Les hiboux ne sont pas ce que l`on pense

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Les hiboux ne sont pas ce que l`on pense
Que la bête meure ! L’animal et l’art contemporain – Hicsa/musée de la Chasse et de la Nature –
INHA 11 & 12 juin 2012
Les hiboux ne sont pas ce que l'on pense:
l'animal et le meurtre dans l'art de David Lynch
___
Claire Nettleton
Avec sa statue de vache à moitié mangée et sa sculpture d'une tête en viande infestée par
des fourmis, le lien entre l'animal et la mort est une partie essentielle de l'art de David Lynch. Cet
artiste et cinéaste américain précurseur, né en 1946, est célèbre pour ses films avant-gardistes
comme Blue Velvet (1986) et Mulholland Drive (2001). Ses peintures et ses sculptures sont
recherchées par son public et des critiques spécialisées, mais trouvent un accueil discret auprès
des visiteurs non avertis. Parfois dérangeantes par leur aspect provocateur et cru, elles rejettent
tout confort visuel. Nous aborderons avant tout la confrontation établie par Lynch entre
1
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l’instinct de survie des animaux et la mort des humains: avec son regard lucide, l’artiste nous
amène ainsi à comprendre que son processus créateur provoque l’éveil. La deuxième partie de
mon article analysera Twin Peaks (1990-1991), la célèbre série créée par Lynch et Mark Frost dont
de nombreux aspects demeurent encore aujourd’hui mystérieux. Dans cette œuvre, l'animal est à
la fois une bête froide qui chasse et survit au détriment d’autres espèces plus faibles, mais aussi
une victime soumise à ses propres pulsions. Chez Lynch, sous l'apparence civilisée de l'homme,
existent les instincts animaux destructeurs. Cependant, selon l’artiste, ce sont ses pulsions
destructrices qui inspirent sa créativité. Je propose l’argument selon lequel le processus artistique
de Lynch renforce le mythe, datant du 19ème siècle, prétendant que l’artiste d’avant-garde est lié
aux animaux. Cette étude consiste à mettre en lumière les possibilités esthétiques novatrices ainsi
que les limites de ce mythe.
« J'aime penser que l'on peut mordre mes peintures, non pas les manger, mais les blesser.
J'aime avoir l'impression que je peins avec les dents. »1 , affirme Lynch.
Cette citation évoque ce que Gilles Deleuze appelle « la zone commune de l'homme et bête, leur
zone d'indiscernabilité. »2 Cette zone commune est peut-être la fondation de la créativité. L'idée
que Lynch peint « avec les dents » élabore la notion que le peintre est un animal. Cette idée, que
l’on trouve dans les narrations artistiques du 19ème siècle, notamment dans Manette Salomon
(1867) d'Edmond et Jules de Goncourt et Dans le ciel (1892-1893) d'Octave Mirbeau, suggère que
ces artistes anti conventionnels ont un lien très proche avec la nature sauvage. Dans Manette
Salomon, l'artiste-bohème est comparé à un singe. « Il était né avec les malices de singe. Enfant,
lorsqu’on le ramenait au collège, il prenait tout à coup sa course à toutes jambes et se mettait à
David Lynch, « The City of Absurdity: Paintings
<http://www.thecityofabsurdity.com/paintings/index.html>.
1
2
and
Drawings
By
David
Lynch »,
en
ligne:
Deleuze Gilles, Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, Éditions de la différence, 1981, p.30.
2
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crier de toutes les forces de crapaud, ‘V’là la révolution qui commence’ ».3 Chez Mirbeau, le
peintre révolutionnaire se décrit comme un cochon et une brute qui est « un artiste, ou un
assassin ».4
L’idée de Lynch selon laquelle le spectateur aura envie de blesser le tableau indique que le réflexe
de nuire ou même de tuer fait partie de son art. Comme remarque John Berger, l'animal fut le
premier sujet de l’art et la première peinture fut probablement du sang d’animal.5 La chasse des
animaux coïncide en effet avec l'origine de la création.
