COMMENT UN FILSde paysans devient ministre

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COMMENT UN FILSde paysans devient ministre
COMMENT UN FILS de paysans devient ministre
Dans un ouvrage passionnant, la philosophe Chantal Jaquet analyse le destin
de ceux qu’elle appelle les « transclasses », nés dans des familles modestes mais
qui ont fait de grandes carrières. Des parcours rares, même s’ils sont considérés
comme des modèles à suivre.
DÉCOUVRIR AVEC MARIE MAURISSE ET AUX PHOTOS MAGALI GIRARDIN
« Comme tout individu qui a son
métier comme passion, je n’ai jamais
eu l’impression de travailler »
Jean-Claude Biver, Président de la division montres
de LVMH (TAG Heuer, Zenith, Hublot), n’a pas grandi
dans une famille riche.
Ses parents, commerçants, avaient un magasin de
chaussures. « Nous ne crevions pas de faim », précise
l’entrepreneur. Mais au Luxembourg, certains hivers
étaient rudes… Ce qui a poussé Jean-Claude Biver à
voir plus loin, selon lui, c’est d’abord sa curiosité pour
la mécanique et les machines à vapeur. Ce sont ses
parents qui lui avaient offert la première, pour l’un de
ses Noël. « Comme tout individu qui a son métier comme
passion, je n’ai jamais eu l’impression de travailler, dit-il.
Dans ces conditions, on peut renverser les montagnes! »
Celui qui possède aujourd’hui une fortune supérieure
à 100 millions d’euros rechigne pourtant à parler de
« succès ». Son parcours est avant tout fait de « soif d’ego »,
« d’instinct ». Et surtout, insiste-t-il, c’est l’amour de sa
famille, ainsi que la rigueur d’une éducation catholique,
qui lui a permis d’en arriver là.
36 NOTRE TEMPS JUIN 2015
Echapper à un milieu modeste pour grimper les
échelons de la société et s’enrichir : l’ascension de
Jean-Claude Biver peut faire rêver. Mais elle reste
une exception, explique d’emblée Chantal Jaquet,
une philosophe française, auteur d’un livre récent
sur « Les transclasses, ou la non-reproduction »,
paru aux Presses universitaires de France.
« La mobilité sociale varie en fonction des pays,
nous dit-elle. Pour les pays occidentaux, elle est
la plus faible aux Etats-Unis, et la plus forte dans
les pays scandinaves. En France, sept enfants
d’ouvriers ou de petits employés sur dix connaissent
le même sort que leur parents, et la tendance est la
même pour les classes aisées ».
Si Chantal Jaquet s’est intéressée aux
« transclasses », un terme neutre, choisi par elle
afin de décrire ce mécanisme d’ascenseur social,
c’est qu’ils étaient jusque-là ignorés des chercheurs.
Le sociologue Pierre Bourdieu abordait bien le
phénomène dans son ouvrage « La Reproduction »
(1970), mais d’un point de vue inverse : il analysait,
à l’époque, les mécanismes de reproduction sociale
et les raisons qui font qu’un enfant élevé dans une
famille modeste avaient de grandes chances de
vivre dans les mêmes conditions une fois à l’âge
adulte. Il était pourtant son parfait contre-exemple :
fils de paysans du Béarn, il a connu une brillante
carrière universitaire.
Son travail, qui fait encore référence aujourd’hui,
ne dit évidemment pas qu’une classe sociale
vaut plus qu’une autre - son raisonnement
n’est pas un jugement de valeur. En tant que
scientifique, il liste les quatre ressources qui,
pour lui, déterminent la position sociale : le capital
culturel, celui économique, le capital symbolique
[ Chantal Jaquet, Les transclasses ou la non-reproduction, Éditions PUF ]
(religieux, associatif…) et enfin
celui social (proches, réseau). A
partir de là, Chantal Jaquet se
demande quels sont les moteurs
de la mobilité sociale. Qu’est-ce
qui fait qu’un individu élevé dans
une famille ouvrière devienne
un grand intellectuel? Qu’est-ce
qui pousse un fils d’instituteurs
à créer une entreprise? Comment
une fille d’immigrés embrasset-elle une carrière politique?
