Quel modèle pour la Gouvernance de l`internet
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Quel modèle pour la Gouvernance de l`internet
AFNIC Juillet 2003 Contribution du Collège international de l’AFNIC au SMSI Juillet 2003 Quel modèle pour la Gouvernance de l'internet? Le présent document se décompose en deux parties : - un argumentaire une annexe présentant sous forme de tableaux les structures, acteurs et objectifs de la Gouvernance de l’internet, ceci afin de donner une vision d’ensemble aux négociateurs. Argumentaire Aujourd’hui, deux grandes visions sont présentes dans les modalités d’organisation de la Gouvernance de l’internet : - le modèle « international » le modèle « intergouvernemental » Chacun possède ses avantages et ses inconvénients intrinsèques, mais il nous faut aussi les considérer en fonction des besoins auxquels ils doivent répondre. a) Le modèle « international » Dans ce modèle très « libéral », les acteurs de la Gouvernance sont les représentants des acteurs privés, et/ou les représentants de structures à but non lucratif, et/ou les représentants des "utilisateurs" (terme un peu réducteur pour désigner la "société civile") Les principaux avantages de ce modèle sont les suivants : - il permet à un nombre réduit d’experts de se concerter sur les problèmes et d’y apporter des solutions. Le domaine étant très pointu, le cercle d’experts est limité, les acteurs se connaissent tous personnellement, partagent une même vision de l’intérêt collectif et peuvent prendre des décisions consensuelles ; - du fait de ce qui précède, les méthodes de fonctionnement informelles apportent souplesse, « efficience » et réactivité ; - la dimension politique est quasi-absente de ce modèle uniquement centré sur des problématiques opérationnelles. 1 AFNIC Juillet 2003 En conclusion, le modèle international est un bon modèle de croissance, lorsque les problèmes restent circonscrits à des zones d'expertises pointues et que les experts partagent une même culture et des visions similaires sur des questions non polémiques. C’est le modèle « fondateur » de la gouvernance de l’internet. b) Une mutation de l’environnement et des besoins La Gouvernance de l’internet aurait dû évoluer en même temps que l’internet lui-même, mais la dimension « idéologique » étant très forte, un décalage s’est progressivement créé entre les manières de fonctionner et la réalité des problématiques traitées. Les problèmes (ou les enjeux) ont en effet acquis une dimension a la fois globale (planétaire) et transversale (aspects techniques, mais aussi économiques, juridiques, sociétaux, et in fine politiques) avec le développement fulgurant de l'internet. Cette évolution est source d’interrogations, sinon de remises en question, à propos du modèle « international » traditionnel : - les structures de gouvernance, adaptées pour l'internet de 1995-1998, sont peu à peu devenues obsolètes car les experts d'hier ne peuvent embrasser la globalité des problèmes ; - l’impact croissant de l’internet sur nos sociétés est en effet mesurable selon deux critères : l’augmentation du nombre d’internautes d’une part, et la multiplication des usages d’autre part. Actuellement près de 10% de la population mondiale est connectée à internet ; entre 2000 et 2003, le nombre total d’internautes est passé de 384 millions à 633 millions (dont, en 2003, 32% en Asie, 31% en Europe, 28% en Amérique du Nord, 7% en Amérique latine, 1% en Afrique) et la tendance reste exponentielle en 2004. - En termes d’usages, la navigation web et le courrier électronique sont les plus répandus, mais l’introduction d’IPv6 et d’ENUM va, avant 2010, bouleverser notre perception d’internet et sa place dans notre quotidien : téléphonie sur IP, domotique, applications dans des secteurs aussi divers que l’automobile, l’agriculture, la médecine, le commerce électronique, la gestion des flux financiers en ligne, « l’egouvernance » et l’accès aux services publics par internet… - les experts eux-mêmes n’ont plus forcément la légitimité ni le pouvoir de faire appliquer leurs décisions, du fait d’interpolations entre les différentes dimensions des problèmes traités : une solution technique « idéale » peut facilement entrer en conflit avec certaines législations locales et devenir impraticable ; - De ce point de vue, l’internet n’est plus un « village global » au sens où une petite communauté d’experts pouvait traiter et résoudre globalement les problèmes : il entre dans une période de son histoire où pour être efficace son organisation doit s’adapter aux modes de « gouvernance » qui existent dans le « monde réel » ; 2 AFNIC Juillet 2003 Cette première famille de causes d’interrogations est liée à l’évolution de l’environnement de l’internet. Une seconde famille porte sur les acteurs de la gouvernance eux-mêmes : - souvent, les acteurs « historiques » ne représentent qu’eux-mêmes ; ce sont des experts, mais des experts idéologues qui ne possèdent souvent qu’une légitimité