Quelques peintures de Lynch telles que L’expérience de l'homme aveuglé (1996) et Rat Viande Oiseau
(1996) ressemblent aux peintures rupestres, tandis que d’autres représentent des corps morts
d’animaux collés sur la toile. L’œuvre de Lynch, fait état du nécessaire développement de l’artiste
à travers une confrontation entre les vérités existantes (culturelles, historiques, sociologiques,
etc.) dites « humaines ou sociétales » et les rapports aux animaux, qui font état d’une toute autre
réalité. Il s’agit de briser les conventions humaines en réévaluant notre système de perception. De
fait, ses œuvres évoquent ce que Deleuze appelle « la sensation, c'est le contraire du facile et du
tout fait, du cliché. »6 Dans les termes deleuziens, cet art révolutionnaire « permet d’atteindre le
système nerveux, en produisant ce choc, cette sensation violente qui qualifie le chef d’œuvre. »7
Au-delà du choc provoqué par l’image crue, il y a la volonté de tomber le masque de la société
humaine en usant d’un regard soi-disant primitif.
3
de Goncourt Edmond et Jules, Manette Salomon, Paris, Gallimard, 1996, p.103.
4
Mirbeau Octave. Dans le ciel, Caen, l’Échoppe, 1989, p.83.
5
Berger, John « Why Look at Animals? », About Looking, New York, Pantheon, 1980, p.7.
6
Deleuze Gilles, Francis Bacon : logique de la sensation, Op. cit. pp.39-40.
7
Ibid., p.21.
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Ainsi Fish Kit, réalisé à Londres en 1979, est constitué de nombreuses séquences volontairement
gênantes d’un poisson en pièce que le réalisateur propose de rassembler dans le but de
« construire » un poisson entier. Issu du même concept, Lynch a réalisé Chicken Kit pendant le
tournage de Dune au Mexique en 1983. Il explique Fish Kit : « cette idée m'est venue des
maquettes d’avion en kit: il y a une boîte d’où on sort des pièces et il faut lire les instructions
pour les monter. »8 Cette oeuvre considérée comme provocatrice traite un être organique abattu
tel un jouet qu’un enfant pourrait assembler. Après avoir remis toutes les parties du poisson
ensemble, le spectateur est censé « ajouter de la vie9 » à la manière d’un moteur d’avion qu’il faut
remonter pour le faire voler. Le spectateur est ainsi invité à faire revivre les morts, une tâche
impossible sans la magie de l'art ou du cinéma. Le fait que Lynch ait réalisé ce projet au cours de
la post-production du film, The Elephant Man, est significatif. Bien que l'artiste ait dû trancher et
disséquer le poisson en diverses parties, si ce processus était enregistré sur une caméra et jouée à
l'envers, il semblerait fondamental pour l'artiste de rassembler le poisson, comme une métaphore
de la création ou de l’élaboration d’un processus artistique. Dans cette œuvre, les sutures épaisses
sur une partie du l’animal marin pourraient faire allusion au montage d'un film, pendant lequel de
nombreuses séquences sont essentiellement « recousues » pour donner l’apparence d'un
ensemble cohérent. Le cinéma peut donner l'illusion d’animaux en vie même s’ils ne le sont pas.10
Dans le catalogue de l'exposition Beauté animale au Grand Palais à Paris, Marion Duquerroy fait
état de l’omniprésence des animaux dans l'art contemporain. En citant d'autres œuvres d'art qui
utilisent des vrais corps d'animaux tels que Mother and Child Divided (1993) de Damien Hirst,
Duquerroy écrit: « L'artiste contemporain s'attache à présenter l'animal non plus dans son
8
« David Lynch : Entretiens avec Chris Rodley, films, photographies, peintures », Cahiers du cinéma, 2004, p.96.
9
« Just add life »
Voir Lippit Akira, Electric Animal: Toward a Rhetoric of Wildlife, Minneapolis/Londres, University of Minnesota Press,
2008, p.197.