« L’enjeu qui se profile derrière
cette interrogation est celui de la
nature de la puissance humaine
et de la sphère d’extension de
la liberté, écrit la philosophe
française. La non-reproduction met
en jeu la possibilité de l’invention
d’une existence nouvelle au sein
d’un ordre établi sans qu’un
bouleversement social ou une
révolution se soient produits ».
Chantal Jaquet se garde de tout
amalgame : pour elle, il n’y a pas
un profil typique de « transclasse »,
chaque cas est différent. Dans
certaines situations, c’est une
éducation stricte qui a incité à
une grande rigueur scolaire.
Dans d’autres, les parents étaient
démissionnaires et c’est au
contraire le départ de la maison
qui a provoqué l’envol dans un
autre monde.
Et l’ambition? Suffit-elle à expliquer
que certains hommes ou femmes
se distinguent? « Masque de
l’ignorance, l’ambition joue le rôle
d’une qualité occulte qui se borne à
recouvrir d’un nom une réalité dont
les causes demeurent enfouies »,
affirme Chantal Jaquet. Pour
elle, l’ambition est donc plus une
conséquence
de la mobilité sociale qu’une cause.
Ainsi, se demande la philosophe
dans son livre, comment expliquer
le parcours de l’écrivaine féministe
Annie Ernaux? Née à Yvetot, en
Normandie, cette fille de petits
commerçants a finalement
enseigné les lettres et écrit des
ouvrages, dont de nombreux
font référence à son enfance et
à son échappée d’un univers où
« règne un idéal de conformité
et d’obéissance à des règles si
fortement intériorisées qu’elles
paraissent aussi éternelles que des
lois naturelles », précise Chantal
Jaquet. Mais Annie Ernaux ellemême, petite fille, ignorait ce
qu’elle allait devenir, et ne pouvait
même l’imaginer. Impossible,
donc, de savoir ce qui l’a réellement
« Une exploitation
agricole est une
école de vie, qui
donne des valeurs
saines. On apprend
que l’on n’a rien
sans rien »
poussée vers l’ailleurs.
Il n’y a donc pas de recette
miracle pour inciter les enfants
à « aller loin ». Mais s’il faut
trouver un point commun à ces
histoires, ce seraient peut-être les
difficultés parfois éprouvées par
les « transclasses » à s’identifier
à leur nouveau milieu. Il peut y
avoir, chez ces personnes, une
sensation de ne pas être à sa place
dans leur nouvel environnement,
un sentiment d’avoir trahi ses
origines et son héritage au profit
d’une nouvelle culture. Que peut
ressentir un trader, millionnaire,
expatrié, lorsqu’il revient chez
ses parents, dans une tour de la
banlieue de Lausanne? « Force
est d’admettre que les individus
qui ne reproduisent pas ont
nécessairement une identité
flottante ou fluctuante parce qu’ils
ne sont pas assignables à leur
milieu d’origine, et se démarquent
de leurs semblables. (…) Ils se
caractérisent donc plutôt par un
processus de désidentification,
de déprise, qui les arrache à leur
famille et à leur classe »,
écrit Chantal Jaquet.
Charles Juillard (PDC)
Ministre jurassien des Finances,
a grandi dans la petite ferme de ses
parents, dans les années 60.
Ses parents l’ont encouragé à faire
des études mais s’il y est parvenu,
c’est grâce aux subsides accordés
par l’Etat. « Une exploitation
agricole est une école de vie, qui
donne des valeurs saines, estimet-il aujourd’hui. On apprend que
l’on n’a rien sans rien ». Même s’il
n’a pas quitté le canton, ses revenus
sont bien plus confortables que ne
l’étaient ceux de ses parents.