personnelle à émettre des opinions sur les problèmes traités ; - parfois, ces acteurs sont mandatés par leurs employeurs à des fins bien précises (lobbying…). Cette évolution, qui est indissociable de l’accroissement des enjeux de la Gouvernance, rend de plus en plus faible la participation des acteurs qui ne disposent pas d’une organisation ou de moyens financiers suffisants. Un risque réel de « capture » de la Gouvernance existe au profit des intérêts privés d’une minorité d’acteurs ; - les acteurs, ne représentant qu’eux-mêmes, ne se perçoivent pas comme responsables de leurs actions devant la collectivité. Quoique se réclamant généralement de l’intérêt collectif, ils peuvent sacrifier sans aucun risque celui-ci à leurs intérêts privés ; - Une trop grande « politisation » des acteurs vide leur rôle de sa substance : les experts se font politiciens et des politiciens non experts apparaissent. Enfin, une dernière interrogation peut être mise en avant : - techniquement parlant, tout le système de nommage et d’adressage internet repose sur le Système Racine, qui est sous le contrôle du Department of Commerce ; - politiquement, juridiquement et administrativement parlant, l’ICANN est une organisation dépendante des Etats-Unis. Un compromis, une collaboration sont assurément indispensables, mais ils peuvent être construits en recherchant l'équité et non pas sur des bases déséquilibrées. Ces trois familles d’interrogations nous poussent à évoquer un second modèle d’organisation de la Gouvernance. c) Le modèle intergouvernemental Ce modèle associe plusieurs gouvernements, sur un mode paritaire, pour assumer les fonctions-clefs de la Gouvernance de l’internet et en particulier : - dégager la gestion de la « Racine » de ses enjeux géopolitiques actuels, qui en font une source de tensions à moyen – long terme, en mettent en place une gestion collective (ou collégiale ?) de cette ressource de plus en plus vitale pour tous ; - garantir la légitimité et la possibilité de mettre en action les décisions prises dans les cercles de Gouvernance si ces décisions ont un lien avec le rôle régalien des Etats. De ce point de vue, le modèle inter-gouvernemental s’inscrit dans une lecture cohérente de l’histoire de l’internet : les problématiques n’étant plus seulement techniques, un petit groupe 3 AFNIC Juillet 2003 d’experts non responsables devant la collectivité ne peut plus assumer seul toutes les dimensions de la Gouvernance. Pour éviter tout risque de capture ou de dérapage, les gouvernements doivent s’associer pour intervenir en tant que garants du bon fonctionnement des mécanismes de gouvernance, mais aussi comme interfaces régaliennes avec les contraintes posées par le « monde réel ». d) Limites du modèle intergouvernemental Bien que répondant mieux que le modèle international aux exigences nouvelles de la Gouvernance, le modèle intergouvernemental peut à terme présenter quelques limites : - des délais parfois importants de traitement des problèmes, avec un risque de « surpolitisation » de questions essentiellement techniques (ce risque pouvant être réduit par l’existence d’une structure opérationnelle placée sous l’autorité nominale de la structure politique) ; - un défaut d’expertise des fonctionnaires nommés pour s’occuper de ces problèmes complexes, avec deux dangers : d’une part, que ces personnes « fassent de la politique » faute de savoir comment régler les questions ; d’autre part qu’elles s’appuient pour ce faire sur des experts avec un risque de transfert des pouvoirs effectifs, et de dilution des responsabilités ; - un défaut de responsabilité des fonctionnaires gouvernementaux devant la communauté des internautes : les fonctionnaires ne sont responsables que devant leurs gouvernements et ceux-ci, pour autant que ce soient des démocraties, n’ont de compte à rendre qu’à leurs électeurs – or l’équation électeurs = internautes est loin d’être encore vérifiée, dans la définition des droits et des devoirs de chaque statut. Le risque de dérive majeur du modèle intergouvernemental est qu’il se coupe progressivement des acteurs « terrain » et des utilisateurs de l’internet, faisant primer ses propres préoccupations sur les aspirations ou besoins des autres communautés de l’internet. Or l’histoire a montré que ce sont ces communautés qui ont créé l’internet, et qu’elles ne peuvent pas sans risques se voir exclues de la Gouvernance : - risque d’affaiblissement du rythme de développement du media, ou même de stagnation ; - risque de voir se développer des comportements hostiles à un système « gouvernemental » ; - risque de voir se développer des comportements alternatifs qui donneront naissance à des « zones grises » au sein même de l’internet. e) Le modèle « idéal » ? Rappel de la logique 4 AFNIC Juillet 2003 - l'internet s'est créé grâce à la mise en commun d'expertises pointues mises au service de l'intérêt général ; - la montée en puissance de l'internet a globalisé les enjeux et les a aussi rendus transversaux ; - le modèle "international" a, en soi, atteint ses limites dès lors que l'internet devenant une ressource stratégique pour tous, son "administration" est devenue un enjeu politique, sociétal etc ; - le modèle "mono-gouvernemental" est la réalité de la Gouvernance ; - le modèle intergouvernemental peut assumer la dimension politique dans un cadre non conflictuel pérenne ; - en revanche il présente lui aussi certaines limites, en termes d'expertise et de capacités à interagir avec les "piliers" de l'internet que sont les acteurs privés et les utilisateurs. Des gouvernements assurant le rôle de garants du bon fonctionnement et de l’équilibre de la Gouvernance Compte tenu de ce qui précède, un modèle de compromis intéressant serait une forme de modèle intergouvernemental qui associerait les acteurs privés (opérateurs et utilisateurs) à la gouvernance, les gouvernements ayant ici pour missions : - de garantir le respect de certaines règles entre les autres acteurs de la Gouvernance, et en particulier un équilibre des forces entre sphères économique et sociétale ; - d’assumer la dimension politique nouvelle de la Gouvernance, veillant à ce que les autres acteurs puissent assumer dans les meilleures conditions les dimensions économiques, sociétales, techniques etc qui les concernent. Une structure articulée sur la base de régions En termes d’organisation, le modèle pourrait être structuré sur la base de régions (Europe, Amérique du Nord, Amérique Latine, Asie, Afrique ?) qui chacune réunirait tous les acteurs, gouvernementaux, économiques et sociétaux de la Gouvernance en s’inspirant des articulations détaillées en annexe. L’intérêt de cette approche régionale est multiple : - il assure à chaque région une représentation équilibrée dans les instances de coordination au niveau mondial ; - il permet à chaque région de se consacrer en priorité à ses propres problèmes spécifiques ; - il fait émerger des communautés d’acteurs de l’internet soudées par des intérêts communs au niveau régional, constituant une « matrice » capable de répondre au mieux aux attentes de chacun dans le contexte de ses activités et de sa région. 5 AFNIC Juillet 2003 Il est en effet important de construire un schéma de Gouvernance qui puisse aussi bien répondre aux besoins collectifs à l’échelle planétaire, qu’aux besoins de chacun des acteurs. L’échelon régional paraît être le plus adapté pour assurer une gestion capable de s’adapter à des situations très disparates en termes : - d’infrastructures et de connectivité : les problématiques de l’Afrique ne ressemblent en rien à celles de l’Europe ; - de population d’internautes. Dans les régions les plus développées, l’internet est accessible à pratiquement tout le monde ; dans les régions défavorisées, seules les élites (politiques, économiques, culturelles) peuvent y accéder. Au niveau sociétal, la « fracture numérique » suit donc des lignes de fractures connues ; - d’usages : ceux-ci étant souvent liés à la possibilité de se connecter en haut-débit, mais aussi à la maturité des internautes et à leur appropriation de ce nouveau medium ; - de respect des lois et de protection des données personnelles : les législations nationales doivent souvent être adaptées aux problématiques nouvelles posées par l’internet, les pays d’une même région pouvant avoir des traditions juridiques relativement proches ; - culturels, et en particulier dans la possibilité pour des internautes non-occidentaux de pouvoir diffuser et consulter des contenus rédigés dans leurs propres langues (introduction des noms de domaine internationalisés) - … __________________ 6 AFNIC Juillet 2003 Annexe I : structure et acteurs de Gouvernance de l’Internet I - Définitions La « gouvernance de l’internet » devrait être centrée sur une tâche opérationnelle : son administration au plan technique. Cependant cette tâche opérationnelle ayant des impacts dans des domaines multiples, pour un nombre croissant de pays et de personnes, il est important de comprendre l’articulation de ses différents aspects et les interactions des acteurs pour chacun de ces aspects. I.1) Les aspects Aspects/impacts Politiques Problématiques Gestion des équilibres géopolitiques Juridiques Articulation d’un media transnational avec des systèmes législatifs nationaux Gestion des ressources (adresses IP) et des vecteurs de visibilité (nommage). Economiques Exemples Contrôle de la gestion de la « racine », fonction IANA, redélégations Protection des marques Protection des données personnelles Développement du commerce électronique Budgets de « protection » des marques sur internet Sociétaux Diffusion croissante des usages de l’internet dans la vie quotidienne. Dépendance croissance de nos sociétés vis-à-vis de ce média Emails, navigation web Transactions en ligne Téléphonie sur IP/ENUM IPv6 et ses usages (Domotique, mobilité…) Sécuritaires Garantir à tous les niveaux la stabilité de l’internet et le protéger contre les intrusions Protéger les ressources