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imitation, sa représentation par un autre matériau, mais bien in corpore en usant des techniques
modernes. »11 L'œuvre de Lynch joue certainement avec les notions de la représentation. En bas
des vrais morceaux de poisson, Fish Kit contient un petit dessin rudimentaire d'un poisson avec le
texte Memory Hint 12. Similaire au texte célèbre de Magritte, « ceci n'est pas une pipe », les mots
moqueurs Memory Hint rendent le spectateur conscient de la différence entre un dessin d'un
poisson et un vrai poisson. Le dessin a peu de valeur intrinsèque sauf pour servir d'un guide à la
construction du vrai poisson. L'art de Lynch ne se concentre pas sur la représentation mimétique
des animaux, mais il utilise le corps des animaux comme des œuvres d'art elles-mêmes.
L'image du poisson est significative dans le processus créatif de David Lynch. Dans son
autobiographie, Mon Histoire vraie ou Catching the Big Fish en anglais, il écrit : « Les idées sont
comme les poissons. Si l’on veut attraper un petit poisson, on peut rester près de la surface de
l’eau, mais si un veut attraper un gros poisson, alors, il faut descendre plus en profondeur. Dans
les profondeurs, les poissons sont plus vigoureux et plus purs. Ils sont immenses et abstraits. Et
ils sont très beaux. »13 Lynch attribue sa réussite créatrice à la méditation transcendantale. Il
revendique que ce processus lui a permis de contourner les couches superficielles de la
conscience pour pénétrer plus profondément dans la psychologie humaine. La métaphore de
l'eau est commune aux pratiques méditatives et se trouve comme archétype dans les textes
spirituels anciens de l'orient comme le I Ching.14
Duquerroy Marion, « Le Triomphe de l'animal sur la scène contemporaine », Beauté Animale, cat. exp., Paris, RMN
Grand-Palais, 2012, pp.214-215.
11
12
Aide-mémoire
13
Lynch, Mon Histoire vraie, Paris, Sonatine, 2008, p.11.
Voir l'image de l'eau dans le commentaire du hexagramme le Puit. I Ching : Or, Book of Changes. (Traduit par Richard
Wilhelm's et Cary F. Baynes) Princeton, Princeton University Press, 1967.
14
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En France et en Angleterre à la fin du 19e siècle, la mer profonde était aussi considérée comme
une métaphore de la créativité inexploitée dans la poésie et l'art d'avant-garde. Pendant son
voyage scientifique sur le HMS Challenger entre 1872 et 1876, C. Wyville Thomson a catalogué
4000 espèces animales inconnues pendant cette première expédition en mer profonde. Ces belles
images ont influencé des artistes décoratifs ainsi que des écrivains comme Jules Laforgue, poète
français du dix neuvième siècle qui se considère comme Bouddhiste occidental. Laforgue écrit
plusieurs poèmes sur des poissons: « Je me sens si pauvre, si connu; tel que je me connais, moi,
Laforgue en relation avec le monde extérieur, et j’ai des mines coraux heureux sans rêves, des
lionnes de rubis, des floraisons subtiles où l’œil de la conscience n’a pas porté la hache et le
feu.»15
Comme le fond de l'océan n'avait jamais été exploré et touché par « la hache et le feu »,
des signes de la civilisation humaine, il a été considéré comme une source d'originalité et de
beauté inconnue. Lynch, peintre-cinéaste plutôt que poète, cherche à s'aventurer au-delà des
limites de la conscience ordinaire, et s’interroge ainsi sur les processus de création au sein du
monde animal. Il est intéressant de constater, contrairement à Laforgue qui admire la beauté des
poissons dans les profondeurs de l'océan, que l'objectif principal de Lynch est d'attraper le
poisson dans le but de le tuer. Ainsi, la vision créative de Lynch consiste à déplacer l'apparence
superficielle de la civilisation pour entrer en contact avec les pulsions animales et meurtrières qui
se trouvent au cœur de l'homme.
