle entièrement l’accès au front et à la zone des combats. Aucun journaliste ne
peut pénétrer la zone dite des armées. Les premières missions de journalistes auront lieu en
1917, elles seront britanniques et américaines avant d’être françaises. En effet, en 1914, la
presse passe un accord avec l’armée et s’accorde à ce que celle-ci lui livre les informations.
Donc, lorsque le ministère des Affaires Étrangères et le sous-secrétariat des Beaux-Arts
s’adressent au ministère de la Guerre, c’est avant tout pour accéder au front. Cela est dit
clairement dans l’échange de correspondance, « l’armée s’occupera de la logistique et
véhiculera les photographes sur le front ». L’armée s'emploie davantage au contrôle de la
production, elle organise, par ailleurs, un comité de censure dévoué à la seule production de la
SPA.
Comment se déroulent les missions des reporters ?
Du début à la fin, la production est sous contrôle…ce qui est logique puisqu’elle doit répondre
à un besoin précis : contrer la propagande ennemie en gardant l’idée directrice que les
Allemands sont des « Barbares ». Ce contrôle total de la chaîne de production, jusqu’à la
diffusion d’ailleurs, démontre bien que l’image acquiert à ce moment précis un pouvoir
incroyable, et que celui-ci se révèle aux yeux de l’État de manière soudaine et évidente.
Pour commencer, les photographes n’agissent que sur ordre du GQG (Grand Quartier
Général) qui délivre les ordres de missions et, de fait, des laissez-passer. Arrivés sur le terrain,
les photographes sont placés sous les ordres du général commandant l’armée du secteur. Un
officier du 2e bureau de cette même armée est chargé de l’encadrer dans tous ses
déplacements. La quantité de plaques de verre, au départ et au retour de mission, est
contrôlée. Dès l’arrivée des négatifs à la section, trois tirages sont envoyés au comité de
censure qui autorise, ou non, leur diffusion. Sans cela, impossible d’utiliser les images. Enfin,
la section photographique assure également la diffusion de ses propres images, même si elle
en vend aux périodiques mais en faible nombre. Elle décline ses photos en divers supports,
cartes postales, affiches, expositions, organise des projections d’images fixes avec
conférences, publie des périodiques et des albums spécifiques au titre évocateur : « Ce qu’ils
ont fait ».
La SPA n’est-elle pas la seule source de production photographique du front ?
Non, absolument pas mais elle est la seule source officielle, ce qui explique le contrôle
drastique de sa production. La SPA est la voie photographique de l’État, et sa production est
en partie liée aux nécessités diplomatiques, aux tractations commerciales diverses avec les
pays neutres, nécessitant l’emploi de centaines, voire de milliers de relais, diplomates,
notables français à l’étranger. En informant la France sur la nature des images allemandes
diffusées dans les pays neutres, ils confirment l’importance du traitement de l’actualité et
donc de la nécessaire rapidité des moyens de communication. Ils confirment par ailleurs, que
l’image produite est choisie, que l’actualité est filtrée : l’image est officielle. Bien que le port
et l’usage de la photographie soient soumis à l’autorisation et au contrôle de l’armée, de
nombreux clichés sont exécutés au front, pas nécessairement avec le consentement du
commandement. La photographie est un loisir pour beaucoup d’officiers mais pas seulement.
On constate grâce, notamment, aux dons de particuliers auprès des services d’archives que
beaucoup étaient de simples soldats. Ne s’y trompant pas, les périodiques français lancent un
concours de la meilleure photographie du front. Force est de constater que certaines images
parues dans la presse française, n’auraient pas pu passer l’examen du comité de censure de la
SPA, si tel avait été le cas. Il existe, à cette période, deux sources de production en France,
l’une officielle, l’autre pas, la presse préférant, de fait, la seconde, elle-même tolérée par la
première.
