Le Fou rire de La Joconde Alain Germoz Scène nocturne
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Le Fou rire de La Joconde Alain Germoz Scène nocturne
Le Fou rire de La Joconde Alain Germoz Scène nocturne Personne ne savait comment elle se comportait la nuit. Même aujourd’hui. Il aurait fallu qu’un patient Maigret se laissât enfermer dans le Louvre et se mît en faction devant le portrait. J’en parle à l’aise parce que c’est ce que je fis, non sans avoir développé une ingénieuse stratégie pour y parvenir, car il n’est pas question de demander une autorisation. Les motifs manquent de sérieux et de crédibilité, je risquais même de me faire enfermer ailleurs. Passons sur les fastidieux préparatifs. Voler un tel tableau ne présentait aucun intérêt et l’intention ne m'a jamais préoccupé, bien que ce soit cette intention-là qui me serait reprochée en cas d’échec. Mais il n'y eut pas d’échec, il y eut ce que je voulais voir et savoir quand, dans le calme de la nuit, je braquai ma torche à rayon infrarouge sur le tableau. J’en connaissais trop bien les moindres détails pour ne pas éprouver un frisson de malaise dès le premier coup d’œil. La ligne de la bouche, sujet de trop de discussion, était droite, de commissure à commissure, comme si, fatigué de maintenir une pose immuable au long de journées dévolues à la visite de cohortes admiratives, le sujet, profitant de l’absence de visiteurs pour donner du repos à ses traits. Et puis, ce visage s’anima. L’air un peu calé de sa personne, confite dans son attitude, disparut lorsqu’elle s’ébroua comme un chien sortant de l’eau. Un moment ses yeux furent animés d’une soudaine rotation qui me donna un début de vertige. Ce n’était qu’une mise en train. Tout soudain, elle se trémoussa et, tandis que son rire craquait, grimace vulgaire, elle fut prise de soubresauts et son corps, par un mouvement de recul, se révéla en pied, comme pour mieux rendre témoin de sa véritable vie nocturne. Mona Lisa s’enfonça un index dans une narine, grattant assidûment avec la ferme volonté d’en retirer quelque micelle de morve. Puis elle fut saisie d’une frénésie de tout le corps. Elle rota, cracha, éternua la morve au nez, elle souleva sa jupe avec un air de professionnelle de bas quartier et de cette lingerie compliquée qu’on appelle dessous, elle sortit une culotte d’une blancheur douteuse qu’elle fit tourner autour d’un doigt avant de la jeter loin derrière elle. Puis elle se trémoussa dans une danse folle qui ne me rappelait aucune de celles connues à l’époque. D’une telle frénésie, pensai-je, dont on ne peut sortir que mystique ou idiot, mais pas indemne, et ça laissera d'irréparables traces. Elle s’immobilisa subitement, comme si elle venait de lire mes pensées. Il y avait je ne sais quelle violence dans son regard. Je tentai de m’y soustraire, mais comme en plein jour, qu’on s’écarte plus à gauche ou plus à droite, ses yeux vous suivent. À peine eus-je le temps de me sentir mal à l’aise, qu’un gargouillis me surprit, un raclement de la gorge ponctué par un rot que l’on eût dit majestueux s’il n’avait paru aussi inconvenant. Je craignais fort qu’un tel tapage attirât l’attention d’un gardien de nuit. Ce n’était qu’un prélude. Les lèvres s’ouvrirent sur une dentition irrégulière où manquait une incisive sur le haut et le rire éclata, violent et grossier, striant la peau de rides inattendues, accentuant des nervures autour des yeux et des sillons plus profonds, partant des ailes du nez et s’arrondissant autour de la bouche jusqu’au menton. Le visage n’était que distorsions et grimaces, le cou semblait goitreux et la poitrine se soulevait en hoquets, au rythme de ce rire insensé. Entre deux hoquets, un sifflement ou un râle marquait une très courte pause, puis les éclats reprirent en cascade. Elle en avait les larmes aux yeux, perles d’un fou rire inextinguible qui provoquait des bulles et, dans l'amorce d’un vomissement, une écume blanchâtre déferla de sa lèvre inférieure. À ce point, on ne discernait plus les raisons du spectacle et de son vacarme, on ne distinguait plus le plaisir de la souffrance, la joie de la tristesse. On ne parvenait plus à croire que le même être, noyé dans un exubérant relâchement de tous les sens, pourrait surnager à cette nuit de Walpurgis sans y laisser une part de son image la plus respectable. Quand le fou rire s’atténua, j’eus droit à un répertoire varié de grimaces provocatrices. On eût dit qu’elle mettait tout en œuvre pour paraître laide et détestable. Mes nerfs étaient à bout. Les siens exploitaient tous les registres imaginables, jouant sur les muscles faciaux comme pour se rendre non seulement odieuse mais méconnaissable. (Était-ce aussi insensé que je croyais ? ...) Comment allait-elle se justifier le lendemain ? Aurait-elle le culot de reprendre la pose dont Léonard fut l’initiateur ? J’aurais pu témoigner qu’il avait été ignominieusement trahi par un être dont il n’avait pas, j’en jurerais, connu les aspirations profondes et le caractère trivial. Quand l’aube se leva sur Paris, aucun gardien ne s’était manifesté dans les parages de la Joconde. On aurait pu croire qu’ils me l’avaient confiée pour une nuit. Savaient-ils ? Avaient-ils assisté à des scènes identiques et préféraient-ils s’assurer du témoignage d’un étranger non prévenu afin d’éviter d'être démis pour cause d'hallucinations ? La Joconde se calma. Elle pointa une dernière fois son index dans le nez, rajusta ses vêtements en désordre et reprit sa pose diurne comme si rien n’était venu troubler sa nuit. Je n’en revenais pas. Tout était calme. Rien ne s’était passé. Les visites pouvaient commencer. Post scriptum Cette scène grotesque tenait plus du spectacle de marionnettes ou du dessin animé que d’une animation conforme à la réalité picturale. Sous l’impression, j’ai usé du mot insensé. L’était-ce ? À froid, je n’oserais plus en jurer. N’était-ce pas moi, le trublion, l’insensé, qui venait gâcher sa nuit ? N’étais-je pas le visiteur en trop ? Seule devant l’intrus, n’avait-elle pas, enfin, l’occasion rêvée pour se rendre repoussante ? Du sourire au fou rire, le poids d’une goutte qui fit déborder le vase. Avais-je abusé ? Étais-je responsable ? Ma curiosité restait incertaine, le mystère de la Joconde intact. J’ignorais comment elle se comportait les autres nuits. © Les Carnets du Dessert de Lune, 2010