Une grande partie de l'œuvre de Lynch brise l'image idéalisée de la banlieue américaine, révélant
que les activités criminelles et les pulsions démoniaques peuvent survenir même au cœur de la
ville d’apparence sûre et idyllique. L'artiste décrit son enfance dans les années cinquante:
« Mon enfance s’est résumée à de jolies maisons, à des rues bordées d’arbres [...] au
ciel bleu, au gazon vert, aux cerisiers. L’Amérique profonde telle qu’elle est censée
15
Laforgue Jules, « Feuilles volantes », Œuvres complètes III, Lausanne, L’Age d’homme, 1986, pp.103-104.
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être. Mais sur le cerisier, il y a une sorte de poix qui suinte–parfois noire, parfois
jaune–et des milliers de fourmis rouges qui grouillent. J’ai compris que lorsqu’on
étudie ce monde merveilleux d’un peu plus près, il y a toujours des fourmis rouges
sur la surface. »16
Le commentaire de Lynch évoque des images cinématographiques de la vie pittoresque, comme
si une caméra zoomait soudainement sur ses sujets pour en révéler les facettes jusqu’alors
imperceptibles. Cette image est similaire au début de Blue Velvet, où la tranquillité d'une petite
ville forestière est bouleversée par la découverte d'une oreille retrouvée seule et où grouillent les
fourmis révélant rapidement la présence d'un meurtrier caché quelque part. La lentille de la
caméra, dans sa capacité à zoomer sur les insectes, prend la même fonction que le scaphandrier
qui explore le fond de l'océan ou le méditant qui est capable de se déplacer au-delà des limites
ordinaires de la conscience humaine. L'art de Lynch révèle que sous l'apparence superficielle de
l'homme civilisé se trouve la vie animale.
Les fourmis sont souvent utilisées dans l'art de Lynch et elles font partie des « tableaux vivants ».
Lynch a créé Tête d’argile avec dinde, fromage et fourmis en l'année 1991. L'artiste explique qu'il a
réalisé son projet alors qu'il avait des fourmis dans sa cuisine :
« Alors, j'ai fait une tête d’homme en fromage et dinde, je l’ai sertie dans l’argile et
j’ai monté le tout sur un petit portemanteau. J’ai mis un peu de dinde dans la
bouche, les yeux et les oreilles. Je savais que les fourmis iraient directement manger
ça, et bien entendu, le lendemain elles l'avaient déjà trouvé, elles avaient construit
une véritable autoroute, et circulaient dans les yeux et la bouche […] Elles travaillent
16
« David Lynch : Entretiens avec Chris Rodley », Op. cit., p.14.
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pour moi vingt-quatre heures sur vingt-quatre et ont fini par nettoyer l’intérieur de la
tête de toute trace de nourriture en quatre jours ! Les fourmis, comme vous le
savez, sont d'infatigables ouvrières, et si vous avez un projet qu'elles peuvent faire,
elles le feront sans jamais poser des questions. »17
Ici, Lynch anthropomorphise les fourmis, et affirme qu’elles ont « construit une véritable
autoroute » et qu'elles sont des « ouvrières ». De plus, il les considère comme ses assistantes qui
l'aident à l’élaboration de son œuvre d'art en travaillant « pour lui ». L'artiste suggère que les
fourmis sont les meilleures assistantes pour les humains parce qu'elles sont capables des réaliser
des projets d’elles-mêmes mais sans remettre en questions le projet de l’artiste. En réalité, les
fourmis lobotomisent l’effigie de la tête humaine, entrant par ses orifices et dévorant son cerveau
symbolique. Comme le cerveau humain contrôle les facultés de raisonnement, le projet de Lynch
semble dévaloriser le raisonnement humain en faveur de l'instinct purement animal. Lynch fait
valoir que la capacité de penser et de questionner est contraire à la capacité de créer.