de défense et de production nationales Garantir l’adaptabilité du système. Création et amélioration des standards et protocoles Permettre un meilleur épanouissement des cultures grâce à internet Attaques d’octobre 2002 et janvier 2001 contre la « racine » de Défense nationale Techniques Culturels Acquisition d’informations par des « espions » sur le Web IDN, Whois, ENUM etc Diffusion de contenus dans les langues nationales Noms de domaine « internationalisés » dans leurs aspects non techniques Acteurs concernés Gouvernements Gouvernements Opérateurs Entreprises (Util.) Société civile Gouvernements Opérateurs Entreprises (Util.) Société civile au sens « consommateurs » Gouvernements Entreprises (Util.) Société civile (aide à la définition des usages et protection des droits des personnes) Gouvernements Opérateurs Entreprises (Util.) Société civile Gouvernements Opérateurs Entreprises (Util.) Gouvernements Opérateurs Experts Entreprises (Util.) Société civile Gouvernements Société civile 7 AFNIC Juillet 2003 I.2) Les acteurs Acteurs Gouvernements Problématiques Protéger leur souveraineté (politique, juridique, technique) Garantir la protection de leurs citoyens Favoriser le développement de leurs économies Favoriser le déploiement de leurs cultures Exemples Participation au GAC, à l’UIT Problématiques de contrôle de certaines extensions locales Problématiques d’application des décisions de l’ICANN en regard de certaines lois locales Aspects concernés A priori tous les aspects Opérateurs Optimiser le fonctionnement de l’internet dans des conditions économiques et stratégiques satisfaisantes Pouvoir développer leurs activités et optimiser leur gestion grâce à internet, dans de bonnes conditions juridiques et de sécurité. Gestionnaires d’extensions locales Fabricants de routeurs, gestionnaires d’infrastructures Juridiques Economiques Sécuritaires de Défense nationale Techniques Développement du commerce électronique Développement du « webmarketing » Apparition de nouveaux marchés liés aux nouveaux usages Juridiques Economiques Sociétaux Sécuritaires de Défense nationale (protection des secrets d’affaires) Techniques Pouvoir utiliser l’internet dans la pleine garantie des droits civiques et juridiques acquis dans le monde réel ; évoluer dans un espace de confiance et être protégés contre toute tentative d’intrusion, de contrôle, de manipulation. SPAM Contenus pornographiques / enfants Abus de confiance, contrefaçons, escroqueries en ligne Intrusion dans les données personnelles Juridiques Economiques Sociétaux Sécuritaires Techniques Culturels Entreprises (Utilisateurs) Société civile Utilisateurs II - Les principes Nous voulons une Gouvernance qui garantisse : 1) Un internet sûr 1.a) Stabilité 1.b) Sécurité 1.c) Fiabilité 8 AFNIC Juillet 2003 2) Un internet pour tous 2.a) Co-gestion 2.b) Adaptation aux besoins 2.c) Appropriation et développement d’usages 3) Un internet vecteur de développement 3.a) Economique 3.b) Culturel 3.c) Sociétal III - Organisation Pour pouvoir atteindre et garantir les principes énoncés ci-dessus, l’organisation de la Gouvernance de l’internet devrait s’articuler comme suit : 1) Une sphère inter-gouvernementale Ses fonctions seraient de : - « dépolitiser » l’internet en assurant un contrôle collectif de la « racine » - garantir le bon fonctionnement des mécanismes de concertation entre les divers acteurs - assurer les éventuelles interactions entre fonctions régaliennes des Etats et l’internet - répondre aux besoins des Etats et jouer le rôle de plate-forme de discussion et de concertation entre eux 2) Une sphère économique Ses fonctions seraient de : - réunir les acteurs privés à but lucratif dont les activités sont impactées par internet - créer et maintenir les conditions propices au développement des économies grâce à internet - assurer la représentation de la vision et des intérêts des entreprises au sein de la Gouvernance 3) Une sphère sociétale Ses fonctions seraient de : - réunir les acteurs privés à but non lucratif et les personnes physiques - garantir que le développement de l’internet et de ses usages ne se fasse pas au détriment des droits et libertés individuelles, mais au contraire dans le sens d’une meilleure satisfaction des besoins des utilisateurs - assurer la représentation de la vision et des intérêts des membres de la Société civile au sein de la Gouvernance 9 AFNIC Juillet 2003 4) Une sphère technique Ses fonctions seraient de : - réunir les acteurs techniques de l’internet : gestionnaires d’extensions, opérateurs d’infrastructures, organismes élaborant les standards et les protocoles - garantir la stabilité et la sécurité de l’internet - garantir le bon fonctionnement de l’internet en adéquation avec les besoins des autres sphères (notamment gestion base IANA) - assurer la représentation de la vision et des intérêts des opérateurs au sein de la Gouvernance, mais aussi poser les contraintes techniques aux voeux émis par les autres communautés. 10