NOTRE TEMPS VIVRE ENSEMBLE 37
Pour autant, il a « toujours le souci du lendemain.
Je pense que cela me vient de mon enfance, où nous
n’avions pas beaucoup de moyens. Mes premières
vraies vacances, je ne les ai connues qu’à âge de
17 ans, en Italie, avec la société des jeunesses du
village, se souvient-il. Alors qu’aujourd’hui, on va
au Bancomat même sans y penser… Je veux que
mes enfants connaissent la valeur de l’argent et
sachent qu’il faut travailler pour en avoir. Parfois,
ils me reprochent de faire trop attention…. »
En Suisse, un pays où le système d’apprentissage
et de formation continue est très développé
et valorisé, il n’est pas rare de voir des fils
d’agriculteurs occuper de hautes fonctions, comme
Ueli Murer, conseiller fédéral UDC ou Adolf Ogi,
ancien conseiller fédéral, lui aussi de l’UDC. Mais
les « transclasses » sont aussi présents dans d’autres
domaines, comme la médecine, avec le chirurgien
René Prêtre ou les médias, avec le journaliste
et présentateur Darius Rochebin.
Leurs destins inspirent l’admiration. Les écrivains ne s’y
sont pas trompés : ces personnages sont fascinants.
Il n’est pas surprenant, dès lors, que la littérature regorge
de « transclasses », de l’ambitieux et fier Julien Sorel,
chez Stendhal, aux héros de l’Américain Richard Wright,
en passant par ceux d’Albert Camus. Ces Cendrillons
modernes, qui se hissent jusqu’au sommet de la société
sans y avoir été prédestinés, suscitent l’envie et constituent
même un véritable mythe. Ce mythe, celui du « quand on
veut, on peut », celui de quelqu’un qui se serait construit
tout seul, à la force du poignet, est un leurre, avertit
cependant Chantal Jaquet. Il est un outil politique, un
discours tout fait. « Les individus des classes populaires,
qui connaissent une ascension sociale, sont utilisés
comme des mascottes ou des symboles confortant l’ordre
social et alimentant l’idéologie du ‘self made man’. Ils
servent de vitrines politiques et d’alibis pour récuser
les revendications collectives et juguler le sentiment
d’injustice », estime la philosophe. Dans ce contexte,
si un individu est en échec, ce sera de sa faute, et pas celle
de la société, qui lui a coupé les ailes…
« J’ai une vie très différente de celle de mes parents »
Liliane Maury-Pasquier,
Conseillère aux Etats, socialiste, genevoise
« Mes parents n’ont pas fait d’études. Mon père était
policier et avait une situation relativement correcte à la
fin de sa carrière. Mais à la maison, nous ne parlions
jamais politique… Alors comme enfant, je n’aurais jamais
imaginé avoir la chance d’être élue au Parlement fédéral!
Bien sûr, mes parents votaient et avaient une conscience
citoyenne - c’est certainement cela qui m’a rendu sensible
aux injustices. J’ai d’abord eu un engagement paroissial.
Puis, comme jeune mère, je me suis rendue compte qu’il
n’y avait pas assez de crèches et d’aides aux familles et j’ai
réalisé que pour changer les choses dans ma commune
de l’agglomération genevoise, il n’y avait pas trente mille
solutions : il fallait adhérer à un parti. Cela a été le parti
socialiste, qui était le plus en accord avec mes valeurs.
Mon père et ma mère ont observé cela d’un air étonné,
même s’ils ne me l’ont jamais reproché. C’est sûr,
le dimanche, les discussions en famille étaient parfois
animées… En fait, je pense que mes parents n’étaient
pas de gauche, mais je ne m’en suis rendue compte
qu’après coup!