Le fait que le cerveau soit constitué de dinde et de fromage, les produits d'origine animale qui
sont généralement consommés par les humains, rappelle que le cœur même du fonctionnement
humain est un animal. Comme l'écrit Deleuze : « La tête-viande, c’est un devenir-animal de
l’homme ».18 Dans l’analyse de Francis Bacon, qui a influencé Lynch, Deleuze remarque que les
têtes dans les peintures de Bacon sont effectivement « nettoyées » et hantées par des traits
d’animalité, qui ne sont pas en effet des formes animales.19 Cependant, cette œuvre de Lynch est
littéralement nettoyée et habitée par des animaux vivants qui mangent la tête humaine. Comme
des charognards qui ravagent les espaces domestiques tranquilles, les fourmis représentent une
17
Ibid. p.163
18
Deleuze Gilles, Op. cit., p.27.
19
Deleuze Gilles, Op. cit., pp.27-28.
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nuisance à l'ordre établi de la vie quotidienne et permettent de créer un nouveau système de
création. Il est donc tout à fait approprié que Lynch veille réaliser une version cinématographique
de La Métamorphose de Kafka qui, selon Deleuze et Guattari, est l'apothéose de devenir-animal.
Le lien entre l'animal, la destruction et l'art est aussi évident dans Twin Peaks où la nature sert à la
fois de source d’inspiration magique et de meurtre sauvage. Enveloppés dans des rideaux en
velours, les bois deviennent littéralement une scène pour le théâtre surréaliste Lynchien qui met
en scène son célèbre nain dansant. Les bois sont un lieu de non droit où sont perpétuées les pires
cruautés. Bob, un esprit diabolique qui est symbolisé par un hibou, possède les esprits des
personnages et les force à devenir des monstres sans âmes. Bob représente la bête qui existe dans
l’être humain. Ses actes de meurtre indompté déchaînent la créativité de Lynch, qui emploie alors
des techniques cinématiques avant-gardistes pendant les scènes de meurtre violentes. L'art
plastique de Lynch a pour vocation de heurter la sensibilité visuelle du spectateur. Dans ses films
ou sa série télévisée, la place occupée par les effets sonores leur confère un rôle à part entière :
omniprésents, ils rythment les émotions du spectateur de bout en bout du court ou du long
métrage. Généralement utilisée à des fins dramatiques, la musique des films de David Lynch
suscite frémissements et sursauts. Elle accompagne l'action et on peut se demander si elle n'est
pas elle-même à l'origine du sujet tellement elle semble guetter, voire anticiper les moindres
bouleversements de l'histoire.
Le générique de Twin Peaks illustre le conflit entre la nature et la culture qui est au cœur de la
série, juxtaposant des images de la nature magnifique avec d’autres images suggérant que
l'homme voudrait la détruire. Selon Guy Astic :
Les images semblent en retenu—plans muets et ralentis de l'oiseau, d'une machine
aiguisant les crans d'une scie circulaire, des panaches de fumée d’une usine, d’une
chute d’eau et de l’onde courante–au diapason du thème sourd et intime composé
par Angelo Badalmenti tel un bercement [...] La lenteur du générique, véritable
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'adagio du regret' provoque un sentiment mêlé de perte et de survivance, entre
l’irréversible et la nostalgie.20
La tristesse et la nostalgie diffusées dans les images de la nature et dans le thème musical du
générique pourraient faire allusion à la douleur entourant la mort brutale de Laura Palmer. Cette
série a été critiqué d'un point de vue féministe pour sa représentation de la violence contre les
femmes, comme l’écrit Diana Hume George, « Twin Peaks fed America's collective hunger for
wounded, maimed, tortured dead women. »21 La série mérite également une critique écoféministe à cause du parallèle entre la violence envers les femmes et la destruction de la nature.
Les sensations de tristesse et de perte évoquées sont sans doute des allusions à la disparition du
monde naturel.