Au total, la SPA a réalisé à peu près 100 000 plaques de verres, principalement en noir et
blanc, et dans une moindre mesure, en couleur. Les deux ont cohabité pendant tout le conflit,
la SPA s’autorisant au besoin d’interdire la parution de clichés de particulier dans la presse.
Vous avez travaillé sur un corpus de 11 000 images, ce travail demande de la méthode,
comment avez-vous procédé ?
En effet, sans méthode, aucune chance de faire « parler » ce corpus. Cela fait bientôt quinze
ans que je travaille sur ce fonds d’archives. J’ai pu élaborer une typologie reprenant les vingt
thématiques récurrentes, allant de l’artillerie, de la vie quotidienne au front ou à l’arrière, aux
femmes, en passant par la mort, les mutilés ou les usines. Chaque image a été rattachée à un
de ces thèmes, ce qui m’a permis, par la suite, d’interroger le corpus par thèmes et par date
mais aussi par opérateur.
Quelles ont été vos conclusions ?
Tout d’abord que le thème le plus représenté n’est peut-être pas celui auquel on s’attend : il
s’agit des femmes ! Leur prise en main de la société de l’arrière et des places laissées vacantes
par les hommes partis au front n’est pas passée au travers de l’image de propagande même si,
à l’évidence, ce n’était pas l’objectif principal. Elles sont partout, aux champs, à l’usine, à
l’infirmerie, à l’arrière avec les enfants, conductrice de tramway, en dilettante devant les
vitrines des grands magasins ou à la manœuvre dans une fabrique d’obus.
Ensuite, l’analyse chronologique met en évidence la cassure de 1917. C’est une année
charnière dont l’impact se ressent dans la représentation de plusieurs thèmes : les femmes,
encore, les troupes coloniales, et les prisonniers allemands notamment. Avant 1917, les
images de femmes en usine présentaient toujours, en arrière plan, une présence masculine. En
1917, il n’en est plus question, les femmes sont désormais seules. J’y vois une marque de
confiance, une sorte de validation de leur travail et leur implication. Le regard sur les troupes
coloniales change et leur vaillance au combat est remarquée. Enfin, les Allemands semblent
s’humaniser. Interroger le corpus par date, permet également de voir nettement, que la SPA
filtre la guerre et ses représentations : il n’y a pas d’image des grèves de 1917, ni des
premières lignes en mai 1917, période des mutineries.
Concernant le travail des opérateurs, on distingue différentes manières de procéder. Difficile
de parler de styles personnels ou de consignes établies avant les départs en mission. Ce qui
ressort des analyses, clairement, est que la SPA est une véritable agence de presse, modèle du
genre, comme il y en aura des centaines dans les années trente.
Les reporters de la SPA sont-ils vraiment des soldats de la mémoire ?
Oui, car c’est la mission qui leur a été assignée et qu’aux yeux de leur commandement, ils
l’ont mené à terme. Non, car la représentation de la guerre n’est pas exhaustive. Cependant,
très clairement, ces images ont été utilisées et diffusées beaucoup plus que les images des
particuliers, elles ont illustré le discours patriotique de nombreux textes d’après guerre comme
Les Armées Françaises dans la Grande Guerre, Verdun, mais aussi, dans un autre genre, Les
Guides Michelin des Champs de Bataille. À la différence des autres, les vues de la SPA ont
été diffusées en très grand nombre. Même si les opérateurs sont des professionnels et que
certaines scènes sont montées, les paysages ne sont pas des décors de cinéma et les poilus ne
sont pas des acteurs. La SPA a transmis, une mémoire de la Grande Guerre, à nous de savoir
la regarder.
Pour finir, quels sont maintenant vos projets ?
Je travaille actuellement sur les fonds officiels étrangers de la Grande Guerre et surtout, je
suis commissaire d’une exposition organisée avec l’université de Paris 1, l’ECPAD, la DMPA
et le SHD sur les photographies de la SPA qui ont été censurées pendant la Première Guerre
mondiale. Cette exposition aura lieu en octobre 2014 au centre Panthéon et sera accompagnée
d’une journée d’études.