38 NOTRE TEMPS JUIN 2015
Puis je me suis trouvée au bon
endroit, au bon moment : j’ai été
élue au Conseil National en 1995,
j’ai enchaîné avec un second
mandat et été élue à la présidence
du Conseil National en 2002.
J’ai une vie très différente de celle
de mes parents, qui étaient plus
limités financièrement.
Les premières fois où j’ai pris un
taxi, je me suis dit que je n’étais
pas à ma place, et puis je m’y suis
faite… Je n’ai pas honte d’avoir
quitté mon milieu, car mes frères
ou mes amis me disent parfois,
lorsqu’ils m’entendent à la radio,
qu’ils ont l’impression que je n’ai
pas changé, que c’est bien moi qui
parle dans le poste. Mais j’ai subi,
une ou deux fois, des reproches
de la part de personnes que je
ne connaissais pas bien et qui
m’accusaient d’être loin de la vraie
vie, d’évoluer une autre réalité,
plus favorisée. Cela m’a beaucoup
touchée, parce que je pense que
c’est une critique infondée. Ce n’est
pas parce que je gagne ma vie en
faisant de la politique que je trahis
mon milieu! »
« Je n’ai pas le sentiment d’avoir réussi »
François Pugliese,
patron de l’entreprise de literie Elite
« Je viens du monde paysan, je suis né du côté de
St-Légier, sur les hauts de Vevey. Mes parents étaient
divorcés et je vivais avec ma mère chez mes grandsparents, qui possédaient une petite ferme. Ma maman
avait un emploi de fleuriste dans la région, mais
comme toute la famille, elle aidait aux travaux de
l’exploitation qui était modeste - nous avions environ
trente bêtes. Nous ne manquions de rien, il n’était pas
question de partir en vacances, nous nous satisfaisions
de choses simples. Le choix de reprendre l’exploitation
n’a même pas été évoqué car à l’époque, aimer la
paysannerie était ringard. Je n’étais pas très assidu à
l’école et je préférais bien souvent passer mes aprèsmidi à pêcher aux bords du Léman. Comme j’étais
passionné de mécanique, j’ai débuté un apprentissage
dans ce domaine en 1981. Certificat en poche, j’ai
trouvé une place de mécanicien, puis j’ai été nommé
chef d’atelier. Au fur et à mesure, j’ai réalisé que
j’avais d’autres ambitions. Je suis devenu vendeur en
automobile, puis en 1990, j’ai été nommé chef des
ventes. Il est vrai que, dans tous les postes que j’ai
occupés, j’ai systématiquement obtenu une promotion,
ça motive. J’étais travailleur et engagé, cela me venait
de mon éducation : grandir dans une ferme, c’est être
habitué à se lever tôt et à retrousser ses manches! Pour
me mettre à mon compte et évoluer, j’ai vite compris
que j’avais besoin de compléter ma formation. J’ai
donc suivi des cours du soir et obtenu au bout de 7
ans d’études un diplôme fédéral d’expert en « f inance
et controlling ». Après m’avoir confié la direction de
la filiale de Fribourg, la groupe Honda m’a nommé
directeur financier au siège de Genève. J’y suis resté
cinq ans.
Quand on vient d’un milieu modeste, on aspire à une
vie meilleure et plus confortable. Finalement, quand
Honda (Suisse) a été vendue, j’ai cherché un nouveau
défi que j’ai trouvé en reprenant l’entreprise de literie
Elite. En 2006, Elite employait vingt collaborateurs,
à présent le groupe en compte 110. J’ai commencé
tout en bas, je n’ai pas loupé un seul échelon et j’en
suis ravi, car cela me permet aujourd’hui de valoriser
tous les postes de travail dans l’entreprise. Ma mère
est décédée quand j’avais 19 ans. J’aurais aimé qu’elle
voie mon évolution. Je n’ai pas particulièrement
le sentiment d’avoir réussi. Jusqu’ici, tout va bien,
mais il ne faut jamais oublier que rien n’est acquis
définitivement! »
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