La découverte du meurtre de Laura Palmer détruit la sérénité du village montagneux idyllique. Le
premier épisode commence avec Pete Martell, un vieil homme qui va à la pêche et découvre, au
lieu, « A WOMAN'S BODY face down, lying on the log raft, cut, bruised, broken and lifeless. »22
Après avoir mis en évidence le lien lynchien entre la pêche et la créativité, nous pouvons cerner
l'importance de cette scène : alors que Pete veut attraper un poisson, au contraire, il trouve le
corps de Laura Palmer, qui est au centre de toute l'intrigue du spectacle. Il est intéressant, étant
donné le penchant de Lynch pour les eaux profondes, de constater que Pete découvre le corps
inanimé de Laura au bord du lac. Alors que nous découvrons le corps de Laura immédiatement
dans la série, c'est à l’agent Cooper du FBI, ainsi qu’au public, de creuser plus profondément
20
Astic Guy, Twin peaks, les laboratoires de David Lynch, Pertuis, Rouge Profond, 2005, s.p.
George Diana Hume, « Lynching Women: A Feminist Reading of Twin Peaks, » Full of Secrets: Critical Approaches to Twin
Peaks, Detroit, Wayne State University Press, 1995, p.114.
21
Frost
Mark
et
Lynch
David,
« Northwest
Passage
http://www.weeklyscript.com/Twin%20Peaks%20-%20Episode%201000%20-%20Pilot.tx
22
Pilot »,
en
ligne :
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pour découvrir son assassin et les circonstances derrière son meurtre.
Dans l'épisode dans lequel le tueur de Laura est révélé – Saison 2 épisode 7 – Leland et Sara
Palmer sont assis dans leur salon avec leur nièce Maddie Ferguson, un sosie de Laura (jouée par
la même actrice Sheryl Lee). Une peinture d'un cerf dans le foret est accrochée au mur et illustre
la sérénité de la scène. Maddie informe son oncle et sa tante qu'elle doit malheureusement rentrer
chez elle mais qu’elle compte leur rendre prochainement visite à nouveau. Ce moment
chaleureux entre la famille est parodié plus tard dans l'épisode, quand Leland, habité par l'esprit
du Bob, assassine violemment Maddie dans ce même salon. Comme Maddie ressemble
exactement
à
Laura,
cette
scène
reconstitue
aussi
le
meurtre
de
Laura.
Je soutiens que, pendant le meurtre de Maddie, Lynch emploie le symbole de l'animal sauvage
(L'esprit de Bob) afin de détruire les conventions et les tabous de la vie familiale archétypale, et
de révéler leurs mensonges. La scène suivante montre Leland devant le miroir qui se transforme
en Bob, et puis il poursuit Maddie. Le monteur de cet épisode emploie un montage discordant en
utilisant des images de Leland qui accapare Maddie en simultané avec Bob. Cette juxtaposition
illustre la transformation de ce personnage du père de famille honorable en un assassin sauvage.
Leland, accablé de douleur, pleure la mort de sa fille et serre Maddie au point de l'étouffer. Dans
les scènes avec Bob, Lynch brouille le son pour le faire ressembler aux cris des animaux. Bob
hurle violemment comme un loup sauvage qui attaque sa proie, tandis que Maddie crie de terreur
primitive, comme un animal attaqué par un prédateur.
Ces cris d'animaux sauvages, stridents et poussés sans retenue, comme venus tout droit de
l'enfer, apparaissent comme des antithèses au monde civilisé, normé et emprunt de croyances et
de valeurs. Ils apportent un vent de liberté intense et sans condition. Cette liberté suggère ce que
l'inconscient humain rejette car elle entrave la raison et la loi, elle laisse envisager que le larcin
voire le crime peut arriver à tout moment. C'est la possibilité qu'un malheur risque de se
produire. Les subterfuges mis en scène par le cinéaste font régner une menace : l'histoire à
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laquelle le spectateur voulait bien croire au début, paisible et souriante, va contre toute attente
être bouleversée. On reste en alerte, on est soumis au moindre indice sonore ou visuel, et par
conséquent on devient acteur soit même car on est aux aguets, prêts à supposer de l'issue de
l'histoire. Lynch apprécie de nous confronter à cette liberté certes apportant le malheur, mais qui
nous lie avec ce qu'il y a de plus sauvage en nous et peut-être ce qu'il y a de plus dangereux –
Homo
homini
lupus
est :
L'homme
est
un
loup
pour
l'homme
–
Bien que Leland est la personne qui a agressé puis assassiné sa fille et sa nièce, ce montage révèle
que c'est vraiment l'esprit démoniaque de Bob, qui le guide dans sa pulsion destructrice.
Quoique, dans cette scène, Leland confonde Maddie avec Laura, il est évident qu'il est encore
attaché à sa famille et à son rôle paternel. Toutefois, lorsqu'il est possédé par Bob, Leland est
entraîné par les impulsions meurtrières, qui l’amènent violer les codes sociaux et moraux. La
mutation de cet innocent en un meurtrier pourrait être un exemple de la notion de « devenir
animal » de Deleuze et Guattari, « qui mine les grandes puissances molaires, familles, professions,
conjugalités. »23 Dans leur œuvre L'anti-oedipe, les philosophes lancent l’argument selon lequel la
famille peut être réprimée, ce qui l’amène à reproduire cette répression au sein de cette société
qu’elle incarne.24
D'une part, selon Diana Hume George, cette scène de meurtre dans Twin Peaks valide
l'oppression et la violence envers les femmes au sein de la structure familiale et dans la société en
général.25 D'autre part, cette scène peut également être considérée comme une révolution
esthétique qui exige la destruction des conventions. L'art lynchien suggère que l'animal qui habite
l'être humain peut déchirer tout ce qui est considéré comme sacré par la société bourgeoise, en
particulier la structure familiale. En outre, comme le souligne Astic, Leland tue Maddie en
23
Deleuze Gilles et Guattari Félix, Mille Plateaux, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980, p.285.
24
Deleuze Gilles et Guattari Félix, Anti-Oedipe: Capitalisme et Schizophrenie. Paris, Les Éditions de Minuit, 1972, pp.126-131.
25
George, Op. cit., p.118.
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cognant sa tête contre la peinture du cerf.26 Cet acte détruit littéralement et physiquement une
représentation stérile de la nature, pour promouvoir une esthétique de la destruction, justifiée par
la loi de la destruction qui règne dans le monde naturel.
Pour conclure, l'œuvre de Lynch utilise métaphoriquement un zoom cinématographique qui
tente de contourner les aspects superficiels de la civilisation pour en révéler sa fausseté, son
hypocrisie et ses horreurs. Toutefois, la révolution créative chez Lynch est clairement
controversée si elle interprétée comme une promotion à la violence faite autant femmes
qu’animaux qui est justifiée par la nature. Tout comme l'art de Lynch nous invite à explorer ce
qui se trouve sous la surface, le spectateur doit aussi être attentif aux préjugés et aux idées
oppressantes qui peuvent être constitutive de son art. On pourrait considérer l’œuvre de Lynch
comme une continuation du concept de l’artiste-animal, proposé par les écrivains du 19ème
siècle, ou bien de l’esthétique révolutionnaire du « devenir-animal » de Deleuze. Certes, le style
lynchien est extrêmement unique, provocateur et novateur ; cependant, le contenu de son œuvre
pourrait être également si horrifiant, dérangeant et repoussant qu’il serait difficile de le soutenir.
Mais, selon l'artiste, les massacres et les maladies se trouvant dans la nature font également partie
du drame de la vie humaine. Ce drame inspire à la fois l'intrigue cinématographique et des risques
artistiques.
26
Astic, Op, Cit. p.60.
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BIOGRAPHIE
CLAIRE NETTLETON a reçu son Doctorat en Français en 2010 de L'Université de Californie du
Sud et est actuellement Maitre de Conférences au Scripps College, Californie. Elle a assuré des
cours d'histoire de l'art en anglais l’Université Paris Ouest Nanterre. Ses recherches portent sur le
rapport entre l'animal et l'art révolutionnaire du 19ème au 21ème siècles. Elle a publié, entre
autres, dans Nineteenth Century French Studies, Antennae: The Journal of Nature in Visual Culture, et
Cahiers Octave Mirbeau.
14

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